Histoire de ma fuite des prisons de la République de Venise, qu’on appelle les Plombs/Partie I

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PREMIÈRE PARTIE.

Après avoir fini mes études, avoir quitté à Rome l’état d’éccleſiaſtique, avoir embraſſé celui de militaire, l’avoir quitté à Corfou, entrepris le métier d’avocat, l’avoir quitté par averſion, et aprés avoir vu toute mon Italie, les deux Greces, l’Aſie Mineure, Conſtantinople, et les plus belles villes de France, et d’Allemagne, je ſuis retourné à ma patrie l’année 1753 aſſez inſtruit, plein de moi-même, étourdi, aimant le plaiſir, ennemi de prévoir, parlant de tout à tort, et à travers, gai, hardi, vigoureux, et me moquant au milieu d’une bande d’amis de ma clique, dont j’étois le gonfalonier de tout ce qui me paroiſſoit ſottiſe ſoit ſacrée, ſoit profane, appellant préjugé tout ce qui n’étoit pas connu aux ſauvages, jouant gros jeu, trouvant égal le tems de la nuit à celui du jour, et ne reſpectant que l’honneur, dont j’avois toujours le nom ſur les levres plus par hauteur que par ſoumiſſion, prêt pour garantir le mien de toute tache à violer toutes les lois qui auroient pu m’empécher une ſatisfaction, un dédommagement, une vengeance de tout ce qui avoit l’apparence d’injure, ou de violence. Je ne manquois à perſonne, je ne troublois pas la paix des ſociétés, je ne me mêlois ni d’affaires d’état, ni des différens des particuliers, et voilà tout ce que j’avois de bon, et ce que je croyois ſuffiſant pour être à l’abri de tout malheur, qui en me ſurprenant auroit pu me priver d’une liberté, que je ſuppoſois inviolable. Lorsque dans certains momens je jettois un coup d’œil ſur ma conduite je ne manquois pas de la trouver exempte de reproche, puisqu’en fin mon libertinage ne pouvoit que tout au plus me rendre coupable vis à vis de moi-même, et aucun remords ne troubloit ma conſcience. Je croyois de n’avoir autre devoir que celui d’être honête homme, et je m’en piquois, et n’ayant beſoin pour vivre ni d’emploi, ni d’office, qui auroit pu géner pour quelques heures ma liberté, ou m’obliger à en impoſer au public avec une conduite régulière, et édifiante, je me félicitois, et j’allois mon train.

Monſieur de Br… Sénateur ampliſſime avoit ſoin de moi ; ſa bourſe étoit la mienne ; il aimoit mon cœur, et mon eſprit. Après avoir été dans tout le cours de ſa jeuneſſe grand libertin, et esclave de toutes ſes paſſions un coup d’Apoplexie lui fit le cruel halte là, qui le mettant au bord du tombeau, le rappella à la raiſon. Retourné en état d’agir, et d’eſpérer de parvenir à l’âge de vieilleſſe moyennant le bon régime, il ne trouva autre reſſource que celle de la dévotion, ſeule faite pour remplacer les vices avec des actes de vertu : il s’y livra de bonne foi : il crut de voir en moi ſon propre portrait, et je lui faiſois pitié : il diſoit que j’allois ſi vite qu’il étoit impoſſible que je ne me déſabuſaſſe en peu de tems ; et dans cet eſpoir il ne m’a jamais abandonné : il attendoit l’aſſouviſſement de mes paſſions de l’iſſue continuelle ; mais il n’a pas aſſez vécu pour voir ſes vœux exaucés. Il me donnoit toujours des excellentes leçons de morale, que j’écoutois avec plaiſir, et avec admiration ſans jamais les éviter : c’étoit tout ce qu’il exigeoit de moi. Il me donnoit de bons conſeils, et de l’argent ; et ce dont il ne me rendoit pas compte étoit qu’il prioit inceſſament Dieu de me faire connoître toute l’irrégularité de ma conduite.

Dans le mois de Mars de l’année 1755 j’ai pris un appartement dans la maiſon d’une veuve ſur le quai qu’on appelle à Veniſe le fondamente nove, en aſſurant M. de Br… que ce nouveau ſéjour étoit néceſſaire à ma ſanté, puisque l’été alloit venir, et dans les grandes chaleurs qu’on reſſentoit dans l’intérieur de la ville j’avois beſoin d’habiter dans un quartier expoſé au grand air, et à la fraîcheur du vent du Nord. Ce Seigneur qui trouvoit bon tout ce que je déſirois approuva mon idée, aſſez content de ce que je lui promettois d’aller dîner chez lui tous les jours. La vraie raiſon qui me faiſoit quitter ſon palais étoit celle de devenir voiſin d’une fille que j’aimois. Le détail de cette intrigue n’a rien de commun avec cette hiſtoire ; ainſi je l’épargne au lecteur.

Le 25 du mois de Juillet un quart d’heure avant le lever du Soleil, j’ai quitté l’Erbaria pour aller me coucher. Cette Erbaria eſt un endroit ſur un quai du grand canal attenant au pont de Rialte, qui s’appelle ainſi parceque c’eſt le marché aux herbes, aux fruits, et aux fleurs : les hommes, et les femmes galantes qui ont paſſé la nuit dans les plaiſirs de la table, ou dans les fureurs du jeu ont l’habitude d’aller y faire un tour de promenade avant que d’aller ſe coucher. Cette promenade demontre qu’une nation peut facilement changer de caractère. Les venitiens de jadis myſtérieux en politique, et en galanterie ſont éffacés par les modernes dont le goût prédominant eſt celui de ne faire plus aucun myſtère de rien. Ce lieu offre un beau coup d’œil, mais il n’en eſt que le prétexte. On va dans l’Erbaria plus pour ſe faire voir que pour voir, et les femmes l’aiment plus que les hommes : elles veulent que le monde ſache qu’elles ne ſe génent pas : la coquetterie y eſt exclue à cauſe du délabrement de la parure. Le jour commence alors, mais perſonne n’a l’air d’en convenir : c’eſt la fin du précédent ; chaqu’ homme, chaque femme doit voir dans l’autre les marques du désordre : les hommes doivent afficher l’ennui d’une complaiſance trop uſée, et les femmes doivent faire parade des debris d’une vieille toilette qu’on n’a pas reſpectée : tout le monde doit avoir l’air rendu, et montrer le beſoin d’aller ſe mettre au lit. Je ne manquois jamais à cette promenade ; obſervateur de ſes lois le plus ſouvent ſans aucune raiſon.

À l’heure qu’il étoit tout devoit dormir chez moi : ma ſurpriſe ne fut pas petite en voyant la porte de la maiſon ouverte : elle augmenta lorsque j’ai vu la ſerrure abattue. Je monte, et je trouve toute la famille de bout, et mon hôteſſe triſte à cauſe d’une viſite extraordinaire qui avoit mis ſens deſſus deſſous toute la maiſon. Elle me dit toute éffarée qu’une heure avant le jour Meſſer grande (c’eſt le nom d’emploi du chef des archers de la république) avoit abattu la porte de la rue, étoit monté avec ſon escouade, et avoit fait dans toute la maiſon la perquiſition plus exacte ſans excepter mon appartement dont il avoit viſité tous les recoins. Après toutes ſes vaines recherches, il lui avoit dit que le matin du jour précédent on avoit débarqué chez elle une malle, et qu’il ſavoit que cette malle étoit pleine de ſel : elle la lui avoit alors fait voir remplie, non pas de ſel, mais d’habits du comte Securo ami de la maiſon, qui l’avoit envoyée de la campagne. Meſſer grande, après avoir vu cela s’en étoit allé. J’ai aſſuré mon hôteſſe de lui faire obtenir une éclatante ſatisfaction ; et ſans la moindre inquiétude je me ſuis mis au lit.

Je me ſuis levé à midi pour aller dîner chez M. de Br…, auquel j’ai expoſé le fait, et repréſenté la néceſſité de procurer à cette femme une ſatisfaction proportionnée, puisque les lois garantiſſoient la tranquillité de toute maiſon exempte de crime. Je lui ai dit que le mal aviſé miniſtre devoit pour le moins perdre ſa charge. Ce ſage vieillard, après m’avoir écouté très-attentivement, me dit qu’il me répondroit après dîner. Nous paſſâmes deux heures fort-gayement avec deux autres nobles auſſi dévots, et pieux que lui, quoique moins âgés, tous les deux mes tendres amis, et penſans comme lui ſur mon compte. L’étroite liaiſon de ces trois reſpectables perſonnages avec moi étoit le ſujet de l’étonnement de tous ceux qui l’obſervoient : on en parloit comme d’un rare phénomène, dont la cauſe devoit être myſtérieuſe ; car on ne pouvoit pas comprendre comment le caractère des trois pût convenir avec le mien, comment le mien pût ſe conformer au leur, eux tous éternité, et vertus, moi tout monde, et vices. Les méchans inventoient des raiſons infames : la choſe, diſoit-on, ne pouvoit pas être naturelle ; et la calomnie s’en mêloit : il y avoit ſûrement là deſſous un myſtère, il falloit le dévoiler. J’ai ſu vingt ans après qu’on nous faiſoit ſuivre, et que les plus fins des eſpions du Tribunal des inquiſiteurs d’état furent chargés de découvrir la raiſon occulte de cette union invraiſemblable, et monſtrueuſe. Pour moi innocent comme je croyois d’être je ne me défiois de perſonne, et j’allois mon train de la meilleure foi du monde.

M. de Br…, d’abord après dîner me dit d’un grand ſang froid, et ſans autres témoins que les deux nobles, qu’au lieu de penſer à tirer vengeance de l’affront fait à mon hôteſſe, je devois penſer à me mettre en lieu de ſûreté. Il me dit que la malle remplie de ſel étoit une contrebande forgée par Meſſer grande, qui n’en vouloit qu’à moi : qu’il étoit vrai qu’il ne parloit que par conjecture, mais qu’ayant eu ſiége dans le tribunal, il reconnoiſſoit le ſtyle de captures qu’il ordonnoit. Il me dit qu’en conſéquence il avoit fait armer à quatre rames ſa gondole, dans laquelle je devois aller ſur le champ à Fuſine, où je prendrois la poſte pour aller à Florence, et pour y reſter jusqu’à ce qu’il m’eût écrit que je pourrois retourner. À la fin de ſon ſage discours il me donna un rouleau qui contenoit cent cequins. Plein de reſpect et de reconnoiſſance, je lui ai répondu que je lui demandois mille pardons ſi je ne me rendois pas à ſon conſeil. Je lui ai dit qu’en ne me ſentant pas coupable je ne pouvois pas craindre la juſtice du tribunal. Il me dit qu’un tribunal comme celui-là pouvoit en ſavoir plus que moi, et reconnoître en moi des crimes, dont je pouvois me croire innocent, et que ce qu’il y avoit pour moi de plus ſûr en attendant, étoit d’accepter les cent cequins, et de m’en aller. Je lui ai alors dit que l’homme ne pouvoit pas être criminel ſans le ſavoir, et que j’aurois commis une faute contre moi-même, ſi en fuyant j’euſſe pu donner un indice aux inquiſiteurs d’état de quelque remords de conſcience, qui n’auroit pu que les confirmer dans leur propre idée. Je lui ai ajouté que le ſilence étant l’ame de ce grand Magiſtrat, il ſeroit impoſſible de pénétrer après mon départ ſi j’euſſe eu raiſon de me ſauver, et que je ne pouvois prendre ce parti qu’en donnant à ma patrie un éternel adieu, puisque rien ne m’auroit aſſuré que j’aurois pu y vivre à mon retour libre de crainte, et de la même qui m’auroit induit à partir dans ce moment là. En diſant cela je l’ai embraſſé, je n’ai pas voulu l’argent offert, et je l’ai ſupplié de ne pas vouloir avec ſon inquiétude troubler la paix de mon ame. Fais-moi du moins le plaiſir, dit-il, de ne pas aller dormir cette nuit dans ton caſin. Je me ſuis diſpenſé de cela auſſi, et j’ai eu tort : cette prière me venoit de la bonté même ; et c’eſt par une raiſon des plus frivoles que je n’y ai pas fait attention. Ce jour là étoit la fête de S. Jacques, dont je porte le nom ; et le lendemain on chomoit Ste. Anne, nom de la fille que j’aimois à cette époque là : j’avois écrit que nous irions déjeûner enſemble à Caſtello. Le même jour le tailleur m’avoit apporté un habit de taffetas, dont la bordure en dentelle d’argent étoit de l’invention de ma belle. Je n’ai pas cru de devoir ſacrifier ce rendez-vous à une prudente précaution, et à la tendreſſe de mon bienfaicteur. Je n’étois cependant pas méchant, ni ingrat, mais étourdi, et ſenſible au plaiſir, que je me figurois d’avance toujours plus grand : un engagement pareil à cet âge là eſt quelque choſe de très-important : amare et ſapere vix Deo conceditur eſt une ſentence, dont je n’ai reconnu la vérité que dernièrement à Vienne. Lorsque j’ai pris congé de M. de Br…, il me dit en riant que nous ne nous reverrions peut-être plus : ces paroles m’étonnèrent : mais ce fut lui-même qui craignant de m’avoir trop dit me fit ſortir de mon étonnement en me diſant en vrai ſtoicien comme il étoit va-t-en, va-t-en, mon fils ſequere Deum, fata viam inveniunt. Le fait eſt que ce fut la dernière fois que je l’ai vu quoiqu’il ait ſurvécu dix ans à ma fuite. J’ai embraſſé mes deux autres amis qui étoient là comme extupefaits ; et obligé à me lever le lendemain de bonne heure, je ſuis rentré chez moi à une heure de nuit, et je me ſuis d’abord couché.

À la pointe du jour 26 Juillet 1755 Meſſer grande entra dans ma chambre. Me réveiller, le voir, et entendre ſon interrogation fut l’affaire d’un moment. Il prononça mon nom en me demandant s’il ſe trompoit ; car c’étoit la première fois qu’il me voyoit : je lui ai répondu qu’il ne ſe trompoit pas. Donnez-moi, dit-il, tout ce que vous avez d’écrit ſoit de vous, ſoit d’autres ; habillez-vous d’abord, et venez avec moi. Je lui ai demandé de qui il tenoit cette commiſſion, et il me répondit qu’il obéiſſoit aux ordres du tribunal. J’ai laiſſé alors qu’il prenne tous mes papiers qu’il fit mettre dans un ſac par deux de ſes gens, et ſans plus ouvrir la bouche je me ſuis habillé. Ce qui eſt rare eſt que je me ſuis raſé, fait peigner, mis une chemiſe à dentelle, et mon galant habit, non pas comme un homme qui ſait d’aller en priſon, mais comme on va aux nôces, ou au bal : j’ai fait tout cela machinalement ; car le lendemain en y penſant je ne me ſuis pas trouvé en état de rendre compte à moi-même comment cela étoit arrivé. Meſſer grande ſans jamais me perdre de vue me laiſſa faire toute ma toilette : quand il me vit prêt, il me dit que je devois avoir des manuſcrits reliés en livres, et que je devois les lui conſigner. Ce fut pour lors que j’ai cru de pouvoir pénétrer quelque choſe. Je lui ai indiqué un tas de livres tous imprimés, au-deſſus desquels il y en avoit quatre des manuſcrits : il les prit, et avec eux tous les imprimés qu’il a vus ſur ma table de nuit : c’étoit l’Arioſte, Petrarque, Horace, un tome des opuscules de Plutarque, et quelques brochures françoiſes. Les manuſcrits contenoient des impoſtures de Magie, Clavicule de Salomon, Talismans, Cabale, Zecor-ben, Picatrix, parfums, et conjurations pour avoir des colloques avec les demons de toutes les claſſes : la curioſité m’avoit fait devenir poſſeſſeur de toutes ces drogues là, dont je ne faiſois aucun cas ; mais ceux qui ſavoient que je les avois ne croyoient pas cela, et je les laiſſois croire tout ce qu’ils vouloient, n’étant pas même fâché qu’on me crut un peu ſorcier.

Deux mois avant ce fait un venitien, dont l’ancien métier avoit été de metteur en œuvre, fit connoiſſance avec moi en me propoſant l’achat d’une jolie bague de brillans à bon marché, et étant venu chez moi il vit mes livres de Magie. Deux ou trois ſemaines après, il vient me dire que quelqu’un, qui ne vouloit pas être nommé, m’en donneroit mille ducats ſi je voulois les vendre, mais qu’on vouloit auparavant les voir. Cette propoſition m’a plu, et je lui ai répondu que je n’aurois pas de difficulté à les lui confier pour vingt-quatre heures. Quinze jours après il me demanda les livres, qu’il me rendit le lendemain en me diſant que la perſonne ne les trouvoit pas légitimes. Huit jours après cela je fus arrêté, et ces mêmes livres m’ayant été demandés par Meſſer grande, j’ai fait là-deſſus des conjectures ſans cependant rien décider. Ce que j’ai ſu après fut, que ce venitien étoit eſpion du tribunal.

En ſortant de ma chambre je fus ſurpris de voir trente à quarante archers : on m’a fait l’honneur de les croire néceſſaires pour s’aſſurer de ma perſonne, tandis que deux auroient été aſſez ſelon l’axiome ne Hercules quidem contra duos. Il eſt ſingulier qu’à Londres où tout le monde eſt brave on n’emploie qu’un ſeul homme pour en arrêter un autre, et qu’à Veniſe ma patrie, généralement on eſt poltron, on en emploie trente : je crois que cela vient de ce que le poltron obligé à aſſaillir a toujours plus de peur que l’aſſailli, et l’aſſailli peut par la même raiſon devenir brave : et effectivement l’on voit ſouvent à Veniſe de gens arrêtés qui ſe ſont défendus, et qui enfin ne ſe rendirent qu’accablés par le nombre.

Meſſer grande me fit entrer dans une gondole où il ſe plaça près de moi n’ayant gardé que quatre hommes, et ayant renvoyé tout le reſte. La gondole arriva chez lui : il me fit entrer dans une chambre où il me laiſſa ſeul après m’avoir offert du caffé que j’ai refuſé. J’ai paſſé presque quatre heures toujours opprimé par un ſomeil aſſez tranquille interrompu à chaque quart d’heure par la néceſſité de lâcher de l’eau, phénomène fort-extraordinaire ; car la chaleur étoit exceſſive ; je n’avois pas ſoupé, et je n’avois pris dans la journée précédente qu’une glace à l’entrée de la nuit : j’ai néanmoins rempli d’urine deux grands pots de chambre. La ſurpriſe cauſée par l’oppreſſion étoit pour moi un grand narcotique, et j’en avois fait autre-fois l’expérience ; mais je ne l’avois pas crue diurétique : j’abandonne cela aux phyſiciens. Il y a cependant apparence que dans le même tems que mon eſprit effrayé devoit donner des marques de défaillance par l’aſſouviſſement de ſa faculté penſante, mon corps auſſi, comme s’il ſe fût trouvé dans un preſſoir devoit exprimer une bonne partie des fluides qui avec une circulation continuelle donnent action à notre faculté de penſer : et voilà comment une effrayante ſurpriſe peut parvenir à cauſer une mort ſubite, car elle peut arracher l’ame au ſang.

Au ſon de la cloche de Terza Meſſer grande entra, et me dit qu’il avoit ordre de me mettre ſous les plombs. Je l’ai ſuivi. Nous entrâmes dans une autre gondole, et après un détour par des petits canaux nous entrâmes dans le grand, et nous deſcendîmes au quai des priſons. Après avoir monté quelques escaliers nous paſſâmes un pont éminent, et enfermé qui ſert de communication des mêmes priſons avec le palais ducal par-deſſus le canal qu’on appelle rio di palazzo. Au delà de ce pont nous paſſâmes une galerie, et entrâmes dans une ſeconde chambre où il me préſenta à un homme vêtu en robe de patricien, qui après m’avoir regardé lui dit è quello : mettetelo in depoſito.
è quello : mettetelo in deposito.
Ce perſonnage étoit le ſecrétaire de meſſieurs les inquiſiteurs il circoſpetto Domenico Cavalli, qui apparemment eut honte de parler venitien à ma préſence, car il prononça mon arrêt en bonne langue toscane. Meſſer grande alors me conſigna au gardien des plombs, qui ſuivi de deux hommes me fit monter deux petits escaliers, enfiler une galerie, puis une autre ſéparée par porte à clef, et puis une autre encore, qui avoit au bout une porte après laquelle je me ſuis vu dans un grand vilain, et ſale galetas long ſix toiſes, large deux, éclairé par une éminente lucarne : j’ai pris ce galetas pour ma priſon ; mais je me ſuis trompé. Il empoigna une groſſe clef, il ouvrit une groſſe porte doublée de fer haute trois pieds et demi, qui dans ſon milieu avoit un trou rond de huit pouces de diamêtre, et m’ordonna d’entrer. Tandis qu’il ouvroit cette porte je regardois attentivement une machine de fer enclouée dans la forte cloiſon, qui avoit la forme d’un fer à cheval, un pouce d’épaiſſeur, et un diamêtre de cinq d’un à l’autre de ces bouts paralleles. Je penſois à ce que cela pouvoit être, lorsque le gardien me dit en ſouriant : je vois monſieur que vous voudriez deviner à quoi cette machine ſert, et je peux vous le dire. Lorsque leurs excellences ordonnent qu’on étrangle quelqu’un, on le fait aſſeoir ſur un tabouret, le dos tourné contre ce collier, et on lui place la tête de façon qu’il embraſſe la moitié de ſon cou, et une maſſe de ſoye qui lui environne l’autre moitié, paſſe avec ſes deux bouts par ce trou qui aboutit à un moulinet auquel on les recommande, et un homme le tourne jusqu’à ce que le patient ait rendu l’ame à notre Seigneur, car le confeſſeur ne le quitte, Dieu ſoit loué, que lorsqu’il eſt mort. — C’eſt fort-ingénieux, lui répondis-je, et je penſe, monſieur, que c’eſt vous-même qui avez l’honneur de tourner le moulinet. Il ne me répondit pas. Ayant la taille de cinq pieds, et neuf pouces je me ſuis bien courbé pour entrer, et il m’enferma. Il me demanda par la grille ce que je voulois manger, et je lui ai répondu que je n’y avois pas encore penſé. Il s’en alla en refermant toutes ſes portes.

Étonné j’ai appuyé mes coudes ſur la hauteur d’appui de la grille : elle avoit deux pieds en tous ſens, croiſée par ſix barreaux de fer d’un pouce de diamêtre, qui formoient ſeize trous carrés de cinq pouces. Elle auroit rendu le cachot aſſez clair ſi une poutre quadrangulaire maîtreſſe d’œuvres du comble, qui avoit un pied et demi de large, et qui entroit dans le mur au-deſſous de la lucarne, que j’avois obliquement vis à vis, n’eût pas intercepté la lumière qui entroit dans le galetas. J’ai fait le tour de mon affreuſe priſon qui n’avoit que cinq pieds et demi de hauteur en tenant ma tête inclinée : j’ai trouvé quaſi à tâton qu’elle formoit les trois quarts d’un carré de deux toiſes. Le quart contigu à celui qui lui manquoit étoit poſitivement une alcôve capable de contenir un lit ; mais je n’ai trouvé ni lit, ni ſiége, ni table, ni meuble d’aucune eſpèce, excepté un baquet pour les beſoins naturels, et une ais aſſurée au mur, large un pied, et élevée du plancher quatre. J’ai placé là mon beau manteau de ſoye, et mon joli habit mal étrenné, avec mon chapeau bordé d’un point d’Eſpagne, et d’un plumet blanc. La chaleur étoit extrême. Triſte, et rêveur la nature m’a porté au ſeul lieu, où je pouvois me repoſer ſur mes coudes : je ne pouvois pas voir la lucarne ; mais je voyois la lumière, qui éclairoit le galetas, et des rats gros comme des lapins qui ſe promenoient. Ces hideux animaux dont j’abhorrois la vue, venoient jusque ſous ma grille ſans nulle marque de frayeur. J’ai vite enfermé le trou de la porte avec un volet intérieur ; leur viſite m’auroit glacé le ſang. Je ſuis tombé dans la rêverie la plus profonde, mes bras toujours croiſés ſur la hauteur d’appui, où j’ai paſſé huit heures immobile, dans le ſilence, et ſans jamais bouger.

J’ai entendu ſonner vingt une heures, et j’ai commencé à m’inquiéter de ce que je ne voyois paroître perſonne, de ce qu’on ne venoit pas voir ſi je voulois manger, de ce qu’on ne me portoit pas un lit, une chaiſe, et au moins du pain, et de l’eau. Je n’avois pas d’appetit, mais il me ſembloit qu’on ne devoit pas le ſavoir : jamais de ma vie je n’avois eu la bouche ſi amère : je me tenois cependant pour ſûr que vers la fin du jour quelqu’un paroîtroit : mais lorsque j’ai entendu ſonner le vingt-quatre heures je ſuis devenu comme un forcené heurlant, frappant des pieds, peſtant, et accompagnant de hauts cris tout le vain tapage que mon étrange ſituation m’excitoit à faire. Après plus d’une heure de ce furieux exercice ne voyant perſonne, n’entendant pas moi-même le moindre indice, qui m’auroit fait imaginer que quelqu’un pût avoir entendu mes fureurs, enveloppé de ténebres j’ai fermé la grille, craignant que les rats ne ſautaſſent dans le cachot : je me ſuis jetté étendu ſur le plancher avec mes cheveux enveloppés dans un mouchoir. Un pareil impitoyable abandon ne me paroiſſoit pas vraiſemblable quand même on eût décidé de me faire mourir. L’examen de ce que je pouvois avoir fait pour mériter un traitement ſi cruel ne pouvoit durer qu’un moment, car je ne trouvois pas matière pour m’arrêter. En qualité de grand libertin, de hardi parleur, et d’homme qui ne penſoit qu’à jouir de la vie je ne pouvois pas me trouver coupable ; mais en me voyant malgré cela traité comme tel j’épargne au lecteur tout le détail de ce que la rage, la fureur, le déseſpoir m’a fait dire, et penſer contre le deſpotisme qui m’opprimoit. La noire colère cependant, et le chagrin qui me dévoroit, et le dur plancher ſur lequel j’étois ne m’empêchèrent pas de m’endormir : ma nature avoit beſoin du ſomeil, et lorsque l’individu qu’elle anime eſt jeune, et ſain elle ſait ſe procurer ce qu’il lui faut ſans avoir beſoin de ſon conſentement.

La cloche de minuit m’a éveillé. Affreux réveil lorsqu’il fait regréter le rien, ou les illuſions du ſomeil. Je ne pouvois pas croire d’avoir paſſé trois heures ſans avoir ſenti aucun mal. Sans bouger, couché comme j’étois ſur mon côté gauche j’ai allongé le bras droit pour prendre mon mouchoir que la réminiſcence me rendoit ſûr d’avoir placé là. En allant à tâton avec ma main, Dieu ! quelle ſurpriſe, lorsque j’en trouve une autre froide comme glace. L’effroi m’a électriſé depuis la tête jusqu’aux pieds, et mes cheveux ſe hérissèrent : jamais je n’ai eu dans toute ma vie l’ame ſaiſie d’une telle frayeur, et je ne m’en ſuis jamais cru ſuſceptible : j’ai paſſé certainement trois ou quatre minutes non ſeulement immobile, mais incapable de penſer : rendu à moi-même je me ſuis fait la grace de croire que la main que j’avois touchée n’étoit qu’un objet de l’imagination : dans cette ferme ſuppoſition j’allonge de nouveau le bras au même endroit, et je trouve la même main, que jettant un cri perçant, et tranſi d’horreur je ſerre, et je relâche en retirant mon bras. Je frémis ; mais devenu maître de mon raiſonnement je décide que pendant que je dormois on avoit mis près de moi un cadavre ; car j’étois ſûr que lorsque je me ſuis couché ſur le plancher il n’y avoit rien. J’imagine d’abord le corps de quelqu’innocent malheureux, et peut-être mon ami qu’on avoit étranglé, et qu’on avoit ainſi placé près de moi pour que je trouvaſſe à mon réveil devant mes yeux l’exemple du ſort qu’on m’avoit deſtiné. Cette penſée me rend féroce : je porte pour la troiſième fois mon bras à la main, je la ſaiſis, je la ſerre, et je veux dans le même inſtant me lever pour tirer à moi ce cadavre, et me rendre certain de toute l’atrocité de ce fait : mais voulant m’appuyer ſur mon coude gauche la même main froide que je tenois ſerrée devient vive, ſe retire, et je me ſens dans l’inſtant avec ma grande ſurpriſe convaincu que je ne tenois dans ma main droite autre main que ma même main gauche qui percluſe, et engourdie avoit perdu mouvement, ſentiment, et chaleur, effet du lit tendre, flexible, et douillet ſur lequel mon pauvre individu repoſoit.

Cette aventure quoique comique ne m’a pas égayé. Elle m’a donné matière aux réflexions les plus noires. Je me ſuis apperçu que j’étois dans un endroit où ſi le faux paroiſſoit vrai, les réalités devoient paroître des ſonges, où l’entendement devoit perdre la moitié de ſes priviléges, où la phantaiſie échauffée devoit rendre la raiſon victime ou de l’eſpérance chimérique, ou de l’affreux déseſpoir. Je me ſuis d’abord mis ſur mes gardes pour tout ce qui concernoit cet article, et j’ai pour la première fois de ma vie à l’âge de trente ans appellé à mon ſecours la philoſophie, dont j’avois tous les germes dans l’ame, et dont il ne m’étoit pas encore arrivé l’occaſion d’en faire cas, ni uſage. Je crois que la plus grande partie des hommes meurent ſans avoir jamais penſé. Je me ſuis tenu ſur mon ſéant jusqu’au frapper de huit heures : les crépuscules du nouveau jour paroiſſoient ; le Soleil devoit ſe lever à neuf heures et un quart ; il me tardoit de voir ce jour : un preſſentiment intérieur que je tenois pour infaillible m’aſſuroit qu’on me renverroit chez moi d’abord, et je brûlois des déſirs de vengeance, que je ne me diſſimulois pas. Je me voyois à la tête du peuple pour pulvériſer le gouvernement, et je ne pouvois pas me contenter d’ordonner à des bourreaux le carnage de mes oppreſſeurs ; mais c’étoit moi-même qui devois en faire le maſſacre. Tel eſt l’homme ; et il ne ſe doute pas que ce qui tient ce langage dans lui n’eſt pas la raiſon, mais ſa plus grande ennemie, la colère.

J’ai attendu moins de ce que je me ſentois diſpoſé à attendre ; et voilà un premier motif de calme des fureurs. À huit heures et demi le profond ſilence de ces lieux, enfer de l’humanité vivante, fut rompu par le glapiſſement des verrous aux veſtibules des corridors qu’il falloit paſſer pour parvenir à mon cachot. J’ai vu le gardien devant ma grille qui me demanda ſi j’avois eu le tems de penſer à ce que je voulois manger. Je lui ai répondu, ſans rélever ſa raillerie, que je voulois une ſoupe au ris, du bouilli, du rôti, des fruits, du pain, du vin, et de l’eau : j’ai vu ce butor étonné de ne pas entendre les plaintes auxquelles il s’attendoit. Après s’être arrêté une minute, voyant que je ne lui diſois rien, et ſa dignité ne lui permettant pas de me demander ſi je voulois autre choſe, il s’en alla ; mais un quart d’heure après il reparut, et me dit qu’il s’étonnoit que je ne vouluſſe pas avoir un lit, et ce qu’il me falloit, puisque, ſi je me flattois de n’avoir été mis là que pour une nuit je me trompois. Je lui ai répondu qu’il me feroit plaiſir en me portant ce qu’il me croyoit néceſſaire. Où faut-il, me dit-il, que j’aille le chercher ? Je lui ai dit d’aller chez moi, et de me porter tout. Il me donna pour lors un morceau de papier, et un crayon. J’ai demandé par écrit lit, chemiſes, bas, robe de chambre, bonets, peignes, pantoufles, fauteuil, table, miroir, raſoirs, et nommement les livres que Meſſer grande avoit trouvés ſur la tablette près de mon lit ; outre cela, papier, plumes, et ancre. À la lecture que je lui ai faite de ces articles (car il ne ſavoit pas lire), il me dit de rayer papier, écritoire, miroir, et raſoirs ; car tout cela étoit défendu par inſtitution, et il me demanda de l’argent pour acheter le dîner que je lui avois ordonné. Je lui ai donné un cequin de trois dont j’étois poſſeſſeur. Je l’ai entendu partir une demi heure après. Dans cette demi heure, comme j’ai ſu dans la ſuite, il avoit ſervi ſept autres priſonniers qui étoient détenus là-haut, chacun ſéparé, et dans l’impoſſibilité de tout commerce réciproque, et d’avoir connoiſſance ni du nom, ni de la qualité de ceux que le même malheur accabloit.

Vers midi cet homme parut dans le galetas ſuivi de cinq archers deſtinés au ſervice des priſonniers d’état (c’eſt le titre dont on nous honoroit). Il ouvrit mon cachot pour introduire les meubles que j’avois ordonnés, et mon dîner. On fit le lit dans l’alcove, et on mit mon dîner ſur la petite table ; il me donna une cuillère d’ivoire qu’il avoit achetée de mon argent, en me diſant que couteau, et fourchette étoient défendus, comme tout outil de métal, et qu’il ne me laiſſoit mes boucles que parcequ’il voyoit qu’elles étoient de pierres. Il me dit de lui ordonner ce que je voulois manger dans le jour ſuivant, parceque la ſeule heure à laquelle il pouvoit monter là-haut étoit à la pointe du jour : il finit par me dire que l’illuſtriſſimo ſignor ſecretario avoit effacé de ma note tous les livres que j’avois ordonnés en lui diſant qu’il m’en enverra des convenables à mon état actuel. Je lui ai ordonné de le remercier de ma part de ce qu’il ne m’avoit fait mettre en compagnie de perſonne. Il me répondit qu’il fera ma commiſſion, mais que j’avois tort de me moquer, puisque je devois ſentir qu’on ne m’avoit mis tout ſeul que pour me rendre la priſon plus pénible. Il avoit raiſon, et je m’en ſuis bien apperçu quelques jours après. J’ai reconnu qu’un homme mis dans l’impoſſibilité de s’occuper, et enfermé tout ſeul dans un endroit quaſi obſcur, où il ne peut appeller perſonne, et où il ne voit qu’une fois en vingt quatre heures, celui qui lui porte ſa nourriture doit ſe trouver dans un vrai enfer. La compagnie d’un aſſaſſin, d’un fou, d’un malade puant, d’un ours, d’un tigre eſt préférable à une ſolitude de cette eſpèce : elle déseſpère ; mais on ne peut le ſavoir qu’en ayant fait l’expérience.

Après le départ du gardien, pour voir un peu de jour, et pour ne pas manger à l’obſcur, car toute eſpèce de lumière artificielle étoit défendue, j’ai placé ma table près du trou par où entroit la petite lueur qui venoit de la lucarne. J’étois à jeun préciſément depuis quarante cinq heures, mais je n’ai pu avaler que du riz. J’ai paſſé la journée ſans fureur ſur mon fauteuil ne ſouffrant que l’ennui, déſirant le lendemain, et m’accommodant déjà l’eſprit à la lecture prétendue convenable qu’on m’avoit annoncée. J’ai paſſé la nuit ſans dormir au bruit que les rats bondiſſans faiſoient dans le galetas, et en compagnie de l’horloge de S. Marc qui me paroiſſoit frapper dans mon cachot. Une eſpèce de tourment, dont je trouverai dans mes lecteurs peu de juges me faiſoit une peine inſoutenable : c’étoit un million de puces qui s’en donnoient à cœur joie ſur tout mon corps, avides de mon ſang, et de ma peau qu’elles perçoient avec un acharnement dont je n’avois point d’idée : ces inſectes me donnoient des convulſions, me cauſoient des contractions ſpasmodiques dans les nerfs ; ils m’empoiſonnoient le ſang.

Le lendemain à la pointe du jour, le gardien parut, fit faire mon lit, balayer, et nettoyer : lorsqu’un de ſes archers me préſenta de l’eau pour me laver les mains, le gardien qui vit que je voulois ſortir, m’avertit que cela ne m’étoit pas permis. J’ai vu deux livres, et je me ſuis abſtenu de les ouvrir pour me garantir d’un premier mouvement peut-être de dédain, qu’il n’auroit pas manqué de référer. Après m’avoir laiſſé ma mangeaille, et m’avoir coupé deux citrons il partit.

Ayant à peine mangé ma ſoupe chaude je mis mes livres contre la lumière du trou, et j’ai vu, qu’il ne me ſeroit pas difficile de lire. Un de ces livres avoit pour titre la cité myſtique de Sœur Marie de Jéſus appellée d’Agreda : je n’en avois nulle idée. Le ſecond étoit d’un jéſuite dont j’ai oublié le nom : il établiſſoit une nouvelle adoration particulière directe au cœur de notre ſeigneur J. C. De toutes les parties humaines de notre divin médiateur c’étoit celle-là que ſelon cet auteur on devoit particulièrement adorer : idée ſingulière d’un fou ignorant, dont je n’ai pas pu ſouffrir la lecture, car le cœur ne me paroiſſoit pas un viſcère plus reſpectable du poumon. La cité myſtique m’intéreſſa un peu. J’ai lu tout ce que l’extravagance d’une imagination échauffée d’une vierge extrêmement dévote, eſpagnole, mélancolique, enfermée dans un couvent, ayant des directeurs de conſcience ignorans et flatteurs, pouvoit enfanter. Toutes ſes viſions chimériques, et monſtrueuſes étoient décorées du nom de révélations : amoureuſe, et amie très-intime de la ſainte vierge, elle avoit reçu ordre de Dieu même d’écrire la vie de ſa divine mère : le ſaint eſprit lui avoit fourni les inſtructions qui lui étoient néceſſaires, et que perſonne ne pouvoit avoir lues nulle part. Elle commençoit l’hiſtoire non pas du moment de ſa naiſſance, mais de celui de ſa très-immaculée conception dans le ventre de ſainte Anne. Cette ſœur Marie d’Agreda étoit ſupérieure d’un couvent de cordelières fondé par elle-même chez elle. Après avoir narré en détail tout ce que la mère de Dieu fit dans les neuf mois avant ſa naiſſance, elle dit qu’à l’âge de trois ans elle balayoit ſa maiſon aidée par neuf cent domeſtiques, tous anges que Dieu lui avoit deſtinés, commandés en perſonne par leur prince arcange Michel qui alloit, et venoit d’elle à Dieu, et de Dieu à elle pour leurs réciproques ambaſſades. Ce qui frappe dans ce livre eſt l’aſſurance où le lecteur judicieux doit ſe trouver qu’il n’y a rien dans tout l’ouvrage que l’auteur plus que fanatique, puiſſe avoir cru d’avoir inventé : l’invention ne peut pas aller jusque-là : tout eſt dit de bonne foi : ce ſont des viſions d’une cervelle ſublimée, qui ſans aucune ombre d’orgueil, ivre de Dieu croit de ne révéler autre choſe que ce que le ſaint eſprit lui dicte : ce livre étoit imprimé avec la permiſſion de l’inquiſition : je ne pouvois revenir de mon étonnement : bien loin d’augmenter, ou d’exciter dans mon eſprit une ferveur, un zele de religion, il me tenta de traiter de fabuleux tout ce que nous avons de myſtique, et de dogmatique auſſi.

Le caractère de ce livre porte des conſéquences : un lecteur d’un eſprit plus ſusceptible que le mien, et plus attaché au merveilleux risque en le liſant de devenir viſionnaire, et graphomane comme cette vierge. La néceſſité de m’occuper à quelque choſe m’a fait paſſer une ſemaine ſur ce chef-d’œuvre d’un eſprit exalté qui forge : je n’en ai jamais rien dit au ſot gardien ; mais je n’en pouvois plus. D’abord que je m’endormois je m’appercevois de la peſte que ce livre avoit communiquée à mon eſprit affoibli par la mélancolie, et par la mauvaiſe nourriture. Mes rêves extravagans me faiſoient rire lorsqu’éveillé je les racapitulois, puisqu’il me prenoit envie de les écrire, et ſi j’euſſe eu le néceſſaire j’aurois peut-être produit là-haut un ouvrage encore plus fou que celui que M. de Cavalli m’avoit envoyé. Depuis ce tems là j’ai vu combien ſe trompent ceux qui attribuent à l’eſprit de l’homme une certaine force : elle n’eſt que relative, et l’homme qui s’étudieroit bien ne trouveroit en lui-même que foibleſſe. J’ai vu que quoiqu’il arrive rarement que l’homme devienne fou il eſt pourtant vrai que la choſe étoit facile. Notre jugement eſt comme la poudre à canon, qui quoiqu’il ſoit très-facile de l’enflammer elle ne s’enflamme cependant jamais à moins qu’on ne lui mette le feu ; ou comme un verre à boire qui ne ſe caſſera jamais à moins qu’on ne le caſſe. Le livre de cette eſpagnole eſt ce qu’il faut pour faire devenir fou un homme ; mais il faut lui donner ce poiſon lorsqu’il eſt en priſon ſeul, et ſans nul moyen de s’occuper.

Dans l’année 1767 en allant de Pampelune à Madrid mon voiturier s’arrêta pour dîner dans une ville de la vieille Caſtille, dont conſidérant la triſteſſe, et la laideur il me vint envie de ſavoir le nom. Oh que j’ai ri quand on m’a dit que c’étoit Agreda ! c’étoit là où la tête de cette ſainte folle étoit accouchée du chef-d’œuvre que ſi je n’euſſe jamais eu à faire avec M. de Cavalli je n’aurois jamais lu. Un vieux prêtre me montra le lieu où ſœur Marie avoit écrit, dont le père, la mère, et la ſœur avoient tous été ſaints : il me dit, et c’étoit vrai, que l’Eſpagne ſollicitoit à Rome ſa canoniſation avec celle du bienheureux Pallafox. Ce fut peut-être cette cité myſtique qui donna le talent au père Malagrida d’écrire la vie de ſainte Anne, que le ſaint eſprit lui dicta auſſi : mais le pauvre jéſuite dut en ſouffrir le martire : raiſon plus forte pour lui procurer la canoniſation lorsque la compagnie reſſuſcitera, et retournera dans ſon ancienne ſplendeur.

Au bout de neuf à dix jours, je n’ai eu plus d’argent. Le gardien me demanda où il devoit aller en prendre, et je lui ai répondu laconiquement nulle part : ce qui déplaiſoit à cet homme avare, et bavard étoit mon ſilence. Le lendemain, il me dit que le tribunal m’aſſignoit cinquante ſous par jour dont il devoit être le caiſſier, et dont il me rendroit compte tous les mois, et feroit l’uſage que je lui ordonnerois de mes épargnes. Je lui ai dit de me porter deux fois par ſemaine la gazette de Leide, et il me répondit que ce n’étoit pas permis. Ces cinquante ſous par jour étoient plus qu’il ne me falloit, puisque je ne pouvois plus manger : l’extrême chaleur, et la diéte m’avoient rendu languiſſant : c’étoit le tems de la canicule, et la force des rayons du Soleil qui dardoient les plombs me tenoit comme dans une étuve : la ſueur qui ſortoit de mon corps ruiſſeloit ſur le plancher à droite, et à gauche de mon fauteuil, où il me ſembloit de me ſoulager en me tenant tout nu.

Au bout de quinze jours que je n’allois à la ſelle, j’y fus, et j’ai cru de mourir des douleurs, dont je n’avois pas d’idée : ce fut la maladie des hémorroïdes internes qui me prit alors, et dont je ne ſuis plus guéri : ce ſouvenir, qui me rappelle de tems en tems la cauſe, ne vaut rien pour me la faire chérir : ſi la phyſique ne nous donne pas ces bons remèdes pour guérir des maux, elle nous fournit du moins des moyens ſûrs d’en acquérir. On fait grand cas en Ruſſie de cette maladie là, jusqu’à faire compliment à ceux qui en ſont attaqués. Des violens friſſons me firent connoître dans le même jour que j’étois aſſailli par la fiévre : j’ai gardé le lit, et le lendemain je n’ai rien dit : mais le ſurlendemain que le gardien trouva pour la ſeconde fois mon dîner tel qu’il me l’avoit porté, me demanda comment je me portois ; et je lui ai répondu que cela alloit fort-bien : il me parla alors avec emphaſe des avantages que ſes priſonniers avoient lorsqu’ils étoient malades, que le tribunal leur fourniſſoit gratis médecin, médecines, et chirurgien, et que j’avois tort de ne pas lui donner mes ordres, puisqu’il étoit ſûr que j’étois malade. Je ne lui ai rien répondu, mais malgré cela il retourna trois heures après ſans aucun de ſes ſatellites, une bougie à la main, ſuivi d’une figure grave, et impoſante, qui me fit d’abord connoître le médecin.

J’étois dans l’ardeur de la fiévre, et c’étoit le troiſième jour qu’elle me brûloit le ſang : il me fit des interrogations, et je ne lui ai répondu autre choſe, ſi non qu’au confeſſeur, et au médecin je ne parlois que tête à tête : il dit alors au gardien de ſortir, et le gardien ne l’ayant pas voulu, il partit avec lui après m’avoir dit que j’étois en danger de mort. Le fait eſt que j’enrageois, et que je ne me ſouciois pas de vivre. Je reſſentois auſſi quelque ſatisfaction dans une démarche qui pouvoit démontrer aux cruels, qui me condamnoient à une priſon pareille, leur procédé inhumain.

Quatre heures après j’ai entendu le bruit des verrous, et j’ai vu le même médecin qui tenoit la bougie lui-même, et le gardien reſté dehors. J’étois dans la plus grande langueur, et je jouiſſois d’un véritable repos. Un vrai malade eſt exempt du tourment de l’ennui : j’ai reſſenti une vraie ſatisfaction en voyant le gardien reſté dehors. Je ne pouvois ſouffrir la vue de cet homme depuis l’explication du collier de fer.

Dans un petit quart d’heure j’ai informé le médecin de tout. Il me dit que ſi je voulois recouvrer ma ſanté il falloit éloigner de moi la triſteſſe, et je lui ai répondu qu’il n’avoit qu’à écrire la recette pour une pareille opération, et la donner au ſeul apothicaire qui pouvoit exécuter ſon ordonnance. J’ai exagéré contre le cœur, ou pour mieux dire contre le livre du cœur de Jeſus, et contre la cité myſtique qui dans l’ardeur de la fiévre me faiſoit égarer dans ſes mêmes délires ; et il me plut, en convenant que ces deux drogues m’avoient donné les hémorroïdes, et la fiévre : il me quitta en m’aſſurant qu’il ne m’abandonnera pas, après m’avoir fait lui-même une fort-longue limonade qu’il mit à côté de moi, dont il me pria de boire ſouvent. J’ai paſſé la nuit toujours aſſoupi, et rêvant des extravagances myſtiques.

Le matin deux heures plus tard que d’ordinaire je l’ai vu avec le gardien, et avec un chirurgien qui me ſaigna d’abord du bras : il me laiſſa une médecine qu’il me dit de prendre le ſoir, et une bouteille de bouillon fort-léger : il me dit qu’il avoit obtenu la permiſſion de faire tranſporter mon lit dans le galetas, où la chaleur étoit moindre, grace qui poſitivement m’épouvanta à cauſe des rats que j’abhorrois plus que la mort : il ne trouva pas à redire à la raiſon de mon refus ; mais ce qui me conſola, et qui vraiment mit ce médecin dans toutes mes bonnes graces fut qu’il jetta hors du cachot les deux mauvais livres, et me donna à leur place Boece. Sans connoître cet auteur, j’en avois la plus grande idée ; mais n’ai pu commencer à le lire que deux ſemaines après. Pour ſavoir ce qu’il vaut il faut le lire dans la ſituation où j’étois. Perſonne ni avant ni après lui eſt parvenu à fournir un beaume pareil aux eſprits affligés. Seneque à côté de lui devient petit.

Pluſieurs clyſtères d’eau d’orge me guérirent en huit jours de la fiévre, et calmèrent l’autre cruelle incommodité, et huit jours après l’appetit vint. Au commencement de Septembre je me portois bien : je n’endurois autre mal réel qu’une extrême chaleur, les puces, et l’ennui, car je ne pouvois pas lire Boece toute la journée. Le gardien me dit que je pouvois ſortir du cachot pour me laver, et marcher tandis que ſes gens faiſoient mon lit, et balayoient à force, ſeul moyen de diminuer la maudite vermine qui ſe nourriſſoit de mon ſang. Cette promenade de cinq minutes que je faiſois tous les matins dans le galetas, et avec violence me paroiſſoit une grace eſſentielle. C’étoit peut-être un ordre que le ſecrétaire avoit donné, ou c’étoit un arbitre du gardien, s’il étoit vrai que ce ne fût pas permis. Le fait eſt qu’il ne me donna cette permiſſion que le premier de Septembre, lorsque, m’ayant rendu compte de l’argent qui lui étoit reſté de la dépenſe du mois d’Août, il ſe trouva mon débiteur de vingt cinq à trente livres : je lui ai dit qu’il n’avoit qu’à employer cet argent à faire célébrer des meſſes ſelon mon intention. Il me remercia d’un ſtyle comme ſi c’eût été lui-même le prêtre qui devoit les dire. En me voyant par cet acte de dévotion gratifié de la permiſſion de cette courte promenade où je me voyois de bout, j’ai ſuivi à faire la même choſe tous les mois ; mais je n’ai jamais vu la moindre quittance de prêtre qui auroit pu avoir reçu mes aumônes. Tout ce que mon gardien a pu faire de moins injuſte fut de s’approprier mon argent, et de prier Dieu pour moi lui-même.

J’ai pourſuivi dans cet état à me flatter tous les jours d’être renvoyé chez moi : je ne me couchois jamais ſans une eſpèce de certitude qu’on viendroit le lendemain me dire que j’étois libre : mais lorsque toujours fruſtré dans mon eſpoir, je réfléchiſſois qu’on auroit pu m’avoir fixé un terme, je décidois que ce ne pouvoit pas être au-delà du dernier jour de Septembre, puisque dans ce jour là les inquiſiteurs régnans finiſſoient leur année : ce qui me faiſoit croire que la choſe ſeroit ainſi étoit que je n’avois jamais vu perſonne ni juge, ni ſecrétaire qui fût venu pour m’examiner, pour me convaincre que j’avois mérité cette punition. Il me paroiſſoit que cela fût indiſpenſable, et qu’on n’avoit pu négliger ce devoir que parceque mes juges qui devoient ſavoir que je n’avois manqué en rien, n’avoient par conſéquent rien à me dire ; et qu’ainſi ne me tenant là que pour la forme, et en grace de leur réputation ils auroient ordonné ma délivrance à la fin de leur cours. Je me ſentois même en état de leur pardonner l’injure qu’ils m’avoient faite ; car, une fois qu’ils avoient commis la faute de me faire enfermer ils ne me devoient pas tenir moins de neuf à dix ſemaines ; car autrement ils auroient donné motif au monde de juger qu’ils s’étoient trompés, ou qu’ils ne m’avoient mis là qu’à cauſe de quelques fredaines incompétentes. J’étois donc ſûr de ſortir de-là tout au plus tard le premier d’Octobre, à moins qu’ils ne m’oubliaſſent, ce que je ne pouvois pas mettre en ligne de compte ; ou qu’ils ne me laiſſaſſent à l’arbitre de leurs ſucceſſeurs, qui n’auroient ſu que faire de moi ; car ils n’auroient pu leur communiquer le moindre crime de ma part. Je trouvois impoſſible qu’ils m’euſſent condamné, et écrit ma ſentence ; car ſelon mon ſyſtème cela ne pouvoit pas ſe faire ſans me parler, ſans me la communiquer : celui de la ſavoir en même tems que ſon crime eſt le droit inconteſtable de tout criminel, auquel notre religion nous dit que Dieu même devenu notre juge ſe ſoumettra dans le jour noviſſime. Tels étoient mes raiſonnemens, et tels ſont ceux de tous les priſonniers qui ne ſe ſentent pas criminels : on ſe figure immancable ce qu’on déſire, Arioſte dit : il miſer ſuole dar facile credenza à quel che vuole ; et Seneque dans une de ſes tragédies l’a dit encore plus élégamment quod nimis miſeri volunt hoc facile credunt.

Mon raiſonnement n’avoit pas lieu vis à vis des regles du tribunal qui ſe diſtingue de tous les tribunaux de la terre, et qui ne fait pas profeſſion d’une certaine politeſſe. Quand il procède contre un délinquant il eſt déjà ſûr qu’il l’eſt : quel beſoin a-t-il donc de lui parler ? Et quand il l’a condamné quelle néceſſité y a-t-il de lui donner la mauvaiſe nouvelle de la ſentence ? Son conſentement n’eſt pas néceſſaire : il vaut mieux, dit-on, de le laiſſer eſpérer : ſi l’on lui en rendît compte, il ne reſteroit pas pour cela en priſon une ſeule heure de moins : celui qui eſt ſage ne rend compte à perſonne de ſes affaires : et juger, et condamner ſont les affaires du tribunal, dont le coupable ne doit pas ſe mêler. Je ſavois en partie ſes uſages ; mais il y a ſur la terre des choſes qu’on ne peut dire de bien ſavoir que lorsqu’on les ſait par expérience. Si entre mes lecteurs il s’en trouve quelqu’un auquel ces regles paroiſſent injuſtes, je lui pardonne parceque vraiment elles n’en ont pas mal l’apparence ; mais il faut qu’il ſache qu’étant d’inſtitution elles deviennent juſtes ou du moins néceſſaires, parcequ’un tribunal pareil ne ſauroit ſubſiſter que par elles. Ceux qui les tiennent en vigueur ſont des ſénateurs choiſis entre les plus qualifiés, et reconnus pour les plus vertueux. Élus à couvrir ce poſte éminent ils doivent jurer de faire ce que les premiers inſtituteurs ont préſcrit à ceux qui y préſident ; et ils n’y manquent pas, quoique quelque-fois en ſoupirant. Il n’y a que ſept à huit ans que je fus témoin des ſoupirs d’un d’eux, très-honnête homme, dans le cas qu’il dut faire étrangler ſommairement un chef boute-feu qui mettoit en alarme toute la ville de Muran : ce ſénateur avec un cœur bon, et un eſprit juſte ne ſe croyoit maître de rien ; il n’oſoit pas croire d’être inquiſiteur d’état ; il diſait je ſers le tribunal : je crois qu’il devoit avoir une eſpèce de ſentiment de vénération pour la table, et pour les trois fauteuils qui le forment. Un fort déſagrément que j’ai eu dans l’année 1782 m’a excité à une vengeance : je me ſuis ſatisfait ſans bleſſer les lois ; mais je me ſuis rendu ennemie toute la nobleſſe, qui a fait cauſe commune : je lui ai donné volontairement un éternel adieu : ſans ce puiſſant motif je n’aurois jamais eu la force de m’éloigner de ma patrie ; car j’étois tant accoquiné, comme dit Montaigne, à tous les gros plaiſirs que l’homme peut s’y procurer que peu différent d’un cochon je croupiſſois délicieuſement : et voilà comment les hommes font ſouvent du bien à quelqu’un ſans l’intention de lui en faire.

Le dernier de Septembre j’ai paſſé la nuit ſans pouvoir fermer les yeux ; impatient de voir paroître le jour dans lequel je me ſentois ſûr de retourner chez moi. Mais le jour parut, Laurent vint, et ne me dit rien de nouveau. J’ai paſſé cinq ou ſix jours dans la rage, dans le déseſpoir. J’ai cru qu’il ſe pouvoit que par des raiſons que j’ignorois on eût décidé de me tenir là pour tout le reſte de mes jours. Cette idée affreuſe me fit rire ; car je ſavois d’être le maître de n’y reſter que très-peu de tems, une fois que j’euſſe pu me réſoudre à me procurer la liberté au risque de ma vie.

Deliberata morte ferocior, ce fut au commencement de Novembre que j’ai formé le projet de ſortir par force d’un lieu où on me tenoit par force : cette penſée devint mon unique : j’ai commencé à chercher, à inventer, à examiner cent moyens de venir à bout d’une entrepriſe qu’avant moi pluſieurs peuvent avoir tentée ; mais que perſonne ne put conduire à ſon terme.

Dans ce même tems il m’arriva un matin un accident qui me fit connoître la miſérable ſituation de mon ame. J’étois debout dans le galetas regardant en haut vers la lucarne : je voyois également la groſſe poutre. Laurent mon gardien ſortoit de mon cachot avec deux de ſes gens, lorsque j’ai vu l’énorme poutre non pas branler, mais ſe tourner vers ſon côté droit, et ſe retourner d’abord comme elle étoit par un mouvement contraire lent, et interrompu : en même tems ayant ſenti que j’avois perdu mon à plomb je fus convaincu que c’étoit une ſecouſſe de tremblement de terre, et mes gens s’en apperçurent : je n’ai rien dit, et je me ſuis ſenti réjoui de ce phénomène. Quelques ſecondes après, ce même mouvement reparut ; et je n’ai pu empêcher qu’il ne m’échappât de la bouche ces mots : un’altra, an’altra, gran Dio, ma più forte. Les archers effrayés de ce qui leur ſembla impiété d’un déseſpéré fou, et blaſphémateur s’enfuirent ſaiſis d’horreur. En m’examinant après, j’ai trouvé que je calculois entre les évenemens poſſibles l’écroulement du palais ducal compatible avec le recouvrement de ma liberté : le palais précipité devoit me jetter ſans le moindre détriment ſain, ſauf, et libre ſur le beau pavé de la place de S. Marc. C’eſt ainſi que je commençois à devenir fou. Cette ſecouſſe vint du même tremblement de terre qui écraſa dans ces mêmes jours Lisbonne.

Pour préparer mon lecteur à bien comprendre ma fuite d’un endroit pareil il faut que je lui déſigne le local. Ces priſons ſont poſitivement dans ce qu’on appelle le grenier du grand palais : ſon toit n’étant couvert ni d’ardoiſes, ni de briques, mais de plaques de plomb de trois pieds carrés, et épaiſſes d’une ligne donne le nom des plombs aux mêmes priſons. On ne peut y entrer que par les portes du palais, ou par le beau bâtiment des priſons, par où on m’a fait entrer en paſſant le pont qu’on nomme des ſoupirs, dont j’ai déjà parlé. On ne peut monter à ces priſons qu’en paſſant par la ſalle où les inquiſiteurs d’état s’aſſemblent : leur ſecrétaire en a ſeul la clef, que le gardien des plombs doit lui remettre d’abord que du grand matin il a fait ſon ſervice aux priſonniers. On le fait à la pointe du jour parceque plus tard les archers allant, et venant ſeroient trop vus dans un endroit qui eſt rempli de tous ceux qui ont à faire aux chefs du conſeil de dix qui ſiégent tous les matins dans la ſalle contigue appellée la buſſola, par où les archers doivent paſſer.

Ces priſons ſe trouvent diviſées ſous l’éminence des deux faces oppoſées du palais : trois ſont au couchant, dont la mienne étoit une, et quatre au levant. La goutière au bord du toit de celles qui ſont au couchant donne dans la cour du palais : celle au levant eſt perpendiculairement ſur le canal di palazzo. De ce côté les cachots ſont très-clairs, et on peut y être debout, qualités qui manquoient à la priſon où j’étois, et dont le nom étoit il trave la poutre. Le plancher de mon cachot étoit poſitivement au-deſſus du plafond de la ſalle des inquiſiteurs d’état, où ils vont presque toujours dans la nuit après la ſéance journalière du conſeil de dix, dont tous les trois ſont membres.

Informé comme j’étois de tout cela avec la parfaitte idée topographique du local, la ſeule voie ſuſceptible de réuſſite qui ſe préſenta à mon jugement fut celle de percer le plancher ; mais il falloit avoir des inſtrumens, choſe très-difficile dans un lieu où toute correſpondence au-dehors eſt défendue, où on ne permet ni viſites, ni commerce épiſtolaire avec perſonne. Je ne pouvois pas penſer à confier à quelqu’un de ces archers d’autant plus que je n’avois pas d’argent pour le ſéduire. Dans certaines heures de fureur je roulois dans ma tête le moyen de me rendre la ſortie libre en tuant le gardien, et les deux ſatellites qui venoient faire mon lit ; mais n’ayant pas des armes je ne voyois autre moyen que celui de les étrangler à belles mains en leur ſuppoſant toute la complaiſance néceſſaire à l’exécution. Un archer étoit toujours dehors à la première porte, qu’il n’ouvroit que lorsque ceux qui vouloient ſortir lui donnoient le mot de paſſe : outre cela il étoit prêt à accourir au moindre bruit. Mon ſeul plaiſir étoit celui de me repaître de projets chimériques tous tendans au recouvrement de ma liberté ſans laquelle je ne voulois pas de la vie. Je liſois toujours Boece ; mais j’avois beſoin de ſortir de-là, et dans Boece je ne trouvois pas le moyen : j’y penſois toujours parceque j’étois perſuadé de ne pouvoir le trouver qu’à force d’y penſer. Je crois encore aujourd’hui que lorsque l’homme ſe met dans la tête de venir à bout d’un projet quelconque, et qu’il ne s’occupe que de cela il doit y parvenir malgré toutes les difficultés : cet homme deviendra grand Viſir, il deviendra Pape, il culbutera une monarchie, pourvu qu’il s’y prenne de bonne heure ; car l’homme arrivé à l’âge mépriſé par la fortune ne parvient à rien, et ſans ſon ſecours on ne peut pas eſpérer de réuſſite. Il s’agit de compter ſur elle, et en même tems de défier ſes revers ; mais c’eſt un calcul politique des plus difficiles.

À la moitié de Novembre le gardien me dit que Meſſer grande avoit entre ſes mains un détenu, et que le ſecrétaire nouveau circoſpetto Pierre Buſinello lui avoit ordonné de le mettre dans le plus mauvais de tous les cachots, et que par conſéquent c’étoit avec moi qu’il alloit le mettre : il m’aſſura qu’il lui avoit repréſenté que j’avois regardé comme une grace celle d’avoir été mis tout ſeul, et qu’il lui avoit répondu que je devois être devenu plus ſage en quatre mois que j’étois là. Cette nouvelle ne me fit pas de peine, et je n’ai pas trouvé désagréable celle qui m’annonçoit le changement du ſecrétaire. Ce M. de Buſinello étoit un brave homme que j’avois connu à Londres Réſident de la République ; mais je me ſuis montré indifférent à l’une auſſi bien qu’à l’autre de ces nouveautés.

Une heure après la cloche de Terza, j’ai entendu le ſifflement des verroux, et j’ai vu Laurent ſuivi de deux archers qui tenoient avec des menottes un jeune homme qui pleuroit. On l’enferma chez moi, et on s’en alla ſans dire le moindre mot. J’étois ſur mon lit dans la petite alcove, où il ne pouvoit pas me voir : ſa ſurpriſe m’amuſa. Ayant le bonheur d’avoir une taille de cinq pieds, il ſe tenoit debout en regardant attentif mon fauteuil qu’il croyoit préparé pour lui : il vit ſur la hauteur d’appui Boece : il eſſuya ſes pleurs, l’ouvrit, et le rejetta avec dépit, lorsqu’il vit que c’étoit du latin. Il fit le tour du cachot, et étonné de trouver des hardes, il fut vite à l’alcove, où une foible lueur lui fit voir un lit : il mit alors la main ſur moi qu’il retira en me demandant pardon lorsqu’il entendit le ſon de ma voix : je lui ai dit de s’aſſeoir, et le lecteur peut s’imaginer que notre connoiſſance fut bien tôt faite. Il me dit qu’il étoit natif de la ville de Vicence, et que ſon père quoique pauvre cocher, l’avoit envoyé à l’école, où ayant appris à écrire il s’étoit trouvé en état à l’âge de onze ans d’entrer dans la boutique d’un perruquier : en quatre ans il avoit appris à peigner perruques, et cheveux aſſez bien pour aller ſervir M. le comte… en qualité de valet de chambre. Il me dit en ſoupirant que deux ans après la fille unique du comte fut retirée du couvent, et qu’en peignant ſes beaux cheveux il en étoit devenu amoureux comme elle de lui ; et que ne pouvant réſiſter ni l’un ni l’autre à la violence de leur ardeur ils s’étoient donné la foi de mariage, et avoient laiſſé après cela un libre cours à la nature, au moyen de quoi la jeune comteſſe qui avoit dixhuit ans étoit devenue groſſe. Une vieille ſervante de la maiſon fort-dévote avoit découvert leur intelligence, et l’embonpoint criminel de ſa maîtreſſe, et après avoir ſu lui faire confeſſer tout, lui avoit dit qu’elle étoit obligée en conſcience de tout découvrir au comte père : la coupable avoit aſſuré la vieille que dans la ſemaine même elle le lui feroit dire par ſon confeſſeur ; et ſous cette condition elle lui avoit promis ſilence. Il me dit qu’au lieu de penſer à cette vaine démarche ils avoient pris le parti de s’enfuir, et d’aller vivre à Milan ſûrs, et contens : la demoiſelle ſa femme s’étoit déjà emparée d’une ſomme d’argent, et de quelques diamans de feu ſa mère, et ils devoient partir enſemble au commencement de la nuit lorsque le comte l’appella, lui donna une lettre, et l’envoya à Veniſe pour la remettre à la perſonne à laquelle elle étoit adreſſée : il me dit que le comte lui avoit parlé avec tant de bonté, et ſi tranquillement qu’il n’eut aucun motif de ſoupçonner la fraude. Il n’avoit eu le tems que d’aller dans ſa chambre pour prendre ſon manteau, et il n’avoit dit adieu à ſa belle qu’en paſſant en l’aſſurant qu’il ſeroit de retour le lendemain, ſur quoi elle s’étoit évanouie. Il étoit arrivé à Veniſe en moins de huit heures ; il avoit porté la lettre à ſon adreſſe ; il avoit reçu la réponſe, il étoit allé à l’hôtellerie pour manger, et pour retourner d’abord à Vicence ; mais en ſortant du cabaret les archers l’avoient pris, et l’avoient mis dans leur corps de garde, où ils l’avoient tenu jusqu’au moment qu’ils l’avoient conduit là où il ſe voyoit.

C’étoit un fort-joli garçon ſincère, honnête, et amoureux à outrance : il ne faiſoit que réfléchir au ſort de la jeune comteſſe qu’il plaignoit plus qu’il ne ſe plaignoit : il me demanda en pleurant s’il pouvoit la regarder comme ſa femme, et je l’ai vu déseſpéré, lorsque je lui ai dit qu’elle ne l’étoit pas : il défendit ſa cauſe vis à vis de moi par des raiſons tirées du code de la nature qui lui paroiſſoient ſaintes, et toutpuiſſantes ; et je crois qu’il m’a ſuppoſé un peu fou lorsque je lui ai dit que la nature ne pouvoit mener l’homme qu’à faire des ſottiſes. Il croyoit qu’on retourneroit pour lui porter à manger, et un lit, mais je l’ai déſabuſé, et j’ai deviné.

Je lui ai donné à manger, mais il n’a pu rien avaler : il me parla de ſa maîtreſſe toute la journée toujours pleurant : il me faiſoit la plus grande pitié ; et cette pauvre fille étoit déjà vis à vis de moi plus que juſtifiée. Si les inquiſiteurs d’état ſe fuſſent trouvés inviſibles dans mon cachot préſens à tout ce que ce pauvre garçon m’a dit, je ſuis ſûr encore aujourd’hui qu’ils l’auroient non ſeulement renvoyé, mais marié ſans faire attention ni aux lois ni aux uſages : je lui ai donné ma paillaſſe ; car je n’ai pas voulu d’un jeune homme amoureux dans mon lit. Il ne connoiſſoit pas la grandeur de ſa faute, ni le beſoin que le comte avoit qu’on lui donnât une punition ſecrète pour ſauver l’honneur de ſa famille.

Le lendemain on lui porta une paillaſſe, et un manger de quinze ſous que le tribunal lui paſſoit par charité. J’ai dit au gardien que mon dîner ſuffiſoit pour tous les deux, et qu’il pouvoit employer ce que le tribunal paſſoit à ce garçon pour lui faire célébrer trois meſſes par ſemaine. Il s’en chargea volontiers, fit compliment au garçon de ce qu’il étoit avec moi, lui ordonna de me reſpecter, et nous dit que nous pouvions nous promener dans le galetas pour la demi heure qu’il lui falloit pour faire ſervir les autres priſonniers. J’ai accepté cette grace, et j’ai trouvé cette promenade excellente pour ma ſanté, et eſſentielle pour mon projet de fuite qui parvint à ſa maturité en onze mois. J’ai vu pluſieurs vieux meubles jettés ſur le plancher à droite, et à gauche de deux caiſſes, et devant un grand tas de cahiers : j’en ai pris cinq à ſix pour m’amuſer à les lire. C’étoient des procès tous criminels que j’ai trouvés très-amuſans ; lecture pour moi d’une nouvelle eſpèce ; interrogations ſuggeſtives, réponſes ſingulières ſur des ſéductions de vierges, des galanteries défendues vis à vis des gouverneurs, des confeſſeurs, des maîtres d’école, et des pupilles : il y en avoit de deux ou trois ſiècles d’ancienneté, dont le ſtyle, et les mœurs me firent paſſer aſſez agréablement des journées entières. Dans les meubles qui étoient par terre j’ai vu une baſſinoire, une chaudière, une pêle à feu, des pincettes, deux vieux chandeliers, des pots de terre, et une ſeringue d’étain. J’ai jugé que quelqu’illuſtre priſonnier put avoir mérité d’être diſtingué par la permiſſion de faire uſage de ces meubles. J’ai vu auſſi une eſpèce de verrou tout droit gros comme mon pouce, et long plus d’un pied, et demi. Je n’ai touché à rien de tout cela : le tems n’étoit pas encore venu de jetter des dévolus ſur quelque choſe.

Mon camarade un beau matin vers la fin du mois me fut enlevé. On l’a condamné dans les priſons appellées les quatre. Elles ſont dans l’enceinte du bâtiment des priſons, et elles appartiennent aux inquiſiteurs d’état. Les priſonniers qui ſont là ont l’agrément de pouvoir appeller les gardiens quand ils en ont beſoin ; elles ſont obſcures ; mais on leur accorde une lampe ; tout eſt marbre, et on n’y craint pas le feu. J’ai ſu long-tems après qu’on a tenu là dedans ce pauvre garçon cinq ans, et qu’on l’a envoyé après à Cerigo, qui eſt l’ancienne Cythère, île appartenante à la république de Veniſe, ſituée à la fin de l’Archipel, la plus éloignée de toutes les poſſeſſions du grand conſeil. On envoye là à terminer leurs jours tous les coupables en fait de galanterie, qui ne ſont pas d’un rang qui mérite des égards ; cette île eſt la patrie de Venus ſelon la mythologie ; et il eſt ſingulier que les venitiens l’aient choiſie pour la terre d’exil de toute la famille de la déeſſe, et que ce ſoit pour la déshonorer, tandis que les anciens ſes dévots y alloient pour lui rendre hommage, et pour ſe livrer à tous les plaiſirs. J’ai doublé le cap de cette île l’année 43 allant à Conſtantinople, et je ſuis deſcendu pour y voir la miſère qui n’empêche pas cependant que l’air ne ſoit embaumé par les délicieux parfums des fleurs, et des herbes, que le climat ne ſoit des plus doux, que le muſcat ne ſoit plus eſtimé que celui de Chypre, que les femmes ne ſoient toutes belles, et que tous les habitans n’y brûlent d’amour jusqu’au dernier moment de leur vie. La république y envoie tous les deux ans un noble pour la gouverner avec le titre de provediteur qui ayant beſoin de ſe pourvoir lui-même ne manque pas de réaliſer ſon titre. Je n’ai jamais pu ſavoir ſi ce garçon y eſt mort : il m’a tenu bonne compagnie ; et je m’en ſuis apperçu lorsque reſté ſeul je ſuis retombé dans la triſteſſe.

Le privilége de me promener une demi heure dans le galetas m’eſt reſté : j’ai examiné tout ce qu’il y avoit : un caiſſon étoit rempli de beau papier, de cartons, de plumes d’oie non taillées, et de pelotons de ficelle. L’autre étoit cloué. Un morceau de marbre noir, poli, épais d’un pouce, long ſix, et large trois intéreſſa ma vue : je l’ai pris ſans aucun deſſein, et je l’ai placé ſous mes chemiſes dans le cachot.

Huit jours après le départ de ce garçon, Laurent me dit qu’il y avoit apparence que j’aurois un nouveau camarade. Cet homme qui à fond n’étoit qu’un bavard, commença à s’impatienter de ce que je ne lui faiſois jamais aucune queſtion : ſon devoir étoit de ne pas l’être ; et ne pouvant pas faire parade avec moi de ſa réſerve, car je ne me montrois curieux de rien, il s’imagina que je ne l’interrogeois jamais, parceque je ſuppoſois qu’il ne ſavoit rien : ſon amour-propre ſe trouva léſé, et pour me faire voir que je me trompois, il commença à jaſer non interrogé.

Il me dit qu’il croyoit que j’aurois ſouvent des nouvelles viſites, car les autres ſix cachots contenoient tous deux perſonnes qui n’étoient pas faites pour être envoyées aux quatre. Après une longue pauſe voyant que je ne lui demandois pas ce que c’étoit que cette diſtinction, il me dit qu’aux quatre il y avoit pêle-mêle toute ſorte de gens dont la ſentence quoiqu’à eux non connue étoit écrite : il pourſuivit à me dire que ceux qui étoient comme moi ſous les plombs, confiés à lui, étoient tous des perſonnes de la plus grande diſtinction, et criminels de ce qu’il étoit impoſſible que les curieux devinaſſent. Si vous ſaviez monſieur quels ſont les compagnons de votre ſort ! Vous vous étonneriez, car il eſt vrai qu’on dit que vous êtes un homme d’eſprit ; mais vous me pardonnerez. Vous ſavez que ce n’eſt rien qu’avoir de l’eſprit pour être traité ici… vous m’entendez… cinquante ſous par jour c’eſt quelque choſe… on donne trois livres à un patricien, et je dois le ſavoir je penſe, puisque tout paſſe par mes mains. Ici il me fit ſon propre éloge tout compoſé de qualités négatives : il me dit qu’il n’étoit ni voleur, ni brutal, ni méchant, ni menteur, ni traître, ni ivrogne, ni avare comme tous ſes prédéceſſeurs ; il me dit que ſi ſon père l’eût envoyé à l’école, il auroit appris à écrire, et qu’il ſeroit au moins Meſſer grande, puisque S. E. André D…, qui à ſon tour étoit toujours inquiſiteur d’état l’eſtimoit beaucoup, et qu’il avoit une femme qui n’avoit que vingt-quatre ans, et que c’étoit elle-même qui me faiſoit à manger. Il me dit que j’aurois le plaiſir d’avoir avec moi tous les nouveaux arrivés, mais tous pour peu de jours ; car lorsque le ſecrétaire avoit rélevé d’eux ce qu’il avoit beſoin de ſavoir de leur propre bouche, il les envoyoit à leur deſtination, ou aux quatre ou dans quelque fort, ou s’ils étoient étrangers il les faiſoit accompagner où on leur annonçoit l’exil. La clémence du tribunal, mon cher monſieur, eſt ſans exemple, et il n’y en a aucun autre au monde qui procure à ſes priſonniers plus de douceur, et d’agrémens : on trouve cruel qu’il ne permette ni d’écrire ni de recevoir des viſites, et c’eſt une folle idée, car écrire ne ſert à rien, et recevoir des viſites eſt une perte de tems ; vous me direz que vous n’avez rien à faire ; mais les gardiens ne peuvent pas dire cela.

Voilà à peu près la première harangue dont ce bourreau m’a honoré, et qui au vrai m’amuſa : j’ai décidé que j’aurois pu avoir un gardien beaucoup moins bête, et beaucoup plus méchant. J’ai fait pluſieurs diſpoſitions pour tirer quelque parti de ſa bêtiſe.

Le lendemain on m’amena le nouveau camarade qu’on traita le premier jour comme on avoit traité le jeune valet de chambre : j’ai appris qu’il s’agiſſoit de recevoir un convive inattendu, et qu’il falloit donc avoir toujours préparée une autre cuillère d’ivoire.

Cet homme, auquel je me ſuis d’abord montré, me fit une profonde révérence : ma barbe en impoſait encore plus que ma taille : elle avoit déjà quatre pouces de longueur, et je m’y étois accoutumé autant qu’un capucin. Laurent me prêtoit ſouvent des ciſeaux pour me faire les ongles des pieds, mais il m’étoit défendu de couper ma barbe ſous des grandes peines ; et je n’avois garde de déſobéir.

Mon nouveau venu étoit un homme de cinquante ans grand comme moi, un peu courbé, maigre, à grande bouche, et longues dents, avec des petits yeux chatains, des longs ſourcils rouges, une perruque ronde, et noire, et vêtu de gros drap gris. Malgré qu’il ait accepté mon dîner, il fit le réſervé : il ne me dit pas le mot de toute la journée ; et j’en ai agi de même ; mais il changea de ſyſtème le lendemain. On lui apporta de bonne heure un lit qui lui appartenoit, et du linge dans un ſac. Mon pauvre premier camarade ſans moi n’auroit pas pu changer de chemiſe. Le gardien dit à cet homme qu’il avoit mal fait à ne pas mettre dans ſa poche de l’argent, puisque le ſecrétaire lui avoit ordonné de ne lui porter que de l’eau, et du pain de munition qu’on appelle biscotto : mon homme ſoupira, et ne répondit rien. Lorsque nous fûmes ſeuls, je lui ai dit qu’il mangeroit avec moi, et le vilain avare me baiſa la main, et me parla ainſi.

Je m’appelle Sgualdo Nobili. Je ſuis fils d’un payſan qui m’envoya à l’école, où j’ai appris à écrire, et qui me laiſſa à ſa mort ſa petite maiſon, et le peu de terrain qui en dépendoit. Ma patrie eſt le Frioul une journée au-delà d’Udine. Un torrent qu’on appelle Corno, et qui ſouvent endommageoit ma petite poſſeſſion me fit prendre le parti il y a dix ans de vendre mon bien, et de m’établir à Veniſe. On m’en compta huit mille livres venitiennes en beaux cequins. J’étois informé que dans la capitale de cette glorieuſe république tout le monde jouiſſoit d’une honnête liberté, et qu’un homme induſtrieux, et qui avoit un capital comme le mien, pouvoit y vivre fort à ſon aiſe ſans fatiguer ſon corps en prêtant ſur gages. Sûr de mon économie, de mon jugement, et de mon ſavoir vivre, je me ſuis déterminé à faire ce même métier. J’ai loué une petite maiſon dans le canal regio ; je l’ai meublée, et en vivant tout ſeul, et ſans beſoin de domeſtique, en me faiſant moi-même mon manger, j’ai vécu deux ans avec toute ma tranquillité, devenu plus riche de deux mille livres, puisqu’en voulant bien vivre j’en avois dépenſé mille pour mon entretien. J’étois ſûr de devenir en peu de tems vingt fois plus riche. Dans ce tems là un juif me pria de lui prêter deux cequins ſur pluſieurs livres latins bien reliés, entre lesquels j’en ai trouvé un italien dont le titre étoit la ſaggezza di Charron. Je n’ai jamais aimé la lecture ; je n’ai jamais lu que la doctrine chrétienne ; mais je vous avoue que cette Saggezza que j’ai voulu lire, m’a démontré combien l’homme a tort de ne pas ſe procurer des lumières en liſant. Ce livre, monſieur, que peut-être vous ne connoiſſez pas, eſt l’excellent entre tous les livres ; et quand on l’a lu, on connaît qu’on n’a pas beſoin d’en lire d’autres ; car il contient tout ce qu’il peut importer à l’homme de ſavoir ; il le purge des préjugés contractés dans l’enfance ; il le délivre des craintes d’une vie future ; il lui fait ouvrir les yeux ſur tout, et lui fournit à la fin le vrai moyen de devenir heureux, et foncièrement ſavant. Si vous ſortez jamais d’ici procurez-vous cette lecture, et vous aimerez toujours celui qui vous l’a ſuggerée : ſi quelqu’un vous dit qu’elle eſt défendue traitez-le de ſot.

À ce discours j’ai entièrement connu quel homme c’étoit, car je connoiſſois ce livre, et j’ignorois qu’on l’eût traduit. Mais quels ſont les livres auxquels on ne fait pas cet honneur à Veniſe ? Charron fut ami, et admirateur de Montaigne, et crut d’aller au-delà de ſon modèle : il n’a jamais eu la moindre approbation des gens de lettres ; car, mauvais phyſicien, il raiſonne mal. Il a donné une forme méthodique à pluſieurs choſes que Montaigne couche ſans ordre, et qui jettées là par le grand homme ne parurent pas ſujettes à cenſure ; mais Charron prêtre, et théologien, fut juſtement improuvé : on ne l’a pas lu ; et on l’a laiſſé dans la fange. Le traducteur italien très-ignorant n’a pas ſeulement ſu que Saggezza eſt un mot inuſité, mauvais ſynonyme de Saviezza. Il falloit dire Sapienza. Charron eut la follie de donner à ſon livre le titre de celui de Salomon. Mon camarade pourſuivit ainſi.

Délivré par Charron de certains ſcrupules, et de toutes les anciennes fauſſes impreſſions, j’ai pouſſé mon commerce de façon qu’en ſix années je me ſuis trouvé maître de neuf mille cequins. Il ne faut pas vous étonner de cela, car cette ville eſt fort-riche, mais le jeu, la débauche, et la fainéantiſe mettent tout le monde dans le déſordre, et dans le beſoin d’argent, et les ſages profitent de ce que les fous diſſipent.

Il y a trois ans qu’un comte Ser… fit connoiſſance avec moi, et m’ayant connu pour économe me pria de prendre de lui cinq cent cequins, de les mettre dans mon commerce, et de lui donner la moitié de l’utilité : il n’exigea qu’une ſimple quittance, dans laquelle je m’engageois de lui remettre la même ſomme à ſa réquiſition. Je lui ai donné au bout de la première année ſoixante et quinze cequins, qui fait le quinze pour cent, et il me donna quittance ; mais il ſe montra mécontent. Il eut tort, puisque ſon argent ne m’a rien produit : j’ai toujours négocié avec le mien. La ſeconde année par pure généroſité j’en ai fait de même, et nous ſommes venus à des mauvaiſes paroles, de ſorte qu’il m’a demandé la reſtitution de la ſomme : je lui ai répondu que j’en rabattrois les cent cinquante cequins que je lui avois payés : il devint furieux : il partit, et le lendemain il m’intima une extrajudiciaire exigeant la reſtitution de toute la ſomme. Un habile procureur prit ma défenſe, et ſut faire paſſer deux ans ſans qu’on parvienne à la ſentence : on m’a parlé d’un accommodement il y a trois mois, et je m’y ſuis refuſé ; et, craignant quelque violence, je me ſuis adreſſé à M. l’abbé Giuſt… qui me procura la permiſſion de M. le Duc de Mont… ambaſſadeur d’Eſpagne d’aller habiter ſur la liſte, où on eſt à l’abri de toute ſurpriſe. Je voulois bien rendre au comte Ser… ſon argent, mais je prétendois cent cequins que j’avois dépenſés pour le procès qu’il m’a intenté. Mon procureur fut chez moi il y a huit jours avec celui du comte, et je leur ai fait voir les deux cent cinquante cequins dans une bourſe que j’étois prêt à leur donner, et pas le ſou d’avantage. Ils ſont partis tous les deux mécontens.

Il y a trois jours que M. l’Abbé Giuſt… me fit dire que M. l’ambaſſadeur avoit trouvé bon de permettre aux inquiſiteurs d’état d’envoyer chez moi leurs gens pour faire une exécution. Je ne ſavois pas que cela pouvoit ſe faire. J’ai attendu cette viſite avec courage ayant mis tout mon argent en lieu de ſûreté. Je n’aurois jamais pu croire que l’ambaſſadeur leur auroit permis de s’emparer de ma perſonne comme ils firent. À la pointe du jour Meſſer grande vint chez moi, et me demanda trois cent cinquante cequins ; et à ma réponſe que je n’avois pas le ſou il me fit amener dans une gondole ; et me voilà.

Après cette narration j’ai fait pluſieurs réflexions ſur l’infame coquin qu’on avoit mis en ma compagnie. Je trouvois très-juſte ſa détention, et l’ambaſſadeur louable de l’avoir livré. Cet homme a paſſé dans ſon lit tous les trois jours qu’on l’a laiſſé avec moi : il eſt vrai qu’il faiſoit un grand froid. Il m’a toujours ennuyé en me faiſant des diſcours où il me citoit toujours Charron : ce fut alors que j’ai reconnu la vérité du proverbe Guardati da colui che non ha letto che un libro ſolo. J’ai bien maudit Charron et les uſuriers.

Le quatrième jour une heure après Terza Laurent vint ouvrir le cachot, et ordonna à l’avare Nobili de deſcendre avec lui pour parler à M. le ſecrétaire : je ſuis ſorti avec Laurent pour le laiſſer en liberté, et en moins d’un quart d’heure je l’ai vu paroître ayant au lieu de ſes boucles les miennes : il étoit naturel de lui en demander la raiſon ; mais ſous les plombs on ne fait rien que par réflexion : je n’ai rien dit, et ils deſcendirent. Il laiſſa le cachot ouvert, et ferma les autres portes. Une demi heure après je les ai revus, et Nobili pleuroit. Laurent me fit rire en m’ordonnant de lui remettre tout l’argent que cet homme m’avoit laiſſé. Nobili entra dans le cachot, et en ſortit d’abord tenant entre les mains ſes ſouliers, d’où il tira deux petits ſacs de cequins qu’il porta, précédé par Laurent, au ſecrétaire. Ils remontèrent après, et l’uſurier mit ſes ſouliers beaucoup moins peſans, et ſes boucles : il prit ſon manteau, et ſon chapeau, et s’en alla avec Laurent qui pour lors m’enferma. Le lendemain il fit emporter ſes hardes, et me dit que d’abord que le ſecrétaire reçut la ſomme il remit ce fripon en liberté : je n’ai plus entendu parler de lui. Je n’ai jamais ſu les moyens que le ſecrétaire employa pour obliger cet infame à confeſſer qu’il avoit cette ſomme avec lui : il l’a peut-être menacé de la torture ; et en qualité de menace elle peut être encore bonne.

Le premier de l’année 1756 j’ai reçu des étrennes. Laurent me porta une robe de chambre doublée de beaux renards, une couverture de ſoye rembourrée de coton, et un ſac de peau d’ours pour tenir mes pieds chauds dans le cruel froid que je ſentois auſſi exceſſif que la chaleur que j’avois endurée dans le mois d’Août. En me donnant tout cela il me dit par ordre du ſecrétaire que je pouvois diſpoſer de ſix cequins par mois pour me faire acheter tous les livres que je voulois, et les gazettes auſſi ; et que ce préſent m’étoit fait par M. de Br…

J’ai demandé à Laurent ſon crayon, et un morceau de papier, et j’ai écrit je ſuis reconnoiſſant à la pitié du tribunal, et à la vertu de M. de Br… Il faut avoir été dans ma ſituation pour comprendre les ſentimens que cette aventure réveilla dans mon ame : dans le fort de ma ſenſibilité j’ai pardonné à mes oppreſſeurs, et j’ai quaſi abandonné le projet de m’enfuir, tant l’homme eſt bon, tant le malheur l’accable, et l’avilit ; mais le ſentiment excité par un moyen pareil devient foible peu de momens après ſon eſſor. Malgré les livres que je me ſuis procurés d’abord, mon projet étoit toujours préſent à mon imagination, et j’y rapportois tous les objets qui ſe préſentoient à ma vue dans la petite promenade qu’on me permettoit le matin dans le galetas.

Laurent me dit que M. de Br… s’eſt préſenté lui-même aux inquiſiteurs d’état en leur demandant à genoux la grace de me faire parvenir quelque marque de ſa conſtante amitié, ſi j’étois encore dans le nombre des vivans, et qu’ils lui avoient accordé ce qu’il avoit demandé.

Un matin, mes yeux s’étant arrêtés ſur le long verrou de fer qui étoit ſur le plancher avec d’autres vieux meubles, je l’ai conſidéré comme une arme offenſive, et défenſive, et je l’ai pris, et porté dans mon cachot, en le cachant ſous mon habit. Reſté ſeul je l’ai bien examiné, et en me le figurant bien pointu j’ai vu que ce ſeroit un excellent eſponton, et bon à tout. J’ai pris le marbre noir premier de mes larcins, et je l’ai reconnu pour une parfaitte pierre de touche, puisqu’après un long frottement d’un bout du verrou contre la pierre j’ai vu ſur le même bout une facette.

Devenu curieux de ce rare ouvrage où je me voyois nouveau, et où je me trouvois excité par l’eſpoir de poſſéder un meuble qui devoit être là dedans très-défendu, encouragé auſſi par la vanité de réuſſir à faire une arme ſans les inſtrumens néceſſaires pour la compoſer, enhardi par les difficultés mêmes qui s’oppoſoient à la conſtruction ; car je devois frotter le verrou prèsqu’à l’obſcur ſur la hauteur d’appui ſans pouvoir tenir ferme la pierre qu’avec ma main gauche, et ſans avoir de l’huile pour l’humecter, et émoudre plus facilement le fer que je voulois rendre pointu : je n’ai fait uſage que de ma ſalive, et j’ai travaillé quinze jours pour affiler huit facettes piramidales qui à leur bout formèrent une pointe parfaite : ces facettes avoient un pouce et demi de longueur. Cela formoit un ſtilet octangulaire auſſi bien proportionné qu’on n’auroit pu exiger d’avantage d’un bon taillandier. On ne peut pas ſe figurer la peine, l’ennui que j’ai enduré, et la patience que j’ai dû avoir à cette déſagréable beſogne ſans autre outil qu’une pierre volante : ce fut pour moi un tourment d’une eſpèce quam ſiculi non invenere tyranni. Je ne pouvois plus mouvoir mon bras droit, et mon épaule me paroiſſoit démiſe. Le creux de ma main étoit devenu une grande playe après que les veſſies crevèrent : malgré mes douleurs, je n’ai pourtant pas discontinué mon travail : je l’ai voulu voir parfait. Vain de mon ouvrage, et ſans avoir décidé comme, et en quoi j’aurois pu m’en ſervir, j’ai penſé à le cacher dans quelqu’endroit où il eût pu ſe dérober même à la perquiſition : j’ai penſé de le mettre à travers la paille de mon fauteuil, mais non pas par deſſus où en levant le couſſin on auroit pu voir la marque dans la prominence inégale ; mais en tournant le fauteuil à la renverſe, où j’ai pouſſé dedans le verrou tout entier ; et ſi bien que pour le trouver il auroit fallu ſavoir qu’il y étoit.

C’eſt ainſi que Dieu me préparoit le néceſſaire à une fuite qui devoit être admirable ; mais non pas prodigieuſe. Je m’avoue vain d’en être l’auteur, mais je puis aſſurer le lecteur que ma vanité ne dépend pas de ce que j’ai réuſſi, puisque le bonheur s’en eſt beaucoup mêlé ; mais de ce que j’ai jugé la choſe faiſable, et que j’ai eu le courage de l’entreprendre.

Après trois ou quatre jours de réflexion ſur l’uſage que je devois faire de mon verrou devenu eſponton gros comme une canne, et long vingt pouces, dont la belle pointe acérée me démontroit qu’il n’eſt pas néceſſaire de rendre le fer acier pour parvenir à la faire, j’ai vu que je n’avois qu’à faire un trou dans le plancher de mon cachot ſous mon lit.

J’étois ſûr que la chambre deſſous ne pouvoit être que celle où j’avois vu M. de Cavalli : j’étois ſûr qu’on ouvroit cette chambre tous les matins, et j’étois ſûr de pouvoir me couler facilement du haut en bas dès que le trou ſeroit prêt, moyennant mes draps de lit dont j’aurois fait une eſpèce de corde en aſſurant le bout d’en haut à un chevalet de mon lit. Dans cette même chambre je me ſerois tenu caché ſous la grande table du tribunal ; et le matin d’abord que j’aurois vu la porte ouverte, j’en ſerois ſorti, et avant qu’on eût pu me ſuivre je me ſerois mis en lieu de ſûreté. Je penſois qu’il étoit vraiſemblable que Laurent laiſſât dans cette chambre un de ſes archers pour garde, et pour celui-là je l’aurois d’abord tué en lui enfonçant dans le gozier mon eſponton. Tout étoit bien imaginé ; mais la difficulté conſiſtoit en ce que le trou ne pouvoit être fait ni dans un jour, ni dans une ſemaine ; je prévoyois que le fort plancher pouvoit être double, et triple, et m’occuper un, et deux mois, et que par conſéquent il falloit chercher un moyen d’empêcher les archers de balayer le cachot par tout ce tems, ce qui auroit pu leur donner des ſoupçons, d’autant plus que pour me délivrer des puces j’avois exigé qu’ils balayaſſent tous les jours : ils auroient trouvé le trou avec le balai ; et j’avois beſoin de la plus grande certitude que ce malheur ne m’arriveroit pas. Nous étions dans l’hiver, et je n’avois pas le tourment des puces. J’ai d’abord commencé à ordonner qu’on ne balaye pas, ſans alléguer aucune raiſon. Quelques jours après Laurent me demanda pourquoi je ne voulois pas qu’on balayât, et je lui ai répondu que c’étoit, parceque la pouſſière qu’on agitoit m’alloit au poumon, me cauſoit la toux, et pouvoit me cauſer des tubercules mortels : nous jetterons, dit-il, de l’eau ſur le plancher. Point du tout, lui dis-je, car l’humidité peut produire la pléthore : il ſe tut. Mais une ſemaine après, il ne me demanda pas la permiſſion de faire balayer ; il ordonna : il fit même porter dehors le lit, et ſous prétexte de faire nettoyer par tout il alluma une chandelle : j’ai laiſſé faire avec un air d’indifférence ; mais j’ai vu que le ſoupçon animoit cette démarche. J’ai penſé au moyen de fortifier mon projet, et le jour ſuivant j’ai enſanglanté mon mouchoir m’ayant piqué un doigt, et j’ai attendu Laurent dans mon lit. Je lui ai dit que la toux m’avoit pris, et qu’ayant craché le ſang il me falloit le médecin. Le docteur le lendemain, perſuadé, ou non, m’ordonna une ſaignée, et écrivit un récipe. Je lui ai dit que la cauſe de mon malheur étoit la cruauté de Laurent, qui voulut faire balayer malgré ma remontrance : il lui fit des reproches, et le butor jura qu’il crut de me rendre un ſervice, et jura encore que quand je reſterois là dix ans il ne feroit plus balayer. J’ai répondu froidement qu’on balaiera lorsque la ſaiſon des puces reviendra. Le médecin conta alors qu’un jeune homme étoit mort il y avoit quelques jours de maladie du poumon pour nulle autre cauſe que pour avoir voulu faire le métier de friſeur, et il dit qu’il étoit perſuadé que la poudre, et la pouſſière aſpirée ne s’expiroient jamais. Je riois en moi-même de ce que le docteur paroiſſoit de concert avec moi. Les archers préſens à ce doctrinal furent enchantés de l’apprendre, et mirent entre les actes de leur charité celui de ne balayer pour l’avenir que les cachots de ceux qui les maltraiteroient. Après le départ du médecin Laurent me demanda pardon en m’aſſurant que tous les autres priſonniers ſe portoient bien malgré que leurs chambres (il les appelloit chambres) fuſſent balayées tous les jours ; mais qu’il alloit les éclairer d’abord ſur cet article important, car en qualité de chrétien il nous regardoit tous comme ſes enfans. La ſaignée d’ailleurs m’étoit néceſſaire : elle m’a rendu le ſomeil, et m’a guéri des contractions ſpasmodiques qui m’épouvantoient. Je me ſuis fait ſaigner dans la ſuite tous les quarante jours.

J’avois gagné un grand point, mais le tems de commencer mon ouvrage n’étoit pas encore arrivé : le froid étoit très-fort, et mes mains ne pouvoient empoigner l’eſponton ſans gêler : ſi j’euſſe travaillé avec des gants j’en aurois uſé un tous les jours, et ſi l’on eût vu ce même gant on auroit pu ſe douter de quelque choſe : mon entrepriſe étoit d’une eſpèce qui exigeoit un eſprit prévoyant, et déterminé à éviter tout ce qui pouvoit l’être facilement, et hardi, et intrépide pour ſe livrer au hazard dans tout ce qui malgré que prévu pouvoit ne pas arriver. La ſituation de l’homme qui doit en agir ainſi eſt fort-malheureuſe ; mais un juſte calcul politique inſtruit que pour le tout expédit risquer le tout.

Les nuits éternelles de l’hiver me déſoloient. J’étois obligé de paſſer dix neuf mortelles heures poſitivement dans les ténebres ; et dans les jours de brouillard, qui à Veniſe ne ſont pas rares, la lumière qui entroit par le trou de la porte n’éclairoit pas aſſez mon livre. Ne pouvant pas lire je tombois un peu trop dans la penſée de mon évaſion, et une cervelle toujours occupée dans une même penſée parvient facilement aux confins de la follie. Je contemplois comme le ſouverain bonheur celui de poſſéder une lampe à l’huile, et ma joie fut grande, lorsqu’après avoir penſé à me la procurer par ruſe, j’ai cru d’en avoir trouvé les moyens. Il s’agiſſoit pour la création de cette lampe de me mettre en poſſeſſion des ingrédiens néceſſaires à ſon exiſtence. Il me falloit un vaſe, des lumignons de fil ou de coton, de l’huile, pierre à fuſil, briquet, allumettes, amadou. Le vaſe pouvoit être une petite caſſerole de terre, que j’ai retenue en la cachant, où on me portoit des œufs brouillés dans le beurre : je me ſuis rendu poſſeſſeur d’huile en diſant que l’ordinaire avec lequel on m’aſſaiſonnoit la ſalade étoit mauvais, comme il l’étoit effectivement : on n’eut pas de difficulté à m’acheter de l’huile de Lucques, et à me porter tous les jours de la ſalade que je ne mangeois pas pour épargner l’huile. J’ai extrait de ma couverture de lit rembourrée aſſez de coton pour me faire des lumignons en le filant à ſec, et ſi bien entortillés, que je me ſuis étonné de les avoir ſu faire. J’ai fait ſemblant d’être tourmenté par une forte douleur de dents, et j’ai dit à Laurent de me porter de la pierre ponce qu’il ne connoiſſoit pas : je lui ai ſubſtitué une pierre à fuſil en lui diſant qu’elle feroit le même effet ayant été miſe pour un jour dans du fort vinaigre, et appliquée après ſur la dent : elle m’auroit ſoulagé de la douleur. Laurent me dit, comme je l’avois prévu que le vinaigre qu’il m’avoit porté étoit excellent, et que je pouvois y mettre la pierre moi-même ; et il me donna d’abord deux ou trois pierres qu’il avoit dans la poche. Une boucle d’acier que j’avois à la ceinture de mes culottes devoit être un excellent briquet : il ne me reſtoit que les allumettes, et l’amadou dont la proviſion me mettoit aux champs ; mais à force d’y penſer je l’ai trouvée, et la fortune s’en mêla.

Une effloreſcence dartreuſe qui de tems en tems m’envahiſſoit en me cauſant une très-incommode démangeaiſon ſur tout le corps m’aſſaillit, et me fit prier Laurent de porter un billet au médecin dans lequel je demandois un prompt remède. Le lendemain il me porta la réponſe qu’il fit lire au ſecrétaire, dans laquelle il n’y avoit que ces deux lignes. Diète et quatre onces d’huile d’amandes douces, et tout s’en ira ; ou une onction d’onguent de fleur de ſouffre, mais ce topique eſt dangéreux. Ravi d’aiſe, j’ai quaſi perdu mon air d’indifférence : Je me moque, lui dis-je, du danger : achetez-moi de l’onguent de fleur de ſouffre, et portez-le-moi demain : ou donnez-moi du ſouffre ; j’ai ici du beurre, et je me ferai l’onguent moi-même. Avez-vous des allumettes ? donnez-les-moi. Il tira de ſon étui toutes celles qu’il avoit, et me les donna. Grand Dieu ! Qu’il eſt facile d’avoir de la conſolation quand on eſt dans la détreſſe !

J’ai paſſé deux ou trois heures à penſer à ce que je pouvois ſubſtituer à l’amadou, ſeul ingrédient qui me manquoit, et que je ne ſavois pas ſous quel prétexte je pourrois me procurer. Lorsque je commençois à déseſpérer de la choſe je me ſuis ſouvenu d’avoir recommandé à mon tailleur de me doubler d’amadou mon habit de taffetas ſous les aiſſelles, et de le couvrir avec de la toile cirée pour empêcher la tache de ſueur qui ordinairement principalement dans l’été gâte dans cet endroit là tous les habits. Mon habit que je n’avois porté que quatre heures ſans ſuer étoit là vis à vis de moi ; mon cœur palpitoit ; le tailleur auroit pu avoir oublié mon ordre ; je n’oſois pas me lever, et aller faire deux pas pour voir d’abord ſi l’amadou y étoit ; c’étoit la ſeule matière qui manquoit à mon bonheur ; j’avois peur de ne pas la trouver, et de payer trop cher mon déſabus, qui alloit me priver d’un ſi cher eſpoir. Il fallut à la fin m’y réſoudre. Je m’approche de la planche où mon habit étoit ; mais tout d’un coup je me trouve indigne de cette grace, je me jette à genoux, et je prie Dieu que par ſa bonté infinie il faſſe que le tailleur n’ait pas oublié mon ordre. Après cette chaude prière je déploie mon habit, je décous la toile cirée, et je trouve l’amadou. Ma joie fut grande. Il étoit naturel que je remerciaſſe Dieu, puisque j’ai été chercher l’amadou confiant en ſa bonté ; et c’eſt ce que j’ai fait avec effuſion de cœur. Dans l’examen de cette action de graces je ne me ſuis pas trouvé ſot, comme je me ſuis découvert, tel réfléchiſſant à la prière que j’ai faite au maître de tout en allant chercher l’amadou. Je ne l’aurois pas faite avant que d’aller ſous les plombs, ni ne la ferois aujourd’hui ; mais la privation de la liberté du corps hébète les facultés de l’ame. On doit prier Dieu d’obtenir des graces, et on ne doit pas le prier de bouleverſer la nature par des miracles. Si le tailleur n’eût pas mis l’amadou ſous les aiſſelles je devois être certain de ne pas le trouver ; et s’il l’avoit mis je devois être ſûr de le trouver. L’eſprit de ma première prière à Dieu ne pouvoit être que celui de dire : Seigneur faites que je trouve l’amadou quand même le tailleur ne l’auroit pas mis : et s’il l’a mis, ne le faites pas diſparoître. Quelque théologien cependant trouveroit cette prière pieuſe, ſainte, et très-raiſonnable, car elle ſeroit fondée ſur la force de la foi ; et il auroit raiſon, comme j’ai raiſon moi-même non théologien, de la trouver abſurde. Je n’ai d’ailleurs pas beſoin d’être ſublime théologien pour trouver juſte mon action de graces. J’ai remercié le toutpuiſſant de ce que le tailleur n’a pas manqué de mémoire, et ma reconnoiſſance fut juſte ſelon les regles d’une très-ſaine philoſophie.

D’abord que je me ſuis vu maître de l’amadou, j’ai mis dans une caſſerole l’huile, et un lumignon, et je l’ai allumée. Quel contentement ! quelle ſatisfaction de ne reconnoître ce bienfait que de ſoi-même ! et de transgreſſer un ordre dont je ne connoiſſois pas le plus cruel. Il n’y avoit plus de nuits pour moi. Adieu ſalade : je l’aimois beaucoup, mais je ne la regrêtois pas ; il me ſembloit que l’huile n’étoit faite que pour nous éclairer, et que c’étoit abuſer de la providence que de s’en ſervir pour autre choſe. J’ai décidé de commencer à rompre le plancher le premier lundi de carême ; car dans les déſordres du carnaval je craignois toujours des viſites. Ma précaution fut bonne. Le dimanche gras à midi j’ai entendu le bruit des verroux, et j’ai vu Laurent ſuivi d’un très-gros homme, que j’ai reconnu d’abord pour le juif Gabriel Schalon célébre dans l’habileté de faire trouver de l’argent aux jeunes gens par des mauvaiſes affaires : nous nous connoiſſions, ainſi nos complimens furent ceux de ſaiſon. La compagnie de cet homme n’étoit pas faite pour me faire plaiſir ; mais il falloit avoir patience : on l’enferma. Il dit à Laurent d’aller chez lui pour lui porter ſon dîner, un lit, et tout ce qu’il lui falloit, et il lui répondit qu’ils parleroient de cela dans le jour ſuivant.

Ce juif qui étoit ignorant, bavard, et bête, excepté dans ſon métier, commença par me féliciter de ce qu’on m’avoit préféré à tout autre pour me donner ſa compagnie. Je lui ai offert pour toute réponſe la moitié de mon dîner, qu’il refuſa en me diſant qu’il ne mangeoit que du pur, et qu’il attendroit à bien ſouper chez lui ; car il n’étoit pas vraiſemblable qu’on eût laiſſé ſans lit, et ſans manger un homme comme lui, ſi l’on n’eût pas eu l’intention de le renvoyer d’abord chez lui. Je lui ai dit qu’on en avoit agi de même avec moi ; et il me répondit modeſtement qu’il y avoit entre lui, et moi quelque différence. Il me dit ſans myſtère que les inquiſiteurs d’état devoient ſûrement s’être trompés en ordonnant ſa capture ; qu’ils devoient déjà s’en être apperçus, et ſe trouver un peu embarraſſés à réparer leur faute. Je lui ai dit qu’il ſe pourroit qu’on lui fît une penſion, car bien loin d’avoir jamais mérité cette priſon, l’état lui avoit de grandes obligations : il trouva que je raiſonnois juſte, puisqu’il ſe diſoit l’ame du commerce intérieur dans ſon métier de courtier, et il avoit donné ſous main des avis fort-utiles aux cinq ſages préſidens au commerce Cet événement, dit-il, aura fait votre bonheur ; car je vous donne ma parole d’honneur qu’il ne paſſera pas un mois que je vous ferai ſortir d’ici. Je ſais à qui je dois parler pour cela, et de quelle façon. Je lui ai répondu que je comptois ſur lui. Il falloit laiſſer en pleine liberté les vains propos de cet animal imbécille qui poſitivement ſe croyoit quelque choſe. Il a voulu, ſans que je le lui aie demandé, m’informer de ce qu’on diſoit de moi, et il m’a ennuyé : puisqu’il ne m’a rapporté que ce qu’on pouvoit dire dans les entretiens des plus grands ſots de la ville. J’ai jetté les mains ſur un livre pour me désennuyer ; mais il ne me laiſſa pas lire : ſa paſſion étoit celle de parler ; et toujours de lui-même.

Je n’ai pas oſé allumer ma lampe, et l’obſcurité étant prévue, il s’eſt déterminé à accepter du pain, et un verre de vin de Chypre que je n’ai pas pu m’empêcher de lui offrir également que ma paillaſſe, qui étoit devenue le lit de tous les nouveaux arrivés. Le lendemain on lui porta un lit, et du linge, et à manger de la juiverie. J’ai eu ce fardeau ſur le corps presque trois mois, car le ſecrétaire du tribunal eut beſoin avant que de l’envoyer aux quatre de lui parler pluſieurs fois pour tirer au clair ſes friponneries, et pour le forcer à défaire des contracts illicites qu’il avoit faits à ſon trop grand avantage. Il me confeſſa lui-même d’avoir acheté du N. H. Dom. Mich. des rentes qui ne pouvoient appartenir à l’acheteur qu’après la mort du Ch. Ant… ſon père : il ajouta qu’il étoit vrai que le vendeur y perdoit cent pour cent ; mais qu’il falloit conſidérer que l’acheteur auroit perdu tout, ſi le fils fût mort avant le père.

Lorsque j’ai vu que ce mauvais camarade ne s’en alloit pas je me ſuis déterminé à allumer ma lampe : il m’aſſura qu’il n’en diroit rien à perſonne, mais le bavard ne m’a tenu parole que jusqu’à ſon départ, car quoique ſans conſéquence Laurent l’a ſu. La compagnie de cet homme me combloit de chagrin : je ne pouvois pas travailler à mon projet. Orgueilleux, fanfaron, timide, de tems en tems déseſpéré, fondant en larmes il prétendoit de me faire faire les hauts cris d’accord avec lui en me démontrant que cette détention le perdoit de réputation : je lui ai dit que pour la réputation il n’avoit rien à craindre ; et il m’a remercié prenant mon brocard pour un compliment. Je me ſuis diverti un jour à le convaincre que ſon vice dominant étoit l’avarice, au point qu’il ne tiendroit qu’aux inquiſiteurs de le faire reſter en priſon pour toute ſa vie, s’ils euſſent envie de ſe divertir en lui donnant de l’argent d’avance ſous condition qu’il y reſteroit de bon gré pour un tems limité : il tomba d’accord que pour une ſomme conſidérable il pourroit ſe réſoudre à reſter pour un peu de tems ; mais que ce ne ſeroit que pour ſe dédommager de ſes pertes. Ce fut aſſez pour l’obliger à convenir que pour une plus groſſe ſomme il rénouvelleroit la même condition au bout du terme convenu ; et au lieu de ſe mortifier il en a ri. Il étoit Talmudiſte comme tous les juifs qui exiſtent aujourd’hui ; et il affectoit de me faire voir qu’il étoit très-attaché à ſa religion en conſéquence de ſon ſavoir. En examinant dans la ſuite de ma vie mon genre humain j’ai vu que la plus grande partie des hommes croit que le plus eſſentiel de la religion eſt le cérémonial.

Ce juif extrêmement gras ne ſortoit jamais de ſon lit, et dans la nuit il lui arrivoit de ne pouvoir pas dormir, tandis que je dormois aſſez bien. Il s’aviſa une fois de me réveiller ſur le plus beau de mon repos. Je lui ai demandé avec aigreur pourquoi il m’avoit réveillé, et il me dit que ne pouvant pas dormir il me prioit d’avoir la complaiſance de cauſer avec lui, moyennant quoi il eſpéroit qu’un doux ſomeil viendroit à ſon ſecours. Surpris par un mouvement d’indignation je ne lui ai pas répondu d’abord ; mais dès que je me ſuis trouvé en état de lui parler avec douceur, je lui ai dit que j’étois perſuadé que ſon inſomnie étoit un vrai tourment, et que je le plaignois ; mais qu’une autre-fois que pour s’en ſoulager il s’aviſeroit de me priver du plus grand bien dont la nature me permettoit de jouir dans le grand malheur qui m’accabloit, je ſortirois de mon lit pour aller l’étrangler. Il ne me répondit pas. Ce fut la dernière fois qu’il me joua ce tour.

Je ne crois pas que je l’aurois étranglé ; mais je ſais qu’il m’en donna la tentation. Un homme en priſon qui dort tranquillement n’eſt pas en priſon pendant ſon doux ſomeil, et l’esclave ne ſait pas d’y être ; tout comme les rois ne régnent pas alors : il doit donc regarder celui qui le réveille comme un bourreau qui vient le priver de ſa liberté, et le replonger dans la miſère : ajoutons qu’ordinairement le priſonnier qui dort rêve d’être en liberté, et que cette illuſion lui tient lieu de réalité. Je me félicitois bien de n’avoir pas commencé mon travail avant l’arrivée de cet homme : il exigea poſitivement qu’on balaye ; j’ai fait ſemblant d’en être malade ; et les archers n’auroient pas exécuté ſon ordre, ſi je m’y fuſſe oppoſé ; mais mon intérêt étoit de me montrer complaiſant.

Le Mercredi ſaint, Laurent nous dit qu’après Terza M. le ſecrétaire monteroit pour nous faire la viſite que de coutume l’on fait tous les ans avant Pâques aux priſonniers, tant pour mettre la tranquillité dans l’ame de ceux qui veulent recevoir le ſaint ſacrement, comme pour ſavoir s’ils n’ont rien à dire contre le gardien, ce qui ne m’inquiète pas, dit-il, car contre moi vous ne pouvez rien dire. Il nous dit donc de nous habiller completement, car telle étoit l’étiquette. Il me dit, que ſi j’avois envie de faire mes Pâques je n’avois qu’à lui donner mes ordres. Je lui ai dit de me faire venir un confeſſeur.

Je me ſuis donc habillé en tout point, et le juif en fit de même en prenant congé de moi, parcequ’il ſe ſentoit ſûr que le ſecrétaire l’enverroit en liberté d’abord après lui avoir parlé : il me dit que ſon preſſentiment étoit de l’eſpèce de ceux qui ne l’avoient jamais trompé : je l’en ai félicité. Le ſecrétaire arriva, on ouvrit le cachot, et le juif ſortit, ſe jetta à genoux, et je n’ai entendu que pleurs, et cris : cinq à ſix minutes après il rentra, et Laurent me dit de ſortir. J’ai fait une profonde révérence à M. de Buſinello, et après je n’ai fait autre choſe que le regarder : nul mouvement, et pas un ſeul mot : cette ſcène muette de part, et d’autre dura autant que celle de mon camarade. Le ſecrétaire me fit une inclination de tête d’un demi pouce, et s’en alla. Je ſuis rentré d’abord pour me déshabiller, et mettre ma péliſſe, car le froid me tuoit. Le miniſtre du tribunal doit avoir employé toute ſa force pour s’empêcher de rire en me voyant, car ma perſonne habillée très-galamment, échevelée, et avec une barbe noire de huit mois avoit de quoi faire rire le plus ſérieux de tous les hommes. Le juif s’étonna de ce que je ne lui avois pas parlé, et ne fut pas perſuadé que je lui euſſe beaucoup plus dit moi par mon ſilence, que lui avec ſes lâches cris. Un priſonnier de mon eſpèce en préſence de ſon juge ne devoit ouvrir la bouche que pour répondre aux interrogations.

Le jour ſuivant un jéſuite vint me confeſſer, et le ſamedi ſaint un prêtre de S. Marc vint m’adminiſtrer la ſainte Eucariſtie. Ma confeſſion parut trop laconique au père qui l’écouta, et il trouva bon de me faire pluſieurs remontrances avant que de me donner l’abſolution. Il me demanda ſi je priois Dieu, et je lui ai répondu que je le priois depuis le matin jusqu’au ſoir, et depuis le ſoir jusqu’au matin, même en mangeant, même en dormant, puisque tout ce qui ſe paſſoit dans mon ame, dans mon cœur, et dans mes agitations ne pouvoit être dans la ſituation où j’étois qu’une prière continuelle devant la divine ſageſſe : je lui ai dit que mes impatiences mêmes, et les égaremens de mon imagination devenoient prières. Ce jéſuite qui étoit un miſſionnaire directeur de la conſcience d’un vieux célébre ſénateur homme de lettres, dévot, politique, et auteur d’ouvrages tous pieux, et tous extraordinaires, et inquiſiteur d’état, fit un petit ſourire, et paya mon doctrinal ſpécieux ſur la prière avec un discours méthaphyſique d’un acabit qui ne quadroit aucunement avec celui du mien. J’aurois réfuté tout, ſi habile dans ſon métier il n’eût pas eu le talent de m’étonner, et de me rendre plus petit qu’une puce par une eſpèce de prophétie qui m’en impoſa : puisque, dit-il, c’eſt de nous que vous avez appris la religion que vous profeſſez, exercez-la comme nous, et priez Dieu comme nous vous l’avons appris, et ſachez que vous ne ſortirez jamais d’ici que le jour dédié au ſaint votre protecteur. Après ces paroles il me donna l’abſolution, et il partit. L’impreſſion qu’elles me firent eſt incroyable : j’ai eu beau faire, mais elles ne voulurent jamais ſortir de ma tête. J’ai paſſé en revue tous les ſaints que j’ai trouvés ſur l’almanac.

S. Jacques de Compoſtelle dont je porte le nom devoit naturellement être par moi regardé comme mon principal patron, mais comment pouvois-je le croire pendant que ce fut préciſement dans le jour de ſa fête que Meſſer grande vint enfoncer ma porte ? Si je devois prier le ſaint mon protecteur il me ſembloit que le jéſuite auroit dû me le nommer : j’ai cru qu’il s’agiſſoit de le choiſir. Examinant l’almanac, j’ai jetté un dévolu ſur le plus voiſin, qui étoit S. Marc. S. Georges venoit avant lui, ſaint de quelque renommée, mais j’ai cru de devoir confier beaucoup plus dans l’évangeliſte, d’autant plus qu’en qualité de venitien j’avois droit de réclamer ſa protection : je n’ai donc pas manqué de lui adreſſer mes vœux, mais ſa fête paſſa, et me voyant encore là je me ſuis recommandé à l’autre S. Jacques dont on célébre la fête avec S. Philippe, mais elle paſſa ſans que je me viſſe exaucé. Je me ſuis alors adreſſé avec beaucoup de dévotion au ſaint Taumaturge S. Antoine, dont j’avois viſité le tombeau mille fois dans le tems de mes études à Padoue ; mais j’ai auſſi eſpéré en vain. J’ai été ainſi d’un autre à un autre, et inſenſiblement je me ſuis accoutumé à eſpérer en vain, et la chaleur de mes prières diminua, mais non pas l’envie, ni la déciſion de m’enfuir : ce bonheur m’eſt arrivé, comme le lecteur verra, dans le jour de la fête du ſaint mon protecteur ; car s’il y en avoit un il devoit ſe trouver dans ce jour là : je n’ai jamais ſu ſon nom ; mais c’eſt égal : je ne lui ai pas été pour cela moins reconnoiſſant. C’eſt ainſi que la prophétie du jéſuite dût s’avérer. J’ai regagné ma liberté le jour de la Touſſaints.

Deux, ou trois ſemaines après Pâques on me délivra du juif ; mais ce pauvre homme ne fut pas renvoyé chez lui : on le mit aux quatre d’où il ſortit quelques années après pour aller paſſer le reſte de ſes jours à Trieſte.

D’abord que je me ſuis vu tout ſeul je me ſuis mis à mon ouvrage avec le plus grand empreſſement. J’avois beſoin de l’achever, et de m’en aller avant qu’on m’emmenât quelque nouvel hôte qui eût voulu qu’on balaye. J’ai retiré mon lit, j’ai allumé ma lampe, je me ſuis jetté ſur le plancher mon eſponton à la main, après avoir étendu à côté de l’endroit une ſerviette pour recueillir les petits débris du bois que j’allois ronger avec la pointe du verrou : il s’agiſſoit de détruire la planche à force d’y enfoncer le fer : ces fragmens au commencement de mon travail n’étoient pas plus grands qu’un grain de froment : ces chicots dans la ſuite devinrent plus gros. La planche étoit du bois de Meleze, de ſeize pouces de largeur : j’ai commencé à l’entamer à ſa connexion à l’autre planche : il n’y avoit ni clou, ni fer, et mon ouvrage étoit tout uni. Après ſix heures de travail j’ai noué ma ſerviette, et je l’ai placée de côté pour aller la vuider le lendemain derrière le tas de cahiers qui étoit dans le fond du galetas. Les fragmens de la rupture formoient un volume quatre à cinq fois plus grand de la cavité d’où je l’avois tiré ; la courbe pouvoit être de trente degrès d’un cercle : ſon diamêtre étoit de dix pouces à peu près ; et je me ſuis trouvé très-content de mon travail. J’ai remis mon lit à ſa place ; et le lendemain en vuidant ma ſerviette j’ai reconnu que je n’avois pas motif de craindre que mes fragmens fuſſent vus.

Le ſecond jour j’ai trouvé ſous la première planche, qui avoit deux pouces d’épaiſſeur, une ſeconde planche, que j’ai jugée pareille à la première. N’ayant jamais eu le malheur d’avoir des viſites, et étant toujours tourmenté de la crainte d’en avoir, je ſuis parvenu dans trois ſemaines à la parfaitte diſſolution de trois planches ſous lesquelles j’ai trouvé le pavé incruſté de pièces de marbre qu’on nomme à Veniſe terrazzo marmorin. C’eſt le pavé ordinaire des appartemens de toutes les maiſons de Veniſe qui n’appartiennent pas à des pauvres gens : les grands ſeigneurs mêmes préfèrent le terrazzo au parquet. Je me ſuis vu conſterné, lorsque j’ai trouvé que mon verrou n’y mordoit pas : j’avois beau appuyer, et pouſſer, ma pointe gliſſoit : cet incident m’abattoit l’eſprit. Je me ſuis ſouvenu d’Annibal qui ſelon Tite-live s’étoit formé un paſſage à travers les Alpes en briſant à coups de hache les durs cailloux, qu’il rendoit tendres à force de vinaigre ; choſe que j’avois trouvée incroyable, non pas par la force de l’acide, mais par la prodigieuſe quantité de vinaigre qu’il auroit dû avoir. Je croyois qu’Annibal avoit réuſſi à cela acetta, et non pas aceto, erreur que les premiers copiſtes de Tite-live pouvoient avoir faite par incurie. J’ai tout de même verſé dans ma concavité une bouteille de fort vinaigre que j’avois, et le lendemain ſoit l’effet de ce vinaigre, ſoit une plus grande patience de ma part j’ai vu que j’en viendrois à bout ; car il ne s’agiſſoit pas de briſer les petits morceaux de marbre, mais de pulvériſer par la pointe de mon eſponton pouſſée le ciment qui les uniſſoit : et je fus bien content, lorsque j’ai vu que la grande difficulté ne ſe trouvoit que ſur la ſurface. En quatre jours j’ai détruit tout ce pavé ſans que la pointe de mon eſponton s’endommageât : le luſtre de ſes ſurfaces étoit même plus beau.

Sous le pavé marmorin j’ai trouvé une autre planche comme je m’y attendois : ce devoit être la dernière ; c’eſt-à-dire la première dans l’ordre de comble de tout appartement dont les poutres ſoutiennent le plafond : j’ai entamé cette planche avec quelque difficulté majeure à cauſe que mon trou étoit devenu de dix pouces de profondeur. Je me recommandois ſans ceſſe à la miſéricorde de Dieu. Les eſprits forts qui diſent que la prière ne ſert à rien, ne ſavent pas ce qu’ils diſent : je ſais qu’après avoir prié Dieu je me trouvois toujours plus fort : il n’en faut pas d’avantage pour en reconnoître l’utilité : on prétend que cette augmentation de force ſoit un effet naturel de la matière rendue plus vigoureuſe par la confiance qu’elle eut en ſa prière ; et que cela ſe fait ſans que Dieu s’en mêle : je réponds qu’une fois qu’on admet Dieu, Dieu doit ſe mêler de tout. Ceux qui ont une religion ont bien des reſſources que les incrédules n’ont pas : les premiers y entendent peu, mais les derniers n’y comprennent abſolument rien. Pourſuivons.

Le vingt-cinq du mois de Juin, jour de la fête que la ſeule république de Veniſe célébre en mémoire de la prodigieuſe apparition de l’évangeliſte S. Marc ſous la forme emblématique d’un lion ailé dans l’égliſe ducale vers la fin de l’onzième ſiècle, évenement qui démontra à la ſageſſe du ſénat qu’il étoit tems de remercier S.  Théodore, dont le crédit n’étoit pas aſſez fort pour la faire réuſſir dans ſes vues d’agrandiſſement, et de prendre pour ſon patron ce ſaint diſciple de S. Paul ou, ſelon Euſèbe, de S. Pierre, que Dieu lui envoyoit. Dans ce même jour trois heures après-midi, lorsque tout nu, et fondant en ſueur, étendu ſur mon ventre je travaillois dans le trou, où pour y voir j’avois ma lampe allumée, j’ai entendu avec un effroi mortel l’aigre craquement du verrou de la porte du premier corridor. Quel moment ! Je ſouffle ma lampe, je laiſſe dans le trou mon eſponton ; j’y jette dedans ma ſerviette ; je me lève ; je mets à la hâte les chevalets, et les planches du lit dans l’alcove ; j’y jette deſſus la paillaſſe, et les matelas ; et n’ayant pas le tems d’y mettre les draps, j’y tombe deſſus comme mort dans le moment que Laurent ouvroit déjà mon cachot. Si j’euſſe tardé un ſeul inſtant on m’auroit ſurpris. Laurent alloit me marcher ſur le corps ſi je n’euſſe pas crié. À mon cri il recula tout courbé ſous la porte, en diſant avec emphaſe hélas, mon Dieu ! je vous plains monſieur ; car on brûle de chaleur ici, comme dans une fournaiſe. Levez-vous, et remerciez Dieu qui vous envoie une excellente compagnie. Entrez, entrez illuſtriſſime ſeigneur. Ce butor ne prend pas garde à ma nudité, et voilà l’illuſtriſſime qui entre en m’esquivant, tandis que ne ſachant pas ce que je faiſois je ramaſſe mes draps, je les jette ſur le lit, et ne trouve nulle part une chemiſe que la décence m’obligeoit à me paſſer. Ce nouveau arrivé crut d’entrer dans l’enfer ; je n’avois pas encore pu voir ſa phyſionomie. J’ai entendu une voix déſolée s’écrier où ſuis-je ? où me met-on ? quelle chaleur ! quelle puanteur ! Avec qui ſuis-je ? Laurent l’appella alors dehors, en me diſant par la grille de mettre une chemiſe, et de ſortir dans le galetas. Il dit d’abord au nouvel hôte qu’il avoit ordre d’aller chez lui pour lui porter un lit, et tout ce qu’il lui ordonneroit, et que jusqu’à ſon retour il pouvoit ſe promener dans le galetas avec moi, et que le cachot avec la porte ouverte ſe purgeroit en attendant de la puanteur qui n’étoit que d’huile. Quelle ſurpriſe pour moi en l’entendant dire que la puanteur n’étoit que d’huile ! Effectivement elle venoit de la lampe que j’avois éteinte ſans la moucher. Laurent ne me faiſoit là-deſſus aucune queſtion : il ſavoit donc tout ; le juif lui avoit tout dit. Que je me ſuis trouvé heureux qu’il n’ait pas pu lui dire davantage. J’ai conçu dans ce moment là quelque conſidération pour Laurent.

Après avoir vite mis une autre chemiſe, des calçons, des bas, et une légère robe de chambre je ſuis ſorti. Le nouveau priſonnier écrivoit avec du crayon ce qu’il vouloit avoir. Ce fut lui qui dit le premier en me voyant voilà C. ; et je l’ai reconnu d’abord pour l’abbé comte de F. breſſan, âgé de vingt ans plus que moi, très-noble dans ſes procéders, aſſez riche, et aimé dans toutes les belles compagnies. Il vint m’embraſſer, et lorsque je lui ai dit que j’aurois cru de voir là haut tout le monde, excepté lui, il ne put pas retenir ſes larmes, qui excitèrent les mienne : il finit de donner ſes ordres, et nous reſtâmes ſeuls.

La première choſe, que je lui ai dite, fut, qu’il me feroit le plus grand plaiſir, lorsque ſon lit arriveroit, en refuſant mon offre de déplacer le mien pour placer le ſien ; la ſeconde prière que je lui ai faite, fut de ne pas exiger qu’on balaye ; je lui ai promis de lui en dire les raiſons à loiſir. Je lui ai confié en attendant que la puanteur qu’il avoit ſentie venoit d’une lampe, que je poſſédois à l’inſu de tout le monde, et que j’avois ſoufflée ſans étouffer la fumée du lumignon, n’en ayant pas eu le tems à cauſe de ſon arrivée imprévue. Il me promit tout ce que je déſirois, et ſe dit heureux d’avoir été mis avec moi. Il me dit que tout le monde ignoroit mon crime, et que par conſéquent tout le monde vouloit le deviner.

Pluſieurs diſoient que je m’étois fait chef d’une nouvelle religion, et que les inquiſiteurs d’état ne m’avoient fait enfermer qu’à la réquiſition de l’inquiſition eccléſiaſtique. Autres diſoient que Madame L. M. fait perſuader par le ch. A. Moc. le tribunal à me faire arrêter, parceque je gâtois avec mes raiſonnemens ultramontains la bonne religion de ſes trois fils, dont le premier eſt aujourd’hui P. de S. Marc, et les deux autres membres à leur tour du C. de dix. Quelques-uns diſoient que le conſeiller Ant. C. inquiſiteur d’état lors de ma détention, et protecteur du théatre de Saint Ange m’avoit fait enfermer en qualité de perturbateur du repos public, puisque je ſifflois les comédies de l’abbé Chiari, lié à la clique du N. H. Marcant.S. Z. chef du parti de Goldoni : on aſſuroit que ſi l’on ne m’eût pas fait enfermer j’allois tuer le même abbé à Padoue.

Toutes ces accuſations avoient quelque fondement qui les rendoit vraiſemblables ; mais elles étoient toutes controuvées. Je n’étois pas aſſez ſoucieux de religion pour penſer à en bâtir une nouvelle. Les trois fils de Madame L. M. remplis d’eſprit étoient plus faits pour ſéduire que pour être ſéduits ; et M. de Cond. auroit eu trop à faire, s’il eût voulu faire enfermer tous ceux qui ſiffloient Chiari. Pour ce qui regarde cet abbé il étoit vrai que j’avois dit que je voulois aller à Padoue pour le tuer ; mais le père Origo illuſtre jéſuite m’avoit calmé en m’inſinuant que je pouvois me venger de ce qu’il m’avoit ridiculiſé dans un mauvais roman, mais pas autrement que comme il eſt permis de ſe venger à un bon chrétien. Il me dit d’aller faire publiquement ſon éloge dans les caffés où il étoit connu. J’ai ſuivi ſon conſeil, et j’ai trouvé la vengeance parfaitte. D’abord que j’en avois dit du bien, tout le monde, en ſe moquant de mon éloge, prononçoit contre lui des ſatires ſanglantes. Je ſuis devenu l’admirateur de la profonde politique du père Origo.

Vers le ſoir on porta lit, fauteuil, linge, eaux de ſenteur, un bon dîner, et des bouteilles de bon vin à M. l’abbé, qui n’a pu rien prendre ; mais je ne l’ai pas imité. Depuis neuf mois que j’étois là, ce fut le premier bon repas que j’ai fait. On laiſſa mon lit là où il étoit, on ne balaya pas, on nous fit entrer, et nous reſtâmes ſeuls.

J’ai commencé par tirer hors du trou ma lampe, et ma ſerviette qui tombée dans la caſſerole s’étoit imbibée d’huile. J’en ai beaucoup ri. Un accident de peu de conſéquence arrivé par une raiſon qui pouvoit en avoir des tragiques a droit de faire rire : j’ai mis tout en bon ordre ; j’ai bien nettoyé ma caſſerole qui étoit pleine de terrazzo ; je l’ai garnie de nouveau, et nous nous vîmes éclairés. J’ai beaucoup diverti mon cher compagnon en lui faiſant le détail de la création de ma lampe. Nous avons paſſé la nuit ſans dormir, non pas tant à cauſe d’un million de puces, qui nous dévoroient, comme de cent discours intéreſſans qui ne finiſſoient jamais. Mais lorsqu’il me vit curieux de ſavoir par quelle malheureuſe aventure je poſſédois ſa chère compagnie, voilà ce qu’il n’eut aucune difficulté de me dire, et que je crois de pouvoir publier au bout de trente deux ans de ſilence.

« Hier à vingt heures nous montâmes dans une gondole Madame Aleſſ…, le comte P. Mart., et moi, et arrivâmes à Fuſine à vingt une : nous fûmes à Padoue à vingt-quatre pour voir l’opera, et repartir d’abord après. Au ſecond acte mon mauvais génie me fit aller à la ſalle du jeu, où j’ai vu le comte de Ros… ambaſſadeur de Vienne, et peu loin de lui Madame de R… dont le mari doit partir un de ces jours pour aller à la même cour en qualité d’ambaſſadeur de Veniſe ; j’ai fait ma révérence muette à Monſieur qui n’étoit pas en masque, et j’ai fait un compliment à Madame l’ambaſſadrice ; et j’allois ſortir lorsque M. de Ros. me dit tout haut : vous êtes bien heureux de pouvoir parler à une ſi aimable dame ! ce n’eſt que dans des pareils momens que le perſonnage que je repréſente fait que le plus beau pays du monde devient ma galère. Dites-lui, je vous prie, que je la connois, et que les lois qui m’empêchent de lui parler ici n’auront aucune force à la cour de Vienne, où je la verrai l’année prochaine, et où je lui ferai la guerre. Madame de R…, qui vit que le comte parloit d’elle, me fit ſigne, et me demanda en riant ce qu’il avoit dit : je lui ai redit le compliment, et elle m’ordonna de lui répondre qu’elle acceptoit la déclaration de guerre, et que l’on verroit quel ſeroit celui des deux qui ſauroit la faire à l’autre plus habilement. Je n’ai pas cru de commettre un crime en rendant cette réponſe qui n’étoit qu’un compliment : j’ai perdu quelques cequins au pharaon, et j’ai rejoint ma compagnie. Après l’opera nous fûmes manger un poulet, et nous retournâmes ici. Il étoit quatorze heures : je me ſuis d’abord rendu chez moi pour dormir jusqu’à vingt ; mais un homme me remit un billet, qui m’ordonnoit d’être à la bouſſole à dix-neuf heures pour entendre ce que le circonſpect P. B. ſecrétaire du conſeil des X. avoit à me dire. Étonné de cet ordre toujours de mauvais augure, et fort-fâché de devoir y obéir, je me ſuis rendu à l’heure préſcrite à la préſence du miniſtre, qui ſans me dire le moindre mot ordonna qu’on me dépoſe ici. Voilà tout. »

Rien n’étoit ſi innocent que cette faute ; mais il y a au monde des lois qu’on peut violer innocemment ; et les transgreſſeurs n’en ſont pas moins coupables. Je lui ai fait compliment ſur ce qu’il ſavoit ſon crime, ſur ſon crime, et ſur la forme de ſa détention : et comme ſa faute étoit fort-légère, je lui ai dit qu’il ne reſteroit avec moi que huit jours, et qu’après une petite réprimande on lui diroit d’aller paſſer ſix mois chez lui à Breſſe. L’abbé me dit ſincèrement qu’il ne croyoit pas qu’on le laiſſeroit là huit jours : et voilà l’homme qui ne ſe ſentant pas coupable ne peut pas concevoir qu’on puiſſe le punir : j’ai laiſſé qu’il ſe flatte, mais ce que je lui ai dit lui eſt arrivé au pied de la lettre. Je me ſuis bien déterminé à lui tenir bonne compagnie pour ſoulager de tout mon pouvoir la grande ſenſibilité que lui cauſoit ſa détention. Je me ſuis approprié ſon malheur au point d’oublier totalement le mien dans tout le tems qu’il paſſa avec moi.

Le lendemain à la pointe du jour Laurent porta du café, et dans un grand panier le dîner du comte abbé, qui ne concevoit pas comment on pût ſuppoſer qu’un homme auroit envie de manger à cette heure là : nous nous promenâmes dans le galetas tandis qu’on ſervit les autres ; on nous renferma après. Les puces, qui impatientoient l’abbé, furent la cauſe qu’il me demanda pourquoi je ne faiſois pas balayer. Je n’ai pu ſouffrir ni qu’il me croie un cochon, ni qu’il imagine que j’euſſe la peau moins ſenſible que la ſienne : je lui ai tout découvert, et même fait voir. Je l’ai vu ſurpris, et mortifié de m’avoir d’une certaine façon forcé à lui faire cette importante confidence. Il m’encouragea à travailler, et à terminer l’ouverture dans la journée, s’il étoit poſſible pour me descendre lui-même, et retirer ma corde, puisque pour lui il ne ſe ſoucioit pas de rendre ſon affaire plus grave par une fuite. Je lui ai fait voir le modèle d’une machine par laquelle j’étois ſûr que lorsque je me ſerois descendu, je tirerois à moi le drap qui m’auroit ſervi de corde : c’étoit une petite baguette attachée par un bout à une longue ficelle. Mon drap ne devoit être aſſuré au chevalet de mon lit que par cette baguette, qui devoit entrer dans la corde par-deſſous le chevalet des deux côtés ; la ficelle maîtreſſe de la baguette devoit aller jusqu’au plancher de la chambre des inquiſiteurs, où d’abord que je me ſerois vu debout je l’aurois tirée à moi. Il ne douta pas de cet effet, et il m’en félicita, d’autant plus que cette précaution m’étoit indiſpenſablement néceſſaire, puisque, ſi le drap eût dû reſter là, il eût été le principal objet, qui auroit frappé la vue de Laurent, qui ne pouvoit monter où nous étions ſans paſſer par cette chambre : il m’auroit d’abord cherché, trouvé, et arrêté. Mon noble compagnon fut perſuadé que je devois ſuſpendre mon travail, car je devois craindre la ſurpriſe d’autant plus que je devois encore employer quelques jours pour achever ce trou qui devoit couter la vie à Laurent ; mais la penſée d’acheter ma liberté aux dépens de ſes jours ne ralentiſſoit pas mon empreſſement à me la procurer : j’en aurois agi de même quand la conſéquence de ma fuite eût évidemment été la mort de tous les archers. L’amour de la patrie devient un vrai phantôme devant l’eſprit d’un homme en priſon.

Ma bonne humeur n’empêchoit cependant pas mon cher camarade de tomber dans des quarts d’heure de triſteſſe. Il étoit amoureux de Madame Ales… et il devoit être heureux : mais plus l’amant eſt heureux plus il devient malheureux, ſi on l’arrache de l’objet qu’il aime. Il ſoupiroit, les larmes ſortoient de ſes yeux malgré lui ; et obligé à convenir que ce qui le faiſoit gémir étoit quelque malheur qui n’exiſteroit pas ſans la priſon, il m’avoua qu’il aimoit, et me dit que l’objet de ſa flamme étoit l’aſſemblage de toutes les vertus, ce qui ne permettoit pas à ſon ardeur d’aller au-delà des bornes du reſpect le plus profond. Je le plaignois ſincèrement, et je ne me ſuis jamais aviſé de lui dire pour le conſoler que l’amour n’eſt que bagatelle, puisque c’eſt une conſolation déſolante, que les ſeuls ſots donnent aux amoureux : il n’eſt même pas vrai que l’amour ne ſoit que bagatelle. Je me ſuis pluſieurs fois félicité là dedans de ce que je n’étois pas amoureux ; et ma dernière penſée fut celle de la fille avec laquelle je devois aller déjeuner à ſainte Anne le jour de ma capture.

Les huit jours que j’avois prédits paſſèrent bien vite : j’ai perdu cette chère compagnie ; mais je ne me ſuis pas laiſſé le tems de la regrêter. Je n’ai jamais eu garde de recommander à cet honnête homme la diſcrétion. Le moindre de mes doutes ſur cet article m’auroit rendu coupable d’une inſulte.

Le trois de Juillet, Laurent lui dit de ſe préparer à ſortir à Terza, qui dans ce mois ſonne à douze heures. Par cette raiſon il porta mon dîner. Celui de l’abbé ſuffiſait pour quatre, quoiqu’il n’ait vécu que de ſoupe, de fruits, et de quelque verre de vin des Canaries. C’eſt moi qui fis dans ces huit jours une chère exquiſe, qui faiſoit plaiſir à mon ami, qui admiroit mon heureux tempérament. Nous paſſâmes les trois dernières heures dans les proteſtations de la plus tendre amitié. Laurent parut, deſcendit avec lui ; et laiſſa mon cachot ouvert, ce qui me fit juger qu’il alloit d’abord revenir. Un quart d’heure après il reparut, fit emporter tout ce qui appartenoit à cet aimable homme, et me renferma. J’ai paſſé toute la journée fort-triſte ſans rien faire, et même ſans pouvoir lire. Le lendemain Laurent me rendit compte des dépenſes du mois de Juin, et je l’ai vu attendri, lorsqu’ayant trouvé qu’il me reſtoit quatre cequins, je lui ai dit que j’en faiſois préſent à ſa femme. Je ne lui ai pas dit que c’étoit le loyer de ma lampe, mais il l’a peut-être penſé.

Entièrement adonné à mon travail j’ai paſſé ſept ſemaines ſans avoir jamais été interrompu, et le 23 d’août j’ai vu mon ouvrage à ſa perfection. La raiſon de cette longueur fut un incident très-naturel. En creuſant la dernière planche toujours avec la plus grande circonſpection pour ne la rendre que fort-mince ; parvenu très-près de ſa ſurface oppoſée, j’ai mis l’œil à un petit trou par lequel je devois voir la chambre ; et effectivement je l’ai vue, mais en même tems j’ai vu très-peu diſtante du même petit trou qui n’étoit pas plus grand qu’une goutte de cire, une ſurface perpendiculaire d’environ huit pouces. C’étoit ce que j’avois toujours craint : c’étoit une des poutres qui ſoutenoient le plafond. Je me ſuis vu forcé à rendre le trou que j’avois fait plus grand du côté oppoſé à cette poutre ; car elle rendoit le paſſage ſi étroit que ma perſonne d’aſſez riche taille n’auroit jamais pu y paſſer. J’ai dû rendre le trou plus grand d’un quart, craignant encore toujours que l’eſpace entre les deux poutres ne fût pas ſuffiſant. Après l’ampliation, un ſecond petit trou du même calibre, que j’ai fait, et où j’ai mis l’œil, me fit voir mon ouvrage, Dieu merci, réduit à ſa perfection. J’ai bouché les petits trous pour empêcher que les petits fragmens ne tombent dans la chambre des inquiſiteurs, et qu’un rayon de lumière de ma lampe en y paſſant ne donnât indice de mon opération à quelqu’un qui auroit pu l’appercevoir.

J’ai fixé le moment de mon évaſion dans la nuit précédant la fête de ſaint Auguſtin, non pas tant parcequ’il y avoit déjà plus de quatre ſemaines que je l’avois fait mon protecteur, comme parceque je ſavois que dans cette fête là le grand conſeil s’aſſembloit, et que par conſéquent il n’y auroit pas de monde à la bouſſole contigue à la chambre par laquelle je devois néceſſairement paſſer en me ſauvant. J’ai donc fixé de ſortir dans la nuit du vingt ſept.

La journée du vingt cinq à midi il m’arriva ce qui me fait friſſonner encore dans ce moment où je vais l’écrire. À midi précis j’ai entendu le glapiſſement des verrous : j’ai cru de mourir. Un violent battement de cœur, qui frappoit plus que ſix pouces plus bas que ſa région, me fit craindre mon dernier moment : je me ſuis jetté éperdu ſur mon fauteuil. Laurent en entrant me dit mettant ſa tête à la grille, et avec un ton de jouiſſance : je viens, monſieur, vous porter une bonne nouvelle, dont je vous félicite. J’ai d’abord cru que c’étoit celle de ma liberté, car je n’en connoiſſois pas d’autre, qui pût être bonne ; et je me voyois perdu : la découverte du trou auroit fait révoquer ma grace. Laurent entre, et me dit d’aller avec lui ; je lui réponds d’attendre que je m’habille : n’importe, me dit-il, puisque vous ne faites que paſſer de ce villain cachot à un autre clair, et tout neuf où par deux fenêtres vous verrez la moitié de Veniſe, où vous pourrez vous tenir de bout, où… mais je n’en pouvois plus, je mourrois : je le lui ai dit : j’ai demandé du vinaigre en le priant d’aller dire à monſieur le ſecrétaire que je remerciois le tribunal de cette grace, en le ſuppliant au nom de Dieu de me laiſſer là. Laurent me dit avec un grand éclat de rire que j’étois fou : que le cachot où j’étois s’appelloit l’enfer, et que celui où il avoit ordre de me mettre étoit délicieux. Allons, allons, ajouta-t-il, il faut obéir, levez-vous. Je vous donnerai le bras, et je vous ferai d’abord porter toutes vos hardes, et tous vos livres. Étonné, et en devoir de ne plus répliquer le moindre mot je ſuis ſorti, et j’ai dans l’inſtant reſſenti un petit ſoulagement en l’entendant ordonner à un des ſiens de le ſuivre avec mon fauteuil. Mon eſponton étoit caché dans ſa paille : c’étoit toujours quelque choſe. J’aurois voulu me voir ſuivi par le beau trou que j’avois fait avec tant de peine, mais c’étoit impoſſible : mon corps alloit, mais mon ame reſtoit là.

Le bras appuyé ſur l’épaule de cet homme qui par ſes riſées croyoit d’exciter mon courage, j’ai descendu trois petits degrès après avoir paſſé deux étroits corridors : je ſuis entré dans une ſalle aſſez grande, et très-éclairée, et à ſon extrêmité dans le coin à ma main gauche je ſuis entré par une petite porte dans un corridor qui avoit deux pieds de large, et douze de long, et deux fenêtres grillées à ma droite par où on voyoit diſtinctement toute la partie de la ville qui étoit de ce côté là jusqu’au Lido. La porte du cachot étoit au coin de ce corridor : j’ai vu une fenêtre grillée qui étoit vis à vis d’une des deux, de ſorte que le priſonnier quoiqu’enfermé pouvoit jouir en bonne partie de cette agréable perſpective. Le plus important étoit que cette même fenêtre ouverte laiſſoit entrer un vent doux, et frais qui étoit un vrai baume pour la pauvre créature qui devoit reſpirer là dedans principalement dans cette ſaiſon où l’air étoit brûlant. Je n’ai pas fait ces obſervations dans ce moment là, comme le lecteur peut bien penſer. D’abord que Laurent me vit dans le cachot il y fit placer mon fauteuil ſur lequel je me ſuis d’abord jetté, et s’en alla en me diſant qu’il alloit me faire porter dans l’inſtant mon lit avec tout le reſte.

Fin de la première partie.