Histoire de la vie et de la mort (trad. Lasalle)/10

La bibliothèque libre.
Histoire de la vie et de la mort
X. Différences entre la jeunesse et la vieillesse
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres10 (p. 412_Ch10-425_Ch11).
Différences caractéristiques entre la jeunesse et la vieillesse.
Article répondant aux questions de l’article 16[1].

Degrés de l’échelle (de la vie) du corps humain : ou gradation qu’il suit dans sa formation, son accroissement, son déclin et sa destruction. Conception, vivification dans la matrice, naissance, allaitement, sevrage, premier essai des alimens solides et liquides, mais de nature convenable et proportionnée à la foible constitution de l’enfant ; premières dents vers la seconde année ; l’enfant commençant à marcher, puis à balbutier ; apparition des secondes dents vers la septième année ; puberté vers l’âge de douze ou treize ans[2], l’homme devenant habile à la génération (première apparition des règles dans l’autre sexe) ; époque où les jambes et les aisselles commencent à se couvrir de poils ; époque où la barbe commence à croître ; maximum de l’accroissement en hauteur, lequel a lieu à l’époque précédente, ou un peu plus tard ; maximum de force et d’agilité dans les différentes parties et dans le tout ; puis la tête grisonne, blanchit, et enfin devient chauve ; l’écoulement périodique cessant dans l’un des deux sexes, et l’autre devenant inhabile à la génération[3] ; âge décrépit[4] (l’homme devenant alors un animal à trois pieds) ; mort.

L’âme[5] a aussi ses périodes et sa double gradation ; par exemple, à certain âge, la mémoire commence à diminuer, etc. Mais, comme l’accroissement et le déclin de ses diverses facultés ne suivent point exactement l’accroissement et le déclin du corps, nous ne pouvons, dans notre exposé, rapporter l’une à l’autre, avec précision, ces deux gradations, ni faire correspondre leurs époques respectives. Au reste, ce même sujet sera traité ci-après.

2. Différences caractéristiques entre la jeunesse et la vieillesse[6].
JEUNESSE. VIEILLESSE.
Peau douce, unie, tendue et développée. Peau sèche, rude, flasque et ridée, principalement sur le front et près des yeux.
Chair tendre et souple. Chair dure et compacte.
Force et agilité. Diminution des forces, mouvemens plus difficiles et plus foibles.
Digestion prompte, facile et complète. Lente, difficile et imparfaite.
Viscères souples et pleins de suc. Viscères secs, salés et comme grillés.
Attitude droite et assurée. Corps penché et courbé vers la terre[7].
Sûreté et fermeté dans tous les membres. Foiblesse et tremblement universel.
Humeurs ayant un caractère bilieux ; sang très chaud. Humeurs en grande partie composées de phlegmes et d’une bile aduste ; sang plus froid.
Facilité, promptitude et sensation plus vive dans l’acte de la génération. Difficulté, lenteur, foiblesse, et sensation plus obtuse dans cet acte.
Substance du corps onctueuse et moelleuse. Plus crue et plus aqueuse.
Esprits abondans, et fréquemment dans la pléthore. En plus petite quantité.
Esprits plus denses et ayant plus de sève. Plus raréfiés et plus âcres.
Sensibilité fine et prompte ; tous les sens dans leur intégrité. Sens viciés, foibles ou nuls ; sensibilité lente et obtuse.
Dents fortes et entières. Foibles, limées, rares et branlantes.
Cheveux colorés et de telle couleur spécifique. Gris ou blancs, quelle qu’ait pu être leur couleur auparavant.
Chevelure longue et bien fournie. Tête chauve.
Pouls grand et accéléré. Obscur et lent.
Maladies aiguës et plus faciles à guérir. Maladies chroniques et presque toujours incurables[8].
Blessures plus faciles à réduire. Plus difficiles à guérir.
Joues colorées et fleuries. Joues pâles ou d’un rouge obscur et diffus.
Rhumes, fluxions et catarres moins fréquens et de plus courte durée. Fréquens et plus dangereux.

Nous ne savons trop en quoi le corps d’un vieillard est susceptible d’accroissement ; il peut tout au plus engraisser ; genre d’accroissement, dont la cause n’est pas difficile à découvrir. Car, dans le corps du vieillard, la transpiration n’est plus assez abondante, ni l’assimilation assez complète. Or, cette substance graisseuse dont nous parlons, n’a d’autre cause que l’excédant de la substance alimentaire, et ne se forme que de cette partie qui n’a pu être ni évacuée, ni parfaitement assimilée. On voit aussi des individus qui, en vieillissant, deviennent plus avides et même gourmands, quoique leurs digestions soient plus difficiles et moins parfaites, ce qu’on peut attribuer au caractère d’acidité que prennent leurs humeurs[9]. Actuellement nos médecins ne manqueront pas d’expliquer toutes les différences qui distinguent la vieillesse de la jeunesse, en supposant qu’elles ont pour cause la diminution graduelle de la chaleur innée et de l’humide radical ; explication aussi hazardée qu’inutile dans la pratique. La vérité est que, dans le déclin de la vie, le dessèchement précède le refroidissement ; lorsque le corps est parvenu au maximum de chaleur, il tend naturellement à se dessécher ; desséchement, dont le refroidissement est une conséquence nécessaire[10].

3. Il y a aussi entre les deux âges extrêmes des différences marquées, relativement aux affections de l’âme, aux passions, en un mot, au caractère. Dans ma première jeunesse, et durant mon séjour à Poitiers, j’ai connu un Français, jeune homme très spirituel, mais un peu bavard, qui, depuis cette époque, est devenu un personnage distingué, et qui, n’aimant pas les vieillards, se plaisoit à les tourner en ridicule ; il prétendoit que, si l’on pouvoit voir l’âme d’un vieillard, comme on voit son corps, on ne découyriroit pas moins de difformités dans la première que dans le dernier ; et se donnant carrière sur ce sujet, il soutenoit même dans son style satyrique et mordicant, que les vices de l’âme, dans les vieillards, étoient tout semblables et comme parallèles à ceux du corps : la sécheresse de leur peau, disoit-il, annonce leur effronterie ; et la dureté de leurs viscères, celle de leur cœur devenu insensible à la pitié. Leurs yeux chassieux représentent l’œil mal-faisant et meurtrier de l’envie qui les ronge. Leur taille voûtée et leurs yeux tournés vers la terre, décèlent leur athéisme, leurs regards ne s’élevant plus vers les cieux, comme durant leur jeunesse. Le tremblement de leurs membres, et leur démarche mal assurée, figurent leur irrésolution et leur instabilité. Leurs doigts crochus, qui semblent toujours prêts à prendre ou à retenir quelque chose, sont l’emblème de leur avarice sordide et de leur rapacité. Leur démarche chancelante indique leur timidité. Leurs rides désignent leur fourberie et leur dissimulation. Mais, pour traiter ce sujet un peu plus sérieusement, nous dirons que les différences morales dont nous parlons, peuvent se réduire aux suivantes :

LES JEUNES GENS LES VIEILLARDS
Ont plus de pudeur et sont plus sensibles à la honte. Ont le front plus dur.
Ont l’âme plus tendre et plus compatissante. Sont plus affectés de leurs propres maux, et moins sensibles aux maux d’autrui.
Sont animés d'une louable émulation. Sont envieux et dépréciateurs.
Sont plus religieux et plus enclins à la dévotion, parce qu'ils sont plus ardens, et n’ont point l’expérience du mal. Ont une piété moins fervente ; car leur charité est fort attiédie ; ils croient plus difficilement, et sont plus familiarisés avec les maux de cette vie[11].
Sont excessifs dans leurs volontés et leurs résolutions. Sont plus modérés dans les leurs.
Sont légers et inconstans. Ont plus d’à-plomb, de tenue et de constance.
Ont plus de libéralité, de bienfaisance, d’humanité. Sont plus avares, plus prudens et plus sages à leur profit[12].
Ont plus de confiance en leurs propres forces, d’audace et d’espérance. Sont plus timides et plus pusillanimes, se défiant de tous et de tout.
Ont plus de douceur, de complaisance et de facilité. Sont mécontens de tout, roides, difficiles, moroses.
Sont sincères, francs et ouverts. Sont plus circonspects, plus couverts et plus dissimulés.
Sont ambitieux, et aspirent à ce qu’il y a de plus élevé. N’aspirent qu’au nécessaire et au repos.
Préfèrent le temps présent au temps passé, et aiment la nouveauté. Vantent le passé, et tiennent à leurs habitudes.
Respectent et honorent leurs supérieurs. Censurent et dénigrent les leurs.

À quoi l’on pourroit ajouter beaucoup d’autres différences caractéristiques, mais qui appartiennent plutôt à la morale, qu’à la recherche dont nous sommes actuellement occupés. Cependant, comme les vieillards sont encore susceptibles de quelque accroissement, par rapport au physique, ils peuvent aussi faire quelques progrès relativement aux facultés de l’âme ; par exemple, s’ils sont moins inventifs que les jeunes gens, en récompense ils ont plus de jugement, préférant, dans la théorie et la pratique, les choses sûres et solides, aux choses spécieuses et imposantes. Enfin, ils ne font que trop de progrès par rapport au babil et aux vanteries ; car étant devenus moins effectifs, ils s’en dédommagent par le discours, et c’est une invention assez ingénieuse que celle des poëtes, qui ont feint que le vieux Tithon avoit été changé en cigale[13].

  1. Note WS : Il n’y a pas d’article 16 dans les thèmes de recherche, mais ce point est abordé en page 30
  2. De 14, de 15, ou de 16 ans, rarement de 13.
  3. Ces deux époques ne se répondent point du tout ; l’homme perdant la faculté d’engendrer, 20, 25 et même 30 ans plus tard que la femme.
  4. Vers l’âge de 70 ans, commencent à paroitre sur toute la face des rides longitudinales et des rides transversales, qui, réunies, forment une espèce de treillis.
  5. Je prie le lecteur d’observer que le texte original dit animus, et non anima. Comme la mémoire, l’imagination et le jugement s’affoiblissent en même temps que les organes qui en sont les sièges, et proportionnellement, il est évident qu’à partir de l’époque où ces organes seront entièrement détruits, toutes ces opérations intellectuelles seront plus parfaites.
  6. Pour éviter de fatigantes répétitions et des refrains très fastidieux, j’ai cru devoir mettre cette double description en tableaux à deux parties symétriquement opposées, Ce qui sera sans doute plus commode, soit pour la simple lecture, soit pour la réflexion. Car, pour saisir pins parfaitement un faisceau de vérités, ou surmonter plus aisément un faisceau de difficultés, il faut en considérer ou en prendre les parties une à une. La plupart de nos erreurs et de nos vices, enfans de ces erreurs, consistant à vouloir tout comprendre ou tout prendre à la fois.
  7. Où il va rentrer. Sa substance étant alors plus terrestre et spécifiquement plus pesante, l’entraîne avec plus de force vers la terre. Depuis la naissance jusqu’à un certain maximum, le principe ignée et actif qui tend à l’élever et à le redresser, prévaut de plus en plus sur le principe terrestre et amortissant. Puis, ce principe terrestre et inerte l’emportant par degrés sur le principe actif, l’atterre de plus en plus.
  8. Passé quarante ans, il n’y a point ou presque point de vraie guérison, ni au physique, ni au moral ; le vice de l’une ou de l’autre espèce qu’on croit déraciner, ne faisant alors que changer de foyer ou d’objet ; et le docteur, moraliste ou médecin, ne pouvant plus emporter la fièvre qu’en donnant la colique. Il n’est pus plus possible de guérir à fond les maladies d’un vieillard par des potions, que de corriger radicalement ses vices par des discours ; les unes et les autres étant le produit de l’habitude et de vraies maladies chroniques. Pour qu’une véritable cure fût encore possible, il faudroit que l’action de la cause curative pût être aussi continue et d’aussi longue durée dans le dernier âge, que l’action de la cause morbifique l’a été dans les trois âges précédens ; c’est à-dire, qu’un même temps fût tout à la fois court et long ; ce qui est doublement absurde.
  9. Ce qui peut venir aussi de ce qu’ils tâchent de suppléer par la répétition du petit nombre de plaisirs qui leur restent, au défaut total de ceux qu’ils ont perdus. Les vieillards doivent être plus gourmands et plus bavards, parce qu’ils n’ont presquc plus d’autre plaisir que celui de parler et de manger. Voilà peut-être pourquoi ils mangent ce qu’ils ne peuvent plus digérer, et conseillent ce qu’ils ne peuvent plus faire. Quand le corps voyage, l’esprit est sédentaire ; et moins le corps chemine, plus la langue trotte.
  10. Le dessèchement rend tous les mouvemens plus difficiles et plus lents, en rouillant, pour ainsi dire, tous les pivots, et coagulant l’huile qui doit faciliter tout le jeu de la machine ; lenteur et difficulté de mouvement d’où résulte naturellement la diminution de la chaleur.
  11. Je prie le lecteur de fixer son attention sur les explications de notre auteur, et d’observer, qu’en partant du mal avec lequel les vieillards sont, et les jeunes gens ne sont pas familiarisés, il ne dit pas s’il s’agit du mal moral ou du mal physique.
  12. Les jeunes gens vont plus étourdiment au but commun, et les vieillards plus prudemment à leur propre but ; parce qu’au grand jeu de la vie, comme à ces petits jeux qui en font partie, on commence par être dupe, et l’on finit par être fripon. Les vieillards n’ayant plus assez de forces pour eux-mêmes, et étant, à chaque instant, obligés d’en emprunter, n’en ont plus à prêter ; ils sont trop pauvres, à cet égard, pour pouvoir rendre fidèlement et donner libéralement ; n’ayant presque plus rien, ils gardent tout.
  13. Les femmes, les eunuques, les vieillards, les hommes très foibles ou très affoiblis, tâchent de suppléer, par leurs discours, à la force et au courage qui leur manquent.