Histoire de la littérature grecque/Chapitre VI

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Librairie Hachette et Cie (p. 109-123).


CHAPITRE VI.

HYMNES HOMÉRIQUES ET POËMES CYCLIQUES.


Caractère des Hymnes homériques. — Hymne à Apollon Délien. — Hymne d'Apollon Pythien. — Hymne à Mercure. — Hymne à Vénus. — Hymne à Cérès. — Hymne à Bacchus. — Le Cycle poétique. — Stasinus. — Arctinus — Leschès. — Agias et Eugamon. — La Thébaïde, l'Héracléide, etc.

Caractère des Hymnes homériques.


Les hymnes que nous possédons sous le nom d’Homère peuvent être rangés parmi les plus anciens monuments de la poésie grecque. La plupart de ces hymnes, comme je l’ai remarqué déjà, ne sont autre chose que des préludes, des ouvertures, ou, selon l’expression grecque, des proèmes, qui servaient d’introduction aux chants épiques récités par les rhapsodes. Nul doute que l’usage de commencer toute récitation poétique par une invocation aux dieux ne date de la plus haute antiquité. Plus d’un proème homérique est donc contemporain, peu s’en faut, de l’Iliade et de l’Odyssée ; et, quelque récents qu’on suppose la plupart de ces hymnes, on ne les saurait faire descendre beaucoup en deçà des premières Olympiades. Je ne parle ici que pour mémoire de ces productions assez insignifiantes. Mais il y a, dans la collection, autre chose que des proèmes. Il y a des œuvres considérables et par l’étendue et par la valeur littéraire, et qui méritent de nous arrêter quelques instants. Ces grandes compositions, égales en longueur à des rhapsodies entières, suffisaient à remplir seules le temps que les auditeurs accordaient à chaque récitation. Elles sont chacune par elles-mêmes ; elles forment chacune un tout complet. Ce ne sont pas des hymnes proprement dits, des litanies comme celles qu’on chantait devant l’autel des dieux ; ce sont plutôt de petites épopées mythologiques. Les auteurs n’étaient pas, comme les rhapsodes des proèmes, des poëtes de rencontre, dont tout l’effort aboutissait à une ou deux douzaines de vers, pillés d’ici et de là peut-être. C’étaient de vrais fils de la Muse ; c’étaient des hommes de la race de ceux qui forment le premier anneau de la chaîne dont parle Platon.


Hymne à Apollon Délien.


Thucydide a pu, sans se faire tort auprès des gens de goût, croire à l’authenticité de l’Hymne à Apollon Délien, et en citer, sous le nom d’Homère, d’assez longs passages. Cet hymne n’est pas trop indigne, par la pensée et par le style, de l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée. Je n’hésite pourtant pas à nier qu’Homère en soit l’auteur. On y fait paraître Homère, et l’on met l’hymne dans sa bouche ; mais c’est par un artifice littéraire du genre de celui d’André Chénier dans sa fameuse élégie. Je l’affirme à cause surtout de l’allocution aux jeunes filles de Délos : « Souvenez-vous de moi dans l’avenir ; et, si jamais, abordant en ces lieux, quelque étranger, quelque aventureux voyageur vous demande : « Jeunes filles, quel est le plus harmonieux des aèdes qui fréquentent cette île, celui dont les chants vous charment davantage ? » répondez unanimement ces mots de bienveillance : « C’est un homme aveugle, qui habite dans la montagneuse Chios ; tous ses chants jouissent pour jamais d’un renom incomparable[1]. Homère n’a jamais tenu un pareil langage. L’auteur de l’hymne, quelque Homéride de Chios probablement, entraîné par l’admiration, fait dire à Homère ce que lui-même il pense, ce qu’il crierait aux quatre coins du monde. Quelques-uns ont attribué ce morceau poétique à Cynéthus, le plus célèbre des Homérides dont le nom nous ait été transmis. Mais cette opinion n’est guère probable, si ce rhapsode vivait, comme on le pense communément, à l’époque de Pindare et d’Eschyle, c’est-à-dire assez peu d’années avant Thucydide.

L’ouvrage est incomplet. Il y manque, selon toute apparence, une partie du commencement, le récit de la rivalité de Junon et de Latone, et le détail des courses errantes de la mère d’Apollon. Le poëte du moins entre un peu brusquement en matière, après la double invocation à Latone et à son fils. Il conte comment Délos donna l’hospitalité à la déesse persécutée, et comment Apollon naquit au pied du palmier tant célébré depuis ; il trace ensuite un magnifique tableau des fêtes de Délos : « Mais toi, Phoebus, Délos est le lieu le plus agréable à ton cœur. C’est là que se réunissent les Ioniens à la robe traînante, avec leurs enfants et leurs chastes épouses. Ils se livrent, en ton honneur, aux luttes du pugilat, de la danse et du chant. Il dirait des immortels éternellement exempts de vieillesse, celui qui visiterait Délos quand les Ioniens y sont réunis. À l’aspect de tant de beauté, il se réjouirait dans son cœur, admirant ces hommes, ces femmes à la gracieuse ceinture, ces rapides navires, ces richesses entassées. Ajoutez-y cette grande merveille, dont la gloire ne périra jamais, les filles déliennes, prêtresses du dieu qui frappe au loin. Elles chantent d’abord Apollon, puis elles rappellent Latone, et Diane qui aime à lancer des flèches ; elles célèbrent aussi les héros et les héroïnes d’autrefois, et elles enchantent la foule des hommes. Elles savent imiter la voix de tous les peuples et le son de leurs instruments. On dirait qu’on s’entend parler soi-même, tant il y a, dans leurs accents, d’harmonie et de beauté[2]. » Ceci, bien plus encore que la croyance de Thucydide, prouve que l’Hymne à Apollon Délien n’est pas d’un contemporain de Miltiade et de Thémistocle. C’est un homme des temps antiques qui a vu les Ioniens dans cette gloire et dans cette opulence. Je dis plus : c’est un compatriote d’Homère qui les a chantés avec cet enthousiasme. Je sens dans ses vers la passion de la grandeur nationale ; et dans sa poitrine, comme dans celle d’Homère, bat un cœur ionien.


Hymne à Apollon Pythien.


L’Hymne à Apollon Pythien est rangé bien à tort, par la plupart des éditeurs, à la suite du précédent, comme s’il en était la continuation naturelle. Il n’appartient ni à la même école poétique, ni au même ordre d’idées. C’est le récit, sous une forme mythique, de l’établissement du culte d’Apollon dans la Grèce continentale. À coup sûr ce récit n’est pas l’œuvre d’Homère. Il y en a plus d’une preuve, et notamment les paroles que l’auteur de l’hymne met dans la bouche de Junon, à propos de Vulcain. Elle dit que c’est elle-même qui a jeté son fils du haut du ciel ; que Vulcain est tombé dans la mer, et qu’il a été recueilli et élevé par Thétis. On connaît le passage de l’Iliade où Vulcain conte lui-même sa mésaventure. Les deux traditions diffèrent absolument. Ce n’est pas non plus un Homéride de Chios, un Ionien d’Asie qui a célébré le sanctuaire de Crissa ; c’est bien plutôt quelque aède des contrées voisines du Parnasse, quelque héritier peut-être de la muse d’Hésiode, mais qui connaissait l’Iliade et l’Odyssée, comme on le voit à de manifestes emprunts, surtout dans l’énumération des contrées que parcourt le navire crétois conduit par Apollon.

Cet hymne est encore d’une antiquité assez reculée. Il est antérieur et à la guerre de Crissa et à l’introduction des courses de chevaux dans les jeux Pythiques. C’est à Crissa qu’était encore, au temps du poëte, le sanctuaire d’Apollon ; et la raison principale qui avait décidé Apollon à choisir ce lieu de préférence à tout autre, c’est qu’on n’y entendait jamais de bruit des coursiers ni des chars. Il n’y a rien, dans tout l’hymne, qui mérite d’être particulièrement cité. Ce n’est pas que cette poésie soit sans mérite : le récit est vif et intéressant, la composition sage et bien ordonnée, et le style a cet éclat tempéré qui ne fait jamais défaut aux hommes de quelque talent. Mais l’originalité est absente. C’est ce qu’on appelle un ouvrage estimable. Je me borne donc à en donner l’esquisse en quelques mots.

Apollon descend de l’Olympe, et cherche dans la Grèce une place pour s’y bâtir un temple. Une nymphe de Béotie, Telphuse, lui conseille de s’établir à Crissa, sur le flanc du Parnasse. C’était un piège qu’elle lui tendait malicieusement ; car elle savait qu’un serpent terrible avait son repaire dans cette contrée, et que le dieu y courrait de grands dangers. Apollon suit le conseil de la nymphe : il bâtit son temple dans la solitaire vallée de Crissa. Mais il tue le monstre ; et, pour punir la perfidie de Telphuse, il fait disparaître, sous un éboulement de rochers, la fontaine à laquelle la nymphe présidait. Apollon se transforme en dauphin, et guide vers Crissa un navire monté par des Crétois de Cnosse. Ces Crétois, à l’invitation du dieu, y fixent leur séjour, et ils deviennent les prêtres et les gardiens du nouveau sanctuaire.


Hymne à Mercure.


L’Hymne à Mercure n’a rien de cette gravité religieuse qui distingue les deux hymnes à Apollon. C’est une sorte de conte presque plaisant, écrit à la manière du récit des amours de Mars et de Vénus dans l’Odyssée. On voit, à l’enjouement du poëte, qu’il n’a nullement la prétention de faire le prêtre et l’hiérophante, et qu’il s’agit uniquement pour lui de vers et de poésie. Le Mercure qu’il chante est un nouveau-né. Mais cet enfant merveilleux quitte son berceau, et s’en va dans la Piérie voler les bœufs d’Apollon. Il les conduit dans une grotte près de Pylos, en dérobant sa marche par d’adroits stratagèmes ; puis, comme un sacrificateur consommé, il égorge et dépèce deux victimes, et il en fait un solennel hommage aux différents dieux. Il avait rencontré en son chemin une tortue : cette tortue, entre ses mains industrieuses, était devenue une lyre. Il se sert de l’instrument nouveau pour apaiser Apollon, qui a deviné le voleur de ses bœufs ; et les deux fils de Jupiter contractent ensemble une étroite intimité. L’hymne, bien qu’un peu long, est agréable à lire ; l’esprit y pétille, mais discrètement. C’est de la poésie gracieuse, mais ce n’est guère plus que l’Hymne à Apollon Pythien une œuvre de génie. Ces deux morceaux sont à peu près contemporains. La lyre dont il est question dans l’Hymne à Mercure est un instrument heptacorde. Or, on sait que c’est Terpandre qui compléta la lyre, en ajoutant trois cordes à l’antique luth des aèdes. L’Hymne à Mercure n’a donc pu être composé que depuis l’invention de Terpandre, c’est-à-dire vers la seconde moitié du septième siècle avant notre ère. Or l’Hymne à Apollon Pythien l’a été antérieurement à une guerre qui appartient à la première partie du sixième siècle.


Hymne à Vénus.


L’Hymne à Vénus contient le récit des amours de la déesse avec le Troyen Anchise. Vénus se montre à Anchise sur le mont Ida, sous la forme d’une jeune princesse phrygienne. À son départ, elle se fait connaître ; elle annonce à Anchise qu’il naîtra d’eux un fils ; mais elle lui défend de jamais révéler le secret de la mystérieuse naissance de cet enfant, à moins qu’il ne veuille lui-même encourir la vengeance de Jupiter. C’est à quelque Homéride qu’il faut attribuer l’Hymne à Vénus. Tout y a, pour ainsi dire, la senteur homérique : le sujet lui-même, le ton général du style, le soin que met le poëte à ne pas s’écarter de la tradition consacrée par Homère. Ainsi, Homère avait dit : « Énée régnera sur tes Troyens, et les fils de ses fils, dans les siècles futurs[3]. » L’auteur de l’hymne dit à son tour : « Tu auras un fils qui régnera sur les Troyens ; et sa postérité ne s’éteindra jamais[4]. » On conjecture même que ce chant a été composé pour flatter la vanité de quelqu’un de ces princes des contrées voisines de l’Ida, qui se prétendaient les descendants d’Énée, et dont les familles subsistaient encore vers l’époque de la guerre du Péloponnèse. Mais nul ne pourrait fixer, à deux siècles près, la date de l’Hymne à Vénus. Ce morceau, du reste, est assez court : c’est une narration rapide et coulante, mais qui se distingue plus par l’absence de tout défaut que par de grandes qualités.


Hymne à Cérès.


De tous les hymnes homériques, le plus précieux, sans contredit, c’est l’Hymne à Cérès, retrouvé seulement au siècle dernier par le célèbre philologue Ruhnkenius. Cet hymne est tout à la fois et un monument historique d’une haute importance, et un ouvrage fait de main de maître. Nul doute que le poëte ne fût un initié des mystères d’Éleusis ; et nous avons là, selon toute probabilité, la plus ancienne de toutes les productions connues de la muse attique. Légendes, rites, cérémonies, jusqu’au choix de certains noms et de certaines tournures de style ; l’Hymne à Cérès a tous les traits d’un poëme athénien. Ce n’est pourtant pas un de ces chants qu’on nommait télètes, chants d’initiation. Le ton en est simple et populaire ; c’est aux profanes que s’adresse le poëte, mais dans un dessein religieux ; il célèbre la gloire du sanctuaire d’Éleusis ; il vante le bonheur des initiés et dans cette vie et dans l’autre ; il cherche évidemment à inspirer aux hommes le respect des sacrés mystères, et le désir d’y participer. L’Hymne à Cérès n’est donc pas, comme les autres hymnes, un morceau d’apparat ; un simple jeu d’esprit, un développement sur un thème mythologique. C’est quelque chose de plus sérieux ; c’est de la religion, presque du culte, presque de la liturgie.

Voilà ce qui explique que le poëte ait été quelquefois si heureusement inspiré. Sa piété le fait atteindre au pathétique, comme le patriotisme ionien élevait à la dignité et au ton d’Homère l’auteur de l’Hymne à Apollon Délien. Cette Cérès dont il conte les tribulations, c’est une véritable mère. Pluton lui a ravi sa fille : elle, inconsolable de cette perte ; elle cherche partout, jusqu’à ce qu’enfin elle apprend ce que Proserpine est devenue. Les Éleusiniens, qui avaient donné l’hospitalité à Cérès sans la connaître, lui élèvent un temple, après qu’elle leur a manifesté sa présence. Cependant la déesse fait sentir sa colère aux hommes ; en refusant de leur accorder ses dons accoutumés. Mais Jupiter l’apaise, et lui rend sa fille. En vertu d’un accommodement qui met d’accord, tout le monde, Proserpine doit passer alternativement les deux tiers de l’année avec sa mère, et l’autre tiers avec son époux. Cérès, revenue à la joie et au bonheur, enseigne aux Eleusiniens, en retour de leur hospitalité, les cérémonies sacrées de ses mystères.

Une telle légende était assurément de nature à toucher une âme de croyant. Le poëte souffre de la douleur de Cérès. Voici en quels termes il peint l’entrée de la déesse, déguisée en vieille femme, dans le palais de Céléus : « Cérès, la déesse des saisons et des riches présents, ne veut point s’asseoir sur le siège brillant qu’on lui offre. Elle reste silencieuse, et elle tient ses beaux yeux baissés. Mais la sage lambé lui apporte un siège de bois, qu’elle recouvre d’une blanche peau de brebis. Cérès s’y assied, et de ses mains elle ramène son voile sur son visage. Longtemps elle resta sur le siège, tout entière à sa douleur, sans prononcer un mot, sans s’adresser à personne ni de la voix ni du geste : elle était là immobile, affligée, oubliant le manger et le boire, et consumée du désir de revoir sa fille[5]. » L’entrevue de la mère et de la fille, devant le temple d’Éleusis, était un tableau saisissant, tout plein de vivacité et de grâce ; mais les traits en ont été en partie effacés par le temps. Sous les mots mutilés qui restent, on voit pourtant resplendir encore quelque chose de l’antique beauté. Je n’ajoute rien ; je me borne à transcrire : « Mercure arrête le char devant le temple odorant de sacrifices, où habitait Cérès à la belle couronne. Dès qu’elle a vu sa fille, elle s’est élancée, comme une ménade à travers la montagne ombragée de forêts. Proserpine, à son tour… vers sa mère… elle saute du char, elle court… La mère… mais… Mon enfant ! etc.[6]. » Il est bien regrettable que l’Hymne à Cérès ne nous soit point parvenu complet. Il y a d’autres lacunes encore, et de bien plus considérables, dans cet ouvrage, une des plus riches pièces du trésor poétique des anciens âges.


Hymne à Bacchus.


L’Hymne à Bacchus semble avoir été conçu primitivement sur des proportions non moins vastes que tous ceux dont je viens de parler. Mais il n’en reste qu’une faible portion, le récit de la captivité du dieu sur un navire monté par des pirates tyrrhéniens, et de la vengeance qu’il avait fait subir à ses ravisseurs. L’hymne se trouve ainsi réduit à la dimension d’un simple proème ; mais il n’en a ni la forme ni le ton. Il est impossible d’y voir autre chose qu’un fragment d’une œuvre plus considérable. La perte d’ailleurs n’est pas de nature à nous laisser de bien vifs regrets, je ne dis pas sous le rapport mythologique mais quant au style et à la poésie, si la pièce entière ne valait pas mieux que l’échantillon.


Le Cycle poétique.


L’opinion vulgaire attribuait aussi à Homère la plupart des épopées qu’on nommait cycliques, parce qu’elles formaient, avec l’Iliade et l’Odyssée, un grand cycle, c’est-à-dire un cercle, composé d’une suite de poëmes qui tenaient les uns aux autres. Le cycle poétique commençait, suivant quelques-uns, à la naissance du monde, et finissait à la mort d’Ulysse. Mais on donnait plus particulièrement le nom de poëmes cycliques aux épopées dont les événements de la guerre de Troie avaient fourni le sujet, et dont les auteurs s’étaient évidemment proposé de compléter l’œuvre d’Homère. Une chose assurément fort remarquable, c’est que pas un de ces poëtes n’avait empiété sur les domaines de l’Iliade et de l’Odyssée. Ils avaient donc entre leurs mains l’Iliade et l’Odyssée elles-mêmes, et non pas seulement ce fatras épique d’où Wolf et ses adhérents rêvent qu’on les a tirées. S’ils se sont bornés aux reliefs des festins d’Homère, c’est qu’ils savaient apparemment ce qu’Homère avait pris pour lui : on ne respecte pas ce qu’on ignore. Ces poëtes méritaient d’avoir du talent, car ils prisaient dignement le génie. Mais les critiques anciens, qui avaient sous les yeux leurs ouvrages, aujourd’hui perdus, sont bien loin de leur prodiguer les éloges. Les Alexandrins ne les comptèrent jamais au nombre des classiques ; et l’on se souvient que c’est à l’un des poëtes cycliques qu’Horace a emprunté le vers qu’il cite comme exemple d’un début ambitieux et de mauvais goût, et en regard duquel il place les deux premiers vers de l’Odyssée.


Stasinus.


Stasinus de Chypre avait reçu d’Homère, d’après la tradition, un poëme qui fut connu sous le nom de Chants cypriens. Il n’est guère douteux que Stasinus lui-même n’en fût l’auteur. Ce poëme, dont le titre n’indique point le sujet, n’était autre chose qu’un long prologue à l’Iliade. Il embrassait tous les événements principaux qui avaient précédé la querelle d’Achille et d’Agamemnon. Le poëte expliquait en détail les causes de la guerre de Troie, et remontait jusqu’à la naissance d’Hélène. C’est peut-être à ce poëme que fait allusion Horace, quand il remarque qu’Homère, pour raconter la guerre de Troie, ne remonte point jusqu’aux œufs de Léda. Toutefois l’épouse de Ménélas n’était point, suivant l’auteur des Chants cypriens, la fille de Jupiter et de Léda. Jupiter l’avait eue de Némésis, et Léda l’avait élevée avec les Dioscures. La guerre de Troie apparaissait à Stasinus sous de sombres couleurs. Ce qui le frappe, ce ne sont point les exploits des héros, ni la gloire dont ils se couvrent ; c’est l’extermination à laquelle les a voués Jupiter : « Il fut un temps où d’innombrables races d’hommes se répandaient sur toute l’étendue de la terre au vaste sein…. Jupiter, qui le vit, eut pitié de la terre, qui nourrit tous les hommes, et, dans sa sagesse, il résolut de la soulager. Il alluma la grande querelle de la guerre d’Ilion, afin de faire disparaître par la mort le fardeau pesant ; et les héros étaient tués dans les plaines de Troie, et le dessein de Jupiter s’accomplissait. » Ce passage des Chants cypriens suffirait à lui seul pour me convaincre que le poëme n’était pas d’Homère. Stasinus était une sorte de mythologue systématique. Mais expliquer, ce n’est pas toujours peindre ; et, à être parfaitement raisonnable, on court risque trop souvent de rester en deçà de la poésie.


Arctinus.


Arctinus de Milet avait continué l’Iliade dans une épopée de plus de neuf mille vers, intitulée Éthiopide. Comme Stasinus, ce poëte appartient à une époque très-reculée, car il passe pour avoir été le disciple d’Homère. L’Éthiopide commençait à l’arrivée des Amazones devant Troie, c’est-à-dire immédiatement après les funérailles d’Hector. Les événements principaux du poëme étaient la mort de Memnon, fils de l’Aurore et roi des Éthiopiens, sous les coups d’Achille ; la mort d’Achille lui-même, sous les coups de Pâris ; le jugement des armes, le stratagème du cheval de bois, la prise d’Ilion. On reprochait à ce poëme de manquer d’unité, et d’embrasser un trop grand nombre d’événements, qui se suivaient sans être subordonnés les uns aux autres. L’épopée de Stasinus méritait le même reproche ; ce qui ne justifie point Arctinus. Il ne reste de l’Éthiopide qu’un petit nombre de vers, notamment ceux par lesquels elle se rattachait à l’Iliade, et dont le premier est presque tout entier d’Homère : « Ainsi ils s’occupaient des funérailles d’Hector, quand arriva l’Amazone (Penthésilée) fille de Mars, le dieu vaillant et meurtrier. » Le passage le plus important concerne Machaon et Podalire, fils d’Esculape : « Neptune lui-même leur donna à tous les deux des talents, et les rendit plus illustre l’un plus illustre l’autre. L’un avait, grâce à lui, les mains plus légères, afin qu’il tranchât et taillât dans le corps, et qu’il guérît les blessures. L’intelligence de l’autre savait discerner, avec une parfaite exactitude, les symptômes invisibles, et remédier aux maux inguérissables : il s’aperçut le premier du courroux d’Ajax, à ses yeux étincelants, au trouble de sa pensée. » Le scholiaste d’Homère, qui nous a conservé ce morceau, cite le poëme d’Arctinus sous le titre de Sac d’Ilion.


Leschès.


Un poëte de l’île de Lesbos, contemporain d’Archiloque, Leschès, ou Leschéus, entreprit à son tour de compléter l’Iliade, et de la conduire jusqu’à la fin de la guerre : « Je chante Ilion, disait-il, et la Dardanie fameuse par ses coursiers, qui fit endurer mille maux aux fils de Danaüs, serviteurs de Mars. » Mais il ne remontait pas jusqu’aux funérailles d’Hector. Il laissa de côté ce qui concernait les Amazones et Memnon ; et, dans le reste, il ne suivit pas toujours les traces de son devancier. Son poëme, qu’il intitula Petite Iliade, est connu aussi, comme celui d’Arctinus, sous le titre de Sac d’Ilion. Leschès s’était soucié aussi peu que Stasinus, ou que l’auteur de l’Éthiopide, de l’unité de composition. Aristote comptait, dans la Petite Iliade, plus de huit sujets différents, qui eussent pu former autant de tragédies indépendantes : le jugement des armes, Philoctète, Néoptolème, Eurypyle, les mendiants, les Lacédémoniennes, le sac d’Ilion, le départ, Sinon, les Troyennes. Ainsi il est probable que la Petite Iliade ne commençait qu’après la mort d’Achille, à la contestation entre Ulysse et Ajax. Puis venaient les exploits des héros récemment arrivés au siège, et l’illustration nouvelle d’un des héros d’Homère ; puis l’entrée d’Ulysse à Troie sous un déguisement, ses aventures dans la ville, et tout ce qui suivit jusqu’au dernier jour d’Ilion. Il reste quelques fragments de ce poëme. Il faudrait accuser Leschès d’indigence poétique et de froideur, si on pouvait juger de son talent d’après ces tristes reliques. Voyez, par exemple, avec quelle sécheresse d’annaliste il se borne à enregistrer les plus saisissantes catastrophes, des malheurs dont la simple prévision avait jadis arraché à l’âme d’Homère de si pathétiques accents : « Mais l’illustre fils du magnanime Achille entraîne vers les profonds vaisseaux l’épouse d’Hector ; et, ayant enlevé l’enfant (Astyanax) du giron de sa nourrice à la belle chevelure, il le prit par le pied et le lança du haut d’une tour : la sanglante mort et la destinée terrible s’emparèrent de la victime. Il choisit dans le butin Andromaque, la belle épouse d’Hector, que les chefs des confédérés achéens lui avaient donnée en possession comme une satisfaisante récompense de sa valeur. Il fit monter aussi sur ses navires voyageurs le fils du belliqueux Anchise, l’illustre Énée, portion du butin distinguée entre toutes, que lui avaient décernée les enfants de Danaüs, pour qu’il l’emmenât avec lui. » Si Leschès n’avait jamais fait que des récits de cette sorte, il n’est pas fort surprenant que la postérité ait laissé périr son ouvrage et presque son nom.


Agias et Eugamon.


Le poëme intitulé les Retours, par Agias de Trézène, reliait à l’Odyssée les épopées d’Arctinus et de Leschès. Agias racontait comment Minerve, pour commencer sa vengeance, avait excité une querelle entre les deux Atrides ; puis il retraçait les aventures diverses de chacun des deux frères. C’était là vraisemblablement le principal sujet qu’il eût traité, car le poëme est cité plus d’une fois sous le titre de Retour des Atrides. Cependant Agias avait aussi donné place dans ses chants à Diomède, à Nestor, à cet Ajax locrien qui périt misérablement dans une tempête, à tous les héros enfin dont les infortunes éveillaient, dès avant Homère, le génie des aèdes et la compassion des hommes. Les Retours étaient divisés en cinq parties ou livres, et devaient former une somme de plusieurs milliers de vers. De tous ces vers, il n’en reste que trois ; encore n’ont-ils rien qui rappelle le sujet du poëme, puisqu’il s’y agit du rajeunissement d’Éson par Médée.

Il reste bien moins encore de la Télégonie d’Eugamon le Cyrénéen, qui était le complément de l’Odyssée et du cycle poétique tout entier. Il ne s’en est pas conservé un seul vers. Cette épopée s’ouvrait par le récit des funérailles des poursuivants, massacrés par Ulysse. Mais on ne sait pas très-bien de quels événements Eugamon l’avait remplie. Télégonus, son héros, était fils d’Ulysse et de Circé. Il est probable que le poëte avait conté les voyages de ce jeune homme à la recherche de son père. Télégonus finissait par aborder à Ithaque, où il se mettait à piller pour vivre, et où il tuait Ulysse sans le connaître.


La Thébaïde, l’Héracléide, etc.


On attribuait à Homère, dès le temps de Gallinus, ou tout au moins dès le temps d’Hérodote, diverses épopées dont la guerre de Thèbes avait fourni le sujet, et qui faisaient partie, suivant quelques-uns, du cycle poétique : ainsi une Thébaïde en sept livres, de plus de cinq mille vers ; ainsi un poëme sur Amphiaraüs ; ainsi un autre poëme intitulé les Épigones. La Thébaïde débutait comme il suit : « Déesse, chante Argos, la ville altérée, où les chefs… » C’est à Argos que s’était retiré Polynice, auprès du roi Adraste, et qu’il avait préparé l’expédition contre Thèbes. Amphiaraüs était un des chefs qui avaient pris parti pour Polynice. Le poëme désigné, par le nom d’Armphiaraüs n’est peut-être que la Thébaïde elle-même, ou une portion de la Thébaïde, et non pas une épopée distincte. En tous cas, les malheurs de ce sage héros et les tragiques catastrophes dont sa maison fut le théâtre eussent amplement suffi à l’intérêt d’un poëme. Les Épigones, étaient la suite de la Thébaïde. Le sujet des Épigones était la seconde guerre de Thèbes, où avaient figuré les fils des héros du premier siège. Ce poëme est cité quelquefois sous le titre d’Alcméonide, à cause du rôle qu’y jouait Alcméon, fils d’Amphiaraüs. Il débutait ainsi : « Maintenant, Muses, c’est le tour des guerriers de la génération qui suit vit. » L’auteur des Épigones était donc le même que celui de la Thébaïde, ou du moins il n’avait eu d’autre prétention que d’être son continuateur.

Parmi les poëmes dont les exploits d’Hercule avaient fourni la matière, il n’y en a guère qu’un seul dont Homère ait passé pour être l’auteur. Encore n’était-ce pas une Héracléide complète, mais un simple épisode de la légende, intitulé la Prise d’Œchalie. Voici un passage de Strabon[7] où il est question de cette épopée : « Créophyle aussi était Samien. Il avait donné, dit-on, l’hospitalité dans le temps à Homère, et avait reçu de lui en cadeau le poëme de la Prise d’Œchalie. Mais Callimaque, au contraire, montre clairement, dans une épigramme, que Créophyle l’avait composé, et qu’on l’attribuait à Homère à cause de ses relations d’hospitalité avec Créophyle : Je suis l’œuvre du Samien qui jadis reçut dans sa maison le divin Homère. Je pleure les maux qu’endurèrent Eurytus et la blonde Iolée. On me nomme un écrit homérique : c’est là, par Jupiter ! un grand honneur pour Créophyle. » Il ne reste de la Prise d’Œchalie qu’un seul vers, et qui n’est même pas entier.

Je n’ai pas épuisé la liste des poëmes cycliques. J’ai passé sous silence tous ceux dont le titre seul nous est connu, la Phoronide, l’Europie, les Corinthiaques, etc. Je me suis abstenu aussi d’énumérer les noms obscurs d’une foule de poëtes dont on ne sait rien, sinon qu’ils ont vécu dans des siècles assez rapprochés d’Homère et d’Hésiode, et qu’ils s’étaient essayés dans l’épopée. Qu’importe qu’il y ait eu un Chersias d’Orchomène, un Asius de Samos, ou tel autre personnage non moins ignoré ? Nous n’avons pas même les titres de leurs ouvrages.

La perte peu s’en faut complète des épopées cycliques n’est peut-être pas un bien grand malheur. Il y a cependant telle de ces compositions, la Thébaïde par exemple, dont je ne saurais m’empêcher de regretter la disparition. C’est évidemment à cette source antique qu’avaient puisé les poëtes qui ont fait verser tant de larmes sur les infortunes d’Œdipe et de ses enfants. Les autres poëmes cycliques n’ont pas dû être inutiles non plus à Eschyle, à Sophocle, à Euripide, à tous les poëtes qui s’appliquaient à raviver sans cesse l’illustration des héros des vieux âges.



  1. Hymne à Apollon Délien, vers 166 et suivants.
  2. Hymne à Apollon Délien, vers 146 et suivants.
  3. Iliade, chant XX, vers 307, 308.
  4. Hymne à Vénus, vers 197, 198.
  5. Hymne à Cérès, vers 192 et suivants.
  6. Hymne à Cérès, vers 385 et suivants.
  7. Livre XIV, p. 638.