Histoire de la littérature grecque/Chapitre XLIII

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Librairie Hachette et Cie (p. 516-523).


CHAPITRE XLIII.

PLUTARQUE.


Vie de Plutarque. — Génie de Plutarque. — Ouvrages historiques de Plutarque. — Plutarque moraliste. — Style de Plutarque.

Vie de Plutarque.


Plutarque naquit à Chéronée dans la Béotie, vers le milieu du premier siècle de notre ère. On ignore l’année précise de sa naissance ; mais on sait, par son propre témoignage, qu’à l’époque du voyage de Néron en Grèce, c’est-à-dire à la date de l’an 66, il suivait, à Delphes, les leçons du philosophe Ammonius. À son retour dans sa patrie, il fut employé, quoique fort jeune, à quelques négociations avec les villes voisines. Bientôt après il se maria. C’est à Chéronée qu’il passa sa vie presque tout entière. Il mettait sa gloire et son patriotisme à empêcher par sa présence, comme il le dit naïvement lui-même, que cette ville, qui n’avait jamais été bien importante, ne s’amoindrît encore, et à faire jouir ses concitoyens de l’estime et de la faveur dont il était l’objet. Il vint pourtant à Rome à plusieurs reprises, et il y donna, sur divers sujets de philosophie, de littérature et d’érudition, des leçons publiques, qui furent la première origine et la première occasion des nombreux traités qui composent ce qu’on appelle les Morales. Tout ce qu’il y avait d’illustres personnages dans Rome assistait à ces leçons ; et c’est là ce qui a pu faire dire que Trajan, presque aussi âgé que Plutarque, avait eu Plutarque pour maître. Plutarque parlait à ses auditeurs romains non point dans leur langue, mais dans la sienne. Le grec était un idiome qu’entendaient parfaitement tous les gens lettrés de l’Italie. D’ailleurs Plutarque n’a jamais su le latin assez bien pour le parler. Il nous dit lui-même, dans la Vie de Démosthène, qu’il n’avait pas eu le temps, durant son séjour en Italie, de se livrer à une étude approfondie de cette langue, à cause des affaires publiques dont il était chargé, et de la quantité de gens qui venaient tous les jours s’entretenir avec lui de philosophie. Il ne commença à étudier fructueusement les auteurs latins que fort tard, quand il se mit à écrire ses Vies comparées des hommes illustres de la Grèce et de Rome.

On ne connaît pas l’année de sa mort ; mais l’opinion la plus probable est qu’il mourut quelque temps avant la fin de règne d’Adrien, à l’âge de soixante-douze ou soixante-quinze ans.


Génie de Plutarque.


De tous les écrivains de l’antiquité classique, Plutarque est sans contredit le plus populaire parmi nous. Il doit cette popularité à la nature de son génie, au choix des sujets qu’il a traités, surtout à l’éternel intérêt qui s’attache au souvenir des grands hommes dont il a peint les images. Mais son premier traducteur, le vieux Jacques Amyot, a contribué pour une large part à sa renommée. Amyot n’était pas un écrivain vulgaire. Le Plutarque d’Amyot est vivant ; et il n’est pas d’auteur, dans notre langue, qui soit plus Français que ce Grec mort en Béotie il y a dix-huit siècles.

L’idée sur laquelle reposent les Parallèles ou Vies comparées rappelle les thèses factices des écoles de rhéteurs. Mais rien n’est moins sophistique, rien n’est moins d’un rhéteur que l’exécution de ce plan, qui nous semble d’abord si bizarre ; et le lecteur est entraîné, bon gré mal gré, par le charme étrange répandu non pas dans les récits seulement, mais dans ces comparaisons mêmes qui suivent chaque couple de Vies, où deux héros, un Grec et un Romain, sont rapprochés trait pour trait, confrontés en vertu d’un principe uniforme, et pesés au même poids.

Je lis partout ces mots, le bon Plutarque. Mais cette épithète ne convient qu’au Plutarque français d’Amyot ; non point même proprement, mais par l’effet de l’illusion de naïveté que font sur nous cette langue et ce style, vieux de trois siècles. Plutarque est un écrivain sans fard et sans apprêt, heureusement doué par la nature, et qui répand à pleines mains tous les trésors de son âme. C’est un homme de bonne foi ; c’est le Montaigne des Grecs, comme le caractérise excellemment Thomas. Il a même quelque chose de cette manière pittoresque et hardie de rendre les idées et de cette imagination de style, qui donnent tant de prix aux Essais. Nul historien n’a excellé comme lui à reproduire les traits des personnages historiques, je dis surtout les traits de leur âme ; à les peindre, à les faire vivre, agir et marcher. Les poëtes dramatiques n’ont eu qu’à le copier, pour tracer de saisissantes et immortelles figures.

« Quels plus grands tableaux, dit M. Villemain, que les adieux de Brutus et de Porcie, que le triomphe de Paul-Émile, que la navigation de Cléopâtre sur le Cydnus, que le spectacle si vivement décrit de cette même Cléopâtre, penchée sur la fenêtre de la tour inaccessible où elle s’est réfugiée, et s’efforçant de hisser et d’attirer vers elle Antoine, vaincu et blessé, qu’elle attend pour mourir ! Combien d’autres descriptions d’une admirable énergie ! Et, à côté de ces brillantes images, quelle naïveté de détails vrais, intimes, qui prennent l’homme sur le fait, et le peignent dans toute sa profondeur en le montrant avec toutes ses petitesses ! Peut-être ce dernier mérite, universellement reconnu dans Plutarque, a-t-il fait oublier en lui l’éclat du style et le génie pittoresque ; mais c’est ce double caractère d’éloquence et de vérité qui l’a rendu si puissant sur toutes les imaginations vives. En faut-il un autre exemple que Shakespeare, dont le génie fier et libre n’a jamais été mieux inspiré que par Plutarque, et qui lui doit les scènes les plus sublimes et les plus naturelles de son Coriolan et de son Jules César ? Montaigne, Montesquieu, Rousseau, sont encore trois grands génies sur lesquels on retrouve l’empreinte de Plutarque, et qui ont été frappés et colorés par sa lumière. Cette immortelle vivacité du style de Plutarque, s’unissant à l’heureux choix des plus grands sujets qui puissent occuper l’imagination et la pensée, explique assez le prodigieux intérêt de ses ouvrages historiques. Il a peint l’homme, et il a dignement retracé les plus grands caractères et les plus belles actions de l’espèce humaine. »


Ouvrages historiques de Plutarque.


Ces compositions ont pourtant leurs défauts, et même des défauts assez graves. Les Vies ne sont presque jamais des biographies complètes ; et l’historien laisse trop souvent dans l’ombre les faits même les plus considérables, ou ne leur donne pas toute la place qu’ils devraient avoir. Ses préoccupations morales ou dramatiques lui font oublier quelque peu les droits imprescriptibles de la vérité, qui veut être dite tout entière. Plutarque, qui écrivait rapidement et sans beaucoup de critique, laisse échapper de temps en temps des erreurs matérielles, surtout en ce qui concerne Rome et ses institutions : il interprète souvent à faux le sens des auteurs latins d’où il tire ses documents. Souvent aussi il préfère, soit insouciance ou défaut de jugement, des autorités suspectes comme il a fait dans le récit de la prétendue corruption de Démosthène. Il se met quelquefois avec lui-même dans des contradictions manifestes. Tout cela est avéré, et d’autres péchés sans doute que j’oublie dans le nombre. Mais que ne pardonne-t-on pas à un écrivain qui sait nous prendre, et à chaque instant, par le cœur et par les entrailles, et qui ne cesse jamais de nous enchanter, même quand ce qu’il conte semble le plus vulgaire ou le plus futile ? « Plutarque, dit J. J. Rousseau, excelle par les mêmes détails dans lesquels nous n’osons plus entrer. Il a une grâce inimitable à peindre les grands hommes dans les petites choses ; et il est si heureux dans le choix de ses traits, que souvent un mot, un sourire, un geste, lui suffit pour caractériser son héros. Avec un mot plaisant, Annibal rassure son armée effrayée, et la fait marcher en riant à la bataille qui lui livra l’Italie. Agésilas, à cheval sur un bâton, me fait aimer le vainqueur du Grand-Roi. César, traversant un pauvre village et causant avec ses amis, décèle, sans y penser, le fourbe qui disait ne vouloir être que l’égal de Pompée. Alexandre avale une médecine et ne dit pas un seul mot : c’est le plus beau moment de sa vie. Aristide écrit son propre nom sur une coquille, et justifie ainsi son surnom. Philopœmen, le manteau bas, coupe du bois dans la cuisine de son hôte. Voilà le véritable art de peindre. La physionomie ne se montre pas dans les grands traits, ni le caractère dans les grandes actions : c’est dans les bagatelles que le naturel se découvre. Les choses publiques sont ou trop communes ou trop apprêtées ; et c’est presque uniquement à celles-ci que la dignité moderne permet à nos auteurs de s’arrêter. »

Le style historique de Plutarque n’est pas un très-grand style. C’est, comme dit Thomas, la manière d’un vieillard plein de sens, accoutumé au spectacle des choses humaines, qui ne s’échauffe ni ne s’éblouit, dont l’admiration est calme, dont le blâme évite les éclats. Il va, s’arrête, revient, suspend le récit, répand sur sa route les digressions et les parenthèses. À proprement parler, Plutarque n’est point un narrateur. C’est un ami qui s’entretient avec un ami au sujet d’hommes fameux et d’événements mémorables.


Plutarque moraliste.


La grande collection des œuvres diverses de Plutarque, connue vulgairement sous le titre de Morales, contient des traités de toute valeur et presque de tout genre. Il est vrai que Plutarque est un moraliste avant tout. Son âme d’honnête homme passionné pour le bien se mêle à tout ce qu’il écrit : c’est là ce qui donne tant de vie même à ses dissertations d’antiquités ; c’est là ce qui fait lire ses discussions métaphysiques, politiques ou religieuses ; c’est là ce qui rend intéressantes jusqu’à ses faiblesses d’esprit. On lui pardonne sans peine d’avoir été fort injuste envers les stoïciens ; et, quand on songe à son amour tout filial pour Chéronée, on s’explique qu’il ait fait un livre contre l’historien Hérodote, qui avait dû traiter sévèrement dans ses récits la Béotie et les Béotiens. Mais parmi cette multitude d’écrits, qui pour la plupart n’ont avec la morale proprement dite que des rapports indirects et fortuits, il en est un certain nombre dont la morale didactique est le sujet, la substance même ; et ceux-là sont les plus renommés de toute la collection : ce sont ceux où le génie de Plutarque s’est montré avec tous ses avantages. Quelques-uns sont d’une haute éloquence. Le dialogue intitulé des Délais de la Justice divine est la plus grande et la plus belle œuvre que la littérature et la philosophie grecques eussent enfantée depuis le temps de Platon. Le dialogue intitulé de l’Amour n’est guère moins remarquable en son genre. Plutarque n’a pas traité ce sujet dans la grande manière de Platon, et son livre n’est point une contrefaçon du Banquet. Il a laissé la métaphysique profonde et la haute poésie ; il s’est enfermé dans le domaine des réalités de la vie domestique ; il a voulu se montrer uniquement ce qu’il était, bon époux, bon père de famille, conteur très-aimable. Son livre est le panégyrique de l’amour légitime, et contient le récit d’une foule d’anecdotes dont la tendresse conjugale est le thème ordinaire. C’est là, vers la fin du dialogue, que Plutarque raconte la touchante histoire du dévouement d’Empone, que nous nommons, d’après les Latins, Éponine. Il y a encore d’autres écrits, dans la collection, qui passeraient pour des chefs-d’œuvre, s’ils n’étaient éclipsés par le voisinage de ces ouvrages renommés. Ainsi la Consolation à sa femme sur la mort de sa fille est une lettre pleine d’émotion, de naïveté et de tendresse. Les traités sur la Superstition, sur le Mariage, sur la Noblesse, bien d’autres encore, ou pour mieux dire tous les traités moraux de Plutarque, et en général tous ses écrits de quelque nature que ce soit, se recommandent par des qualités estimables, et procurent au lecteur agrément et profit. Toujours et partout on y sent cet amour du bon et du beau, cette simplicité de cœur, cette parfaite sincérité, qui captivent le sentiment, alors même que la raison a quelque chose encore à désirer.

Montaigne, au livre deuxième des Essais, fait une comparaison en règle entre les Morales de Plutarque et les Épîtres de Sénèque. Ce qui lui plaît surtout, c’est la brièveté des opuscules et la variété des sujets : « Ils ont touts deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j’y cherche y est traictée à pieces descousues, qui ne demandent pas l’obligation d’un long travail, dequoy ie suis incapable… Il ne fault pas grande entreprinse pour m’y mettre ; et les quitte où il me plaist : car elles n’ont point de suitte et dependance des unes aux aultres. Ces aucteurs se rencontrent en la plus-part des opinions utiles et vrayes ; comme aussi leur fortune les feit naistre environ mesme siècle ; touts deux precepteurs de deux empereurs romains ; touts deux venus de païs estrangier ; touts deux riches et puissants. Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et présentée d’une simple façon, et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant ; Seneque plus ondoyant et divers : Cettuy cy se peine, se roidit et se tend, pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte et les vicieux appetits ; L’aultre semble n’estimer pas tant leurs efforts, et desdaigner d’en haster son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions platoniques, doulces et accommodables à la société civile ; L’aultre les a stoïques et épicuriennes, plus esloingnées de l’usage commun, mais, selon moy, plus commodes en particulier et plus fermes… Seneque est plein de poinctes et saillies ; Plutarque, de choses : celuy là vous eschauffe plus et vous esmeut ; cettuy ci vous contente davantage et vous paye mieulx ; il nous guide, l’aultre nous poulse. » Montaigne, qui ne lisait Plutarque que dans Amyot, croyait comme Amyot que Plutarque avait été précepteur de Trajan et avait joué un rôle en politique. Sauf ce trait, le parallèle est juste ; et Plutarque moraliste y est admirablement caractérisé.


Style de Plutarque.


Je ne dois pas dissimuler que la diction de Plutarque est loin d’être digne de celle des anciens maîtres. Plutarque a subi, autant et plus que personne, la fatale influence du siècle où il vivait. Sa langue n’est plus celle de Platon, de Xénophon, de Thucydide. Il n’a pas même essayé, comme ceux qu’on appelle atticistes, d’en retrouver les secrets. Il prend ses termes de toute main ; il se teint des couleurs de tous les écrivains dont il reproduit les pensées, peu soucieux d’effacer les disparates et d’adoucir les tons criards. Rien de fondu, rien d’achevé ; nulle conformité, nulle règle, nulle mesure. Sa façon d’écrire est plus aiguë, dit Jacques Amyot dans son expressif langage, plus docte et pressée, que claire, polie ou aisée. Dacier compare ce style à ces anciens bâtiments dont les pierres ne sont ni polies ni bien arrangées, mais bien assises, et ont plus de solidité que de grâce et ressentent plus la nature que l’art.