Histoire de la littérature grecque/Chapitre XVIII

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Librairie Hachette et Cie (p. 268-280).


CHAPITRE XVIII.

ESCHYLE.


Vie d'Eschyle. — Tragédies d'Eschyle. — Drames satyriques d'Eschyle. — Génie lyrique et dramatique d'Eschyle. — Poésie d'Eschyle.

Vie d’Eschyle.


Eschyle naquit en l’an 525 à Éleusis, ce dème ou bourg de l’Attique où Cérès avait le plus fameux de ses temples. Il était frère des deux héros Cynégire et Aminias, célèbres dans les récits des guerres Médiques. Il combattit lui-même, et en brave, à Marathon, à Salamine et à Platées. À Marathon, il fut blessé ; et, dans l’épitaphe qu’il fit pour son tombeau, il oublia le poète, et ne se souvint que du soldat : « Ce monument couvre Eschyle fils d’Euphorion. Né Athénien, il mourut dans les plaines fécondes de Géla. Le bois tant renommée de Marathon et le Mède à la longue chevelure diront s’il fut brave : ils l’ont bien vu ! »

A l’époque où Eschyle combattait à Marathon, il avait trente-cinq ans, et il s’était déjà fait un nom au théâtre. Il avait lutté, six ans auparavant, contre Pratinas, et il n’avait pas eu le dessous. Cette première victoire fut suivie de douze autres victoires. Il n’y a donc pas à se lamenter, comme font quelques-uns, sur l’injustice des Athéniens envers leur grand poëte. Cinquante-deux pièces d’Eschyle ont été couronnées. « Je consacre mes tragédies au temps ; » ce mot d’Eschyle n’est point une récrimination à propos de quelque échec non mérité peut-être, mais seulement l’expression du juste orgueil d’un homme qui avait conscience de son génie.

Eschyle, trois ans avant sa mort, c’est-à-dire vers l’an 460, quitta Athènes, et se retira en Sicile. L’enthousiasme des Siciliens pour la grande poésie explique suffisamment et le départ d’Eschyle, et son séjour prolongé dans un pays où il vivait comblé d’honneurs. Il est ridicule de dire, comme le font quelques-uns, qu’en 460 il s’en allait dépité de ce que Simonide, quinze ou vingt ans auparavant, avait emporté sur lui le prix de l’élégie. Il ne l’est guère moins d’attribuer le dépit du poëte à l’échec qu’il avait subi, en 469, dans le concours des tragédies, quand le jeune Sophocle lui fut préféré. Élien et Suidas prétendent que l’exil du poëte n’était pas volontaire. Le premier dit qu’Eschyle fut accusé d’impiété, ce qui n’est pas très-vraisemblable ; le second dit qu’il avait fui d’Athènes parce que, dans la représentation d’une de ses pièces, les gradins de l’amphithéâtre s’étaient écroulés : ceci est beaucoup moins vraisemblable encore.

Eschyle continua, dans sa retraite, les travaux de toute sa vie. Il composa des tragédies nouvelles, qu’il faisait représenter à Syracuse, ou dans quelque autre ville, par des artistes siciliens. Le récit que Valère-Maxime fait de la mort d’Eschyle est connu de tout le monde, grâce aux vers de La Fontaine sur la destinée. Mais cet aigle qui enlève une tortue, qui prend une tête chauve pour un morceau de rocher, et qui laisse tomber dessus sa proie, toute cette historiette a bien l’air d’un de ces contes à dormir debout comme on en a tant fait sur la vie mal connue des anciens auteurs. Eschyle mourut à l’âge de soixante-neuf ans, en l’an 456 avant notre ère. Son tombeau était à Géla, et portait l’inscription que j’ai citée. Pendant longtemps ce tombeau fut, pour les poëtes dramatiques, l’objet d’un culte religieux. Ils venaient, dit-on, le visiter avec toute sorte de respects. Mais il ne paraît point, hélas ! qu’on y respirât ce qui fait le génie, ni que tons ces visiteurs en aient jamais rien emporté, sinon peut-être des intentions magnifiques. À la mort d’Eschyle, Sophocle était déjà Sophocle ; Euripide n’a jamais rien demandé, ce semble, à la mémoire d’un homme dont il méprisait les œuvres ; et la mollesse d’Agathon n’avait rien de commun avec l’énergique et enthousiaste poésie d’Eschyle.

Les Athéniens rendirent à Eschyle mort le plus grand hommage qu’on pût faire à un poëte dramatique. Ils voulurent que ses tragédies reparussent dans ces concours où tant d’entre elles avaient triomphé ; et il arriva plus d’une fois qu’elles triomphèrent de nouveau. « Ma poésie n’est point morte avec moi, » s’écrie fièrement Eschyle dans les Grenouilles d’Aristophane. Nul autre poëte, pas même Sophocle, pas même Euripide, n’obtint de vivre ainsi une seconde fois. Comme Euripide et Sophocle, Eschyle eut une statue de bronze dans Athènes ; et l’on voyait encore, au temps de Pausanias, dans le théâtre d’Athènes, le portrait d’Eschyle, peint à côté des portraits de ses deux émules. Eschyle eut même ses rhapsodes, à la façon d’Homère : ils chantaient, une branche de myrte à la main.


Tragédies d’Eschyle.


Le nombre des pièces d’Eschyle dont on connaît les titres est considérable, et monte à soixante-dix au moins, tragédies ou drames satyriques. Il nous reste sept tragédies seulement, et quelques lambeaux des autres pièces.

Prométhée enchaîné est le tableau du supplice infligé par Jupiter à celui des Titans qui avait eu pitié de la misère et de l’ignorance des hommes. Vulcain, assisté de la Puissance et de la Force, enchaîne Prométhée sur un rocher escarpé, au sommet d’une montagne entre l’Europe et l’Asie. La victime garde un profond silence, malgré l’affection que lui témoigne Vulcain. Prométhée attend, pour donner un libre cours à ses plaintes, le départ des bourreaux. Les nymphes Océanides accourent pour le consoler. L’Océan leur père vient comme elles, et essaye de faire fléchir devant Jupiter cette âme obstinée. Il part sans avoir rien obtenu. Io paraît à son tour, amenée par ses courses errantes jusqu’en ces climats lointains. Elle raconte ses malheurs, et le dieu captif lui prédit la fin de ses tristes aventures. Il laisse échapper des paroles qui éveillent l’attention de Jupiter. Mercure descend du ciel, pour forcer Prométhée à s’expliquer ; mais Prométhée demeure inébranlable à toutes les menaces. Mercure se retire ; le tonnerre gronde, les vents sifflent, la mer se soulève, le rocher vole en éclats, brisé par la foudre ; et Prométhée est abîmé sous les débris.

Eschyle avait composé d’autres pièces dont la légende de Prométhée avait fourni le sujet ; mais ces pièces ne sont pas de la même époque que le Prométhée enchaîné, n’ont pas été représentées le même jour, et n’avaient pas avec lui cette liaison intime qui eût fait de l’ensemble une véritable trilogie.

Les Perses, qui furent représentés le même jour que Phinée, Glaucus de Potnies et un drame satyrique intitulé Prométhée allumeur du feu, n’avaient rien de commun avec ces trois pièces. Toutes trois elles étaient tirées des légendes antiques, tandis que les Perses étaient un sujet tout contemporain. Il n’y avait pas sept ans que Xerxès avait échoué honteusement dans son entreprise contre l’indépendance de la Grèce, quand Eschyle le fit paraître sur la scène, et peignit son désespoir et celui des siens à la suite du grand désastre. La pompe du spectacle avait de quoi frapper vivement les yeux : des vieillards assemblés qui se consultent sur la conduite des affaires d’un vaste empire remise entre leurs mains ; une reine effrayée par un songe ; un roi évoqué du fond de son tombeau ; un autre roi, tout puissant naguère, et maintenant seul, abandonné de tous, sans flotte, sans armée, sans cortège, les vêtements en désordre, l’esprit troublé par la douleur. Ce n’est là pourtant que l’extérieur, le costume, si je puis dire, de la tragédie. Tout l’intérêt est vers les rives de cet Hellespont, traversé d’abord avec tant de pompe, et puis avec tant d’ignominie ; il est surtout vers les côtes de Salamine et les champs de Platées. C’est dans les magnifiques récits dont tremblent les Perses qu’est véritablement l’action, le drame, toute la tragédie.

Les Sept contre Thèbes sont le sujet tant de fois mis au théâtre sous des titres différents, et par Racine sous celui des Frères ennemis. Seulement, dans la tragédie d’Eschyle, le premier personnage, celui sur lequel porte l’intérêt, c’est la ville de Thèbes. On ne voit Polynice que mort, et Étéocle ne songe pas un instant à lui-même : pilote assis au timon, comme il dit, il répond de la vie de tous ceux qui sont sur le navire. Aucun des sept chefs coalisés ne paraît, sinon dans les admirables récits que fait l’éclaireur au roi. Les préparatifs d’un combat, une lamentation funèbre sur deux frères qui se sont percés l’un l’autre, voilà tous les événements de la tragédie. Mais ce qui la remplit d’un bout à l’autre, c’est la terreur et la pitié, ainsi que parlaient les anciens critiques ; c’est le destin de cette ville que menacent l’incendie et le pillage ; c’est surtout la vie, le souffle belliqueux ; c’est l’esprit de Mars, suivant l’expression d’Aristophane.

Les Sept contre Thèbes faisaient partie d’une tétralogie ainsi composée : Laïus, Œdipe, les Sept, tragédies ; le Sphinx, drame satyrique. Eschyle avait été vainqueur ; et ses deux rivaux étaient Aristias et Polyphradmon, inconnus aujourd’hui. Voilà ce que nous apprend une didascalie récemment découverte. Elle nous donne aussi la date de la représentation. C’était sous l’archontat des Théagénidès ; dans la 78e olympiade, c’est-à-dire en l’an 468 ayant notre ère. Les trois tragédies, comme on peut le voir, se suivaient l’une l’autre, et le drame satyrique, sans en être la conclusion, était du moins tiré de la même légende que tout le reste de la tétralogie.

L’Orestie, ou la trilogie formée d’Agamemnon, des Choéphores et des Euménides, est, avec l’Iliade et l’Odyssée, la plus grande œuvre poétique que nous ait léguée l’antiquité. Il n’y a rien, ni dans le théâtre grec, ni dans aucun théâtre, qu’on puisse mettre en parallèle avec ce gigantesque drame, ni pour la grandeur de la conception, ni pour cette vigueur de ton qui s’allie sans effort avec la naïveté et la grâce. Sans doute, pris à part, considéré uniquement en soi-même, aucun des trois poëmes de la trilogie n’est un tout complet, et qui satisfasse véritablement l’esprit ; et rien n’est plus fondé peut-être que quelques-uns des reproches exprimés par la critique ignorante et à courte vue : l’exposition de l’Agamemnon est trop prolongée ; celle des Choéphores l’est trop peu, et elle manque de clarté ; et tout est motivé bien vaguement dans les Euménides. Mais les trois pièces ont entre elles un lien indissoluble. C’est de suite qu’il les faut lire, comme jadis elles étaient représentées : l’une amène l’autre, et la prépare, et l’explique ; et l’exposition immense de l’Agamemnon n’a que l’étendue proportionnée à l’immensité de l’action triple et une qui se développe dans l’Orestie.

Une ligne de signaux par le feu, qu’Agamemnon a fait établir, doit annoncer à Argos la prise de Troie, le jour même où succombera la ville de Priam. Un homme veille sur le toit du palais des Atrides, épiant, dans l’obscurité de la nuit, la lueur de la bonne nouvelle. Il allait se désespérer, quand il voit briller le joyeux signal. Il descend éveiller la reine. Cependant le chœur paraît. Ce sont des vieillards, que les infirmités de l’âge ont empêchés de suivre Agamemnon. Ils chantent et l’origine de la lutte entre l’Europe et l’Asie, et les prophéties de Calchas, et le sacrifice d’Iphigénie à l’autel de Diane. Clytemnestre vient se réjouir avec eux de la nouvelle qui met fin à toutes les anxiétés. Puis le temps s’est écoulé ; et un héraut arrive, qui décrit le spectacle de la prise d’Ilion. Bientôt Agamemnon entre lui-même sur la scène avec Cassandre sa captive. Clytemnestre fait à son époux un accueil empressé. Agamemnon entre dans le palais ; mais Cassandre reste muette et immobile, à tous les témoignages d’intérêt que lui prodigue la reine. Seule avec le chœur, elle est saisie tout à coup de l’esprit prophétique. Elle décrit tous les forfaits dont le palais a déjà été ensanglanté et tous ceux qui se préparent ; puis, entraînée par une force irrésistible, elle court se livrer au fer des bourreaux. On entend les cris d’Agamemnon qui expire, et le palais s’ouvre. Clytemnestre, debout à côté des deux victimes, se glorifie d’un meurtre qui n’est à ses yeux que la juste vengeance du meurtre d’Iphigénie. Égisthe, à son tour, vient s’applaudir de la part qu’il a prise par ses conseils à l’assassinat d’Agamemnon.

Il s’est écoulé plusieurs années ; la deuxième action commence. Oreste a grandi ; l’oracle lui a commandé de punir les meurtriers de son père. Il revient de son exil, accompagné de Pylade, et il s’arrête près du tombeau d’Agamemnon. Il invoque les mânes paternels, et annonce ses projets de vengeance. Cependant conduites par Électre, des captives troyennes viennent faire des libations[1]. C’est Clytemnestre qui les envoie, afin de détourner de funestes présages. Le frère et la sœur, après s’être reconnus, méditent ensemble les moyens de se défaire de leurs communs ennemis. Oreste se donnera pour un étranger, pour un homme du pays où avait été élevé le fils d’Agamemnon. Lui-même il apportera la nouvelle de sa propre mort. On le recevra dans le palais, et les assassins périront à leur tour. Tout s’exécute en effet selon le plan convenu. Égisthe et Clytemnestre reçoivent le juste salaire de leur forfait. Oreste fait déployer devant le peuple d’Argos le voile où les meurtriers avaient enveloppé son père pour l’égorger sans qu’il pût se défendre. Mais tout à coup il sent que sa raison s’égare, et il annonce qu’il va se réfugier à Delphes ; auprès du dieu qui a commandé le parricide.

Au début des Euménides, le poëte nous transporte devant le temple de Delphes. La Pythie s’apprête à y entrer, pour se placer sur le trépied prophétique. Elle s’arrête sur le seuil du temple, saisie d’une horreur profonde. Elle a vu Oreste, les mains dégoûtantes de sang, et, autour de lui, les Furies qui dormaient accablées par la fatigue. Oreste sort, conduit par Apollon, et va chercher un nouvel asile, où les Furies puissent le laisser en repos. L’ombre de Clytemnestre paraît, et tire les Furies de leur sommeil. Rien ne saurait rendre ni le terrible réveil de ces êtres affreux, ni l’accent infernal de leurs chants. Apollon les chasse de son sanctuaire. Alors la scène change, et nous voyons le temple de Minerve et la colline de Mars. Nous sommes à Athènes. Oreste tient embrassée la statue de la déesse. Mais les Furies sont déjà là, et réclament leur proie. Pallas accourt, à la prière du suppliant ; elle se charge du rôle d’arbitre entre les deux parties. Elle s’entoure de juges équitables ; la cause est débattue, et le nombre des suffrages est égal des deux côtés. Pallas, qui n’a pas encore donné le sien, décide le procès en faveur d’Oreste. Les Furies ne contiennent pas leur colère ; mais elles se calment peu à peu, persuadées par l’éloquence de Pallas. Elles promettent de bénir le sol de l’Attique, où Pallas leur offre un sanctuaire. Elles se montrent dignes du nom nouveau qu’elles vont porter, les Euménides, c’est-à-dire les bienveillantes. Une troupe de vieillards, de femmes et d’enfants, vêtus d’habits de fête, les accompagnent en chantant jusqu’à la demeure qui leur est destinée.

Eschyle avait soixante-cinq ans, en 460, quand l’Orestie parut au théâtre avec un drame satyrique intitulé Protée, tiré probablement du chant de l’Odyssée où Homère a conté les aventures de Ménélas en Égypte, et qui tenait par conséquent à cette trilogie, comme le Sphinx tenait à celle dont faisaient partie les Sept contre Thèbes. Eschyle remporta le prix sur ses compétiteurs. C’est en l’année même où l’on faisait ainsi justice à son génie, ou du moins très-peu de temps après, qu’il quitta l’Attique et se rendit en Sicile. Nouvelle preuve qu’il ne dut pas quitter sa patrie pour une misérable contrariété littéraire.

Le lexicographe Pollux nous a conservé un souvenir de la représentation de l’Orestie, ou du moins une de ces traditions qui, sous leur exagération manifeste, renferment d’assurés témoignages de l’impression profonde produite par certains faits sur l’imagination des peuples. Pollux conte donc qu’à l’instant où les Furies apparurent, avec leurs masques où la pâleur était peinte, avec leurs torches à la main et leurs serpents entrelacés sur la tête, tous les spectateurs furent saisis ; mais quand ces monstres, vêtus de noir, formèrent leurs danses infernales et poussèrent leurs cris sauvages après la fuite d’Oreste, l’effroi glaça toutes les âmes : des femmes avortèrent, des enfants expirèrent dans les convulsions.

Les Suppliantes sont la plus simple de toutes les tragédies d’Eschyle, et peut-être de toutes les pièces de théâtre connues. Il n’y faut voir qu’une sorte d’introduction à une action plus vive et plus dramatique, qu’avait dû fournir la légende des Danaïdes. Seule, comme nous la possédons, cette pièce est encore un merveilleux cantique en l’honneur de l’hospitalité.

Les cinquante filles de Danaüs, pour ne pas épouser les fils d’Egyptus leur oncle, quittent l’Égypte avec leur père, et vont chercher un refuge en Argolide. Elles se font reconnaître au roi Pélasgus comme des rejetons de la race d’Io, et le peuple argien les prend sous sa protection. Les fils d’ Égyptus envoient un héraut pour réclamer les fugitives. Pélasgus répond courageusement à toutes les menaces ; et Danaüs, avec ses filles, est honorablement reçu dans Argos.


Drames satyriques d’Eschyle.


Nous ne pouvons nous faire qu’une idée fort imparfaite de l’espèce de verve comique qu’un homme de la trempe d’Eschyle avait pu déployer dans les drames qui complétaient ses tétralogies. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’Eschyle avait excellé dans ce genre, au témoignage des anciens, et que ses drames satyriques l’emportaient et sur ceux de Sophocle, et sur ceux d’Euripide même. Une chose dont nous pouvons juger encore aujourd’hui, c’est que sa muse ne croyait pas déroger en quittant le ton grave et l’accent passionné, pour rire un instant avec les satyres et égayer le bon Bacchus. Je n’en veux pour preuve que ce passage des Argiens, où l’on voit comme un avant-goût des grotesques inventions des Eupolis et des Aristophane : « C’est lui qui se servit contre moi d’une arme ridicule. Il me lance un fétide pot de nuit, et il m’atteint. Au choc, le pot se brise en éclats sur ma tête, exhalant une odeur qui n’était pas celle des vases à parfums. »


Génie lyrique et dramatique d’Eschyle.


On ne conteste guère aujourd’hui la valeur littéraire des poëmes d’Eschyle, et l’on s’accorde en général à reconnaître, dans l’auteur du Prométhée et de l’Orestie, un des plus puissants génies qu’il y ait jamais eu au monde. Mais quelques-uns borneraient volontiers sa gloire à l’enthousiasme lyrique, à la noblesse et à la pompe du style, à la grandeur des images, à l’originalité de la diction. Sans doute Eschyle est poëte lyrique avant tout ; et l’on sent encore, à travers sa tragédie, le souffle de l’antique dithyrambe. Mais Eschyle n’est pas tout entier dans les chants qu’il prête à ses chœurs ; et ces chants eux-mêmes sont autre chose que de pures fantaisies poétiques. Les chœurs d’Eschyle font partie essentielle du drame : c’est à eux que s’applique à la lettre la définition d’Horace. Ils jouent réellement un rôle de personnage, et jamais ils ne disent rien qui n’ait trait au dessein de la pièce, et qui ne cadre exactement avec l’action. D’ailleurs, il y a dans ces chœurs, que l’ignorance seule a pu taxer d’obscurité impénétrable, d’autres mérites encore que ceux dont parlent la plupart des critiques. Eschyle est un penseur, non moins qu’un artiste en rythmes et en paroles. Ce n’est pas pour rien qu’il s’était fait initier aux mystères d’Éleusis, et que Cérès avait nourri son âme, comme il s’exprime lui-même dans les Grenouilles d’Aristophane ; ce n’est pas pour rien qu’il était compté au nombre des adeptes de la secte pythagoricienne. Il abonde en mots profonds ; les grandes idées morales n’ont pas eu d’interprète plus convaincu ni plus digne. Ajoutez que le poëte lyrique ne se tient pas toujours dans les régions sublimes, et que le chœur trace quelquefois des tableaux d’une fraîcheur et d’une naïveté exquises, et comparables aux plus charmantes productions d’Anacréon ou de Sappho. J’en appelle sur ce point à ceux qui ont lu les chants des Océanides et les consolations qu’elles adressent à Prométhée. Il n’est pas jusqu’à l’Agamemnon, où l’on ne trouve des merveilles de sentiment et de grâce. Ainsi le portrait d’Hélène à son entrée dans Ilion : « Âme sereine comme le calme des mers, beauté qui ornait la plus riche parure, doux yeux qui perçaient à l’égal d’un trait, fleur d’amour fatale au cœur[2] ; » ainsi encore la peinture de la douleur de Ménélas après la fuite de son épouse[3].

Mais le poëte dramatique ne le cède ni en puissance ni en génie au poëte lyrique. Seulement il ne faut pas chercher dans les tragédies d’Eschyle autre chose que ce qui s’y trouve, que ce qu’y a voulu mettre le poëte. L’action, le drame, ce qui fait chez nous toute la tragédie, y est d’une parfaite simplicité. C’est une situation presque fixe, presque immobile. Chaque rôle n’est qu’un sentiment unique, qu’une idée, qu’une passion, celle que commande l’unique conjoncture. C’est l’unité absolue, ou plutôt ce sont des lignes parallèles, selon l’expression de Népomucène Lemercier ; mais la grandeur de ces lignes et leur harmonie sévère sont d’un immense et saisissant effet. L’absence de mouvement dramatique et de péripéties n’ôte pas tant qu’on l’imagine à l’intérêt du spectacle et à l’émotion du spectateur. Les tragédies d’Eschyle en sont la preuve. Mais il faut dire que ces grands récits qu’Eschyle met dans la bouche des personnages ne sont guère moins propres à frapper les esprits que ne ferait la vue même des choses. C’est une hypotypose perpétuelle, pour parler comme les rhéteurs ; c’est une vie si réelle et si puissante, qu’on a vu de ses yeux ce que l’esprit seul vient de concevoir, et qu’on oserait presque dire : « J’étais là ! » Oui, nous connaissons les sept chefs aussi bien que s’ils avaient paru en scène ; oui, nous avons vu Clytemnestre frapper Agamemnon ; oui, nous étions avec le soldat-poëte sur cette flotte qui sauva, à Salamine, la Grèce et peut-être le monde !

Les critiques anciens prétendent qu’Eschyle fut le premier qui introduisit sur la scène un deuxième interlocuteur ; c’est-à-dire qu’avant lui, tout se passait entre le chœur et un seul personnage, et qu’il n’y avait pas de dialogue de deux personnages entre eux. Qu’Eschyle soit ou non l’inventeur du véritable dialogue dramatique, peu nous importe ; mais il y a excellé avant Sophocle, et ses personnages se donnent la réplique avec une verve et un entrain qu’on a pu égaler peut-être, surpasser jamais. L’unique supériorité de Sophocle, c’est d’avoir fait un habile usage du troisième interlocuteur, qu’on voit à peine figurer dans Eschyle. Mais, pour le dialogue à deux, je ne crois pas qu’il existe rien de plus vif et de plus vraiment dramatique que maint passage d’Eschyle que je pourrais citer, entre autres celui où le poëte met en scène Prométhée et Mercure, et dont je rappellerai quelques traits[4] :

« MERC. Voilà donc encore cette farouche obstination qui t’a déjà plongé dans l’infortune. — PROM. Contre ton vil ministère, jamais, crois-le bien, je ne voudrais échanger mon sort déplorable. J’aime mieux languir captif sur ce roc que d’avoir Jupiter pour père et d’être son docile messager. A ceux qui nous outragent répondons aussi par l’outrage. — MERC. Ton sort présent, je crois, fait ta joie ? — PROM. Ma joie ! oui ; puissé-je voir se réjouir ainsi mes ennemis, et tu en es, Mercure !… - MERC. Je le vois : ta raison se trouble, le délire est violent. — PROM. Qu’il dure donc, ce délire ! si c’en est un de haïr ses ennemis. — MERC. Heureux, tu serais insupportable ! — PROM. (Il pousse un cri de douleur.) Hélas ! — MERC. Voilà un mot que Jupiter ne connut jamais. — PROM. Le temps marche, et c’est un grand maître. — MERC. Ce maître pourtant ne t’a pas encore appris la sagesse. — PROM. En effet ; sans cela te parlerais-je, vil esclave ? — MERC. Ainsi tu ne veux donc rien dire de ce que mon père désire savoir ? — PROM. Eh ! je lui dois tant ! il faut bien lui donner un témoignage de ma reconnaissance !… »

Il y a une autre partie de la perfection dramatique, et la plus importante peut-être, qui n’a pas manqué davantage à Eschyle. Je veux parler de l’art d’exposer le sujet, et de préparer les spectateurs aux scènes qu’ils vont avoir sous les yeux. Eschyle délègue quelquefois ce soin au chœur lui-même, qui s’en acquitte à merveille ; mais il sait aussi mettre en action ses personnages dès le début, et entamer par le vif, avec un rare bonheur, toutes les émotions de notre âme. Sophocle lui-même n’a rien qu’on puisse comparer, pour la terreur et l’intérêt poignant, à l’exposition du Prométhée.


Poésie d’Eschyle.


Ne nous étonnons donc pas que les Athéniens aient toujours tenu Eschyle, dans leur estime, au premier rang des poëtes dramatiques, et qu’Aristophane le préfère non-seulement à Euripide, mais même à l’auteur d’Œdipe-Roi et d’Antigone. Les monuments de la muse d’Eschyle justifient les prédilections d’un peuple artiste et les éloges des anciens.

La poésie d’Eschyle ne ressemble pas toujours à ce que nous sommes habitués à admirer. Qu’importe ? Elle déborde de toutes parts, je le sais, hors des cadres étroits où les faiseurs de poétiques enserrent le génie. Mais elle n’est pas pour cela plus mauvaise ; et il ne tient qu’à nous de comprendre l’enthousiasme des Athéniens. Nous n’avons qu’à secouer un peu notre paresse, au lieu de nous en tenir aux opinions courantes. Lisons Eschyle, je dis le texte lui-même, et Eschyle sera bientôt vengé des ridicules sottises qu’ont écrites à son intention tant de gens qui n’avaient pas même essayé de déchiffrer le premier mot de son théâtre. Personne n’a mieux compris qu’Aristophane la grande âme d’Eschyle ; personne n’a mieux décrit ce caractère de beauté morale qui distingue entre toutes les œuvres du vieux tragique. Eschyle avait refusé un jour de composer un nouveau péan, parce que l’hymne de Tynnichus avait, selon lui, une majesté simple et nue dont tout l’art du monde n’eût pas donné l’équivalent. C’est bien cet homme pour qui la poésie était une chose sainte et sacrée, et non pas un vain exercice de bel esprit, qui pouvait prononcer cette fière apologie :

« Oui, ce sont là les sujets que doivent traiter les poëtes. Vois en effet quels services ont rendus, dès l’origine, les poëtes illustres. Orphée a enseigné les saints mystères et l’horreur du meurtre ; Musée, les remèdes des maladies et les oracles ; Hésiode, l’agriculture, le temps des récoltes et des semailles. Et ce divin Homère, d’où lui est venu tant d’honneur et de gloire, si ce n’est d’avoir enseigné des choses utiles : l’art des batailles, la valeur militaire, le métier des armes ?… C’est d’après Homère que j’ai représenté les exploits des Patrocle et des Teucer au cœur de lion, pour inspirer à chaque citoyen le désir de s’égaler à ces grands hommes, dès que retentira le son de la trompette. Mais, certes, je ne mettais en scène ni des Phèdres prostituées ni des Sthénobées ; et je ne sais si j’ai jamais représenté une femme amoureuse[5]. »



  1. De là le titre de la pièce. Le mot choéphores signifie les porteuses de libations.
  2. Agamemnon, vers 740 et suivants.
  3. Ibid., vers 410 et suivants.
  4. Prométhé, vers 964 et suivants
  5. Aristophane, Grenouilles, vers 1057 et suivants.