Histoire de la littérature grecque/Chapitre XVII
CHAPITRE XVII.
ORIGINES DU THÉÂTRE GREC.
La tragédie avant Thespis.
C’est vers l’époque où Pisistrate préparait ses entreprises contre la liberté, que naquit dans Athènes cette poésie dramatique qui devait résumer en soi toutes les poésies, depuis l’épopée jusqu’à la satire outrageuse ; les égaler chacune en particulier, par la richesse des détails, par la variété des inventions, par l’éclat de la forme ; les dépasser par la vérité et l’intérêt des peintures, et laisser au monde les noms immortels d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, d’Aristophane, de Ménandre : « En ce temps-là, dit Plutarque dans la Vie de Solon, Thespis commençait à changer la tragédie ; et la nouveauté du spectacle attirait la foule, n’y ayant point encore de concours où les poëtes vinssent se disputer le prix. Solon, naturellement curieux, et qui, dans sa vieillesse, se livrait davantage aux passe-temps et aux jeux, et même à la bonne chère et à la musique, alla entendre Thespis, lequel, suivant l’usage des anciens poëtes, jouait lui-même ses pièces. Après le spectacle, il appela Thespis, et lui demanda s’il n’avait pas honte de faire publiquement de si énormes mensonges. Thespis répondit qu’il n’y avait point de mal à ses paroles ni à sa conduite, puisque ce n’était qu’un jeu. « Oui, dit Solon, en frappant avec force la terre de son bâton ; mais si nous souffrons, si nous approuvons le jeu, nous trouverons la réalité dans nos contrats. »
Ce qu’on appelait déjà tragédie, avant Thespis, n’était autre chose que le dithyrambe, le chant en l’honneur de Bacchus. Ce chant, tantôt triste et plaintif, tantôt vif et joyeux, libre dans son allure, dégagé de presque toutes les entraves métriques, était une sorte d’épopée, où se déroulait le récit des aventures du dieu. Le chœur dithyrambique dansait, en chantant, une ronde continue autour de l’autel de Bacchus. Sur cet autel on immolait un bouc ; et le nom de la victime, τράγος, fait comprendre comment le chant du sacrifice a pu recevoir le nom de tragédie, τραγῳδία, c’est-à-dire chant du bouc, et pourquoi tels et tels poëtes dithyrambiques, antérieurs à Thespis, sont cités comme auteurs de tragédies. Suivant quelques-uns, le mot tragédie vient de ce que les chanteurs du dithyrambe se déguisaient en satyres, avec des jambes et des barbes de bouc, pour figurer le cortège habituel de Bacchus. Cette opinion peut jusqu’à un certain point se soutenir, mais non pas celle qu’a exprimée Boileau d’après Horace, qu’un bouc était le prix de celui qui avait le mieux chanté. Le prix du dithyrambe était un bœuf, qu’on décernait, non pas au meilleur choreute, mais au poëte qui avait composé le chant, la musique et la danse, et qui en avait dirigé l’exécution. Virgile pourtant aurait dû faire réfléchir Boileau, et lui faire comprendre la méprise d’Horace. Il s’agit quelque part, dans les Géorgiques, de la victime de Bacchus ; et c’est au sacrifice du bouc que Virgile rapporte l’origine des représentations dramatiques, et de ces concours où les enfants de Thésée, comme il dit, proposaient des prix aux talents. Mais les critiques n’ont pas même fait attention à cet important témoignage.
Innovations de Thespis.
Voici quelles étaient les innovations poétiques dont s’était scandalisé le vieux Solon. Thespis avait imaginé de prendre pour sujet de poëme une portion bornée de la légende de Bacchus, l’histoire de Penthée par exemple, et de la mettre non plus en récit, mais en action. Le chœur chantait et dansait encore, mais non plus d’une façon continue. De temps en temps un personnage s’en détachait, et parlait seul, soit pour répondre aux paroles du chœur, soit pour raconter ses pensées, soit pour provoquer le chœur à de nouveaux chants. Thespis n’employait dans ses tragédies, au dire des anciens, qu’un seul acteur ; un seul à la fois, bien entendu, mais non pas toujours le même. Les Suppliantes d’Eschyle peuvent donner une idée du système dramatique de Thespis, car, saut un seul dialogue, il n’y a jamais qu’un seul acteur en scène avec les filles de Danaüs. Au reste, la partie purement lyrique, dans les compositions de Thespis, était de beaucoup la plus considérable. Le sujet dramatique, l’épisode, comme on disait, avait très-peu de développement ; et l’acteur, ύποχρίτης, le répondant, suivant l’acception du terme grec, s’adressait au chœur en vers dont la forme et le caractère tenaient de bien près encore aux mètres lyriques. Thespis se servait, dans le dialogue, du tétramètre trochaïque, et non de l’ïambe.
Il paraît que Thespis avait poussé l’audace jusqu’à se passer quelquefois de prendre ses sujets de tragédies dans la légende de Bacchus. Parmi les titres des pièces que lui attribuent les anciens, il y a une Alceste. Ce qui rend le fait assez vraisemblable, c’est que les poëtes dithyrambiques eux-mêmes n’avaient pas toujours été fidèles à la tradition de leurs devanciers. Ceux de Sicyone, dit-on, fatigués de répéter sans cesse ni fin les mêmes récits, avaient ajouté aux louanges de Bacchus celles de quelques autres dieux, ou de héros des vieux âges : ils finirent même par oublier Bacchus, dans le dithyrambe, dans le chant bachique, au profit d’Adraste, leur héros national. La première fois qu’il en fut ainsi, les assistants étonnés s’écrièrent : « Quel rapport ceci a-t-il avec Bacchus ? » mot qui passa depuis en proverbe. Il n’est pas étonnant que Thespis, une fois en possession de l’art merveilleux de captiver les hommes, ait essayé de s’en servir de diverses façons, et indépendamment de toutes les circonstances où l’avait découvert son génie. Peu lui importait, pourvu qu’il intéressât les spectateurs au dévouement de la femme d’Admète, que tel censeur morose rappelât le chœur à ses devoirs habituels, et murmurât le proverbe sicyonien : « Quel rapport ceci a-t-il avec Bacchus ? »
Il ne reste rien des tragédies de Thespis. Les vers qu’en citent quelques anciens n’ont aucun caractère d’authenticité. Nous ne savons pas même si Thespis était un écrivain d’un vrai talent. Aristophane nous apprend que la partie chorégraphique des compositions du vieux poëte était fort remarquable ; et il y avait encore, au siècle de Périclès, des amateurs qui préféraient à des chœurs plus modernes les danses surannées de Thespis.
Appareil scénique.
Tout le monde a répété, d’après Horace, l’historiette du tombereau où Thespis promenait ses acteurs : « Thespis, dit-on, inventa la muse tragique, genre auparavant inconnu ; et il porta sur des chariots ses poëmes, que chantaient et jouaient des hommes au visage barbouillé de lie[1]. » Pourtant, sur ce point, Horace s’est manifestement trompé. Il a confondu Thespis avec Susarion, l’inventeur de la comédie. C’est de Susarion que d’autres anciens content la chose. La tragédie, dès le temps du simple dithyrambe, se représentait auprès de l’autel de Bacchus. Les acteurs de Thespis récitaient et n’improvisaient pas ; et un chariot ambulant ne saurait être un théâtre que pour des improvisateurs. Horace, qui parlait tout à l’heure des poëmes de Thespis, a pu les lire comme d’autres Romains : « Les Romains, dit-il, dans le repos qui suivit les guerres Puniques, se mirent à s’enquérir des beautés de Sophocle, et de Thespis, et d’Eschyle[2]. » Peu importe que les vers attribués à Thespis soient ou non authentiques : dès que Thespis a écrit, il est évident que ses acteurs étaient autre chose que ces hommes que nous peint Horace. Je ne puis me faire à l’idée d’une Alceste représentée sur une charrette roulante, par des vendangeurs avinés.
La nécessité d’une estrade est telle, pour qui veut se donner en spectacle, qu’il est à peu près impossible que Thespis lui-même s’en soit toujours passé, et qu’on ait attendu, comme le prétend Horace, jusqu’au temps d’Eschyle, pour avoir l’idée de mettre les personnages en scène sur des tréteaux. J’en dirai autant du costume, et de tout le reste de l’appareil théâtral. Il est permis de ne pas croire qu’Eschyle ait le premier songé à distinguer les acteurs d’avec le public auquel ils s’adressaient. On n’imagine pas aisément un Bacchus, un Penthée, surtout une Alceste, car les rôles de femmes étaient joués par des hommes, sous la figure et dans le costume habituel de Thespis. Vrais ou faux, conventionnels ou non, il fallait bien que certains insignes distinguassent aux yeux le personnage.
L’emploi du masque et du cothurne doit remonter aussi aux premiers temps de l’art dramatique. Le masque répondait à un double besoin : c’était la représentation traditionnelle ou idéale du dieu ou du héros dont on supposait la présence ; c’était aussi un moyen physique de renforcer la voix de l’acteur, de la faire mieux entendre à tout un peuple assemblé. Le cothurne, brodequin à semelles très épaisses, servait à rehausser la taille du personnage en scène, et à lui donner quelque chose de cette majesté extérieure qui distinguait, selon l’opinion populaire, et les êtres divins et les mortels des anciens âges. Il est probable même que, dès avant le temps de Thespis, quand on faisait figurer les dieux en personne dans certaines cérémonies solennelles, ils se montraient à la foule en masque et en cothurne, et avec le costume dont la statuaire revêtait de tout temps leurs images : ainsi quand un jeune homme de Delphes jouait le rôle d’Apollon qui tue le serpent ; ainsi quand, à Samos, on célébrait le mariage de Jupiter et de Junon ; ainsi quand Cérès, à Éleusis, allait s’enquérant des nouvelles de sa fille.
Il n’est pas douteux, d’ailleurs, que les successeurs de Thespis, surtout Eschyle et Sophocle, n’aient perfectionné les moyens d’agir par les yeux sur l’esprit des spectateurs, comme ils ont perfectionné la fable dramatique et le style théâtral. Quant au chant et à la danse, j’ose affirmer que plus les poëtes tragiques s’éloignèrent de la forme du dithyrambe, plus ils affaiblirent l’élément chorégraphique et musical de la tragédie, et que Thespis lui-même, comparé aux poëtes dithyrambiques, marqua le premier degré de cette décadence. Qu’on se figure, en effet, ce que devait être le vrai chœur tragique, le chœur du dithyrambe, quand on y voyait Bacchus menant la troupe avinée des satyres, des évants et des ménades. Les vers suivants, d’une des pièces perdues d’Eschyle, intitulée les Edons, ne sont qu’un trait de la description du cortège de Bacchus : « L’un, tenant dans ses mains des bombyces, ouvrage du tour, exécute, par le mouvement des doigts, un air dont l’accent animé excite la fureur ; l’autre fait résonner des cymbales d’airain… Un chant de joie retentit. Comme la voix des taureaux, on entend mugir des sons effrayants, qui partent d’une cause invisible ; et le bruit du tambour, semblable à un souterrain tonnerre, roule en répandant le trouble et la terreur. » Le progrès, s’il y en eut, ne fut point un accroissement de passion et d’enthousiasme. Si les danses du chœur gagnèrent en décence et en grâce, si la musique revêtit une infinie variété de formes, et s’appropria tous les modes de la mélodie, il n’est pas moins vrai que ce qui resta du dithyrambe, dans la poésie dramatique, n’eut plus ni la même puissance que jadis sur les âmes, ni cet entraînement sympathique qui transformait en un vrai délire les sentiments de la foule assemblée pour entendre célébrer Bacchus.
Phrynichus le tragique.
L’œuvre de Thespis trouva, dès le sixième siècle, d’habiles et intelligents continuateurs. Phrynichus fils de Polyphradmon, Athénien, passe pour avoir introduit le premier les rôles de femmes au théâtre. Cela signifie sans doute que Phrynichus donna aux rôles de femmes une importance qu’ils n’avaient pas dans les pièces de Thespis. Il ne quitta pas les voies de Thespis pour ce qui est de la forme extérieure de la tragédie, et il fut, comme Thespis, poëte lyrique encore plus que poëte dramatique. Mais il choisit les sujets de ses épisodes partout où il y avait quelque chose de pathétique et d’intéressant ; non point seulement dans la légende de Bacchus et dans les traditions de l’époque héroïque, mais jusque dans les faits de l’histoire contemporaine. Hérodote raconte que Phrynichus mit sur la scène la prise de Milet par les Perses, et qu’il fut condamné à une amende de mille drachmes, pour avoir ravivé le souvenir d’une calamité nationale. On défendit même aux poëtes dramatiques de traiter désormais aucun sujet de ce genre. Cette défense n’empêcha pas Phrynichus de mettre au moins une fois encore ses contemporains sur la scène. Mais il s’agissait cette fois des triomphes d’Athènes, et non plus de la défaite de ses alliés. Voici ce qu’on lit dans l’argument grec ou didascalie, qui précède les Perses d’Eschyle : « Glaucus, dans son écrit sur les pièces d’Eschyle, dit que les Perses sont imités des Phéniciennes de Phrynichus. Il cite le commencement du drame de Phrynichus, qui est tel : Vous voyez, des Perses qui sont partis jadis, etc. Seulement, chez Phrynichus, il y a, au début, un eunuque qui annonce la défaite de Xerxès, et qui dispose des sièges pour les gouverneurs de l’empire ; tandis que c’est par un chœur de vieillards que se fait l’exposition dans les Perses. » Je n’ai pas besoin de dire que les Perses d’Eschyle ne sont pas une imitation. Ce souffle guerrier, ces inspirations patriotiques, ce sont les souvenirs vivants d’un des vainqueurs de Salamine et de Platées, ce ne sont point des réminiscences littéraires. Peut-être les deux poëtes ont-ils traité en même temps le même sujet ; peut-être Eschyle aura-t-il voulu faire oublier la pièce de Phrynichus ; enfin, la citation faite par Glaucus pourrait bien avoir été tirée, non pas du poëme original de Phrynichus, mais de quelque contrefaçon des Perses, recommandée par son auteur du nom d’un poëte tragique antérieur à Eschyle.
Phrynichus faisait un grand usage, dans le dialogue même, du tétramètre trochaïque. Suidas lui attribue l’invention de ce vers vif et rapide. Mais cette invention remonte plus haut : elle est contemporaine de celle du vers ïambique. Archiloque a fait des combinaisons de trochées, en même temps que des combinaisons d’ïambes ; et c’est lui qui a le premier employé le tétramètre trochaïque.
La réputation de Phrynichus se maintint à Athènes pendant de longues années. Achéomélèsidônophrynichèrata, cet étrange vers ïambique, ce mot aux proportions gigantesques inventé par Aristophane pour désigner les chants qui plaisaient entre tous aux vieillards athéniens, et qu’ils répétaient sans cesse, suffirait à lui seul pour attester, aujourd’hui même encore, la profonde et durable impression qu’avaient causée les représentations de Phrynichus.
Pratinas ; le drame satyrique.
Pratinas de Phliunte, Dorien du Péloponnèse, qui vint lutter au théâtre d’Athènes contre Phrynichus, et qu’Eschyle trouva en possession de la faveur publique, est cité par quelques anciens comme l’inventeur du drame demi-sérieux demi-bouffon dont le chœur était toujours composé d’une troupe de satyres, et qui reçut pour cette raison le nom de drame satyrique. La tragédie, au moins les pièces tirées de la légende de Bacchus, avait d’abord souffert tous les tons, comme autrefois le dithyrambe, suivant le caractère tantôt triste et tantôt gai des aventures attribuées au dieu, et suivant la nature des personnages dont Bacchus était entouré. Mais elle se maintint, depuis l’invention de Pratinas, dans la région des hautes idées, des nobles sentiments, des grandes catastrophes, et elle s’appropria ce style héroïque qui n’excluait ni la simplicité du langage, ni même la plus touchante naïveté. La plaisanterie, les quolibets, les danses égrillardes, furent dévolus aux satyres du drame, qui s’en acquittèrent à la complète satisfaction des spectateurs. Nous possédons un drame satyrique, le Cyclope d’Euripide, qui donne une idée du genre. Horace, dans l’Art poétique, expose les préceptes qui s’y rapportent, et décrit en ces termes les caractères du style qui sied bien aux rustiques compagnons de Bacchus : « Pour moi, chers Pisons, ce que j’aimerais, si j’écrivais un drame satyrique, ce ne serait pas une diction uniquement brute et triviale, et je ne m’efforcerais pas de m’éloigner de la couleur tragique au point qu’il n’y eût aucune différence entre les propos d’un Davus, ou d’une effrontée Pythias escamotant l’argent du benêt Simon, et le langage de Silène, serviteur et nourricier d’un dieu[3]. »
Chœrilus le tragique.
Concours dramatiques.
C’est aux travaux, c’est aux succès de ces quatre hommes, que l’art dramatique dut l’importante place qu’il occupa, dès avant la fin du sixième siècle, dans la vie publique des Athéniens. Pisistrate et ses fils ne jugèrent pas comme Solon des inventions de Thespis. Ils les favorisèrent ; ils encouragèrent, autant qu’il était en eux, les successeurs de Thespis à s’avancer plus loin dans la voie. On ignore l’époque précise où furent établis les concours dramatiques, qui se célébraient chaque année aux fêtes de Bacchus, aux Lénéennes, surtout aux grandes Dionysiaques. Mais ces concours existaient déjà quand Eschyle n’était pas encore né, et éclipsaient l’éclat des concours lyriques. Un des archontes, celui dont le nom désignait légalement la date de l’année, l’archonte éponyme, choisissait parmi les compétiteurs les trois poëtes dont les ouvrages lui paraissaient le plus dignes d’être représentés ; et il donnait à chacun d’eux un chœur, selon l’expression consacrée, c’est-à-dire qu’il les autorisait à faire apprendre leurs vers aux acteurs, et à disposer, pour la représentation, d’une troupe dont le chorège, qui était quelque citoyen opulent, fournissait l’habillement et l’entretien. Chaque poëte présentait au concours quatre pièces, trois tragédies et un drame satyrique, autrement dit une tétralogie. Les trois tragédies pouvaient être ou sur des sujets isolés et complètement divers, ou sur des sujets tirés de la même légende, et qui se faisaient suite les uns aux autres. Dans ce dernier cas, l’ensemble tragique prenait proprement le nom de trilogie. Le drame satyrique était comme la petite pièce du spectacle, et servait à remettre les assistants des impressions mélancoliques produites par la représentation successive des trois tragédies. Vers le milieu du cinquième siècle, la tétralogie ne fut plus exigée. Les poëtes luttèrent pièce contre pièce, surtout depuis l’introduction de la comédie dans les concours ; et l’archonte put donner un chœur à plus de trois poëtes à la fois. Au temps de Ménandre et de Philémon, il en choisissait jusqu’à cinq, du moins pour le concours des comédies.
Au temps de Phrynichus, de Pratinas, de Chœrilus, et même durant une partie de la carrière dramatique d’Eschyle, c’était le peuple lui-même qui réglait, par acclamation, les rangs des poëtes dont il avait vu représenter les nouveaux ouvrages. Plus tard, on institua un tribunal de cinq juges tirés au sort, qui assistaient aux représentations, et qui prononçaient l’arrêt en plein théâtre, après avoir invoqué les dieux. Le nom du vainqueur était inscrit sur les monuments publics, entre celui du chorège qui avait fait les frais du spectacle et celui de l’archonte qui avait présidé aux représentations. Les deux autres noms ne figuraient que sur les registres du concours, et selon l’ordre assigné par les juges.
Description du théâtre.
On ignore l’époque où fut construit le premier théâtre permanent capable de recevoir une grande foule. Ce n’est qu’assez tard, et quand Périclès dota Athènes de ces monuments dont les débris font encore aujourd’hui l’admiration du monde, que le théâtre de Bacchus fut construit en matériaux durables, et avec une magnificence digne de la ville des arts. Mais, dès le temps de Chœrilus et de Pratinas, et avant les débuts d’Eschyle, il y avait à Athènes un théâtre de bois, de vastes dimensions, disposé d’après les règles les plus savantes de l’acoustique, suffisant à tous les besoins essentiels, et où pouvaient s’asseoir à l’aise des milliers de spectateurs. Les femmes, les enfants, les esclaves même, assistaient à la représentation des tragédies et des drames satyriques ; et si, comme on le croit, il leur fut interdit plus tard d’assister aux représentations comiques, durant la période de la Comédie ancienne, on ne les priva jamais des enseignements qui sortent de la tragédie, cette rhétorique, comme dit Platon dans le Gorgias, à l’usage des enfants et des femmes, des hommes libres et des esclaves. Les pièces qu’on donnait au théâtre de bois étaient les mêmes que celles qu’on joua depuis dans le théâtre de pierre ; c’est le même système dramatique et lyrique qui se maintint jusqu’à l’extinction de l’art dans la Grèce : il est donc fort probable que tout était ordonné, dans le théâtre de bois même, comme dans les édifices plus solides qui furent construits plus tard non-seulement à Athènes, mais sur presque tous les points de la Grèce proprement dite ou des territoires habités par les Grecs. Les livres des anciens ne fournissent que des renseignements fort incomplets, si l’on s’en tient au texte des descriptions ; mais les débris des théâtres grecs parlent encore aujourd’hui, et servent de commentaires aux obscures indications des écrivains. Nous sommes en état de deviner ce qu’étaient les édifices eux-mêmes, et comment s’y passaient les choses.
Le théâtre était entièrement découvert, et les représentations se faisaient en plein jour. La scène, ou, comme on disait plus exactement, le logéum, le parloir, était une longue plate-forme, qui n’avait qu’une médiocre largeur, et qui présentait un parallélogramme régulier. Les gradins occupés par les spectateurs décrivaient un demi-cercle, et le banc inférieur était au niveau du logéum. L’espace vide entre le logéum et l’amphithéâtre, c’est-à-dire l’orchestre, la place de danse, s’enfonçait un peu au-dessous, et ne contenait pas de spectateurs. C’était comme un prolongement de la scène, car le chœur y faisait ses évolutions. Au point central d’où partaient les rayons du demi-cercle, en avant du logéum, et à l’extrémité d’une ligne qui aurait partagé le parallélogramme en deux portions égales, s’élevait la thymèle, ou, suivant la force du mot, l’autel du sacrifice ; tradition manifeste du vieux temps de la tragédie-dithyrambe. Peut-être continua-t-on, durant de longues années, d’immoler à Bacchus le bouc accoutumé, surtout dans la représentation des pièces tirées de le légende du dieu ; mais à la fin, la thymèle, tout en conservant son nom et sa signification symbolique, avait cessé d’être employée à cet usage, et servait uniquement de lieu de repos aux personnages du chœur. Les simples choreutes restaient debout ou assis sur les degrés de l’autel, lorsqu’ils ne chantaient pas ; et c’est de là qu’ils regardaient l’action à laquelle ils étaient intéressés. Le coryphée, littéralement le capitaine, le chef de la troupe chorale, se tenait dans la partie la plus élevée de la thymèle, observant ce qui se passait dans toute l’étendue de la scène, prenant la parole quand il fallait qu’il se mêlât au dialogue, et donnant à ses subordonnés le signal qui réglait leurs chants et leurs danses.
Les décorations de la scène représentaient d’ordinaire la façade d’un palais ou d’un temple, et, dans une perspective plus éloignée, les tours de quelque ville, une échappée sur la campagne, des montagnes, des arbres, une grève au bord de la mer. D’une tragédie à une autre, et même d’une tragédie à un drame satyrique, la décoration principale restait, à peu de chose près, ce qu’on l’avait vue auparavant, parce que le lieu de la scène était toujours en plein air, par conséquent dans des conditions analogues, sinon parfaitement identiques. On se contentait de retrancher tel ou tel objet, d’en ajouter quelque autre, un tombeau par exemple, et d’ouvrir, au besoin, la porte du temple ou celle du palais, s’il était nécessaire de voir ce qui se passait à l’intérieur. Les décorations latérales, dressées sur des échafaudages à trois faces et tournant sur pivot, pouvaient changer à vue, et présenter successivement leurs tableaux les plus appropriés aux lieux décrits ou simplement nommés dans les vers du poëte.
Les machinistes anciens obtenaient, par des moyens plus ou moins savants, des résultats frappants et presque merveilleux. Ils imitaient la foudre et les éclairs, l’incendie ou l’écroulement des maisons ; ils faisaient descendre les dieux du ciel dans des chars ailés, sur des gryphons, sur toute sorte de montures fantastiques. Leur art, dès le temps d’Eschyle, devait avoir fait déjà de grands progrès. On voyait, dans le Prométhée enchaîné, le chœur des Océanides arriver, suivant son expression, par la route des oiseaux, et porté tout entier sur un char volant. On voyait leur père, le vieil Océan, à cheval sur un dragon ailé. Mais les comédies d’Aristophane supposent de vrais prodiges. Les imaginations les plus étranges, des choses à peine aujourd’hui possibles sur notre scène, y sont à chaque instant données comme des réalités que les spectateurs avaient sous les yeux : des hommes, par exemple, déguisés en guêpes, en grenouilles, en oiseaux, en nuées, jouant ces rôles sur la scène, ou planant au-dessus de la tête des personnages empruntés à notre humanité vulgaire.
Le spectacle était continu, depuis un bout de la pièce jusqu’à l’autre, et quelquefois d’un bout à l’autre de la trilogie, ou même de la tétralogie ; car le drame satyrique n’était, dans certains cas, qu’un prolongement et une conclusion de l’histoire déroulée successivement à travers les trois compositions tragiques. Les Grecs ignorèrent toujours ce que nous entendons par actes et par entr’actes ; et, comme on ne voit dans les pièces la mention d’aucun préparatif qu’il fût nécessaire de cacher, le rideau, si l’on s’en servait dans les temps anciens, ne fermait la scène qu’en attendant le commencement du spectacle, et peut-être aussi durant les intervalles d’une pièce à une autre.
Forme extérieure de la tragédie et du drame satyrique.
La tragédie, ainsi, que le drame satyrique et plus tard la comédie, avait pourtant des parties distinctes ; et les auteurs anciens nous citent quelquefois les noms de monodies, de stasima, de commata, d’exodes, et d’autres plus ou moins utiles à retenir. Sans entrer dans aucune discussion à ce sujet, je dirai que la tragédie antique se montre à nous comme un ensemble de chants lyriques et de dialogues, étroitement unis les uns aux autres, mais différant profondément et par le caractère et par les rhythmes poétiques. Les successeurs de Thespis avaient adopté pour le dialogue, et en général pour tout ce qui concernait l’épisode ou le sujet dramatique, le vers ïambique trimètre, qui se rapprochait plus que tout autre de la simplicité du langage courant, et qui était capable, comme dit Horace, de dominer les tumultes populaires. C’est en ïambes que parlaient les héros, soit entre eux, soit avec le chœur ; et le chœur leur répondait en ïambes. Quand le chœur se séparait en deux moitiés, pour délibérer sur quelque question perplexe, et qu’il s’associait ainsi, quoique indirectement, à l’action dramatique, il se servait aussi du mètre approprié à l’action, comme Horace caractérise encore le vers ïambique. Le vers trochaïque tétramètre ne paraissait que dans les circonstances où le dialogue prenait une couleur plus vive, une véhémence inaccoutumée, et qui sentait non plus seulement l’action, la marche régulière, mais la marche rapide, la course enfin, selon la force du mot même de trochée.
Rôle du chœur.
Les chants par lesquels préludait le chœur dans les intermèdes étaient en mètres anapestiques ; et souvent les anapestes, comme on nommait le prélude, étaient d’une longueur assez considérable. Puis venait le chant proprement dit, qui était une ode véritable, une ode à la façon de celles de Pindare, avec strophe, antistrophe et épode. Les vers de ce chant n’étaient, non plus que ceux de Pindare, des vers dans le sens ordinaire de ce mot. Ils ne se scandaient point par pieds. C’étaient des rhythmes qui n’avaient rien de fixe, et qui dépendaient uniquement de la forme musicale. La strophe, comme dans l’exécution des chants lyriques, c’est-à-dire le tour, était ce que le chœur chantait durant sa première évolution, et l’antistrophe, ou le retour, ce qu’il chantait en revenant au point de départ ; l’épode se chantait au repos, devant la thymèle. Puis le mouvement recommençait autant de fois qu’il y avait strophe, antistrophe et épode.
Il serait intéressant peut-être de chercher quelle était la nature des accompagnements affectés aux diverses parties du poëme dramatique ; ou quelle sorte de ressemblance une tragédie antique pouvait avoir avec un opéra moderne ; ou si les personnages en scène se bornaient à une déclamation accentuée ; ou enfin si la paraloge et la paracataloge, comme on nommait la manière de dire les ïambes, étaient quelque chose d’analogue à notre récitatif. Mais il me suffit de faire remarquer que la musique était toujours d’une extrême simplicité, même dans les morceaux lyriques, et que jamais le poëte ne disparaissait devant le musicien. Il faut dire que le musicien, c’était le poëte lui-même, au moins pour l’ordinaire. Quand le chœur chantait, ce n’étaient pas seulement des sons qu’il faisait entendre : les paroles étaient articulées, et le poëte arrivait tout entier aux oreilles des auditeurs et à leur âme. Les instruments à vent et les instruments à cordes respectaient sa pensée, et ils ne retentissaient avec éclat qu’au moment où le chœur se taisait, ou quand le chœur passait du chant à la danse.
Répétitions dramatiques.
Le coryphée, qui dirigeait tous les mouvements du chœur, qui parlait au nom de tous, qui entonnait le chant, et dont le chœur imitait les intonations et même les gestes ; cet homme qui était à la fois chef d’orchestre, maître de ballet et premier chanteur, ne pouvait être qu’un artiste consommé dans la pratique de l’art musical et chorégraphique. Mais les choreutes n’étaient bien souvent que des chanteurs et des danseurs d’occasion, des jeunes gens de famille pour qui c’était une récréation agréable de chanter de beaux vers, et de déployer dans les danses leur souplesse et leur grâce. Ceux qui jouaient les grands rôles dramatiques étaient aussi des artistes dans toute l’acception du mot, et quelques-uns même se sont fait un nom célèbre ; mais les rôles secondaires se donnaient au premier venu. Le poète, selon ses moyens, se réservait à lui-même le rôle le plus à sa guise, et, au besoin, celui de quelque personnage muet. Il paraissait sur la scène, soit à un titre, soit à un autre, afin de surveiller ainsi de plus près l’exécution de ses ordres, et d’assurer, autant qu’il était en lui, le succès de la représentation.
Les poètes dramatiques n’étaient nullement tenus de figurer en personne sur le théâtre. Ils finirent même par s’en dispenser tout à fait, et ils laissèrent toute la besogne à ceux dont c’était le métier, et qu’on nommait les hommes de la scène, les hommes de Bacchus, les artistes de Bacchus. Quant aux répétitions, c’était tout autre chose. L’archonte éponyme, en accordant un chœur, imposait au poëte de sérieux devoirs. Il s’agissait de faire comprendre aux artistes ce qu’on exigeait d’eux ; de les initier profondément au sens des compositions nouvelles qu’ils allaient interpréter eux-mêmes à la foule ; de leur donner ces leçons sans lesquelles l’œuvre la plus parfaite courait le risque de rester lettre morte et pour eux et surtout pour les spectateurs. Le poëte seul était capable de pareils soins. C’était lui qui réglait et disposait souverainement toutes choses ; c’était lui qui enseignait, selon le terme consacré (διδάσκειν), sa pièce ou ses pièces aux artistes que le chorège mettait à sa disposition. Ce mot d’enseignement n’est pas trop fort pour désigner tout ce qu’il fallait dépenser de temps, de patience et de peine, afin de préparer dignement une solennité qui ne perdit jamais complètement son caractère religieux, et qui n’était pas pour les compétiteurs une affaire de lucre simplement, ou même de gloriole littéraire.
Les Athéniens appelaient Eschyle le père de la tragédie. Quintilien interprète à sa façon ce titre d’honneur : « Eschyle le premier mit des tragédies au jour. » Les noms de Thespis, de Phrynichus, de Chœrilus, de Pratinas, suffiraient à eux seuls pour convaincre d’erreur l’assertion du rhéteur latin. Quand Eschyle parut, il y avait longtemps déjà que la tragédie était constituée. Le théâtre était construit ; l’appareil scénique existait ; les mètres poétiques étaient fixés ; les concours dramatiques avaient tout leur éclat, et conviaient périodiquement la vive et intelligente population de l’Attique aux fêtes de l’esprit et du génie. Ne disons donc pas, avec Quintilien, qu’Eschyle a mis le premier des tragédies au jour. Eschyle n’est pas l’inventeur de la tragédie. Non, certes ! mais il a donné à la tragédie le souffle divin, la vie et la durée immortelles ; et c’était là la grande, la véritable, l’unique invention. Il y avait longtemps aussi qu’on représentait des tragédies sur notre théâtre, quand la merveille du Cid a paru : c’était après Jodelle, Garnier, Hardy, Tristan, Mairet, Rotrou même ; et pourtant, Corneille est le père de la tragédie française. Voilà dans quel sens Eschyle est le père de la tragédie antique, et voilà comment W. a pu dire que la tragédie sortit, armée de toutes pièces, du cerveau d’Eschyle, de même que Pallas s’était élancée de la tête de Jupiter.