Histoire de ma fuite des prisons de la République de Venise, qu’on appelle les Plombs/Avant-propos

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AVANT-PROPOS.


J
. J. Rouſſeau, fameux relaps, écrivain tres-éloquent, philoſophe viſionnaire, jouant la miſanthropie, et ambitionnant la perſécution, écrivit un avant-propos à ſa nouvelle Héloïse, qui eſt unique : il inſulte le lecteur, et ne l’indiſpose pas. Un petit avant-propos étant de ſaiſon dans tout ouvrage, j’en écris un auſſi ; mais c’eſt pour vous procurer ma connoiſſance, mon cher lecteur, et pour me concilier votre amitié : vous verrez, j’eſpère, que je ne prétens rien ni par mon ſtyle, ni par des nouvelles, et ſurprenantes découvertes en morale, comme l’auteur que je viens de nommer, qui n’écrivoit pas comme on parle, et qui au lieu de décider en conſéquence d’un ſyſtême, il prononçoit des aphorismes réſultans d’un enchaînement caſuel de ſes chaudes circonlocutions, et non pas de la froide raiſon : ſes axiomes ſont des paradoxes faits pour faire éternuer l’eſprit : paſſés à la coupelle de l’entendement, ils ſe diſperſent en fumée. Je vous préviens que dans cette hiſtoire vous ne trouverez rien de nouveau que l’hiſtoire, car pour ce qui regarde la morale, Socrate, Horace, Seneque, Boece, et pluſieurs autres ont tout dit : tout ce que nous pouvons faire encore ne conſiſte qu’en portraits ; et il n’eſt pas néceſſaire de poſſéder un grand génie pour en faire même de fort-jolis.

Vous devez me vouloir du bien, mon cher lecteur, car ſans nul autre intérêt que celui de vous amuſer, et ſûr de vous plaire je vous préſente une confeſſion. Si un écrit de cette eſpèce n’eſt pas ce qu’on appelle une véritable confeſſion il faut le jetter par la fenêtre, car un auteur qui ſe loue n’eſt pas digne d’être lu : je ſens dans moi-même le repentir, et l’humiliation ; et c’eſt tout ce qu’il faut pour que ma confeſſion ſoit parfaitte ; mais ne vous attendez pas à me trouver mépriſable : une confeſſion ſincère ne peut rendre mépriſable que celui qui l’eſt effectivement, et celui qui l’eſt eſt bien fou s’il la fait au public, dont tout homme ſage doit aſpirer à l’eſtime. Je ſuis donc certain que vous ne me mépriſerez pas. Je n’ai jamais commis des fautes que trompé par mon cœur, ou tyranniſé par une force abuſive d’eſprit, que l’âge ſeul a pu dompter ; et c’eſt aſſez pour me faire rougir : les ſentimens d’honneur, que me communiquèrent ceux qui m’ont appris à vivre, furent toujours mes idôles, quoique non pas toujours à l’abri de la calomnie. Je n’ai point de plus grand mérite.

Trente-deux ans après l’évenement je me détermine à écrire l’hiſtoire d’un fait qui me ſurprit à l’âge de trente nel mezzo del cammin di noſtra vita. La raiſon qui m’oblige à l’écrire eſt celle de me ſoulager de la peine de la réciter toutes les fois que des perſonnes dignes de reſpect, ou de mon amitié exigent, ou me prient que je leur faſſe ce plaiſir. Il m’eſt arrivé cent fois de me trouver après le récit de cette hiſtoire quelqu’altération dans la ſanté, cauſée ou par le fort ſouvenir de la triſte aventure, ou par la fatigue ſoutenue par mes organes en devoir d’en détailler les circonſtances : j’ai cent fois décidé de l’écrire, mais pluſieurs raiſons ne me l’ont jamais permis : elles ſont toutes diſparues aujourd’hui à l’aſpect de celle qui me met la plume à la main.

Je ne me ſens plus la force néceſſaire à narrer ce fait, et je n’ai pas non plus celle de dire aux curieux, qui me preſſent de le leur réciter, que je ne l’ai pas ; car j’aimerois mieux ſuccomber aux dangéreuſes conſéquences d’un effort qu’aller au devant d’une odieuſe ſuſpicion de peu de complaiſance. Voilà donc cette hiſtoire qui jusqu’à ce jour ne fut par moi communiquée niſi amicis idque coactus parvenue à la poſſibilité de devenir publique. Soit. Je ſuis arrivé à un âge, où il faut que je faſſe à ma ſanté de bien plus grands ſacrifices. Pour narrer, il faut avoir la faculté de bien prononcer : la langue déliée ne ſuffit pas, il faut avoir des dents, car les conſonnes auxquelles elles ſont néceſſaires compoſent plus d’un tiers de l’alphabet, et j’ai eu le malheur de les perdre : l’homme peut s’en paſſer pour écrire, mais elles lui ſont indiſpenſables s’il veut parler, et perſuader.

Celui de ſurvivre au dépériſſement de nos membres, et à la perte de ce dont notre individu a beſoin pour ſon bien être eſt un grand malheur, car la misère ne peut dépendre que du manque du néceſſaire ; mais ſi ce malheur arrive quand on eſt vieux, il ne faut pas s’en plaindre, puisque ſi l’on a enlevé nos meubles, on nous a laiſſé du moins la maiſon. Ceux qui pour ſe délivrer de pareils maux ſe ſont tués ont mal raiſonné, puisqu’il eſt bien vrai qu’un homme qui ſe tue annéantit ſes maux, mais il n’eſt pas vrai qu’il s’en délivre, puisqu’en ſe tuant il ſe prive de la faculté de ſentir ce benefice. L’homme ne hait les maux que parcequ’ils ſont incommodes à la vie : des qu’il ne la poſſède plus le ſuicide ne peut le délivrer de rien. Debilem facito manu — Debilem pede, coxa — Lubricos quate — dentes — Vita dum ſupereſt bene eſt.

Ceux qui ont dit que les chagrins ſont plus accablans que les plus grands maux qui affligent notre corps, ont mal dit ; puisque les maux de l’eſprit n’attaquent que l’eſprit, tandis que ceux du corps abattent l’un, et déſolent l’autre. Le vrai ſapiens, l’homme ſage eſt toujours, et par tout plus heureux que tous les rois de la terre niſi quum pituita moleſta eſt. Il n’eſt pas poſſible de vivre long-tems ſans que nos outils s’uſent : je crois même que s’ils ſe conſervaſſent exempts de détérioration nous ſentirions le coup de la mort avec beaucoup plus de ſenſibilité : la matière ne peut reſiſter au tems ſans perdre ſa forme : ſingula de nobis anni prædantur euntes. La vie eſt comme une coquine que nous aimons, à laquelle nous accordons à la fin toutes les conditions qu’elle nous impoſe, pourvu qu’elle ne nous quitte pas : ceux qui ont dit qu’il faut la mépriſer ont mal raiſonné ; c’eſt la mort qu’il faut mépriſer, et non pas la vie ; et ce n’eſt pas la même choſe : ce ſont deux idées entièrement diverſes : aimant la vie j’aime moi-même, et je hais la mort parcequ’elle en eſt le bourreau : le ſage cependant ne doit que la mépriſer parceque la haine eſt un ſentiment qui incommode : ceux qui la craignent ſont un peu ſots, car elle eſt inévitable ; et ceux qui la déſirent ſont des lâches, car chacun eſt le maître de ſe la donner.

Diſpoſé à écrire l’hiſtoire de ma fuite des priſons d’état de la république de Veniſe qu’on appelle les plombs, je crois, avant que d’entrer en matière, de devoir prévenir le lecteur ſur un article, où il pourroit s’aviſer d’exercer ſa critique. On ne veut pas que les auteurs parlent beaucoup d’eux-mêmes, et dans l’hiſtoire que je vais écrire je parle de moi à tout moment. Je le prie donc de ſe diſpoſer à m’accorder cette permiſſion, et je l’aſſure qu’il ne trouvera jamais que je me faſſe des éloges, car, Dieu merci, au milieu de tous mes malheurs je me ſuis toujours reconnu pour leur première cauſe. Pour ce qui regarde mes réflexions, et pluſieurs menus détails, je laiſſe à tous ceux qui s’y ennuieront la belle liberté de les ſauter.

Tout auteur qui prétend de faire penſer tous ceux, qui ne liſent que poſitivement pour ſe défendre de la tentation de penſer, eſt un impertinent. Je déclare que je n’ai rien écrit que dans la maxime de ne dire que la pure vérité, dont j’aurois cru de fruſtrer les lecteurs, ſi j’euſſe omis la moindre des choſes qui ont rapport à mon ſujet. Quand on ſe détermine à expoſer un fait qu’on peut ſe diſpenſer de narrer, on doit, ce me ſemble, le rendre tout pur, et entier, ou n’en rien dire. Il faut ajouter à cela que tout comme je me trouverois géné ſi je duſſe raconter toutes les circonſtances de ce fait en le récitant, je me trouverois également géné actuellement ſi voulant l’écrire avec ſatisfaction je fuſſe obligé par quelqu’un à paſſer ſous ſilence la moindre des particularités qui ont rapport à ma matière. Pour me captiver le ſuffrage de tout le monde j’ai cru de devoir me montrer avec toutes mes foibleſſes tel que je me ſuis trouvé moi-même, en parvenant par-là à me connoître : j’ai reconnu dans mon épouvantable ſituation mes égaremens, et j’ai trouvé des raiſons pour me les pardonner : ayant beſoin de la même indulgence de la part de ceux qui me liront je n’ai voulu leur rien cacher, car je préfère un jugement fondé ſur la vérité, et qui me condamne, à un qui pourroit m’être favorable fondé ſur le faux.

Si l’on trouvera dans quelqu’endroit de l’hiſtoire quelque trait amer contre le pouvoir qui m’a détenu, et m’a pour ainſi dire forcé à m’abandonner aux risques auxquels l’exécution de mon projet m’a expoſé, je déclare que mes plaintes ne peuvent être ſorties que de la pure nature, car nulle aigreur préoccupe mon cœur, ou mon eſprit, pour qu’elles puiſſent être nées de haine, ou de colère. J’aime ma patrie, et par conſéquent ceux qui la gouvernent : je n’ai pas approuvé alors ma detention, parceque la nature ne me l’a pas permis ; mais je l’approuve aujourd’hui par rapport à l’effet qu’elle fit ſur moi, et au beſoin que j’avois d’une correction à ma conduite : malgré cela je condamne la maxime, et les moyens. Si j’avois ſu mon crime, et le tems qu’il me falloit pour l’expier je ne me ſerois pas mis dans l’évident danger de perdre la vie ; et ce qui m’auroit fait périr ſi je fuſſe péri auroit été l’économie d’un deſpotisme que vues ſes funeſtes conſéquences devroit être aboli par ceux-mêmes qui l’exercent.