Histoire de la littérature grecque/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 88-108).


CHAPITRE V.

HÉSIODE.


Date probable de l’existence d’Hésiode. — Vie d’Hésiode. — Jugement sur la poésie d’Hésiode. — Poëme des Œuvres et Jours. — La Théogonie. — Authenticité des deux poëmes. — Grandes Éées. — Le Bouclier d’Hercule. — Ouvrages attribués à Hésiode.

Date probable de l’existence d’Hésiode.


Hésiode vivait, ainsi qu’Homère, dans un temps où la Grèce était encore gouvernée par des rois. C’est ce que lui-même, en plus d’un passage, donne clairement à entendre.

Mais cette vague indication laisse un large champ aux conjectures chronologiques ; et, quoique Hésiode parle en passant de la guerre de Troie comme d’un événement ancien, il reste toujours un espace de plusieurs siècles à travers lequel flotte son existence, portée par les uns jusque vers les confins de l’âge héroïque, ramenée par les autres jusque vers l’époque des Olympiades.

Plusieurs prétendent tirer de l’examen de ses ouvrages la preuve qu’il a vécu avant Homère. La langue d’Hésiode est marquée, disent-ils, d’un caractère particulier d’archaïsme ; l’ionien épique s’y trouve mêlé d’éolismes plus fréquents que chez Homère, et les règles même de la quantité ont subi, dans plus d’un vers d’Hésiode, l’influence de la prononciation éolienne. Mais il suffit, pour rendre raison de ces faits, de considérer qu’Hésiode était Éolien, et qu’il a chanté en Béotie, c’est-à-dire au centre même des contrées occupées par les populations éoliennes. La mythologie d’Hésiode, dont on argumente aussi, se rapproche, il est vrai, plus que celle d’Homère, de l’antique religion de la nature. Mais Hésiode, qui compilait, dans sa Théogonie, une sorte de code religieux, a dû recueillir de préférence les symboles les plus clairs, les mythes qui servaient le mieux à son dessein théologique. C’est en remontant aux traditions les plus anciennes, c’est en se rapprochant de la source populaire des inventions religieuses, qu’il a retrouvé la plupart de ces dieux qui ne sont pas connus d’Homère, ou que du moins Homère n’a pas mentionnés. Les conformités d’Hésiode avec Homère ne prouvent pas davantage qu’Hésiode ait rien emprunté au poëte ionien, et qu’il puisse être compté parmi ses successeurs ou ses disciples. Ce qu’ils ont de commun le dialecte épique, les expressions proverbiales, les épithètes appliquées à quelques noms, certaines fins de vers, certaines formules, enfin le mètre poétique, ils l’ont reçu l’un et l’autre des aèdes. Hésiode ne doit rien à Homère. Il a vécu avant Homère peut-être ; peut-être a-t-il vécu après lui : nul ne saurait rien affirmer de positif à ce sujet. Je remarque seulement que la tradition la plus accréditée chez les anciens le faisait contemporain du chantre d’Achille.


Vie d’Hésiode.


C’est en Béotie, dans la petite ville d’Ascra au pied de l’Hélicon, qu’Hésiode a vécu, et c’est là probablement qu’il était né. Son père, qui était de Cymé dans l’Éolide d’Asie Mineure, avait couru les mers pour chercher fortune, et, après s’être enrichi dans ses entreprises, était venu se fixer à Ascra. Hésiode ne dit point que son père l’eût amené avec lui de Cymé ; il semble même dire le contraire quand il parle du seul voyage qu’il ait fait sur mer : « Jamais je n’ai traversé dans un vaisseau la vaste mer, sinon pour passer d’Aulis en Eubée… Je me rendais à Chalcis, afin de disputer les prix du belliqueux Amphidamas. Ses fils magnanimes avaient proposé des prix pour plusieurs sortes de luttes. Là, j’eus la gloire de conquérir par mon chant un trépied à deux anses. Je le consacrai aux Muses héliconiennes, dans le lieu où, pour la première fois, elles m’avaient mis en possession de l’art des chants harmonieux[1]. »

Hésiode fait d’Ascra un triste tableau. C’était un séjour, suivant lui, détestable en hiver, intolérable en été, agréable jamais. Il ne laissa pas de s’y tenir, par habitude, peut-être par nécessité à cause des biens qu’il y possédait ; et je doute qu’il n’eût pas aussi pour la bourgade natale un peu de cet amour qu’on porte toujours à son pays, en dépit des intempéries du climat ou de l’humeur insociable des voisins qu’on y trouve. Ainsi le surnom d’Ascréen lui conviendrait encore, alors même qu’on admettrait qu’il fût né à Cymé, et qu’il eût fait sur mer, durant son enfance, un voyage plus long que la traversée d’Aulis à Chalcis.

Hésiode semble nous dire en passant qu’il avait un fils. Il avait aussi un frère puîné, nommé Persès. Ce ne fut pas sans peine qu’ils parvinrent à s’entendre, Persès et lui, après la mort de leur père : « Terminons notre querelle, dit Hésiode à son frère, par d’équitables jugements, tels que pour notre bien les dicte Jupiter. Déjà nous avons partagé l’héritage ; et tu voulais en ravir la plus forte part, en séduisant par tout moyen ces rois affamés de présents, qui se portent pour arbitres de notre procès. Les insensés ! ils ne savent pas combien la moitié vaut mieux que le tout, et quel bonheur il y a à vivre de mauve et d’asphodèle[2]. » C’est pour ramener ce frère à de meilleurs sentiments, c’est pour lui faire comprendre le prix de la justice et de la vertu, qu’Hésiode composa son poëme intitulé Œuvres et Jours. Il est probable qu’en ce temps-là le poëte n’était déjà plus un jeune homme, quoiqu’il eût perdu depuis peu son père.

Les Œuvres et Jours semblent en effet tout autre chose que le produit d’un enthousiasme de jeunesse. La réflexion y domine, aux dépens même quelquefois de l’inspiration. C’est un sage qui parle, un homme d’expérience et de grand sens, qui semble avoir beaucoup vécu, et qui connaît à fond les hommes. La gravité des pensées, le ton presque sacerdotal du style, la façon un peu rude et paternelle tout à la fois dont Hésiode gourmande son frère, les désagréables vérités qu’il n’hésite point à adresser en face aux puissants et aux rois, suffiraient pour démontrer que ce poëme est l’ouvrage d’un homme mûr et rassis, et en pleine possession de lui-même,

La Théogonie n’est guère moins que l’autre poëme une œuvre de méditation profonde. Hésiode ne l’a pas composée non plus dans son jeune âge. On peut admettre toutefois que l’épopée théologique est antérieure à l’épopée morale ; car le passage où Hésiode parle de son offrande aux Muses héliconiennes est comme une allusion au prélude de la Théogonie, où il raconte, sous une forme symbolique, les circonstances de sa vocation : « Commençons nos chants par les Muses… Ce sont elles qui ont enseigné à Hésiode le bel art du chant, comme il paissait ses brebis sous l’Hélicon sacré. Ces déesses, les Muses de l’Olympe, les filles de Jupiter qui tient l’égide, m’adressèrent tout d’abord ces paroles : « Bergers qui parquez dans les campagnes, opprobre de la race humaine, esclaves de votre ventre ! nous savons dire bien des mensonges qui ressemblent à la vérité ; mais nous savons aussi, quand nous voulons, dire la vérité pure. » Ainsi parlèrent les éloquentes filles du grand Jupiter. Et elles me donnèrent pour sceptre un magnifique rameau de vert laurier qu’elles venaient de cueillir ; et elles soufflèrent en moi un chant divin, afin que je célébrasse et l’avenir et le passé ; et elles me commandèrent de chanter la race des bienheureux immortels, et de les prendre toujours elles-mêmes pour l’objet de mes premiers et de mes derniers chants[3]. »

Les Béotiens du temps d’Hésiode étaient probablement un peu moins grossiers qu’il ne se plaît à le dire. La forte race qui était venue, après la guerre de Troie, des plaines de la Thessalie dans les contrées voisines de l’Hélicon, n’était dénuée ni d’intelligence, ni même d’aptitude littéraire. Le culte qu’elle rendait aux Muses atteste que les plaisirs sensuels ne tenaient pas seuls place dans sa vie. Elle dut avoir plus d’un aède avant qu’Hésiode chantât les travaux des hommes et les généalogies des dieux. Le poëte d’Ascra n’est point un phénomène isolé dans son histoire. Les Œuvres et Jours et la Théogonie ne s’expliquent bien qu’en supposant une école de chantres nationaux, précurseurs d’Hésiode, et qui lui ont légué, avec les secrets de l’art, quelques-unes de ces traditions, de ces inventions poétiques, si différentes de tout ce que nous connaissons, et qui font un des caractères particuliers de la poésie d’Hésiode. La victoire remportée par lui à Chalcis sur quelque poëte béotien, ou du moins éolien, prouve qu’il n’y avait pas cette pénurie d’hommes adonnés aux travaux de l’esprit, que ferait supposer la rude apostrophe des Muses.

Les Béotiens ne furent point les derniers parmi les Grecs à rendre des honneurs publics à la mémoire d’Hésiode. Ils lui élevèrent une statue à Thespies et une autre sur l’Hélicon. On visitait Orchomène pour admirer le tombeau d’Hésiode. Les os du poëte avaient été transportés dans cette ville sur une injonction de l’oracle d’Apollon, dans un temps où les Orchoméniens étaient affligés d’une maladie contagieuse. La présence de ces restes vénérés devait, suivant le dieu, faire cesser le fléau. D’après la tradition, Hésiode aurait été inhumé d’abord dans le canton de Naupacte. Mais on ne sait ni dans quel pays il mourut, ni à quel âge. Il est probable qu’il parvint à une haute vieillesse ; car l’expression vieillesse hésiodéenne était passée chez les Grecs en proverbe, pour désigner une longévité s’étendant au delà de l’ordinaire mesure.


Jugement sur la poésie d’Hésiode.


« Hésiode s’élève rarement. Une grande place est occupée chez lui par des énumérations de noms. Pourtant il y a dans ses préceptes d’utiles sentences. Ses expressions ont de la douceur, et son style n’est point à mépriser. On lui donne la palme dans le genre tempéré. » Tel est le jugement de Quintilien sur le poëte d’Ascra. Sans doute Hésiode n’est pas un génie de premier ordre. Ses modestes poëmes ne méritent nullement d’être rangés sur la même ligne que l’Iliade et l’Odyssée. Il n’a ni la fécondité d’Homère, ni sa puissance de création, ni cet art de coordonner un tout que nous avons admiré chez le poëte ionien. Hésiode n’a laissé que quelques centaines de vers ; il n’a peint ni un Achille, ni un Ulysse, ni même un Ajax ; ses poëmes sont composés avec une sorte de négligence, comme s’il avait beaucoup plus songé à entasser les vérités et les enseignements qu’à les faire valoir, et à enrichir le fond qu’à perfectionner la forme ; enfin sa diction a souvent je ne sais quoi d’un peu triste et revêche, qui rappelle pour ainsi dire les brumes d’Ascra, et sa versification n’a ni l’heureuse facilité ni l’harmonie variée de celle d’Homère. La lecture d’Hésiode exige une sorte d’effort : sa pensée ne se révèle pas toujours du premier coup, ni avec toute la clarté qu’exigerait notre esprit. Mais il y a dans ses ouvrages tel récit, comme celui de la guerre des Titans, comme la légende des âges du monde, qui ne pâlirait pas trop, comparé même aux plus brillantes créations de l’épopée homérique. Ses descriptions aussi sont faites de main de maître : la touche en est forte, quelquefois gracieuse ; le coloris en est inégal, mais la vigueur de l’expression y compense ce qui manque souvent du côté de la lumière et de l’éclat. Hésiode parle des phénomènes de la nature en homme qui a vécu aux champs, et dont l’âme n’est point restée froide au spectacle des œuvres de Dieu. Mais Hésiode est avant tout un moraliste, un donneur de conseils. Il excelle à présenter sous une forme concise et piquante, sous une image riante ou terrible, les vérités de sens commun. Nul poëte antique n’a laissé plus de proverbes dans la mémoire des hommes ; et, bien longtemps avant Ésope, Hésiode a eu la gloire de créer l’apologue, ou du moins de donner la forme poétique à ces allégories morales qui sont de tous les temps et de tous les pays du monde.


Poëme des Œuvres et Jours.


Le poëme des Œuvres et Jours débute par un court prélude en l’honneur de Jupiter ; puis le poëte entre comme il suit dans son sujet : « Il n’est pas une espèce seulement de rivalités, mais il y en a deux sur la terre. L’une serait digne des éloges du sage ; l’autre au contraire est blâmable. Elles sont animées d’un esprit bien différent, car l’une excite la guerre désastreuse et la discorde. La cruelle ! pas un mortel ne la chérit, mais les décrets des immortels font subir, malgré qu’on en ait, l’ascendant de la rivalité funeste. L’autre a été enfantée la première par la Nuit ténébreuse ; et le fils de Saturne, qui habite dans l’air et s’assied sur un trône élevé, la plaça dans les racines de la terre, et voulut qu’elle fût propice aux hommes. C’est elle qui pousse au travail l’indolent même. Car l’homme oisif, qui jette les yeux sur le riche, s’empresse à son tour de labourer, de planter, de bien gouverner sa maison ; et le voisin est jaloux d’un voisin qui tâche d’arriver à l’opulence. Or, cette rivalité est bonne aux mortels. Et le potier s’irrite contre le potier, et l’artisan contre l’artisan ; et le mendiant porte envie au mendiant, et l’aède à l’aède[4]. »

Hésiode fait énergiquement sentir à son frère qu’en dehors du travail et de la vertu, il n’y a pour l’homme que mécomptes et calamités. Il lui rappelle, d’après les traditions antiques, la dégénérescence successive de la race humaine depuis l’âge d’or, et comment la boîte de Pandore a versé sur le monde tous les maux dont les dieux l’avaient remplie. Il peint de sombres couleurs ce qu’il appelle le cinquième âge, cet âge de fer où il lui faut vivre, avec le regret impuissant d’un passé qui fut meilleur, et le pressentiment d’un avenir qui vaudra mieux aussi, mais qu’il ne verra pas. Il reproche aux rois leur violence, tout en recommandant aux faibles la patience et la résignation : « Voici ce que dit l’épervier au rossignol à la voix harmonieuse. Il l’avait pris dans ses serres, et l’emportait bien haut à travers les nues. Le rossignol, transpercé par les ongles recourbés de l’épervier, poussait de plaintifs gémissements. Mais l’autre lui dit avec dureté : « Mon ami, pourquoi crier ? Tu es au pouvoir de bien plus fort que toi ; tu vas où je t’emmène, tout chanteur que tu es ; je me ferai de toi s’il me plaît un repas, ou bien je te lâcherai. » Insensé celui qui veut lutter contre plus puissant que soit. ! Il est privé de la victoire, et la souffrance s’ajoute pour lui à la honte[5]. »

Hésiode ne se borne point à donner aux faibles les conseils de la prudence : il décrit à grands traits le bonheur qui s’attache toujours à l’accomplissement du devoir, les malheurs que l’injustice entraîne après elle. Il montre la providence des dieux dispensant à chacun, suivant ses mérites, les biens et les maux : « Souvent même, dit-il, une ville tout entière est punie à cause d’un seul méchant, qui manque à la vertu et machine de criminels projets. Du haut du ciel, le fils de Saturne lance sur eux un double fléau, la peste et la famine ; et les peuples périssant. Les femmes n’enfantent plus, et les familles vont décroissant par la volonté de Jupiter, maître de l’Olympe. Quelquefois aussi le fils de Saturne ou détruit leur vaste armée, ou renverse leurs murailles, ou se venge sur leurs navires, qu’il engloutit dans la mer[6]. » Le poëte rappelle à ceux qui se flatteraient de pouvoir échapper au châtiment, que trente mille génies, ministres de Jupiter, ont les yeux ouverts sur les actions des hommes, et que la Justice est assise à côté du maître des dieux. Il faut donc pratiquer la vertu, et chercher dans le travail seul cette richesse où le méchant n’arrive pas toujours, et qui n’est entre ses mains que remords et misère.

Hésiode se complaît dans les hautes régions de la pensée. Il s’arrête avec une sorte d’amour sur ces principes moraux sans lesquels la vie humaine manque de règle, de sens même et de dignité ; et c’est avec une puissante abondance d’images, une force de paroles sans cesse ravivée, qu’il tâche de faire impression sur l’âme de Persès. Ce n’est guère que vers le milieu du poëme qu’il commence à décrire les travaux auxquels il invite son frère à se livrer. Il parcourt ensuite à grands pas le cercle des occupations rurales. Cette partie du poëme n’est pas indigne de la première. Hésiode ne s’en tient pas à d’arides préceptes ou à des descriptions techniques. En face de la nature, il oublie plus d’une fois les formules didactiques, pour retracer les tableaux sombres ou gracieux qui s’offrent à ses regards. Il ne se borne point à dire, par exemple, que l’homme laborieux sait accroître son bien, même durant l’hiver, ou qu’il faut, dès la belle saison, répéter à ses serviteurs que l’été ne durera pas toujours. Il peint les rudes hivers des montagnes de la Béotie : « Précautionne-toi contre le mois Lénéon, contre ces jours mauvais, tous funestes aux bœufs, contre ces tristes frimas qui s’étendent sur la campagne au souffle de Borée, quand il s’élance à travers la Thrace nourrice des chevaux, et qu’il soulève les flots de la vaste mer. La terre et les forêts mugissent. Déchaîné sur la terre féconde, le vent renverse en foule, dans les gorges de la montagne, les chênes à la haute chevelure et les sapins énormes, en faisant crier, dans toute leur étendue, les immenses forêts. Les bêtes sauvages frissonnent, et ramènent leur queue sous leur ventre, même celles dont la peau est le plus velue : oui, malgré l’épaisseur des poils qui couvrent leur poitrine, le vent les pénètre de sa froidure. Il passe sans obstacle à travers le cuir du bœuf ; il pénètre la chèvre aux longues soies : quant aux brebis, leur toison annuelle les garantit contre les assauts de Borée. Le froid courbe le vieillard ; mais il ne pénètre point la peau délicate de la jeune fille, qui reste dans la maison auprès de sa mère… Alors les hôtes des bois, cornus et non cornus, fuient, éperdus et grinçant les dents, par vaux et broussailles. Tous ceux qui habitent des tanières profondes, des cavernes de rocher, ne songent qu’à se blottir dans leurs abris. Alors aussi les hommes ressemblent au mortel à trois pieds, dont le dos est brisé, dont la tête regarde le sol : ils se voûtent comme lui en marchant, pour éviter la blanche neige[7]. »

A propos des travaux de la moisson, Hésiode se souvient que l’été est une saison de joie et de bien-être, et il engage Persès à prendre sa part de ces plaisirs qu’on goûte à si peu de frais : « Quand le chardon fleurit, et que la cigale harmonieuse, posée sur un arbre, épanche sa douce voix en agitant ses ailes ; dans la saison du laborieux été, alors les chèvres sont très-grasses et le vin excellent… Cherche l’ombre d’un rocher, emporte le vin de Biblos, et le gâteau de fromage, et le lait des chèvres qui ne nourrissent plus, et la chair d’une génisse qui broute le feuillage et n’a pas été mère encore ; et celle des chevreaux premiers-nés. Savoure le vin noir, assis à l’ombre, repu à souhait, le visage tourné du côté du zéphyre au souffle puissant, et sur le bord d’une fontaine aux flots intarissables, abondants et limpides[8]. »

Après d’intéressants détails sur l’art de s’enrichir dans les entreprises du commerce maritime, sur le choix du navire, sur les saisons favorables à la navigation, Hésiode reprend le thème des prescriptions morales, mais non plus avec cette verve et cette richesse de pensée qui distingue la première partie du poëme. Il se borne maintenant à tracer une sorte de code de la civilité et des bienséances. Que s’il touche en passant à quelque grand sujet, il est tout aussi bref que s’il s’agissait simplement de prémunir Persès contre le danger de se rogner les ongles durant le festin solennel des dieux, ou, suivant son expression, de séparer le sec du vert, en taillant avec un fer noir la tige aux cinq rameaux. La fin du poëme est peut-être plus technique, s’il est possible, et plus sèche encore. C’est une sorte de calendrier, où Hésiode a marqué, dans le mois lunaire, les jours favorables ou néfastes, par rapport surtout aux travaux de l’agriculture. Ce morceau n’a guère d’intérêt qu’à titre de renseignement sur les superstitions populaires du temps.

Le poëme se termine à peu près comme la femme dont parle Horace : belle tête, queue de poisson. Il faut bien avouer aussi que, dans l’ensemble, on n’aperçoit pas toujours clairement la liaison des idées. Hésiode, uniquement préoccupé de l’unité morale, si je puis m’exprimer ainsi, a trop négligé cette autre unité qui naît d’une gradation savante et de transitions habilement ménagées. Il va, revient, s’avance de nouveau pour revenir encore, sautant brusquement d’un sujet à un autre, ou se bornant à une sorte de naïve annonce : « Maintenant, si tu veux, je dirai une autre histoire. — Maintenant je vais dire une fable aux rois. » L’artiste, en un mot, n’est pas, chez Hésiode, à la hauteur du moraliste et du poëte.

Le poëme des Œuvres et Jours nous a été transmis dans un état satisfaisant de conservation. Il semble avoir échappé complètement aux profanations des interpolateurs, malgré les tentations que leur offrait une composition dont le tissu n’est ni bien serré ni bien uni. Tout y a, d’un bout à l’autre, tournure et couleur hésiodéenne. Nulle disparate ni de style, ni de langue, ni de versification. Le prologue lui-même, que quelques-uns regardent comme ajouté après coup, porte tous les caractères de l’authenticité. Si c’est, comme on le prétend, l’ouvrage de quelque rhapsode, un proème dans le genre de ceux dont les Homérides faisaient précéder leurs récitations épiques, il faut admirer l’art avec lequel le faussaire a su imiter le ton d’Hésiode, sa vigoureuse simplicité, le mouvement de sa phrase, et lui prendre sa langue et sa physionomie.


La Théogonie.


La Théogonie, au contraire, porte en maint endroit des traces visibles d’interpolation. Il y a une foule de vers, dans ce poëme pourtant si court, qui ne sont que des gloses mythologiques ou grammaticales, aussi indignes d’Hésiode que de la poésie même. Il y en a d’autres qui n’ont aucun rapport ni avec ce qui les précède, ni avec ce qui les suit. Il y en a qui sont d’Homère, et qui semblent n’être entrés dans le texte qu’après avoir été d’abord placés à côté comme objet de comparaison. Ainsi, à la suite de la description, de la Chimère, on lit cette autre description du même monstre, empruntée à l’Iliade[9] : « Lion par devant, dragon par derrière, chèvre au milieu, vomissant d’affreux tourbillons de flamme. »

Mais c’est surtout le prologue du poëme qui a été gonflé outre mesure. La Théogonie, avec ses nombreuses surcharges, n’a guère qu’un millier de vers, et le prologue à lui seul en compte cent quinze. Cette particularité est déjà en soi assez extraordinaire. L’examen du morceau confirme les soupçons qu’on ne peut s’empêcher de concevoir au premier aspect. On reconnaît bien vite que le vrai prologue de la Théogonie ne se composait originairement que des trente-cinq vers où le poëte raconte les danses et les chants des Muses sur les sommets de l’Hélicon, et comment il a reçu d’elles le don de la poésie avec le rameau de laurier, et des douze vers où il demande aux Muses de lui révéler ce qu’elles savent de l’histoire des dieux et de leurs généalogies. Toute la partie intermédiaire n’a aucun rapport avec la Théogonie. C’est d’abord un hymne, où les Muses sont célébrées comme des poétesses, nées de Jupiter dans la Piérie, près de l’Olympe ; c’est ensuite une énumération des Muses, et un tableau des bienfaits dont elles comblent les hommes. On peut admettre, à la rigueur, que ces chants en l’honneur des Muses sont l’ouvrage d’Hésiode ; et ils sont dignes de lui. Mais Hésiode ne les avait point destinés à figurer là où on les a intercalés. Les derniers vers de la Théogonie, à partir du vers 963, sont, suivant certains critiques, une transition ajoutée après coup, à l’aide de laquelle on avait rattaché la Théogonie au poëme intitulé Catalogue des Femmes ou Grandes Eées. Au reste, on n’aperçoit pas, dans la Théogonie, de lacunes très-importantes. Pour avoir dans toute sa pureté l’œuvre d’Hésiode, il suffit de faire des retranchements, et de réduire le poëme de cent cinquante vers plus ou moins.

Un poëme si court, et qui se compose, pour la plus grande partie, d’une énumération de noms propres, ne pouvait manquer de pécher par la sécheresse. En effet, on voit qu’Hésiode ne s’est guère proposé d’autre dessein que de rédiger un catalogue raisonné des divinités reconnues de son temps, et de dresser, pour ainsi dire, l’arbre généalogique de la famille divine. Souvent les noms viennent à la suite l’un de l’autre, sans plus d’apprêt, et le poëte disparaît complètement derrière le nomenclateur. Mais d’ordinaire chaque divinité est caractérisée par quelque trait rapide emprunté à sa légende, ou tout au moins marquée de quelque poétique épithète. Quelquefois enfin Hésiode donne à sa veine un plus libre cours, et la laisse s’épancher en récits mythologiques dignes de la véritable épopée.

Je transcrirai le début du poëme proprement dit, pour donner une idée du ton général de l’ouvrage : « Donc, avant toutes choses fut le Chaos, et ensuite la Terre au large sein, inébranlable demeure de tous les êtres, et le ténébreux Tartare dans les profondeurs de la terre immense, et l’Amour, le plus beau des dieux immortels, l’Amour qui amollit les âmes, et qui règne sur tous les dieux et sur tous les hommes, domptant dans leur poitrine leur cœur et leurs sages résolutions. Du Chaos naquirent l’Erèbe et la noire Nuit. La Nuit enfanta l’Éther et le Jour, fécondée par les caresses de l’Erèbe. La Terre produisit d’abord le Ciel étoilé, égal en grandeur à elle-même, afin qu’il la couvrît tout entière, et qu’il fût éternellement l’inébranlable demeure des dieux bienheureux. Puis elle produisit les hautes montagnes, gracieuses retraites des nymphes, qui habitent les monts aux gorges profondes. Elle enfanta aussi Pontus, la stérile mer aux flots bouillonnants, mais sans goûter les charmes du plaisir ; puis ensuite, ayant partagé la couche du Ciel, elle enfanta l’Océan aux gouffres profonds, et Cœus, et Crius, et Hypérion, et Japet, et Thia, et Rhéa, et Thémis, et Mnémosyne, et Phoebé à la couronne d’or, et l’aimable Téthys. Après tous ceux-là, elle mit au monde l’astucieux Saturne, le plus terrible de ses enfants, et qui fut l’ennemi de son vigoureux père. Elle enfanta de plus les Cyclopes, etc.[10]. »

Hésiode énumère les autres enfants du Ciel ou d’Uranus et de la Terre. Puis il raconte la querelle d’Uranus et de ses fils, comment Saturne mutila son père avec la faux qu’avait forgée la Terre elle-même, et comment du sang d’Uranus mutilé naquirent d’autres divinités, et parmi elles Aphrodite. Puis vient la longue énumération de tous les autres dieux dont la naissance remontait, suivant la tradition, à l’époque qui avait précédé le règne de Saturne et la mutilation d’Uranus. On voit ensuite Saturne dévorant ses enfants, Rhéa sauvant Jupiter, et celui-ci, avec l’aide des Titans, c’est-à-dire des fils d’Uranus et de la Terre, renversant Saturne à son tour, et établissant son empire sur les hommes et sur les immortels. La querelle de Jupiter et des dieux nouveaux contre les divinités titaniques occupe presque tout le reste du poëme. C’est dans cette partie surtout qu’Hésiode, entraîné par le sujet, a donné carrière à son génie poétique, sans s’inquiéter beaucoup s’il restait dans les justes proportions d’un épisode. On dirait qu’il a voulu faire oublier quelque Gigantomachie d’un des aèdes qui l’avaient précédé. Je regrette que le morceau soit trop long ; je voudrais le transcrire en entier : l’immensité du champ de bataille, la grandeur de la lutte, la nature des combattants, donnent à ce tableau quelque chose de sombre et d’étrange, qui ne ressemble à rien de ce que nous a transmis l’antiquité. Je cite seulement quelques traits :

« Les deux partis déployaient leur audace et la vigueur de leurs bras. Un horrible fracas retentit sur la mer sans bornes ; la terre pousse un long mugissement ; le vaste ciel s’agite et gémit ; le grand Olympe tremble jusqu’en ses fondements, sous le choc des immortels. L’ébranlement terrible se fait sentir jusque dans le ténébreux Tartare… Alors Jupiter ne retient plus son courroux. Son âme se remplit à l’instant de fureur ; il déploie sa force tout entière. Impétueux, il s’élance des hauteurs du ciel et de l’Olympe, faisant jaillir des feux étincelants : les foudres volaient sans relâche hors de sa main puissante, au milieu du tonnerre et des éclairs, en roulant une flamme sacrée. La terre nourricière mugissait embrasée ; et les forêts immenses pétillaient enveloppées par l’incendie. La terre bouillonnait au loin, et les flots de l’Océan, et la mer stérile. Une brûlante vapeur entourait les Titans fils de la Terre ; la flamme s’élevait à l’infini dans l’air divin ; et les combattants, tout braves qu’ils fussent, étaient aveuglés de l’éblouissant éclat de la foudre et du tonnerre. Le vaste incendie envahit le chaos même… Cottus, et Briarée, et Gyès insatiable de guerre, avaient excité aux premiers rangs un combat acharné. De leurs mains puissantes ils lancent coup sur coup trois cents rochers, et ombragent les Titans d’une nuée de flèches. Vainqueurs de ces vaillants ennemis, ils les précipitent sous la vaste terre, et ils les chargent d’impitoyables chaînes, dans ces abîmes aussi profondément enfoncés sous la terre que le ciel s’élève au-dessus de sa surface. Car une enclume d’airain, tombant du ciel, descendrait neuf nuits et neuf jours, et atteindrait à la terre le dixième jour ; et une enclume d’airain, tombant de la terre, descendrait neuf nuits et neuf jours, et atteindrait le dixième jour au Tartare. L’abîme est entouré d’une barrière d’airain. Autour de l’ouverture la nuit répand à triple repli ses ombres ; au-dessus reposent les racines de la terre et de la mer stérile. C’est là que les dieux titans sont emprisonnés dans les ténèbres obscures, par l’ordre de Jupiter assembleur de nuages[11]. »


Authenticité des deux poëmes.


Il y a une telle ressemblance de caractère et de style entre la Théogonie et les Œuvres et Jours, qu’il n’est guère permis de mettre en doute l’étroite parenté des deux poëmes. C’est le même mode de composition, où, si l’on veut ; la même insouciance de ce que nous nommons ainsi ; c’est la même prédilection des thèmes favorables, aux dépens de l’harmonie de l’ensemble ; c’est le même mouvement, la même tournure de pensée ; ce sont les mêmes phrases pleines de sens, mais traînantes quelquefois et un peu obscures ; c’est la même versification naïve et le même système de prosodie ; c’est la même langue avec sa saveur béotienne et antique. Malgré la profonde différence des sujets, on retrouve plus d’une fois, dans l’un et l’autre poëme, la trace des mêmes préoccupations, les mêmes sentiments, les mêmes idées. Mais nulle part l’unité d’auteur ne se révèle plus manifeste que dans les passages où il s’agit de la femme. Hésiode n’est point un flatteur de l’autre sexe. Les bonnes ménagères sont rares de tout temps ; et ce n’est pas d’aujourd’hui que les coquettes tendent leurs filets par le monde. Le poëte du travail, de la paix et du bien-être voit le type de la femme, telle qu’elle est trop souvent, dans cette Pandore destinée par Jupiter à être tout à la fois le charme et le fléau des hommes : « À l’instant, l’illustre boiteux, Vulcain, obéissant aux volontés du fils de Saturne, façonna avec de la terre une figure qui ressemblait à une chaste vierge. Les Grâces divines lui attachèrent des colliers d’or ; et les Heures à la belle chevelure la couronnèrent des fleurs du printemps. Pallas Minerve orna son corps d’une complète parure. Le messager des dieux, le meurtrier d’Argus, docile aux volontés du tonnant Jupiter, arma son cœur de mensonges, de discours artificieux, de sentiments perfides. Le héraut des dieux mit aussi en elle une voix articulée ; et il nomma cette femme Pandore, parce que tous les habitants de l’Olympe lui avaient fait chacun leur présent, afin qu’elle fût un fléau pour les industrieux mortels[12]. » C’est dans un but tout pratique et moral qu’Hésiode contait à son frère cette vieille légende. Les conseils qu’il donne à Persès en plus d’un endroit montrent assez le sens qu’il y attache. Il lui recommande de se défier des manèges de ces femmes qui en veulent plus à sa fortune qu’à son cœur. Il le met en garde contre ce qu’on appelle encore aujourd’hui de bons mariages ; il lui dit de n’épouser que dans une famille voisine et connue : « Examine attentivement avant de choisir, afin que ton mariage ne fasse pas de toi la risée de tes voisins. S’il n’est pas pour l’homme d’acquisition meilleure que celle d’une vertueuse épouse, il n’est pas de pire calamité non plus qu’une femme vicieuse… Sans torche elle consume son époux, et le livre à la vieillesse cruelle[13]. »

Il n’est pas bien étonnant que le mythe de Pandore figure aussi dans la Théogonie, où sa place était naturellement marquée. Mais un seul homme a pu ajouter à la légende l’affabulation un peu brutale qui la suit ; et cet homme, c’est Hésiode, c’est le poëte qu’on vient d’entendre : « C’est de Pandore qu’est née la race des femmes au sein fécond. Oui, cette race funeste vient d’elle ; les femmes, fléau cruel qui habite parmi les hommes ; les femmes, qui s’associent non à la pauvreté, mais à l’opulence. De même que quand les abeilles, dans leurs ruches couronnées de toits, nourrissent des frelons qui ne savent que s’employer au mal : tout le jour, jusqu’au coucher du soleil, elles travaillent activement à former des blancs rayons de miel ; eux, au contraire, ils ne bougent de l’intérieur des ruches couronnées de toits, engloutissant dans leur ventre le travail d’autrui : de même Jupiter qui tonne dans les airs a imposé aux mortels le fléau des femmes… Celui qui, fuyant le mariage et l’importune société des femmes, refuse de prendre une épouse et parvient jusqu’à la fatale vieillesse, cet homme vit privé des soins nécessaires, et, quand il est mort, des collatéraux se partagent ses biens. Celui qui subit la destinée du mariage, et qui possède une femme pleine de chasteté et de sagesse, chez celui-là même le bien est toujours compensé par le mal. Mais l’homme qui est allé se buter dans une vengeance perverse porte en son cœur, toute sa vie, un infini chagrin[14]. »


Les grandes Éées.


Hésiode, vers la fin de la Théogonie, après avoir énuméré les enfants de Jupiter et quelques autres divinités, s’adresse de nouveau aux Muses, et annonce qu’il va chanter les déesses qui se sont unies à de simples mortels, et qui ont donné le jour à des enfants semblables aux dieux. Cette liste supplémentaire occupe une cinquantaine de vers, et se termine par ces mots, qui sont aussi les derniers de la Théogonie : « Maintenant chantez la troupe des femmes, ô Muses harmonieuses, filles de Jupiter qui tient l’égide[15]. » Ces femmes dont il est question sont celles qui avaient eu commerce avec les dieux, et qu’Hésiode avait célébrées, elles et leurs fils, dans une suite de notices épiques, légèrement rattachées l’une à l’autre, et qui étaient comprises sous le titre commun de Catalogue des Femmes ou de Grandes Éées. Peu importe que toute la dernière partie de la Théogonie ait été, comme le prétendent quelques-uns, ajoutée après coup pour souder le poëme religieux à l’épopée des femmes. Il nous suffit qu’Hésiode était réputé l’auteur de cette épopée. Le titre de Grandes Éées, ou simplement d’Éées (μεγάλαι Ήοῑαι, ou Ήοῑαι), sous lequel le Catalogue des femmes est souvent cité par les anciens, provient de ce que la légende de la plupart des héroïnes se rattachait aux récits précédents par les deux mots ἢ οἴη, ou telle que. Voici, par exemple, le début de la partie du poëme qui concernait Alcmène, mère d’Hercule : « Ou telle que, quittant sa demeure et son pays, vint à Thèbes, pour suivre le belliqueux Amphitryon, Alcmène, fille d’Électryon l’intrépide chef des guerriers[16]. »

On ne sait pas au juste le nombre des héroïnes qu’Hésiode avait célébrées. Les vers qui restent de l’épopée des femmes se rapportent à Coronis, mère d’Esculape, fils d’Apollon ; à Antiope, mère de Zéthus et d’Amphion, fils de Jupiter ; à Mécionice, mère d’Euphémus, fils de Neptune ; à Cyrène, mère d’Aristée, fils d’Apollon. Encore y a-t-il telle de ces légendes qui semble avoir été ajoutée après coup à l’œuvre primitive. Celle de Cyrène, cette jeune fille thessalienne qu’Apollon avait transportée en Libye, où elle donna le jour à Aristée, doit dater, suivant quelques critiques, d’une époque postérieure à la fondation de la ville de Cyrène sur les côtes de la Libye, c’est-à-dire de plusieurs siècles après Hésiode. Le fragment de la légende d’Alcmène, dont j’ai cité le début, est assez considérable : il ne contient pas moins de cinquante-six vers, qui se suivent sans lacune. Le poëte y explique les motifs qui avaient forcé Amphitryon de se réfugier à Thèbes, l’amour de Jupiter pour Alcmène, l’absence et le retour d’Amphitryon, la naissance d’Hercule et de son frère. Ce n’est là, évidemment, qu’une portion de la légende. Le récit des exploits d’Hercule et la peinture des tourments endurés par la mère d’un héros si rudement éprouvé, avaient dû fournir une riche matière aux développements poétiques. L’exclamation d’Alcmène qui nous a été conservée : « O mon fils, Jupiter, ton père, t’a donc fait naître pour être malheureux et brave entre tous ! » ce cri pathétique, sorti du cœur d’une mère, prouve du moins qu’Hésiode avait fait de la légende une sorte d’Héracléide, mais d’où Alcmène n’était point absente.


Le bouclier d’Hercule.


Dans les éditions d’Hésiode, immédiatement après le grand morceau de cinquante-six vers, vient, sans transition aucune, le récit du combat d’Hercule contre Cycnus fils de Mars, et contre le dieu Mars lui-même. Ce récit, à son tour, est coupé par la description infiniment détaillée du bouclier que portait le fils d’Alcmène, et ne reprend qu’au bout de cent quatre-vingts vers. L’ensemble incohérent formé de ces trois pièces diverses est le prétendu poëme qu’on nomme le Bouclier d’Hercule. Il n’est pas vraisemblable que le récit du combat soit un débris des Éées. Hésiode n’aurait pas donné un si vaste développement au moins renommé peut-être des douze travaux d’Hercule, et cela dans une épopée où la légende d’Alcmène et de son fils n’occupait elle-même qu’une place assez restreinte. Tout d’ailleurs y décèle une main qui n’est pas celle d’Hésiode. On y trouve tel vers des Œuvres et Jours presque textuellement transcrit, et un bon nombre d’expressions et de formes hésiodéennes ; mais les mots, les tournures d’Homère, et jusqu’à ses comparaisons, s’y rencontrent à chaque pas. Ce n’est pourtant pas un centon, une pièce sans originalité et sans valeur. Il y a du mouvement, de l’énergie ; le style n’est pas sans souplesse ni sans éclat. C’est l’ouvrage d’un homme de talent, et le reste, selon toute apparence, de quelque hymne en l’honneur d’Hercule, ou de quelqu’une de ces Héracléides qui avaient été composées par les poëtes de l’âge posthomérique.

La description du bouclier est remarquable aussi par ses qualités poétiques. Il est certain, vu son ampleur, qu’elle n’a pas été faite pour le récit où elle est intercalée. Il est bien plus certain encore qu’elle n’est pas d’Hésiode. Celui qui a décrit le bouclier d’Hercule avait sous les yeux la description du bouclier d’Achille. On dirait même que, dans certaines parties, il a pris à tâche de rivaliser avec Homère. J’ai cité ailleurs, à propos du chant d’hyménée, la peinture d’un cortège nuptial, d’après le bouclier d’Achille. Une scène semblable est tracée dans la description du bouclier d’Hercule ; et avec des circonstances analogues, et dans des termes quelquefois identiques. La description du bouclier d’Hercule ne peut provenir que de quelque grande épopée ; car les hymnes religieux, à cause de leur brièveté, ne souffraient point de pareils hors-d’œuvre. Ce serait perdre son temps que de chercher le nom du poëte qui l’a composée, et le siècle où il a vécu. Tout ce qu’il est permis d’affirmer, c’est que ce poëte n’est pas Hésiode, et qu’il n’a ni le ton, ni le style, ni même la langue de l’auteur de la Théogonie et des Œuvres et Jours.


Ouvrages attribués à Hésiode.


On attribuait à Hésiode, dans l’antiquité, une foule d’autres ouvrages, aujourd’hui perdus, et dont il ne reste guère que les titres. Ainsi, par exemple, un poëme didactique sur l’équitation, intitulé Leçons de Chiron ; un autre poëme didactique, sur l’Ornithomancie ou l’art de deviner les présages des oiseaux ; la Mélampodie, épopée en l’honneur du fameux roi-devin Mélampus d’Argos ; l’Égimius, autre épopée en l’honneur d’un héros dorien de ce nom, ami et allié d’Hercule ; des poëmes plus courts, ou plutôt des fragments épiques, tels que le Mariage de Céyx, l’Épithalame de Pélée et Thétis, la Descente de Thésée et de Pirithoüs aux enfers, etc.

Le nom d’Hésiode était comme une sorte de centre poétique, autour duquel on avait groupé la plupart des productions de ce qu’on pourrait appeler l’école béotienne, toutes celles dont les auteurs avaient gardé l’anonyme ou s’étaient volontairement cachés sous le couvert du poëte national des Éoliens. Mais la croyance à l’authenticité de ces ouvrages n’était pas universelle. Quelques-uns même poussaient le scepticisme un peu loin ; et les Béotiens, au temps de Pausanias, taxaient de bâtardise non seulement les poëmes que je viens d’énumérer, mais les Éées, mais la Théogonie même. Les Œuvres et Jours étaient, suivant eux, le seul poëme qu’Hésiode eût laissé. Qu’importe qu’Hésiode ait été un peu plus fécond ou un peu moins ? N’eût-il fait que les Œuvres et Jours, il mériterait encore d’avoir été classé, dans l’estime des Grecs, au premier rang des poëtes, et d’avoir eu son nom si souvent accolé à celui d’Homère.



  1. Œuvres et Jours, vers 648 et suivants.
  2. Œuvres et Jours, vers 35 et suivants.
  3. Théogonie, vers 1 et suivants.
  4. Œuvres et Jours, vers 11 et suivants.
  5. Œuvres et Jours, vers 201 et suivants.
  6. Ibid., vers 238 et suivants.
  7. Œuvres et Jours, vers 502 et suivants.
  8. Œuvres et Jours, vers 580 et suivants.
  9. Iliade, chant VI, vers 181, 182.
  10. Théogonie, vers 116 et suivants.
  11. Théogonie, vers 677 et suivants
  12. Œuvres et Jours, vers 70 et suivants
  13. Ibid., vers 699 et suivants.
  14. Théogonie, vers 509 et suivants.
  15. Théogonie, vers 1021-1022.
  16. Bouclier d’Hercule, vers 1 et suivants.