Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/05

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Éditions Mornay (p. 59-74).
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V


R aton tirait l’aiguille dans la chambre de sa maîtresse en réfléchissant à l’étrange réponse qu’elle s’était attirée. Un rustre, un commis, un valet, M. Poitou ou M. Grand-Jean, l’aurait épousée sans dot, mais le compagnon des pauvres marins de Tibériade, qui avait choisi les petits et les humbles pour leur découvrir les mystères qu’il cachait aux sages et aux prudents, celui-là repoussait les fiancées sans fortune ! Elle aurait oublié pour lui ses plus chers souvenirs, abandonné sa position, sacrifié sa jeunesse : n’était-ce donc pas assez ? Que devenait l’humilité tant vantée dans l’Évangile ?… Pourtant, les pauvres n’attendaient pas à la porte du Ciel, eux, les innombrables sujets du Royaume de Dieu… Et Raton s’appliqua la parabole des lis qui ne filent point, et qui sont mieux vêtus que Salomon dans sa gloire.

Sans doute aurait-elle pu choisir un ordre qui subvînt à ses besoins par le travail ou la bienfaisance. Mais là encore Raton évoqua Marthe et Marie. Elle était cette Marie qui écoutait aux pieds du Christ sa sainte parole, pendant que Marthe s’occupait à préparer le manger. Selon saint Luc, elle avait choisi la meilleure part, et cette part ne lui serait pas ôtée, car le trouble et l’empressement qui accompagnent le travail et les bonnes œuvres nuisent à l’union du cœur avec Dieu. Ainsi concluait M. de Royaumont, à la fin de la Figure XXXVIII, à laquelle Raton s’était péniblement reportée.

Cependant, toutes ces bonnes raisons ne faisaient pas qu’il ne lui fallût trouver cinq mille livres. Qui se souciait de donner cinq mille livres à Raton ? « Les meilleures églises, lui aurait-on répondu, toujours avec M. de Royaumont, ne sont pas les temples bâtis de pierres, mais les âmes de ceux qui servent le Fils de Dieu, et dont il fait non seulement des temples, mais des cieux et des royaumes vivants. »

Raton sentait s’évanouir ses projets et sa bonne volonté. Mais, comme elle levait les yeux vers le lit de sa maîtresse, le Divin Maître lui apparut encore une fois. Il occupait l’espace entre le lit et le baldaquin. Environné d’un nuage éblouissant, le Carmel flottait au-dessus de l’hôtel de M. le Duc. Les Amours de bois doré qui s’ébattaient sur l’édifice conjugal paraissaient au travers de la fumée et formaient une troupe d’angelots titubants d’allégresse. Elle contemplait sa vision la bouche ouverte. Une vive rougeur colorait ses traits, ses beaux seins se soulevaient en sortant à demi du corsage.

— Raton ! murmura une voix qui lui parut venir du Ciel, Raton, charmante petite Raton !…

Deux mains brûlantes lui saisirent la gorge et la dénudèrent, de quoi elle ressentit un grand frisson. En même temps, la bouche qui soupirait ces mots se posa sur sa nuque. Il lui parut qu’elle aspirât le sang de son corps.

— Divin Maître !… fit Raton, fermant les yeux.

— Oui, reprit la voix haletante, oui, c’est ton maître qui t’adore !…

Le maître, qui n’était pas celui qu’espérait Raton, la ravit de sa chaise d’un bras vigoureux et la jeta sur le lit de sa maîtresse. Là, elle rouvrit les paupières et vit contre les siens deux yeux blancs qui roulaient sous un front jaune.

— Monsieur le Duc ! Oh ! Monsieur le Duc !… cria Raton.

M. le Duc ne daignait plus rien entendre. Il rudoyait Raton en poussant de petits grognements. Son nez cornait la tempête. Malgré ses efforts, il n’arrivait pas à ses fins, qui étaient de s’assurer la bouche de Raton et de s’immiscer entre ses jambes.

— Qu’est-ce à dire ? fit-il enfin, tout suffoqué et dénouant son étreinte pour s’asseoir au pied du lit. Qu’est-ce à dire, petite masque ? À l’instant tu répondais à mes caresses en m’appelant ton divin maître, et voilà que tu fais la méchante et la sotte ? Fi ! la vilaine petite bête !… A-t-on jamais vu pareille chose ?…

Et M. le Duc, en pestant, rajustait tantôt son jabot, tantôt sa perruque, et tantôt un désordre plus fâcheux de sa toilette.

Raton, cependant, ne bougeait pas du lit. Un coude sur ses yeux, elle cachait sa honte. Au bout d’un instant, elle déploya deçà delà les jambes qu’elle avait ramenées contre elle et offrit à M. le Duc un spectacle charmant. M. le Duc se reprocha sa vivacité, et aussi d’avoir parlé trop vite. Son regard allait des jambes à la gorge, où pointaient deux boutons d’une candide insolence, et de la gorge aux jambes admirablement tournées. Il ne savait par où commencer dans le choix qui s’offrait à lui, de crainte de révolter à nouveau la pudeur de Raton. Il prit le parti de caresser l’objet le plus voisin pour éviter de jeter l’alarme par le déplacement de son grand corps.

— Voyons, ma chère enfant, dit-il en moulant un genou qui ne se dérobait pas, je confesse une brusquerie qui ne prouve après tout que l’excès de mes feux. Depuis ton arrivée, je cherche l’occasion de te faire signe ; elle m’est toujours refusée. Aujourd’hui, j’avais résolu de te surprendre. Je t’ai vue si rêveuse, un livre sur les genoux, que j’ai pensé que tu songeais à l’amour. Il est naturel que la lecture des romans éveille l’esprit et les sens chez une jolie fille de ton âge…

La main de M. le Duc quitta le genou pour la jambe, remonta vers la cuisse et fit une navette qui gagnait chaque fois un bon pouce dans le sens de la hauteur.

— Je ne m’étais pas trompé, aimable Raton, poursuivit M. le Duc, puisque l’aveu flatteur qui s’échappa de tes lèvres me força de croire que j’occupais ta pensée… Allons ! parle à ton maître, prouve-lui ta tendresse, dis-lui qu’il ne rencontrera plus de résistance…

La main de M. le Duc n’en rencontrait point. Elle en était à se rendre compte de l’intégrité de sa conquête.

— Monsieur le Duc, dit Raton sans démasquer son visage, je suis une honnête fille. Mais, comme je lui porte du respect, je suis l’humble servante de Monsieur le Duc. Qu’il veuille bien me donner cent pistoles pour le service qu’il attend de moi, et dix pistoles pour le renouvellement, chaque fois qu’il lui en prendra l’envie.

— Morbleu ! s’écria M. le Duc, en retirant vivement sa main pour s’en frapper l’autre, morbleu ! pucelle et déjà putain ?… Mais dis-moi, ma fille, malgré ton pucelage, prendrais-tu ma maison pour un…

— Monsieur le Duc, interrompit Raton, se mettant sur son séant afin de recouvrir ses jambes, j’ai dit que j’étais une honnête fille, et Monsieur le Duc l’a bien vu. Si je me prête au goût de Monsieur le Duc contre salaire, c’est que je n’ai pas d’autre moyen de commencer ma dot…

Raton parlait les yeux baissés, mais avec assurance. Sa rougeur avait disparu pour faire place à la pâleur du marbre.

— Ah ! ah ! fit M. le Duc qui recouvrait du coup sa bonne humeur et attirait Raton contre lui, cela devient du dernier piquant ! Tu t’es donc choisi un fiancé ?

— Non, Monsieur le Duc…

— Alors, c’est de la prévoyance ?… Que dis-je ? de la cupidité ! Cela n’est plus drôle, mon enfant. Je le regrette vivement. À condition que je devinasse son impatience, j’aurais aimé avantager l’honnête homme que j’eusse privé des prémices sur lesquelles il est doux de compter. Mais si ton Jean est encore à venir…

— Monsieur le Duc, dit Raton qui sentait se desserrer l’étreinte de son maître, à dire le vrai, je voudrais entrer en religion.

— Voilà que tu te moques, à présent ! En religion ?…

— Au couvent des Carmélites de la rue d’Enfer, où j’accompagne Mme la Duchesse. Mme la Duchesse, à qui j’ai fait part de mon désir, m’a dit qu’il fallait apporter une dot de cinq mille livres.

— Comment ! fit M. le Duc, en pouffant de rire et prenant la gorge qu’il convoitait, comment, j’aurais l’honneur de faire Dieu cocu ?… Va, fiancée du Christ, va, sainte Raton, je te donne tes cent pistoles et je souscris au reste des conditions… Ah ! foutre !…

Sur ce mot impétueux, M. le Duc avait renversé Raton. Il en tira deux fois son plaisir en y mêlant beaucoup de plaintes. Du haut du baldaquin, les anges, redevenus des Amours profanes, contemplaient le double adultère multiplié dans une infinité de glaces, de miroirs, de pendeloques de cristal. Ils dansaient, ils voletaient, ils agitaient leurs arcs et leurs brandons, car les mouvements de M. le Duc leur communiquaient quelque fureur. Pourtant, Raton, muette et blanche comme une morte, s’abîmait dans le Divin Maître. Elle lui offrait son dégoût et la douleur de son déchirement.

— Tu es froide et passive, mon enfant, dit enfin M. le Duc, non sans avoir essayé d’animer Raton par ses caresses. Je crains fort qu’il n’en soit toujours de même dans tes ébats charnels. Mais, voici, ajouta-t-il, s’étant rajusté, le compte de cent dix pistoles qui te rapprocheront de Dieu. Sans vouloir te décevoir, il se pourrait que je n’allasse pas au bout des cinq mille livres… Que veux-tu, le désir de l’homme s’émousse dans l’habitude ! La nouveauté a bientôt les cheveux gris. Ceux de l’Occasion sont toujours ceux de Vénus. Il ne faut jurer de rien. Toutefois, j’ai des amis qui ne demanderaient pas mieux que de t’aider dans ton œuvre pieuse. Peut-être même en récolteront-ils des indulgences. Ils en ont, ma foi, bien besoin !

M. le Duc prit une pincée de tabac d’Espagne et en chassa quelques grains répandus sur son jabot. Il mit dans ce geste toute la philosophie de sa vie et s’alla donner un coup d’œil dans une glace qui lui renvoya l’image de la satiété, si voisine de la tristesse.

— Oh ! dit Raton, faisant bouffer sa basquine, que je cesse de plaire, cela n’a pas autrement d’importance, puisque Monsieur le Duc aura la bonté de me recommander à ses amis…

— À bientôt, Raton ! répliqua M. le Duc. Quant à moi, je me recommande à tes prières…

Il revint la baiser sur le front, d’un air de détachement mal dissimulé, et s’éloigna en fredonnant le Menuet d’Exaudet.

Raton se jeta au pied du lit pour ramasser la bourse de M. le Duc. Elle y portait déjà la main qu’elle pensa qu’il lui fallait prier le Sauveur et lui rendre grâces. Elle s’agenouilla donc devant ce lit où elle venait de perdre son bien le plus précieux. Sa honte s’était dissipée depuis l’inspiration qu’elle pensait avoir reçue du Ciel. Elle ne ressentait plus qu’une douleur physique et quelque courbature des rudesses de M. le Duc.

« Seigneur, dit-elle en elle-même, c’est ici que vous m’êtes apparu pour me désigner le lieu du sacrifice et m’engager à vous immoler ma vertu. J’ai compris, à voir l’image du Carmel au-dessus de l’hôtel de mes maîtres, que par celui-ci je parviendrais à celui-là. J’en aurai plus de révolte devant le dégoût. J’aurais marché sur des épines, mais, puisque vous m’avez indiqué la voie de l’opprobre qui mena Marie-Madeleine à vos pieds, je la suivrai sans remords. Je vous bénirai, Seigneur, mon seul Maître, et mon seul amour, dans la plus grande répugnance que j’aie jamais ressentie même devant l’ordure, et je prierai pour ceux qui me la feront éprouver. Mes sœurs humaines ne vivent que dans l’espoir de ces turpitudes ; quand elles les ont connues, elles n’en attachent que plus de prix à la vie. Mais moi, Seigneur, je me sens à présent délivrée de tout ce qui m’attachait encore à la terre. Il n’est plus pour moi de repos, de saisons, de saveur agréable, ni d’attachement d’aucune sorte. Je n’attends plus que le jour de me fiancer ici-bas à mon Bien-Aimé, afin de me préparer par les privations et la prière au jour plus resplendissant qu’il Lui plaira de m’accueillir au Ciel parmi ses épouses, et de m’unir à Lui pour la bienheureuse Éternité. »

Raton se signa en versant des larmes de ferveur. Quand elle se releva, Poitou était devant elle. Il se dandinait, les mains dans ses goussets et souriait du coin d’une lèvre mauvaise. Elle eut un mouvement de recul qui la repoussa contre le lit.

— Que me voulez-vous, Monsieur Poitou ? dit-elle, tremblante et les yeux baissés.

— Mademoiselle Raton, je n’ai ni le rang ni l’honneur d’être des amis de M. le Duc, encore que j’aie combattu à ses côtés. J’ai cependant besoin d’indulgences, Jarni ! Je viens donc vous demander, Mademoiselle Raton, de m’aider à gagner le Ciel. Vous avez trop de sainteté pour vous y refuser… Écoute-moi, continua Poitou, en avançant jusqu’à toucher Raton plus morte que vive, tu es une garce ! Tu nous as tous joués, Jarni ! et mon maître est encore le moins bête. C’est qu’il est le maître. Mais tu vas être à moi, ou je révélerai à ta maîtresse ce que je viens de voir et d’entendre. Alors, tu pourras aller ailleurs gagner l’argent de ton amant. Tu sais bien où je veux dire… Oui ou non ?… reprit Poitou qui laissa tomber sa grosse patte de tout son poids sur l’épaule de Raton et la serra si brutalement que Raton s’en trouva assise sur le bord du lit.

— À votre volonté, Monsieur Poitou ! fit Raton d’une voix lointaine et les yeux toujours à terre. Maintenant, je me prête à tous, je ne méprise personne. Mais Dieu veuille ne pas vous juger trop sévèrement !

— Y a pas d’Dieu ! dit Poitou. Et puis toutes ces histoires sont à crever de rire !… Allons, mon p’tit rat, cache ton Dieu, sors tes rondelets : montre-moi ce que tu montrais à M. le Duc.

— Ne blasphémez pas, Monsieur Poitou ! implora Raton qui se jeta de côté.

— Ah, Jarni ! cria Poitou en imitant M. le Duc. Ah ! Jarni ! Jarnidieu !…

La valeur de Poitou se manifesta plus vigoureusement encore que sur le champ de bataille, contre un adversaire qui, lui aussi, rendait les armes, mais sans avoir la pensée ni les moyens de le punir.

« Je n’aurai plus de révolte devant le dégoût, je vous bénirai dans la plus grande répugnance, je prierai pour ceux qui me la feront éprouver. » Raton se souvenait de cette oraison mentale : elle priait, en effet, dans la mesure de son pouvoir, en se raidissant contre elle-même, pour l’improbable salut de M. Poitou. Il faisait gémir comme une charrette le lit de Mme la Duchesse, et semblait, dans son plaisir, vitupérer des chevaux.

— Voilà ! fit-il, aussi rouge que M. le Duc était jaune. Qu’on m’casse les batoches si je n’rive pas l’bis sur la gratouse aussi ch’nument que l’Daron !… C’est pas tout ça ! ajouta Poitou dans une langue intentionnellement moins secrète et en ramassant la bourse de M. le Duc qui avait glissé sur le tapis. Part à deux, ma p’tite Raton !… J’avons aussi une dot à former pour entrer chez les Pères Capucins. C’est comme j’ai l’honneur… Pour ce que ça te coûte…

— Arrêtez, Monsieur Poitou ! C’est indigne ! cria Raton qui bondit du lit malgré sa lassitude et tenta d’arracher la bourse à des mains qui en vérifiaient le contenu.

— Indigne ! Mademoiselle !… Voyez-vous ça, indigne !… Ça se fait bricoler pour cent pistoles dans le propre piau de sa maîtresse, et ça vous parle d’indignité !… Prends toujours ça pour ta vertu, fit Poitou en lui donnant un soufflet qui la renversa sur le lit. Je suis encore bien bon de te laisser cinquante pistoles, ce qui fait plus que le compte avec ce que je viens de te bailler.

La pauvre Raton, jetée en travers du lit, ne put se retenir de sangloter.

— Faut pas verver, reprit Poitou, qui prit place à côté de Raton et se tourna les pouces avec une tranquille assurance. Les mornifles entretiennent l’amitié. On se rendra bientôt à l’évidence : il faut un Poitou. Poitou s’explique : M. le Duc ne s’amusera pas longtemps de ton histoire de Carmel, et tu ne sauras pas le retenir. Tu es un peu neuve, ma fille !… Mais, qui t’enseignera les cautèles, les tours, les simagrées, les caresses, le simulacre des défaillances et des remords ? Poitou. Qui connaît les habitudes, les manies, les goûts, les vices, le caractère de son maître ; qui sait que tel jour il faut être comme ci, et tel autre comme ça ? Poitou. Car Poitou est au courant de toutes choses. Pour lui rien de caché. On fait un pas, il suit derrière. Et qui connaît les amis de M. le Duc, leur passé, leur présent, leurs débauches, leurs moyens ? Poitou. Cependant, mon p’tit rat, ton Carmel ne vaut rien, te dis-je. C’est bier sur l’anticle, et ça ne rend plus. Si tu ne m’avais repoussé le premier jour, tu aurais pu dire à M. le Duc que tu étais fiancée à Poitou. Nous arrangerons cela. Que ne ferait-on pas pour Poitou, qui a servi le père, qui a sauvé le fils et le dorlote comme une nourrice ? « Monsieur le Duc est plus jaune qu’à l’ordinaire, ce matin. C’est que Monsieur le Duc a repris des truffes hier soir. Monsieur le Duc fera bien de ne pas mettre son habit bleu-barbeau : ça n’irait pas à sa mine. Ou bien : Monsieur le Duc a encore fait des folies. Je le vois à la patte d’oie. Ainsi chaque fois que Monsieur le Duc dépasse l’unité. Oh ! que Monsieur le Duc ne soutienne pas le contraire ! C’est la même chose pour moi. Mais je suis généralement plus raisonnable que Monsieur le Duc. Il est vrai que je ne suis qu’un humble valet, tandis que Monsieur le Duc est sollicité. Monsieur le Duc ne sait pas refuser… Monsieur le Duc me pardonnera mon indiscrétion : je connais ses faiblesses, et, j’ose le dire, je m’intéresse au salut de l’État encore plus qu’à lui-même. Monsieur le Duc veut-il, pour se remonter, une salade d’œufs durs ou de la laitance de carpe ?… Monsieur le Duc devrait dormir une petite heure, avant de se rendre aux Affaires Étrangères. Ou bien Monsieur le Duc veut-il que je le frictionne ?… » Voilà comme je m’y prends, moi ! Aussi m’est-on très attaché… Quel bon ménage je ferions, nouzailles, Jarni ! Plus tard, on achèterait une vigne. Peut-être même nous la donnerait-on sur la terre de Veretz… Ne me parle pas de ton amant. Je le vois d’ici. Peuh ! un béjaune, une tronche de morne qui fait le rupin et le faraud, qui se paie des attaches d’huile, une brocante, un combre, un tabar et des pafs avec tes pétouzes. Voilà où ça passe. Ce ne serait pas comme ça avec mézis… Allons, allons, faisons la paix ! Donne-moi ton joli museau que je te bécote sur la mornos

Raton se dégagea de l’étreinte et se mit sur pied.

— Monsieur Poitou, dit-elle, je ne saurais vous comprendre. Ce que je sais, c’est que vous abusez de ma faiblesse. Retirez-vous, maintenant que vous êtes satisfait. Mais, si vous parliez à ma maîtresse comme vous m’en menaciez tout à l’heure, je parlerais à M. le Duc.

— On verra bien, dit Poitou. Cependant, nous n’avons pas fini la causette. Je la reprendrai un jour prochain, quand la salive me sera revenue, et le reste… À bientôt, et réfléchis à ce que je te propose, ajouta Poitou en saisissant Raton par le poignet et en la jetant à terre d’une saccade. Ah, Jarni ! faut pas qu’on m’rebute !

Poitou disparut en deux enjambées par le boudoir de Mme la Duchesse. Raton alla s’assurer qu’il fût bien parti. Mais, en passant devant le portrait de M. le Duc qui l’avait si fort effrayée le premier soir, elle se sentit baignée de lumière, et cette lumière la pénétrait d’un trouble étrange et bienfaisant. Ses yeux se fermèrent, elle chancela, elle tomba sur les genoux sans rudesse, et quand elle put élever ses regards, elle aperçut son Divin Maître qui s’était substitué à son maître temporel.

— Pardonnez-leur, Seigneur ! dit Raton, inspirée et les bras en croix. Que devrai-je encore subir ? À quel prix achèterai-je et conserverai-je votre amour ? Mais, plus la fosse où je descendrai sera profonde, plus Votre Face m’apparaîtra rayonnante dans sa gloire. Ô Divin Maître, Vous qui avez enduré le soufflet et les crachats, pardonnez surtout à Votre servante. Je vaincrai mes dernières répugnances. J’acquerrai la véritable humilité ; je serai l’éteuf, le jouet qui roule et rebondit sans se plaindre dans la boue et la poussière pour l’amusement des frivoles. Bénissez jusqu’à mon nom, Seigneur, mon nom futile et dérisoire ! C’est avec lui que je voudrais m’unir à Vous, au milieu des martyres, des bienheureuses et des saintes, dont pas une n’est ma marraine… Ah ! mon Dieu, serait-ce l’avant-goût du plaisir éternel ? Que de délices je ressens à vos pieds ? Ah ! Seigneur, il me semble que vous me lavez de l’impureté dans un bain de délices !…

Mais la vision disparut. Raton se releva avec légèreté. Comme une grande joie l’inondait et la remplissait, elle se mit à danser sur l’air qu’avait fredonné M. le Duc.

— Eh bien, Raton dit la voix de Mme la Duchesse, qu’est-ce qu’il te prend ?… Et quel lit !… Tu t’es donc mise dessus pour compter ton argent ?… Viens m’habiller, et ne fais plus de ces enfantillages. Ah ! Raton, Raton, Raton !…