Histoire de ma fuite des prisons de la République de Venise, qu’on appelle les Plombs/Partie II

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SECONDE PARTIE.

Le ſtoiciſme de Zenon, l’ataraxie des Pyrrhoniens offrent au jugement des images fort-extraordinaires. On les célébre, on les met en dériſion, on les admire, on s’en moque, et les ſages n’accordent leurs poſſibilités, qu’avec des reſtrictions. Tout homme appellé à juger d’impoſſibilité, ou de poſſibilité morale a raiſon de ne partir jamais que de lui-même, car étant de bonne foi il ne peut admettre une force intérieure dans qui que ce ſoit à moins qu’il n’en ſente le germe en ſoi-même. Ce que je trouve en moi ſur cette matière eſt que l’homme par une force gagnée moyennant une grande étude peut parvenir à ſe défendre de crier dans les douleurs, et à ſe maintenir fort contre l’impulſion des premiers mouvemens. Cela eſt tout. L’abſtine, et le ſuſtine caractériſent un bon philoſophe, mais les douleurs matérielles qui affligent le ſtoicien ne ſeront pas moindres que celles qui tourmentent l’épicurien ; et les chagrins ſeront plus cuiſans pour celui qui les diſſimule que pour l’autre qui ſe procure un ſoulagement réel en ſe plaignant : l’homme qui veut paroître indifférent à un événement qui décide de ſon état n’en a que l’air, à moins qu’il ne ſoit imbécille, ou enragé. Celui qui ſe vante de tranquillité parfaitte ment, et j’en demande mille pardons à Socrate. Je croirai tout à Zenon, lorsqu’il me dira d’avoir trouvé le ſecrêt d’empêcher la nature de palir, de rougir, de rire, et de pleurer.

Je me tenois ſur mon fauteuil comme un homme extupefait : immobile comme une ſtatue, je voyois que j’avois perdu toutes les peines que je m’étois données ; et je ne pouvois pas m’en repentir ; je me trouvois deſtitué d’éſpoir, et je ne ſentois autre ſoulagement que celui que je pouvois me procurer en ne penſant pas à l’avenir. Ma penſée s’élevoit à Dieu, et l’état où j’étois me ſembloit une punition venante de lui directement de ce qu’après qu’il m’avoit laiſſé le tems d’achever mon ouvrage, j’avois abuſé de ſa grace en tardant trois jours à me ſauver. J’en convenois ; mais en même tems j’accuſois la punition de trop de ſévérité, puisque je n’avois différé de trois jours que par prudente précaution. Pour brusquer la raiſon qui me fit fixer ma fuite au 27, il m’auroit fallu une révélation ; et la lecture de Marie d’Agreda ne m’avoit pas fait devenir fou.

Une minute après que Laurent m’eut quitté, deux de ſes gens me portèrent mon lit, c’eſt-à dire les draps, les matelas, et la paillaſſe, et s’en allèrent pour prendre le reſte ; mais deux heures entières s’écoulèrent ſans que je viſſe perſonne, malgré que les portes de mon cachot fuſſent ouvertes. Ce retard me cauſoit une foule de penſées, qui me rendoient ſtupide : je ne pouvois rien deviner, et je devois tout craindre ; je tâchois de me mettre dans un état aſſez tranquille pour ſouffrir ſans lâcheté tout ce qui pouvoit m’arriver de plus horrible.

Outre les plombs, et les quatre les inquiſiteurs d’État poſſèdent auſſi dix-neuf priſons affreuſes ſous terre dans le même palais ducal, où ils condamnent ceux qui ont commis des crimes qui les ont rendus coupables de mort. Tous les juges de la terre ont toujours cru qu’en laiſſant la vie à celui qui a mérité la mort on lui accorde une grace quelle que ſoit l’horreur de la priſon qu’on lui ſubſtitue. Ces dix-neuf priſons ſouterraines ſont poſitivement des tombeaux ; mais on les appelle puits ; et la raiſon qu’on leur donne ce nom peut être bonne, car effectivement ils ſont toujours inondés de deux pieds d’eau de la mer qui y entre par le même trou grillé par où ils reçoivent un peu de lumière : ces trous n’ont qu’un pied carré d’extenſion. Le priſonnier eſt obligé, à moins qu’il n’aime d’être toute la journée dans un bain d’eau ſalée jusqu’aux genoux, de ſe tenir aſſis ſur un treteau, où il tient auſſi ſa paillaſſe, et où l’on met à la pointe du jour ſon eau, ſa ſoupe, et ſa portion de biscuit qu’il doit manger d’abord qu’on la lui porte, puisque des rats de mer plus grands que ceux que j’ai connus à la poutre iroient le lui arracher des mains. Dans cette terrible priſon, où ordinairement les détenus ſont condamnés jusqu’à leur dernière heure, et avec une nourriture pareille où il ſemble qu’un homme ne puiſſe vivre que cinq à ſix mois, pluſieurs y vivent jusqu’à la vieilleſſe ; et on m’a aſſuré qu’un vieillard de quatre vingts ans qui mourut dans ce tems là y avoit été mis à l’âge de quarante : perſuadé d’avoir mérité la mort il ſe trouva peut-être heureux : il y a des gens qui ne craignent que la mort : c’étoit un eſpion qui dans la dernière guerre que la république eut contre le turc l’année ſeize, partoit de Corfou, entroit dans l’armée du grand Viſir pour découvrir ce qu’on y décidoit, et pour en inſtruire M. le maréchal de Schoulenbourg qui défendoit la fortereſſe : cet infame étoit dans le même tems l’eſpion du grand Viſir. Dans ces deux heures d’attente je n’ai pas manqué de me figurer qu’on alloit peut-être me tranſporter dans les puits. Dans un endroit où on ſe nourrit d’eſpérances chimériques on doit auſſi avoir des craintes extrêmes. Le tribunal qui pouvoit diſpoſer de moi, maître de l’éminence, et de la profondeur du palais auroit fort-bien pu envoyer à l’enfer quelqu’un qui auroit tenté de déſerter du purgatoire.

J’ai enfin entendu le bruit d’une ſerrure, et les pas d’un furieux qui venoit où j’étois. J’ai vu Laurent que la colère défiguroit. Tout en rage, blaſphémant Dieu, et tous les ſaints il commença par m’ordonner de lui donner la hache, et tous les inſtrumens que j’avois employés à percer le pavé du cachot, et de lui dire quel étoit celui de ſes gens qui me les avoit portés. Sans bouger, et de ſang-froid je lui ai dit que je ne ſavois pas de quoi il me parloit. Il ordonna alors à deux archers de me fouiller, ce que je n’ai pas permis en me mettant dans un inſtant tout nu. Il fit viſiter mes matelas, et vuider ma paillaſſe, et viſiter jusque dans la caſſolette puante : il prit entre ſes mains le couſſin de mon fauteuil, et n’y ayant trouvé rien de réſiſtant il le jeta par dépit contre terre. Vous ne voulez pas m’avouer, dit-il, où ſont les inſtrumens avec lesquels vous avez rompu le plancher, mais vous ſerez forcé de le confeſſer à quelqu’un. Je lui ai répondu que s’il étoit vrai que j’euſſe percé le plancher je ne pouvois avoir reçu les inſtrumens que de lui-même, et les lui avoir rendus, s’il ne les trouvoit pas. À cette réponſe que ſes gens qu’il avoit apparemment irrités applaudirent, il heurla, il donna de la tête contre la cloiſon, il peſta des pieds, j’ai cru qu’il alloit devenir furieux. Il ſortit ſuivi de ſes archers, qui me portèrent d’abord mes hardes, mes livres, mes bouteilles, mon dîner qui étoit encore là depuis le grand matin, et tout ce qui m’appartenoit excepté le morceau de pierre de touche, et ma lampe. Après cela il entra dans le corridor, et il ferma les vitres des deux fenêtres par où je recevois un peu d’air. Moyennant cela je me ſuis trouvé dans le plus ardent de l’été enfermé comme hermétiquement dans un très-petit lieu où l’air ne pouvoit entrer par aucune autre ouverture. J’avoue qu’après ſon départ je me ſuis trouvé quitte à bon marché. Malgré l’eſprit de ſon métier il n’a pas penſé à viſiter le fauteuil ; et en me trouvant encore poſſeſſeur de mon verrou j’ai pourſuivi à y compter deſſus ſans avoir cependant dans ma tête aucun projet.

La grande chaleur, et le bouleverſement de la journée m’empêchèrent de dormir. Le lendemain de bonne heure il me porta du vin qui étoit devenu vinaigre, de l’eau mauvaiſe, de la ſalade pourrie, et de la viande puante ; il ne fit pas nettoyer, et n’ouvrit pas les fenêtres, lorsque je lui ai dit de les ouvrir. Une cérémonie extraordinaire qu’on commença à exercer ce jour là fut l’emploi d’un archer qui avec une barre de fer faiſoit le tour de mon cachot, et frappoit partout ſur le plancher, et ſur les cloiſons pour découvrir s’il n’y avoit rien de rompu, et on retiroit tous les matins le lit pour faire cette même fonction. J’ai obſervé que l’archer qui donnoit ces coups de barre ne frappoit jamais ſous le plafond. Cette obſervation me fit en peu de jours enfanter le projet de ſortir de là par le haut ; mais pour rendre mon projet mûr il falloit des combinaiſons qui ne dépendoient pas de moi ; car je ne pouvois rien faire qui ne fût expoſé à la vue. La moindre égratignure ſeroit ſautée aux yeux de chacun des archers qui entroient dans mon cachot tous les matins.

J’ai paſſé une cruelle journée. La chaleur forte commença vers midi : je croyois poſitivement d’étouffer : mon cachot étoit devenu une véritable étuve. Il me fut impoſſible de manger, ou de boire, car tout étoit corrompu : la foibleſſe cauſée par la chaleur, et par la ſueur qui ſortoit de tout mon corps à groſſes gouttes ne me permettoit ni de marcher, ni de lire. Mon dîner le lendemain fut le même, et la nouvelle puanteur du veau qu’il me porta, et qui étoit encore chaud vint d’abord à mon odorat. Je lui ai demandé s’il avoit ordre de me faire mourir de faim, et de chaleur ; et ſans me répondre le moindre mot il s’en alla. Le jour ſuivant ce fut la même choſe. Je lui ai dit de me donner du crayon, puisque je voulois écrire quelque choſe à M. le ſecrétaire ; et ſans me répondre il s’en alla. J’ai mangé la ſoupe par dépit, et trempé du pain dans du vin de Chipre pour me conſerver en force, et pour le tuer le lendemain en lui enfonçant mon eſponton dans le cou ; cela étoit devenu ſi ſérieux que je trouvois que je n’avois pas d’autre parti à prendre. Mais le lendemain au lieu d’exécuter mon projet je me ſuis contenté de lui jurer de le tuer, lorsque l’on me remettroit en liberté : il en a ri, et ſans me répondre il s’en alla. J’ai commencé à croire qu’il en agiſſoit ainſi par ordre du ſecrétaire, auquel il avoit peut-être déclaré la fracture. Je ne ſavois que faire ; ma patience luttoit avec le déseſpoir ; je me ſentois mourir d’inanition, et réellement j’allois ſuccomber.

Ce fut le huitième jour qu’avec une voix foudroyante, et toujours à la préſence de ſes archers je lui ai demandé compte de mon argent en l’appellant infame bourreau. Il me répondit qu’il me portera mon compte dans le jour ſuivant ; mais avant qu’il ferma le cachot j’ai embraſſé avec violence le baquet des immondices, et je lui ai fait voir par ma poſture que j’allois le verſer dans le corridor s’il ne me le faiſoit pas changer d’abord. Il ordonna alors à un archer de le porter dehors, et l’air étant devenu infecté il ſe détermina à ouvrir une fenêtre ; mais lorsque l’archer me porta dedans le nouveau baquet il la referma en ſortant. J’ai crié comme un poſſédé, mais en vain. Telle étoit ma ſituation, et ayant vu que ce que j’avois obtenu avoit été l’effet des injures que je lui avois dites, j’ai décidé de le traiter encore plus mal le lendemain.

Mais le lendemain ma fureur ſe calma. Avant que de me préſenter mon compte il me donna un panier de citrons que M. de Br… m’envoyoit, et j’ai vu une grande bouteille d’eau que j’ai jugée bonne, et dans mon dîner un poulet qui avoit bonne mine : outre cela un archer ouvrit les deux fenêtres. Lorsqu’il m’a préſenté mon compte je n’ai jetté l’œil que ſur la ſomme qui me reſtoit pour lui dire que j’en faiſois préſent à ſa femme, un cequin excepté que je diſtribuois à ſes gens, dont deux là préſens me remercièrent.

Reſté ſeul avec moi, voici le discours qu’il me tint d’un air aſſez ſerein : Vous m’avez déjà dit, Monſieur, que c’eſt de moi-même que vous avez reçu l’inſtrument avec lequel vous avez fait l’énorme trou dans l’autre cachot, ainſi je n’en ſuis plus curieux ; mais pourrois-je à titre de grace ſavoir qui vous a donné le néceſſaire pour vous faire une lampe ? Vous-même lui ai-je répondu. Je ne croyois pas, répliqua-t-il, que l’eſprit conſiſtât dans l’effronterie. Je ne mens pas, lui dis-je d’un ton ferme, c’eſt vous qui m’avez donné avec vos propres mains tout ce qu’il me falloit pour me compoſer une lampe.

Je lui ai alors expliqué comment je m’y étois pris ; et lorsqu’il ſe vit convaincu il donna de ſes mains contre la tête, et me demanda ſi je le pouvois convaincre auſſi de m’avoir donné les inſtrumens pour rompre le plancher, et je lui ai dit qu’oui, mais qu’il ne ſauroit jamais comment qu’en préſence du ſecrétaire du tribunal. Il me pria alors de penſer qu’il avoit des enfans, et il s’en alla. Je fus bien enchanté d’avoir trouvé le moyen de me faire craindre de cet homme auquel il étoit décidé que je duſſe couter la vie : je fus alors convaincu que ſon propre intérêt le forçoit à tenir caché au miniſtre du tribunal ce que j’avois fait. Le petit vent qui ſouffloit tous les jours, et qui toujours à la même heure entroit chez moi me rendit la force, et l’appétit.

J’ai ordonné à Laurent de m’acheter les œuvres du marquis Maffei : cette dépenſe lui déplaiſoit, et il n’oſoit pas me le dire. Il me demanda quel beſoin je pouvois avoir de livres pendant que j’en avois là plus de cinquante : je lui dis que je les avois tous lus, et qu’il me falloit du nouveau. Il me répondit que, ſi je voulois en prêter à quelqu’un, il m’en feroit prêter auſſi, et que moyennant cela je m’occuperois à une lecture toute neuve ſans dépenſer le ſou. Je lui ai oppoſé que les livres qu’on pourroit me prêter ſeroient peut-être des romans frivoles dont je n’aimois pas la lecture : il me répliqua d’un air piqué que je me trompois, ſi je croyois d’être la ſeule bonne tête qu’on tenoit enfermée là-haut, et il ajouta que je m’étonnerois, ſi je ſuſſe quelles étoient les perſonnes qui partageoient mon même ſort. J’ai alors contrefait l’homme pénétré de reſpect, et ſans perdre une minute j’ai pris le premier tome de la chronologie du père Petau, et je lui ai dit de me porter en échange un autre livre d’égale importance : quatre minutes après il me porta le premier tome de Wolff en latin ; et très-content j’ai retiré l’ordre que je lui avois donné de m’acheter Maffei. Charmé de m’avoir fait entendre raiſon ſur cet article, il s’en alla.

Moins ravi de m’amuſer à cette ſavante lecture que de ſaiſir l’occaſion d’entamer une correſpondence avec quelqu’un qui auroit pu m’aider au projet de fuite que dans ma tête j’avois déjà ébauché, j’ai feuilleté le livre, et j’y ai trouvé une demi feuille de papier ſur lequel j’ai lu dans ſix bons vers la paraphraſe de ces mots de Sénèque calamitoſus eſt animus futuri anxius. J’en ai fait d’abord ſix autres, et n’ayant pas de crayon je me ſuis ſervi du ſuc de mûres noires au lieu d’ancre, et m’ayant laiſſé croître l’ongle du petit doigt de ma main droite pour me polir les oreilles, j’y ai fait la pointe, et je m’en ſuis ſervi comme d’une excellente plume, en mettant le petit doigt entre le pouce, et l’index. Enchanté de ma belle invention j’ai fait le catalogue des livres que j’avois, et je l’ai placé dans le doſſier du même livre. Tous les livres reliés en carton en Italie ont ſous la reliure par derrière une eſpèce de poche. Sur le même livre là où l’on écrit le titre j’ai écrit : latet, quere. Impatient de recevoir une réponſe j’ai dit à Laurent dans le matin du jour ſuivant que j’avois déjà lu tout le livre, et que la même perſonne me feroit plaiſir à m’en envoyer un autre. Laurent me porta ſur le champ le ſecond tome de Wolff. Il me dit que la perſonne n’avoit pas voulu différer pour me faire un ſi petit plaiſir. J’en fus fâché ; car je déſirois une réponſe.

D’abord que je fus ſeul j’ai ouvert le livre, et j’y ai trouvé une courte lettre en latin ſur laquelle j’ai lu : nous deux qui ſommes enſemble dans cette priſon, reſſentons le plus grand plaiſir que l’ignorance d’un avare nous procure un avantage ſans exemple. Moi qui écris ſuis Marin Balbi noble venitien régulier ſomasque. Mon compagnon eſt le comte André Asquin noble d’Udine capitale du Frioul. Il m’ordonne de vous dire que vous êtes le maître de diſpoſer de tous ſes livres, dont vous trouverez le cathalogue dans le doſſier, et nous vous recommandons les plus grandes précautions pour que Laurent ne parvienne jamais à découvrir notre correſpondence s’il vous plaira que nous l’entretenions. L’uniformité de notre idée de placer des billets dans le derrière des livres me parut ſingulière, et ſingulière la recommandation de précaution tandis que ſa petite lettre étoit entre une feuille et l’autre, où Laurent l’auroit d’abord trouvée, s’il eût ouvert le livre : il eſt vrai qu’il ne ſavoit pas lire ; mais naturellement il auroit gardé la lettre, et auroit été chercher quelqu’un qui lui en auroit déclaré le contenu, et notre correſpondence auroit fini en naiſſant. J’ai d’abord décidé que le père Balbi devoit être un perſonnage auquel je ne devois céder qu’à l’égard de ſa naiſſance, et à cauſe de ſon ſacré caractère.

J’ai trouvé le cathalogue, et j’ai d’abord amplement répondu à cette lettre ſur la moitié de la feuille du cathalogue. Je leur ai dit mon nom : je leur ai écrit l’hiſtoire de ma détention, et l’eſpoir que j’avois de ſortir bientôt, car je ne pouvois être là que pour des bagatelles : je ne leur ai rien dit de la fraction du pavé. J’ai envoyé un livre le lendemain, et j’en ai reçu un autre, où j’ai trouvé une lettre du père Balbi de ſeize pages : le comte Asquin ne m’a jamais écrit. Ce moine m’écrivit l’hiſtoire cauſe de ſon infortune. Il étoit ſous les plombs depuis quatre ans, parcequ’il avoit eu pluſieurs batards, qu’il avoit voulu reconnoître pour ſes fils naturels en les faiſant baptiſer ſans aucune réſerve ſous ſon nom. Le père ſupérieur l’avoit corrigé la première fois ; l’avoit menacé la ſeconde ; mais à la troiſième il avoit porté ſes plaintes au tribunal, qui l’avoit fait enfermer ; et le ſupérieur lui envoyoit ſon dîner tous les matins. Il employoit quatre pages à ſe défendre où il diſoit mille pauvretés : entre autres il ſoutenoit que ni ſon ſupérieur, ni les inquiſiteurs d’état pouvoient avoir des droits ſur ſa conſcience, et que par conſéquent ce qu’ils exerçoient ſur lui n’étoit que tyrannie, et violent deſpotisme ; il diſait que ſachant en conſcience que ſes enfans étoient de lui il ne pouvoit pas les fruſtrer des avantages qu’ils pouvoient retirer de ſon nom ; et qu’un homme d’honneur ne pouvoit envoyer à l’hôtel Dieu (qui a Veniſe s’appelle la Pietà) que ceux nés d’inceſte, dont la qualité connue pouvoit cauſer du ſcandale. Il ajoutoit que les trois mères de ces enfans, quoique pauvres, et obligées pour vivre à faire le métier de femmes de chambre, étoient reſpectables, parcequ’on ne pouvoit rien dire contre leurs mœurs avant qu’elles ne l’euſſent connu, et que l’erreur que l’amour leur avoit fait commettre avec lui, étant devenue notoire, le moindre dédommagement, qu’il leur devoit, étoit celui de reconnoître pour ſiens les fruits de leur commerce pour empêcher la calomnie de les attribuer à d’autres ; il finiſſoit par dire qu’il ne pouvoit pas démentir la nature en agiſſant autrement qu’en père. Après m’avoir dit beaucoup de mal de ſon ſupérieur, il ajoutoit qu’il n’y avoit point de risque qu’il pût jamais devenir coupable de la même faute, parceque ſa tendreſſe pieuſe ne ſe déclaroit que vis à vis de ſes écoliers, qui étoient les objets de toutes ſes attentions.

À la lecture de cette longue lettre j’ai connu mon homme : original, vicieux, ſophiſtique dans ſon raiſonnement ſans le ſavoir, libertin, méchant, ſot, et ingrat, parcequ’après m’avoir dit qu’il ſeroit fort-malheureux ſans la compagnie du vieillard qui avoit des livres, et de l’argent, il employoit deux pages à la deſcription de ſes défauts, et de ſes ridicules. Hors de ces priſons je n’aurois pas répondu à un homme d’un pareil caractère ; mais haut j’avois beſoin de tirer parti de tout. Dans le doſſier du livre j’ai trouvé deux plumes, de l’ancre de la Chine, et deux feuilles de papier dans le livre ; ce qui me mit en état d’écrire avec toute ma commodité.

Tout le reſte de ſa longue lettre contenoit l’hiſtoire de tous les priſonniers qui étoient ſous les plombs, et de ceux qui y avoient été, et qui étoient ſortis depuis les quatre ans qu’il étoit là. Il me rendit compte que l’archer nommé Nicolas lui portoit en cachette tout ce qu’il vouloit acheter, et l’informoit du nom de tous les détenus, et de ce qu’il arrivoit dans tous les autres cachots ; et pour m’en convaincre il me diſoit l’hiſtoire du trou que je devois avoir fait dans le cachot où j’étois, et d’où l’on ne m’avoit tiré que pour y loger le patricien Pr… G. C. qui y fut mis le lendemain de ma ſortie : il me diſoit que Laurent avoit paſſé les deux heures qu’il m’avoit laiſſé ſeul à chercher un menuiſier, et un ſerrurier pour faire remplir, et ferrer le trou, en prenant la liberté d’intimer à ces artiſans le ſilence ſous peine de la vie. Nicolas l’avoit aſſuré qu’un ſeul jour plus tard je m’en ſerois allé par un moyen qui auroit fait beaucoup parler, et qu’on auroit fait étrangler Laurent, puisqu’il étoit tout ſimple, que quoiqu’il ait voulu paroître ſurpris à la vue du trou, et qu’il ait fait ſemblant d’être fâché contre moi, il ne pouvoit être que d’accord, car ce ne pouvoit être que lui qui m’eût donné les inſtrumens pour rompre, et qu’on n’avoit jamais pu trouver, parcequ’adroitement je devois les lui avoir rendus. Nicolas lui avoit dit auſſi que M. de Br… avoit promis à Laurent mille cequins à l’évenement de ma fuite, qu’il avoit eſpéré de gagner ſans rien risquer en comptant ſur la protection de S. E. D… qui protégeoit ſa femme ; et que tous les archers étoient ſûrs qu’il trouveroit quelque moyen de me procurer la fuite ſans risquer de perdre ſon emploi : il lui avoit dit qu’ils n’oſoient pas faire ſavoir à M. le ſecrétaire toutes ſes malverſations, parcequ’ils craignoient qu’en ſe tirant d’affaire il ne leur fît perdre leur pain. Le père Balbi finiſſoit ſa lettre par me prier d’avoir confiance en lui, et de lui conter toute l’hiſtoire du plancher percé, et de qui j’avois reçu les inſtrumens, en m’aſſurant qu’il ſeroit discrét autant qu’il étoit curieux. Je ne doutois pas de ſa curioſité, mais ſur ſa discrétion j’avois des doutes : les demandes qu’il me faiſoit le déclaroient déjà pour le plus indiscrét des hommes. J’ai vu qu’il falloit le ménager, et que j’aurois pu facilement réduire un être dans ce goût là à faire tout ce que j’aurois voulu pour me procurer la liberté.

J’ai paſſé toute la journée à lui répondre ; mais un fort ſoupçon me fit différer à lui envoyer ma réponſe. Il m’eſt venu dans l’eſprit que ce commerce épiſtolaire auroit pu être un artifice de Laurent pour parvenir à ſavoir où étoient les inſtrumens avec lesquels j’avois rompu le plancher. Je lui ai donc écrit une très-courte lettre en lui diſant qu’un fort-grand mal à la tête m’empêchoit de lui répondre en détail ; mais qu’en attendant je croyois de devoir ſatisfaire à ſa curioſité en lui diſant qu’un grand couteau avec lequel j’avois fait le trou ſe trouvoit ſous la hauteur d’appui de la fenêtre du corridor, où je l’avois caché d’abord que je m’étois vu ſeul dans le nouveau cachot, et où Laurent n’avoit pas regardé, et que je ne ſavois plus que faire de ce couteau. Cette fauſſe confidence mit en trois jours de tems mon eſprit en paix, car ſi l’on eût intercepté mes lettres le gardien auroit viſité la fenêtre ; mais je n’ai vu rien d’extraordinaire.

Le père Balbi m’écrivit qu’il ſavoit que je pouvois avoir ce gros couteau, car Nicolas lui avoit dit qu’on ne m’avoit point fouillé avant que de m’enfermer. Il lui avoit dit que Laurent s’étoit informé que les hommes de Meſſer grande n’avoient pas viſité mes poches, et qu’il étoit perſuadé que j’avois des armes : il diſoit qu’il ne ſe crut pas obligé à me fouiller, car en me recevant des mains de Meſſer grande il devoit ſuppoſer que ce devoir avoit été exécuté, et que dans le cas que ma fuite me fût réuſſie cette circonſtance auroit pu le ſauver, et que tout le blâme ſeroit tombé ſur l’autre : l’autre auroit dit que m’ayant vu dans mon lit, et m’habiller à ſa préſence il n’avoit pas beſoin de me faire fouiller, car il étoit ſûr que je n’avois rien. Il finiſſoit ſa lettre par me dire, que je pouvois me fier à Nicolas, et lui envoyer mon couteau. Ce moine étoit un curieux qui vouloit tout ſavoir, et cet archer Nicolas, dont la paſſion dominante devoit être l’indiscrétion, faiſoit toutes ſes délices. Ses lettres m’amuſoient en même tems qu’elles me découvroient ſes défauts. Il me dit que le comte Asquin étoit un homme de ſoixante et dix ans, incommodé par un fort-gros ventre, et par une jambe qui caſſée jadis, et mal racommodée, le rendoit boiteux. N’étant pas riche il exerçoit dans Udine le métier d’avocat, et il défendoit l’ordre des payſans, que celui des nobles vouloit priver du droit de ſuffrage dans les aſſemblées provinciales : les prétentions des payſans troubloient la paix publique, et les nobles eurent recours au tribunal qui ordonna au comte Asquin d’abandonner leur clientèle ! il avoit répondu que le code municipal l’autoriſoit à défendre la conſtitution, et il désobéit. Les inquiſiteurs d’état le firent enlever malgré le code, et le logèrent ſous les plombs où il y avoit cinq ans qu’il s’amuſoit à lire, et à attendre le moment de ſa liberté. Il avoit comme moi cinquante ſous par jour, et il avoit le privilége de manier ſon argent ; ce qui l’avoit mis en état d’amaſſer quelques douzaines de cequins, puisqu’il ne dépenſait pour vivre que dix à douze ſous par jour. Ce moine qui n’avoit jamais le ſou me diſoit à ce propos beaucoup de mal de ſon camarade que comme de raiſon il accuſoit d’avarice. Il me fit ſavoir que dans le cachot vis à vis du mien il y avoit deux frères du pays des ſept communs qui étoient là dedans par inobéiſſance auſſi, dont l’ainé étoit devenu fou furieux au point qu’on le tenoit lié. Dans un autre cachot il y avoit deux notaires publics. Un comte véronois de la maiſon de Pind… avoit été enfermé pour huit jours pour n’avoir pas obéi à un ordre qu’il avoit reçu de ſe préſenter. Nicolas lui avoit dit que ce ſeigneur avoit eu des grandes diſtinctions : on avoit permis à ſes domeſtiques de lui conſigner ſes lettres en mains propres.

Lorsque mes ſoupçons furent diſſipés l’état de mon ame me fit raiſonner ainſi. Je voulois me procurer la liberté : l’eſponton, que j’avois, étoit excellent ; mais il étoit impoſſible que je m’en ſerviſſe, parceque tous les matins mon cachot étoit frappé par des coups de barre à tous les coins excepté au plafond : je ne pouvois donc penſer qu’à ſortir par le plafond en le faiſant rompre par deſſus : celui qui l’auroit rompu auroit pu ſe ſauver avec moi en m’aidant à faire un trou dans le grand toit du palais dans la même nuit. Je pouvois me flatter d’en venir à bout ayant un compagnon à l’ouvrage. Lorsque j’aurois été ſur le toit, j’aurois vu ce qu’il y avoit à faire : il falloit donc ſe réſoudre, et y aller. Je n’ai vu que ce moine qui à l’âge de trente-huit ans, quoique mal pourvu de bon jugement, auroit pu exécuter toutes mes inſtructions. Il falloit donc me déterminer à lui confier tout, et penſer au moyen de lui envoyer mon verrou. J’ai commencé par lui demander, s’il déſiroit ſa liberté, et s’il ſe ſentoit diſpoſé à tout faire pour ſe la procurer en ſe ſauvant avec moi. Il me répondit que tant lui que ſon compagnon ſeroient prêts à tout faire pour briſer leurs chaînes ; mais qu’il étoit inutile de penſer à ce qui étoit impoſſible : il me faiſoit ici un long détail des difficultés dont il rempliſſoit quatre pages, et que je n’aurois jamais fini, ſi j’euſſe voulu les applanir. Je lui ai répondu que toutes ſes difficultés ne me paroiſſoient que fort-légères, et qu’abſolument je ne voulois pas confier au papier leur réſolution ; et que s’il vouloit me promettre d’exécuter mes inſtructions je lui promettois la liberté. Il me répondit qu’il étoit prêt à tout.

Je lui ai alors écrit que je penſerois au moyen de lui envoyer le véritable inſtrument que je poſſédois pour rompre qui n’étoit pas un couteau : qu’avec cet inſtrument il perceroit le toit de ſon cachot, il y monteroit deſſus, il iroit au mur qui nous ſéparoit, il le perceroit, il le paſſeroit, il ſe trouveroit ſur le toit de mon cachot, il le romproit, j’en ſortirois, et pour lors me trouvant avec lui, et avec le comte nous romprions le grand toit du palais, ſouleverions les plaques de plomb, et que dès que nous ſerions ſur le grand toit celle de deſcendre pour nous trouver libres dans les rues de Veniſe ſeroit mon affaire. Il me répondit qu’il étoit prêt à tout, mais que j’allois entreprendre un ouvrage impoſſible : et ici avec cent mais il me faiſoit l’énumération des impoſſibilités qui rigoureuſement n’étoient que des difficultés : je lui ai répondu que j’étois ſûr de mon fait, et que, s’il vouloit ſe ſauver avec moi, il n’avoit qu’à commencer à exécuter mes inſtructions, dont la première étoit de faire acheter par Laurent quarante à cinquante images de ſaints ſur papier, et ſous prétexte de dévotion d’en couvrir toutes les cloiſons du cachot, et avec les plus grandes le plafond ; et que je ne lui dirois pas davantage, que lorsqu’il auroit exécuté cette première commiſſion. J’avois reconnu qu’il m’étoit néceſſaire d’en agir ainſi avec cet homme qui ne ſavoit faire l’habile vis à vis de moi que par des raiſonnemens, dont le fond n’étoit que timidité, et obſtacles que ſelon mon calcul il falloit brusquer ; il les mettoit en ligne de compte ; c’étoit le vrai moyen de ne ſe déterminer jamais.

J’ai ordonné à Laurent de m’acheter la nouvelle Bible qu’on avoit imprimée en grand in folio, où il y avoit outre la vulgate, et le nouveau teſtament la verſion auſſi des ſeptante. J’ai penſé à ce livre dont le grand volume me faiſoit eſpérer de pouvoir y placer mon eſponton, et de l’envoyer ainſi au moine ; mais lorsque je l’ai eu, et que j’ai eſſayé je ſuis devenu triſte, et rêveur. J’ai trouvé que le verrou avoit deux pouces de longueur plus que la Bible. Le moine m’avoit écrit que le cachot étoit déjà tout tapiſſé comme je l’avois préſcrit, et que Laurent leur avoit dit que j’avois acheté ce grand livre, et qu’ils l’avoient prié de leur en procurer la lecture à ma commodité : Effectivement il me le demanda, et je lui ai dit que pour trois ou quatre jours j’en avois beſoin moi-même.

Je ne trouvois pas de remède à la longueur excédente du verrou : il auroit fallu la forge pour le racourcir, et je ne pouvois pas prétendre que Laurent dût devenir aveugle pour ne pas voir l’excédent de la machine qui ne pouvoit ſortir du doſſier du livre ſans lui ſauter aux yeux : il falloit pourtant le trouver cet heureux moyen, et s’il exiſtoit en nature on ne pouvoit le trouver qu’à force d’y penſer. J’ai communiqué mon embarras au père Balbi : il me répondit le lendemain, en ſe moquant de l’infécondité de mon imagination, que le moyen étoit tout ſimple. Laurent leur avoit dit que j’avois une belle péliſſe : il me diſoit qu’ils s’en montreroient curieux, et qu’ils me feroient prier de la leur faire voir : que je n’avois donc qu’à y mettre dedans l’eſponton, et la leur envoyer pliée ; que naturellement Laurent la leur porteroit ſans la déplier, et qu’adroitement il en tireroit dehors l’eſponton, et qu’il me la renverroit d’abord.

Malgré que le ſtyle du moine m’ait piqué, la hardieſſe de ce projet ne m’a pas déplu : j’avois des preuves de la bêtiſe de Laurent ; mais je trouvois trop naturel qu’il déployât la péliſſe lui-même en entrant dans le galetas, comme pour la leur faire mieux regarder, d’autant plus que leur cachot n’étoit pas bien clair : le verrou ſeroit tombé ſur le plancher. J’ai cependant écrit au moine que j’adoptois ſon projet, et qu’il n’avoit qu’à me faire demander la péliſſe. Laurent le lendemain me pria d’excuſer la curioſité de la perſonne qui me prêtoit des livres, qui déſiroit de voir ma péliſſe. Je la lui ai donnée ſur le champ très-bien pliée en lui diſant de me la rapporter d’abord : mais j’eſpère que le lecteur ne penſera pas que j’aie été aſſez bête pour y mettre dedans le verrou : il me la rapporta deux minutes après en me remerciant. Je lui ai dans le même moment ordonné pour le jour de la ſaint Michel trois livres de macaroni dans une chaudière d’eau bouillante ſur un grand réchaud : je lui ai dit que je voulois en aſſaiſonner moi-même deux plats, un le plus grand qu’il eût dans ſa maiſon, dont je voulois régaler les dignes perſonnes qui me donnoient des livres, l’autre de moyenne grandeur pour moi : je lui ai dit que je voulois fondre le beurre moi-même, et y mettre le fromage parmeſan qu’il me porteroit tout râpé. J’ai décidé de mettre le verrou dans le doſſier de la Bible, en y plaçant deſſus le grand plat de macaroni, dont le beurre abondant dans lequel ils devoient nager auroit engagé les yeux de Laurent tellement qu’il n’auroit pas oſé les en détacher pour prendre garde aux extrêmités du doſſier du livre : le plat devoit être ſi plein qu’il devoit craindre d’en verſer ſur le livre.

Le lendemain du jour que j’ai envoyé la péliſſe, j’ai bien ri. Le père Balbi inquiet, et tremblant m’écrivoit que Laurent étoit entré dans leur galetas en tenant la péliſſe déployée, et que, quoiqu’il n’eût fait ſemblant de rien, il dût certainement avoir trouvé, et gardé l’eſponton. Il me diſoit qu’il étoit au déseſpoir de devoir ſe reconnoître pour la cauſe de cet irréparable malheur ; il me reprochoit cependant de n’avoir pas réfléchi un peu avant que d’adopter ſon projet. Je lui avois déjà écrit le même matin qu’il n’y avoit rien dans la péliſſe, et que je ne la lui avois envoyée tout de même que pour lui faire voir qu’il pouvoit ſe fier à moi, et être ſûr pour l’avenir qu’il n’avoit pas affaire à un étourdi. Je lui ai en même tems communiqué mon projet pour le jour de la S. Michel, et je lui ai recommandé toute l’adreſſe dans le moment où il recevroit le plat ſur le livre des mains de Laurent, car ce paſſage des mains à mains devoit être le moment le plus critique pour la fatale découverte du verrou. Je lui ai dit de ſe bien garder de jetter ſes yeux impatiens ſur les deux bouts du livre, puisque par nature les yeux de Laurent ſe tourneroient alors vers le même endroit, et il verroit l’excédent, et tout ſeroit perdu.

La veille de cet heureux jour j’ai enveloppé l’eſponton dans du papier, et je l’ai enfoncé dans le doſſier du livre ; et au lieu de laiſſer l’excédent de deux pouces d’un côté, je l’ai diviſé en deux : il ſortoit la méſure d’un pouce à droite, et d’un pouce à gauche : n’y ayant aucune raiſon pour que Laurent doive regarder les coins du livre plus d’un côté que de l’autre, j’ai cru en diviſant cet excédent de diminuer le danger de la moitié.

Laurent parut de grand matin avec une grande chaudière où les macaroni bouillonnoient ; j’ai d’abord mis le beurre ſur le réchaud pour le fondre, et j’ai pris préparé mes plats arroſés de fromage : j’ai la cuillère percée, et j’ai commencé à les remplir en y mettant deſſus à chaque main beurre, et fromage, et je n’ai ceſſé, que lorsque le grand plat deſtiné au moine ne pouvoit en contenir davantage. Le beurre alloit jusqu’aux extrêmités de ſes bords. Le diamêtre de ce plat étoit quaſi le double de la largeur de la Bible. Je l’ai pris, et je l’ai placé ſur le grand livre que j’avois à la porte de mon cachot, et en le prenant au-deſſus de mes mains avec le doſſier tourné vers Laurent, je lui ai dit d’allonger ſes bras, et d’étendre ſes mains : c’eſt là que j’ai placé ma Bible tout doucement pour que le beurre ne coule deſſus. En lui conſignant cet important fardeau je tenois mes yeux fixés contre les ſiens, qu’avec le plus grand plaiſir je ne voyois pas ſe détourner de deſſus le beurre qu’il craignoit de verſer. Il le prit en ſe plaignant que j’en avois mis trop, mais en y tenant toujours les yeux fermes deſſus, et en diſant que ſi quelque goutte alloit ſe verſer ſur le livre, ce ne ſeroit pas ſa faute. Je me ſuis vu ſûr de la victoire d’abord que j’ai vu la Bible ſur ſes mains, car les deux bouts du verrou, qui étoient éloignés de mes yeux toute la largeur du livre, lorsque je le tenois, étoient devenus inviſibles pour lui, lorsqu’il le tenoit lui-même : ils ſe trouvoient attenans à ſes épaules, et il n’y avoit aucune raiſon qui pût lui faire détourner les yeux, et la tête pour regarder ni l’un ni l’autre de ces coins ; ils ne pouvoient l’intéreſſer en rien, et il auroit dû faire un effort ; ſon ſeul empreſſement devoit être celui de tenir ſon plat parallèle. Il partit, et je l’ai ſuivi des yeux jusqu’à ce que je l’ai vu deſcendre les marches pour entrer dans le galetas du moine : un inſtant après j’ai entendu le bruit d’un nez qui ſe mouchoit à trois repriſes ; ſignal concerté pour m’indiquer que le tout étoit parvenu à bon port. J’ai alors fini de remplir mon plat de macaroni pour moi-même, et Laurent eſt venu m’aſſurer que pas une ſeule goutte de beurre étoit tombée ſur le livre.

Le père Balbi employa huit jours à faire une ſuffiſante ouverture dans le toit de ſon cachot pour pouvoir en ſortir. Il détachoit du toit une grande eſtampe qu’il remettoit après à la même place en la colant avec de la mie de pain mâché pour empêcher que ſon travail ne fût vu.

Le huit d’Octobre il m’écrivit qu’il avoit paſſé toute la nuit à travailler dans le mur qui nous ſéparoit, et qu’il n’étoit parvenu à en extraire qu’un ſeul carreau : il m’exagéroit la difficulté de deſſouder des briques unies par un ciment trop ſolide : il me promettoit de pourſuivre, et me répétoit dans toutes ſes lettres que nous allions rendre notre condition plus mauvaiſe, puisque nous ne réuſſirions pas, et que le tout étant découvert nous nous repentirions. Je l’ai encouragé à travailler toujours en l’aſſurant que j’étois ſûr de mon fait d’abord qu’il ſeroit parvenu à faire une ſuffiſante ouverture dans mon cachot. Hélas ! je n’étois ſûr de rien, mais il falloit en agir ainſi ou abandonner le tout. Comment aurois-je pu lui dire ce que je ne ſavois pas moi-même ? je voulois ſortir de là ; voilà tout ce que je ſavois, et je ne penſois qu’à faire des pas et aller en avant pour ne m’arrêter, que lorsque je trouverois l’inſurmontable. J’avois lu quelque part qu’il ne falloit pas conſulter les grandes entrepriſes, mais les exécuter ſans conteſter à la Fortune l’empire qu’elle a ſur tout ce que les hommes entreprennent. Si j’euſſe dit ces vérités au père Balbi, ſi je lui euſſe communiqué ces hauts myſtères de la ſublime philoſophie, il m’auroit traité de fou.

Son travail fut difficile dans la ſeule première nuit ; dans les ſuivantes plus il tiroit dehors des carreaux, plus il trouvoit de facilité en à extraire d’autres : il trouva à la fin de ſon travail qu’il avoit ôté du mur trente ſix briques. Le ſeize d’Octobre à dix-huit heures, dans le moment que je m’amuſois à traduire une ode d’Horace, j’ai entendu un trépignement ſur mon cachot, et d’abord trois petits coups de poignet : je me ſuis levé, et j’ai d’abord frappé au même endroit trois coups pareils : c’étoit le ſignal concerté pour nous rendre ſûrs que nous ne nous étions pas trompés. Une minute après j’ai entendu le commencement de ſon travail, et j’ai adreſſé à Dieu tous mes vœux pour ſon heureuſe réuſſite. Vers le ſoir il me ſalua en frappant trois autres coups que je lui ai rendus, et il ſe retira repaſſant le mur, et rentrant dans ſon cachot. Le lendemain de bonne heure j’ai reçu ſa lettre dans laquelle il me diſoit, que ſi mon toit n’étoit compoſé que de deux rangs de planches, il étoit ſûr d’être à la fin de ſon ouvrage en quatre jours, car la planche qu’il avoit percée n’avoit qu’un pouce d’épaiſſeur. Il m’aſſuroit qu’il feroit le petit canal en cercle comme je l’avois inſtruit, et qu’il auroit grand ſoin de ne jamais parvenir à percer tout-à-fait la dernière planche, parceque le moindre petit ſigne de fraction au-dedans de mon cachot auroit fait ſoupçonner la fraction ſupérieure : il me répétoit auſſi la leçon en me diſant qu’il pouſſeroit l’excavation au point qu’il ne reſteroit qu’une ligne d’épaiſſeur à la dernière planche, de ſorte qu’il ſe verroit en état d’ouvrir dans un quart d’heure le trou au moment où je l’aurois ordonné. J’avois déjà fixé ce moment. L’ouvrage devoit être terminé le jeudi, et je comptois de faire achever l’ouverture le ſamedi à midi pour aller faire le reſte de l’ouvrage en rompant les planches du grand toit qui étoient immédiatement ſous les plaques de plomb qui couvroient le palais.

Le lundi deux heures après midi, dans le tems même que le père Balbi travailloit j’ai entendu le bruit des portes qu’on ouvroit de mon côté : mon ſang ſe gêla, mais j’ai frappé vite deux coups ſous le plafond, marque d’alarme. Une minute après, j’ai vu Laurent qui entroit dans le corridor en me demandant pardon, s’il mettoit en ma compagnie un gueux dans toute la ſignification du terme. J’ai vu un homme de quarante à cinquante ans petit, maigre, laid, mal vêtu, en perruque noire, et ronde : deux archers le dégarotèrent. Je n’ai pas douté que ce ne ſoit un gueux, puisque Laurent me l’avoit annoncé à ſa préſence ſans que le titre ait rébuté le perſonnage. Je lui ai répondu que le tribunal étoit le maître, et je l’ai prié de ne pas s’en aller ſans lui donner une paillaſſe : il eut cette complaiſance. Après nous avoir enfermés, il lui dit que le tribunal lui paſſoit dix ſous par jour : mon nouveau camarade lui répondit Dieu les lui rende. Malgré que déſolé, j’ai commencé d’abord à examiner ce coquin que ſa phyſionomie déceloit. J’avois beſoin de le ſonder, et pour le connoître il falloit le faire parler.

Il commença par me remercier que je lui avois fait porter une paillaſſe. Je lui ai dit qu’il mangera avec moi, et à toute force il a fallu que je me laiſſe baiſer la main : il me demanda, s’il pouvoit demander au gardien les dix ſous que le tribunal lui donnoit, et en prenant un livre, et faiſant ſemblant de lire, je lui ai répondu qu’il feroit fort-bien. J’ai vu cet homme ſe mettre à genoux, et tirer de ſa poche un chapelet : il cherchoit des yeux, et je ne ſavois pas quoi. Que cherchez-vous ? lui dis-je. — Je cherche, vous me pardonnerez quelque image dell’ immacolata Vergine Maria, car je ſuis chrétien ; ou au moins quelque paſſable crucifix, car je n’ai jamais eu tant beſoin de prier S. François, dont je porte indignement le nom, comme aujourd’hui.

J’ai eu la plus grande peine à retenir un grand éclat de rire, non pas à cauſe de la piété chrétienne que je révérois, mais à cauſe de la tournure de ſa remontrance : j’ai cru à ſa demande de pardon qu’il me prenoit pour un juif. Je me ſuis hâté de lui donner l’office de la ſainte vierge, dont il baiſa d’abord l’image en me le rendant, et me diſant modeſtement que feu ſon père argouſin de galère avoit négligé de lui faire apprendre à lire ; mais que certainement il vouloit pour le moins apprendre à écrire, car il lui arrivoit d’en avoir beſoin tous les jours. Je lui ai dit que j’allois moi-même dire l’office tout haut, et qu’en l’écoutant il auroit le même mérite, que s’il le récitoit lui-même : il me répondit que ſa dévotion particulière étoit pour le très-ſaint Roſaire, dont il a voulu me narrer une quantité de miracles, que j’ai écoutés avec une patience exemplaire ; et il me dit à la fin que la grace qu’il me demandoit étoit de lui permettre de poſter vis à vis de lui la ſainte image que je lui avois montrée pour l’adorer en diſant ſon Roſaire. Je lui ai fait ce plaiſir, et j’ai même accompagné ſa prière, ce qui dura une demi-heure. Je lui ai demandé, s’il avoit dîné, et il me dit qu’il étoit à jeun : je lui ai donné tout ce que j’avois, et il dévora tout avec une faim canine ; mais en pleurant toujours : ayant bu tout le vin ſans eau il ſe trouva gris, et pour lors ſes larmes redoublèrent, et il lui prit une forte envie de parler. Je lui en ai fourni un grand ſujet en l’interrogeant ſur la cauſe de ſon malheur. Voici le précis de ſa réponſe, que mon eſprit n’oubliera qu’en paſſant le Styx. Je la rends fidellement au lecteur dans l’ordre de narration qu’il ſuivit lui-même.

« Mon unique paſſion dans ce monde, mon cher maître, fut toujours la gloire de cette ſainte république, et l’exacte obéiſſance à ſes lois : toujours attentif aux malverſations des fripons dont le métier eſt celui de tromper, et fruſtrer de ſes droits leur prince, et de tenir cachées leurs démarches, j’ai tâché de découvrir leurs ſecrêts, et j’ai toujours fidellement rapporté à Meſſer grande tout ce que j’ai pu découvrir : il eſt vrai qu’on m’a toujours payé, mais l’argent qu’on m’a donné ne m’a jamais fait tant de plaiſir, comme la ſatisfaction que j’ai reſſentie de me voir utile au glorieux évangeliſte ſaint Marc. Je me ſuis toujours moqué du préjugé de ceux qui attachent une mauvaiſe idée au nom d’eſpion : ce nom ne ſonne mal qu’aux oreilles de ceux qui à fond n’aiment pas le gouvernement, car l’eſpion n’eſt autre choſe que l’ami du bien de l’état, le fléau des criminels, et le fidelle ſujet de ſon prince. Lorsqu’il s’eſt agi de mettre en activité mon zele, le ſentiment de l’amitié, qui peut avoir quelque force ſur d’autres, n’en a jamais eu ſur moi, et encore moins ce qu’on appelle reconnoiſſance, et j’ai ſouvent juré de me taire pour arracher à quelqu’un un important ſecrêt, que d’abord ſu j’ai référé ponctuellement, aſſuré par mon confeſſeur, que je pouvois le révéler, non ſeulement parceque je n’avois pas eu intention d’obſerver le jurement de ſilence, lorsque je l’avois fait, mais parcequ’en s’agiſſant du bien public il n’y a pas de ſerment qui tienne. Je ſens qu’eſclave de mon zele j’aurois trahi mon père, et j’aurois ſu impoſer ſilence à la nature.

Tel que je ſuis, il y a trois ſemaines que j’ai obſervé à Iſola, petite ville où je demeurois, une grande union entre quatre ou cinq perſonnes notables de la ville, que je connoiſſois pour mécontentes du gouvernement à cauſe d’une contrebande ſurpriſe, et confiſquée, que les principaux avoient dû expier par la priſon. Le premier chapelain de la paroiſſe né ſujet de l’impératrice étoit de ce complot, dont je me ſuis déterminé à développer le myſtère. Ces gens là s’aſſembloient le ſoir dans une chambre du cabaret où il y avoit un vieux lit, et après qu’ils avoient bu, et parlé enſemble ils s’en alloient. Je me ſuis courageuſement déterminé à me cacher ſous ce lit un jour que ſûr de n’être pas obſervé, j’ai trouvé la chambre ouverte et vuide. Vers le ſoir mes gens vinrent et parlèrent de la ville d’Iſola qu’ils diſoient n’être pas de la juridiction de Saint Marc : mais appartenante à la principauté de Trieſte, car elle ne pouvoit aucunement être regardée comme une partie de l’Iſtrie venitienne. Le chapelain dit au principal du complot qui s’appelloit P. P., que s’il vouloit ſigner un écrit, et ſi les autres vouloient en faire de même, il iroit en perſonne chez l’ambaſſadeur impérial, et que certainement l’impératrice non ſeulement s’empareroit de la ville, mais les récompenſeroit. Ils dirent tous au chapelain qu’ils étoient prêts ; et il s’engagea de porter le lendemain l’écriture, et de partir d’abord pour venir ici la préſenter à l’ambaſſadeur. Avant que de partir il dit que L… ſigneroit auſſi, ce qui me fit une grande peine, car ce L… étoit mon compère de S. Jean, parenté ſpirituelle qui lui donnoit ſur moi un titre inviolable, et beaucoup plus fort, que s’il eût été mon frère ; mais après avoir beaucoup combattu avec moi-même j’ai vaincu ce ſcrupule auſſi, et j’ai décidé de faire aller en fumée cet infame projet.

Après leur départ, j’ai eu tout le loiſir de m’évader, et j’ai cru inutile de m’expoſer à un nouveau risque en me cachant le lendemain ſous le même lit : j’avois aſſez découvert. Je ſuis parti avant minuit dans un bateau ; et le matin avant midi je fus ici. Je ſuis entré dans une apothicairerie, où un jeune homme me fit le plaiſir d’écrire les ſix noms de ces rebelles, et en s’agiſſant de crime d’état j’ai été chez le ſecrétaire des inquiſiteurs, auquel j’ai tout dit. Il m’a ordonné d’aller chez lui le lendemain de bonne heure : j’y fus, et j’ai reçu ordre d’aller chez Meſſer grande, qui me donneroit un homme, auquel j’aurois dû faire connoître la figure du chapelain en allant d’abord à Iſola avec lui, d’où il y avoit apparence qu’il ne ſeroit pas encore parti. Il me dit qu’après cela j’aurois pu me tenir tranquille où je voulois. J’ai exécuté ſes ordres. Meſſer me donna l’homme avec lequel je ſuis parti d’abord, et ſix ducats d’argent pour mes frais ; je ſuis ſûr qu’il en a reçu douze ; mais j’ai fait ſemblant d’en être content. Arrivé à Iſola, j’ai montré à mon homme le chapelain, et je l’ai laiſſé. Vers le ſoir j’ai vu à ſa fenêtre ma comère femme de L… qui me pria de monter pour raſer ſon mari ; car je ſuis de mon premier métier barbier, et perruquier. Après l’avoir raſé il me donna un excellent verre de Refosque, et coupa quelques tranches de ſauciſſon à l’ail que nous avons mangées enſemble. Me trouvant ſeul avec lui mon affection de compère de S. Jean s’eſt emparée de mon ame ; car je ſuis bon : en le prenant par la main, et verſant des larmes, je l’ai prié de quitter l’amitié du chapelain, et ſurtout de ſe garder de ſigner une certaine écriture. Mon compère me jura qu’il n’étoit pas plus ami du chapelain que d’un autre, qu’il n’avoit jamais ſigné aucune écriture, et il me pria de lui dire de quoi il s’agiſſoit. Je me ſuis pour lors mis à rire, je l’ai aſſuré que j’ai badiné, et je l’ai quitté repenti d’avoir écouté mon bon cœur qui m’excita à lui donner un ſage avertiſſement. Le lendemain je n’ai vu ni l’homme, ni le chapelain, et huit jours après j’ai quitté Iſola, pour faire une viſite à Meſſer grande, qui ſans façon me fit hier mettre en priſon chez lui, et aujourd’hui avec vous, dont je remercie S. François ; car je ſuis avec un homme comme il faut, et bon chrétien ; je vous crois ici pour quelque raiſon que vous ſavez, et que je ne vous demanderai pas. Mon nom è Sior Checco da caſtello barbier al ponteſello de S. Martin. Mon nom de famille eſt Soradaci, et ma femme eſt de la maiſon Legrenzi fille d’un ſecrétaire du conſeil de dix, qui devenue amoureuſe de moi ſe moqua du préjugé, et voulut m’épouſer. Elle ſera au déseſpoir de ne pas ſavoir ce que je ſuis devenu, mais j’eſpère de n’être ici que pour peu de jours, et pour la commodité du ſecrétaire, qui apparemment aura beſoin de m’examiner. »

Après cette narration effrontée qui me fit connoître de quelle eſpèce étoit ce monstre, j’ai fait ſemblant de le plaindre, et faiſant l’éloge de ſon patriotisme, je lui ai prédit ſa liberté dans peu de jours. Une demi heure après il ſ’eſt endormi, et j’ai tout écrit au Père Balbi, et la néceſſité où nous étions de ſuſpendre tout travail pour attendre la favorable opportunité.

Le lendemain j’ai ordonné à Laurent de m’acheter un crucifix de bois, une image de la ſainte vierge, et un flacon d’eau bénite, Soradaci lui demanda hardiment ſes dix ſous, et Laurent faiſant le généreux ſe mit à rire, et en l’appellant gueux lui en donna vingt. Je lui ai ordonné de me porter quatre fois plus de vin, et de l’ail, car mon camarade m’avoit dit que l’ail faiſoit ſes délices. Après le départ de Laurent, j’ai partagé ma ſoupe avec ce traître, et j’ai conçu le projet de faire une expérience : mais auparavant j’ai tiré adroitement du livre la lettre du père Balbi, et je l’ai lue ſans qu’il y prenne garde. Il me peignoit dans ſa lettre ſa ſurpriſe, ſa frayeur : il ſ’étoit ſauvé dans un inſtant : il étoit rentré dans ſon cachot plus mort que vivant, et il avoit vite remis l’estampe ſous le trou ; mais ſi Laurent fût allé chez lui, tout étoit perdu, car il auroit vu le trou ouvert, et il ne l’auroit point vu dans le cachot.

Le récit que Soradaci me fit de ſon affaire m’a fait juger qu’il devoit certainement ſubir des interrogatoires ; car on ne pouvoit l’avoir enfermé que par ſoupçon de calomnie, ou par obscurité de rapport. J’ai donc décidé de lui confier deux lettres, que s’il eût porté à leurs adreſſes dans le cas qu’il fût mis en liberté n’auroient pu me faire ni bien ni mal, et qui n’auroient pu que m’être utiles ; ſi au lieu de les porter il m’eût joué un tour de ſon métier en les donnant au ſecrétaire. J’ai donc paſſé une grande partie de la journée à les écrire avec du crayon. Le lendemain Laurent me porta un crucifix de bois, une image de la ſainte vierge, et une bouteille d’eau bénite.

Après avoir bien donné à manger à Soradaci, et mieux à boire, je lui ai dit que j’avois beſoin de le prier de me rendre un grand ſervice, en comptant ſur ſa fidellité pour le ſecrêt, et ſur ſon courage, car ſi l’on vînt à ſavoir que ce fût lui qui m’eût fait ce plaiſir, il ſeroit puni. Après ces paroles, je lui ai dit qu’il s’agiſſoit de porter à leur adreſſe deux lettres, desquelles dépendoit ma félicité. Je lui ai demandé, s’il vouloit jurer ſur le crucifix, et ſur la ſainte vierge qu’il ne me trahiroit pas. Il me répondit qu’il étoit prêt à jurer, et à mourir plutôt que de manquer à ſa foi, et il verſa des larmes, dont la grande ſource ne s’ouvroit qu’après qu’il avoit bu. Je lui ai d’abord fait préſent d’une chemiſe, et d’un bonnet. Je me ſuis alors levé, j’ai ôté le mien, et devant les deux ſaintes images j’ai prononcé une formule de ſerment avec des conjurations qui n’avoient pas l’ombre du bon ſens, mais qui étoient épouvantables : j’ai arroſé d’eau bénite le cachot, ſa perſonne, la mienne, et je me ſuis fait pluſieurs ſignes de croix : je l’ai fait mettre à genoux, jurer, et ſe faire les plus horribles imprécations, s’il violoit le ſerment : intrépide il a dit tout ce que j’ai voulu. Après cela je lui ai donné mes deux lettres décachetées, et ce fut lui-même qui voulut les coudre dans la doublure du dos de ſa veſte pour qu’on ne puiſſe pas les lui trouver, ſi par hazard on eût voulu le fouiller à ſa ſortie.

J’étois moralement ſûr que cet homme remettroit mes lettres au ſecrétaire : auſſi ai-je employé tout l’art pour que le tribunal ne puiſſe jamais par mon ſtyle réléver ma ruſe. Ces lettres étoient faites pour me concilier la pitié, et l’eſtime des trois tout puiſſans qui me tenoient dans un ſi dur esclavage : elles étoient adreſſées à M. de Br…, et à M. de Gr… : je les priois de me conſerver leur bonté, de ſe tenir tranquilles, et de ne s’affliger aucunement ſur mon ſort, puisque la douceur avec laquelle je me voyois traité me faiſoit eſpérer d’obtenir bientôt ma grâce ; je leur diſois qu’ils trouveroient à ma ſortie que cette détention bien loin de m’avoir fait du mal m’avoit été néceſſaire ; que perſonne à Veniſe n’avoit eu plus beſoin de réforme que moi. Je priois M. de Gr… de m’envoyer quelques flacons de vin de Poleſelle, et M. de Br… de m’envoyer l’hiſtoire de Veniſe de Contarini, et des bottes très-larges doublées de peau d’ours avant l’hiver, car me trouvant dans un cachot où je pouvois marcher de bout j’avois beſoin de tenir mes jambes chaudes. Je n’ai pas voulu que Soradaci ſache que mes lettres étoient innocentes à ce point là, car, s’il l’avoit ſu, il lui ſeroit peut-être venu le caprice de faire une action d’honnête homme. Il les couſut à ſa veſte.

Deux jours après Laurent monta à Terza et dit à Soradaci de deſcendre, et ne l’ayant pas vu retourner j’ai cru de ne plus le revoir : j’ai écrit au moine de pourſuivre ſon travail ; mais vers la fin du jour j’ai vu Laurent qui me reconduiſoit ce méchant animal. Il me dit après le départ du gardien que le ſecrétaire le ſoupçonnoit d’avoir averti le chapelain, puisque non ſeulement il n’avoit jamais été chez l’ambaſſadeur : mais il n’avoit eu ſur lui à ſon arrivée à Veniſe ni lettre ni écriture. Il me dit qu’après cet interrogatoire dans lequel le ſecrétaire devoit être aſſuré de ſon innocence, on l’avoit mis tout ſeul dans une petite priſon où on l’avoit laiſſé ſept heures, et qu’après on l’avoit garoté pour une ſeconde fois, et on l’avoit ainſi reconduit devant le ſecrétaire, qui vouloit qu’il confeſſât d’avoir dit à quelqu’un à Iſola que le prêtre ne retourneroit plus là ; ce qu’il n’avoit pu confeſſer, car c’étoit faux. Le ſecrétaire enfin avoit ſonné, et l’avoit fait remettre avec moi.

J’ai connu ſans rien dire, et avec amertume qu’il étoit poſſible qu’on le laiſſât avec moi pour long-tems. Dans la nuit pendant qu’il dormoit, j’ai écrit au père Balbi tout cet évenement après avoir tiré hors du livre la lettre que je lui avois écrite. C’eſt à cette occaſion que je me ſuis rendu habile à écrire dans l’obscurité.

Le lendemain après avoir avalé mon bouillon, j’ai voulu m’aſſurer de ce dont je me doutois déjà. Je lui ai dit que je voulois ajouter quelque choſe ſur une des deux lettres, et que nous la recoudrions après : le ſot me dit que c’étoit inutile, et dangéreux, puisqu’on pouvoit venir dans ce moment là, et nous ſurprendre. Je fus pour lors ſûr de ſa trahiſon, et je lui ai dit que je voulois cela abſolument : ce monſtre alors ſe jetta à genoux, et me jura qu’à ſa ſeconde apparition devant le redoutable ſecrétaire, il lui prit un grand tremblement, et une péſanteur inſoutenable au dos dans l’endroit même où les lettres étoient, et que le ſecrétaire lui ayant demandé ce qu’il lui arrivoit, il n’avoit pu s’empêcher de lui déclarer la vérité : qu’il avoit ſonné alors, et que Laurent l’ayant dégaroté, et ôté ſa veſte, il avoit découſu les lettres, que le ſecrétaire avoit miſes dans un tiroir après les avoir lues : il me dit que le ſecrétaire l’avoit aſſuré, que s’il eût porté ces lettres on l’auroit ſu, et que ſa faute lui auroit couté la vie.

J’ai fait alors ſemblant de me trouver mal : j’ai porté mes mains devant mon viſage, je me ſuis jetté ſur le lit à genoux devant le crucifix, et la vierge, et je leur ai demandé vengeance du monſtre qui m’avoit perdu en violant le plus ſolennel de tous les ſermens. Après cela je me ſuis couché ſur le côté avec mon viſage tourné vers la cloiſon, et j’ai eu la conſtance de me tenir ainſi ſans articuler le moindre mot pour toute la journée, faiſant ſemblant de ne pas entendre les pleurs, les cris, et les proteſtations de repentir de cet infâme. J’ai joué mon rôle à merveille pour une comédie, dont j’avois déjà tout le canevas dans ma tête. J’ai écrit dans la nuit au père Balbi de venir à dix-neuf heures préciſes, pas une minute avant ni après pour achever ſon travail, et de ne travailler que quatre heures, de ſorte que ſans nulle faute il devoit partir préciſément, lorsqu’il entendroit ſonner vingt-trois heures. Je lui ai dit que notre liberté dépendoit de cette fidelle exactitude, et qu’il n’y avoit rien à craindre.

Nous étions au vingt-cinq d’Octobre, et les jours s’approchoient dans lesquels je devois exécuter mon projet, ou l’abandonner pour toujours. Les inquiſiteurs d’état, et même le ſecrétaire alloient tous les ans paſſer les trois premiers jours de Novembre dans quelque village de la terre-ferme. Laurent dans ces trois jours de vacances de ſes maîtres ſe ſouloit le ſoir, dormoit jusqu’à Terza, et ne paroiſſoit que fort-tard ſous les plombs. Il y avoit déjà un an que j’avois appris cela. Je devois par prudence devant m’enfuir prendre une de ces nuits pour être ſûr que ma fuite n’auroit été découverte que le matin aſſez tard. Une autre raiſon de cet empreſſement, qui me fit prendre cette réſolution dans un tems où je ne pouvois plus douter de la ſcélérateſſe de mon camarade, fut très-puiſſante ; et elle mérite, ce me ſemble, d’être écrite.

Le plus grand ſoulagement qu’un homme qui eſt dans la peine puiſſe avoir eſt celui d’eſpérer d’en ſortir bientôt : il contemple l’heureux inſtant, dans lequel il verra la fin de ſon malheur, il ſe flatte qu’il ne tardera pas beaucoup à arriver, et il feroit tout au monde pour ſavoir le tems précis, dans lequel il arrivera : mais il n’y a perſonne qui puiſſe ſavoir dans quel inſtant un fait qui dépend de la volonté de quelqu’un arrivera, à moins que ce quelqu’un ne l’ait dit. L’homme néanmoins, devenu impatient, et foible parvient à croire que l’on puiſſe par quelque moyen occulte découvrir ce moment. Dieu, dit-il, doit le ſavoir, et Dieu peut permettre que l’époque de ce moment me ſoit révélée par le ſort. D’abord que le curieux a fait ce raiſonnement il n’héſite pas à conſulter le ſort, diſpoſé, ou non, à croire infaillible tout ce qu’il peut lui dire. Tel étoit l’eſprit de ceux qui conſultoient jadis les oracles, tel eſt l’eſprit de ceux qui interrogent encore aujourd’hui les cabales ; et qui vont chercher ces révélations dans un verſet de la Bible, ou dans un vers de Virgile, ce qui a rendu ſi célèbres les ſortes vergilianæ dont pluſieurs auteurs nous parlent.

Ne ſachant pas de quelle méthode me ſervir pour me faire révéler le moment de ma liberté par la Bible, je me ſuis déterminé à conſulter le divin poëme du Roland furieux de Meſſire Lodovico Arioſto, que j’avois lu cent fois, et qui faiſoit encore là haut mes délices. J’idolatrois ſon génie, et je le croyois beaucoup plus propre que Virgile à me prédire mon bonheur.

Dans cette idée, j’ai couché une courte queſtion dans laquelle je demandois à une intelligence, que je ſuppoſois, dans quel chant de l’Arioſte ſe trouvoit la prédiction du jour de ma délivrance. Après cela j’ai formé une piramide à rebour compoſée des nombres réſultans des paroles de mon interrogation, et avec la ſouſtraction du nombre 9 de chaque couple de chiffres j’ai trouvé pour le dernier nombre le 9, et j’ai cru que dans le neuvième chant il y avoit ce que je cherchois. J’ai ſuivi la même méthode pour ſavoir dans quelle ſtance de ce chant ſe trouvoit cette prédiction, et j’ai trouvé le nombre 7, et curieux enfin de ſavoir dans quel vers de la ſtance ſe trouvoit l’oracle, j’ai reçu l’1. J’ai d’abord pris entre mes mains l’Arioſte avec le cœur palpitant, et j’ai trouvé que le premier vers de la ſeptième ſtrophe du neuvième chant étoit Tra il fin d’Ottobre, e il capo di Novembre.

La préciſion de ce vers, et l’à propos me parurent ſi admirables, que je ne dirai pas d’y avoir ajouté foi, mais le lecteur me pardonnera, ſi je me ſuis diſpoſé de mon côté à faire tout ce qui dépendoit de moi pour aider à la vérification de l’oracle. Le ſingulier de ce fait eſt que Tra il fin d’Ottobre, e il capo di Novembre il n’y a que minuit, et que ce fut poſitivement au ſon de la cloche de minuit du trente un d’Octobre que je ſuis ſorti de là, comme le lecteur va voir. Je le prie de ne pas vouloir d’après cette fidelle narration me dépêcher pour un homme plus ſuperſtitieux qu’un autre, ni pour un eſprit capable à cauſe d’un fait pareil de former un ſyſtême : il ſe tromperoit. Je narre la choſe, parcequ’elle eſt vraie quoiqu’extraordinaire, et parcequ’à cauſe de l’attention que j’y ai faite il m’eſt peut-être arrivé de me ſauver. Ce ne ſont pas les prédictions qui font arriver un fait quelconque, mais c’eſt le fait lui-même qui arrivant rend à la prédiction le ſervice de l’avérer : lorsque le fait n’arrive pas elle devient nulle ; mais il y a dans l’hiſtoire générale beaucoup d’évenemens, qui ne ſeroient jamais arrivés s’ils n’euſſent pas été prédits.

Voici comment j’ai paſſé la matinée jusqu’à dix-neuf heures pour frapper l’eſprit de ce méchant ignorant, pour porter la confuſion dans ſa frêle raiſon avec des images extraordinaires, et étonnantes, et pour le rendre par-là incapable de me nuire. Le matin après que Laurent, auquel j’ai donné le livre pour le père Balbi, nous quitta, j’ai dit à Soradaci de venir manger la ſoupe. Cet homme s’étoit tenu couché, ayant dit au gardien qu’il étoit malade ; et ne ſe ſeroit pas levé de ſa paillaſſe, ſi je ne l’euſſe pas appellé. Il ſe leva, s’étendit ſur ſon ventre à mes pieds, me les baiſa, et me dit en verſant des larmes, et en ſanglotant qu’à moins que je ne lui pardonnaſſe, il ſe voyoit mort dans la journée, et qu’il ſentoit déjà le commencement de la malédiction dépendante de la vengeance de la ſainte vierge que j’avois conjurée contre lui : il ſentoit des tranchées qui lui déchiroient les entrailles, et ſa langue s’étoit remplie d’ulcères : il me la montra alors et avec quelque ſurpriſe je l’ai vue réellement couverte d’aphtes : je ne ſais pas, s’il les avoit le jour auparavant. Je ne me ſuis pas ſoucié de l’examiner beaucoup pour voir, s’il diſoit la vérité, mon intérêt étoit celui de faire ſemblant de le croire, et de lui faire eſpérer pardon : il falloit le faire manger. Il avoit peut-être l’intention de me tromper ; mais déterminé à le tromper comme j’étois, il s’agiſſoit de voir, lequel de nous deux joueroit avec plus d’habileté ſon perſonnage.

J’ai emprunté dans l’inſtant une phyſionomie d’inſpiré, et je lui ai ordonné de s’aſſeoir. Mangeons ce potage, lui dis-je, et après je vous annoncerai votre bonheur. Sachez que la ſainte vierge m’eſt apparue à la pointe du jour, et m’a ordonné que je vous pardonne : vous ne mourrez pas, et vous ſerez heureux. Tout ébahi il mangea la ſoupe avec moi à genoux, puisqu’il n’y avoit pas de chaiſes, puis il s’aſſit ſur ſa paillaſſe pour m’écouter ; voici mon discours.

« La douleur que votre trahiſon m’a cauſée m’a fait paſſer toute la nuit ſans dormir, puisque mes lettres que vous avez données au ſecrétaire ayant été lues par les inquiſiteurs d’état, j’étois ſûr qu’après leur lecture ils m’auroient condamné à paſſer ici tout le reſte de ma vie. Mon unique conſolation, je le confeſſe, étoit celle d’être certain que vous mourriez dans le terme de trois jours dans ce cachot même ſous mes yeux. Ayant la tête pleine de ce ſentiment indigne d’un chrétien, car Dieu veut que nous pardonnions, un aſſoupiſſement à la pointe du jour me procura une véritable viſion. J’ai vu cette même image de la ſainte vierge, que vous voyez ici, devenir vivante, ſe mouvoir, ſe mettre devant moi, ouvrir la bouche, et me parler en ces termes : Soradaci eſt dévot de mon très-ſaint Roſaire, je le protège, tu me feras plaiſir à lui pardonner, et la malédiction de Dieu ceſſera d’abord d’opérer ſur lui. En récompenſe de ton acte généreux et chrétien, j’ordonnerai à un de mes anges de prendre la figure d’un homme, et de deſcendre d’abord du ciel pour venir rompre le toit de ce cachot, et te tirer dehors dans cinq à ſix jours : cet ange commencera ſon ouvrage aujourd’hui à dix-neuf heures, et il travaillera jusqu’à une demi-heure avant que le ſoleil ſe couche, car il doit remonter au ciel chez moi en plein jour. En fuyant d’ici tu conduiras avec toi Soradaci, et tu auras ſoin de lui pour toute ſa vie ſous condition qu’il quitte pour toujours le métier d’eſpion. Tu rendras fidellement à ce pauvre homme tout ce que je viens de te dire. Ce discours terminé, la ſainte vierge diſparut, et je me ſuis trouvé avec mes yeux ouverts. »

J’obſervois, en me conſervant dans le plus grand ſérieux, la figure de ce traître, qui paroiſſoit pétrifié. Lorsque j’ai vu qu’il ne me répondoit pas, j’ai pris entre mes mains un livre d’heures, je me ſuis fait le ſigne de la croix, j’ai baiſé l’image de la vierge, j’ai arroſé le cachot d’eau bénite, et j’ai commencé à faire ſemblant de prier. Une heure après, cet animal qui n’avoit jamais ouvert la bouche ni bougé de ſa paillaſſe s’aviſa de me demander à quelle heure l’ange devoit deſcendre du ciel, et ſi nous entendrions quelqu’indice de ſon arrivée. Je ſuis ſûr, lui répondis-je, qu’il viendra à dix-neuf heures, que nous entendrons ſon travail, et qu’il s’en ira à vingt-trois, et il me ſemble que pour un ange c’eſt aſſez que de travailler quatre heures de ſuite. Une demi-heure après il me dit que je pouvois avoir rêvé. Je lui ai répondu froidement que j’étois ſûr que non ; et je lui ai ajouté qu’il devoit me jurer de quitter le métier d’eſpion. Il s’étendit ſur ſa paillaſſe, et il dormit deux heures. À peine réveillé, il me demanda s’il pouvoit différer à me prêter le ſerment de quitter le métier qu’il faiſoit jusqu’au lendemain ; et je lui ai dit qu’il étoit le maître de différer jusqu’au dernier moment de mon ſéjour dans le cachot ; mais que je ne le conduirois jamais avec moi que préalablement il ne m’ait prêté le ſerment que la ſainte vierge ſa protectrice exigeoit. J’ai alors obſervé ſa ſatisfaction, car en lui-même il étoit ſûr que l’ange ne viendroit pas. Toutes les heures avant les dix-neuf lui furent fort-longues, mais elles ne paſſèrent pas plus vite pour moi : cette comédie m’amuſait, et je me ſentois ſûr de ſon effet : l’incertitude cependant me tourmentoit : je me voyois perdu, ſi par oubli Laurent n’eût pas porté le livre au père Balbi.

À dix-huit heures j’ai voulu dîner : j’ai bu de l’eau ; et Soradaci but tout le vin que j’avois, et il a mangé tout l’ail au deſſert : c’étoit ſa confiture. Lorsque j’ai entendu dix-neuf heures je me ſuis jetté à genoux en lui ordonnant d’en faire autant d’un ton de voix qui l’épouvanta : il m’obéit en me regardant fixement comme un imbécille. Lorsque j’ai entendu le petit bruit qui m’indiquoit le paſſage du mur. L’ange vient lui dis-je, et je me ſuis couché ſur mon ventre en le pouſſant pour le faire tomber dans la même poſition. Le bruit de la fraction étoit fort ; je me ſuis tenu là un bon quart d’heure, et lorsque je me ſuis levé, il me vint envie de rire en voyant qu’il s’étoit tenu ainſi couché comme moi avec la plus grande obéiſſance. J’ai paſſé trois heures et demi à lire, et lui à marmotter le Roſaire, à prier, à ſoupirer, à dormir, à pluſieurs repriſes, et à faire des geſtes à l’image de la vierge dont rien n’étoit plus comique. Au ſon de vingt-trois heures je me ſuis levé, et je lui ai fait ſigne de m’imiter en ſe couchant de nouveau ſur le ventre, puisque l’ange devoit s’en aller, et il falloit le remercier. Le père Balbi partit, et nous n’ouîmes plus aucun bruit. La confuſion, l’effroi, l’étonnement étoient tous à la fois peints ſur la phyſionomie de ce méchant homme.

J’ai commencé à lui parler pour entendre comme il raiſonneroit. Il me paroiſſoit fou ; la liaiſon de ſes propos alloit à l’extravagance ; il parloit de ſes péchés, de ſes dévotions, des miracles que ſa femme lui avoit conté, de ce qu’il pourroit faire avec moi ignorant comme il étoit, et il me fit une réflexion fort-ſingulière à laquelle je n’ai répondu qu’en biaiſant. Il me dit que, s’il ne m’eût pas trahi, je n’aurois jamais reçu de la ſainte vierge une grâce ſi ſignalée, et qu’ainſi je lui en avois l’obligation. Il vouloit jurer d’abord, mais je lui ai dit qu’avant que d’en venir là, j’avois beſoin d’une véritable marque de ſon obéiſſance. Je lui ai dit qu’il devoit ſe tenir immobile ſur ſa paillaſſe, le viſage tourné vers la cloiſon, tout le tems que Laurent reſteroit le matin dans le cachot, et que, s’il lui parloit, il devoit lui répondre ſans le regarder, et ne lui dire autre choſe ſi non que les puces ne le laiſſoient pas dormir. Il me promit qu’il feroit exactement ce que je lui ordonnois. J’ai ajouté avec un ton de douceur, mais ferme, et impoſant, que j’étois ainſi inſpiré, et en devoir de tenir les yeux ſur lui pour courir l’étrangler, ſi j’euſſe vu qu’il jetteroit ſur Laurent le moindre regard. Dans la nuit j’ai écrit au moine l’hiſtoire de ce prodige pour lui faire comprendre l’importance de l’exactitude dans le rôle d’ange que je lui faiſois jouer. Je lui diſois que nous ſortirions la nuit du trente un, et que nous ſerions quatre en comptant ſon camarade.

Soradaci le matin exécuta ſa leçon à merveille : il fit ſemblant de dormir. Même étonnement, et augmentation de foi, lorsqu’après dîner l’ange retourna. Je ne lui faiſois que des discours ſublimes inſpirans le fanatisme, et je ne le laiſſois en paix, que lorsque je le voyois ivre de vin prêt à s’endormir, ou ſur le point de tomber en convulſion par la force d’une méthaphyſique tout-à-fait étrangère, et neuve à une tête qui n’avoit jamais exercé ſes facultés que pour inventer des ruſes d’eſpion. Il m’embarraſſa un jour en me diſant qu’il ne concevoit pas comment un ange pouvoit avoir beſoin d’un tems ſi long pour percer des planches. Lorsque j’ai ſu que le petit canal en cercle étoit fini, j’ai accepté le ſerment qu’il me fit de quitter ſon vilain métier, et je lui ai juré de ne jamais l’abandonner.

Il ſe peut qu’ici quelque lecteur ait beſoin d’une déclaration de ma façon de penſer ſur ce ſerment, et ſur l’uſage que j’ai fait de nos ſacrés myſtères, et de notre religion pour tromper ce méchant animal. J’ai auſſi beſoin de la faire en général cette déclaration en qualité d’apologie, car je ne veux ni ſcandaliſer perſonne, ni paſſer pour un autre. Je dirai donc que je ne prétends ni de me vanter, ni de me confeſſer : mon but n’eſt que d’écrire la pure vérité ſans m’embarraſſer du jugement, que quiconque me lira pourra porter ſur ma façon de penſer, ou ſur ma morale ; mais par manière d’acquit je puis cependant m’expliquer un peu là-deſſus.

Je ne me vante pas d’avoir abuſé de ma religion, et du germe que cet homme là en avoit dans l’ame, parceque je ſais que je m’en ſuis ſervi à contre-cœur, et ne pouvant faire autrement dans la néceſſité où j’étois de me ſauver. Je ne me confeſſe pas non plus d’avoir fait ce que j’ai fait, parceque je n’en rougis pas, parceque je ne me ſens pas repenti, et parceque je ſens que j’en agirois de même aujourd’hui, ſi le cas l’exigeoit. La nature m’ordonnoit de me ſauver ; la religion ne me le défendoit pas ; je n’avois pas de tems à perdre ; il falloit mettre un eſpion que j’avois avec moi, et qui m’avoit communiqué ſa façon de penſer, dans l’impuiſſance d’avertir Laurent qu’on rompoit le toit du cachot : que devois-je faire ? Je n’avois que deux moyens, et il falloit opter : ou faire ce que j’ai fait en lui enchaînant l’ame, ou l’étouffer en l’étranglant ce qui m’auroit été beaucoup plus facile ſans rien craindre, car j’aurois dit qu’il étoit mort de ſa mort naturelle, et on ne ſe ſeroit donné, à ce que je crois, nulle peine pour ſavoir, ſi c’étoit vrai, ou faux. Or quel eſt le lecteur qui pourra penſer que j’aurois mieux fait à l’étrangler ? S’il y en a un, Dieu puiſſe l’éclairer : ſa religion ne ſera jamais la mienne. J’ai fait mon devoir, et la victoire qui couronna mon exploit peut être une preuve qu’il fut approuvé de la providence éternelle. Pour ce qui regarde le ſerment que je lui ai fait d’avoir toujours ſoin de lui, il m’en a délivré, Dieu merci, lui-même, car il n’a pas voulu ſe ſauver avec moi ; mais quand même il ſe ſeroit ſauvé avec moi, je confie à mon bon lecteur que je ne me ſerois pas cru parjure en me débarraſſant de lui d’abord que j’aurois cru de pouvoir le faire en toute ſûreté, euſſé-je dû le pendre à un arbre. Lorsque je lui ai juré une aſſiſtance éternelle, je ſavois que ſa foi ne dureroit qu’autant que l’exaltation de ſon fanatisme qui devoit diſparoître d’abord qu’il auroit vu que l’ange étoit un moine. Non merta fè chi non la ſerba altrui, dit le Taſſe. L’homme a beaucoup plus de raiſon d’immoler tout à ſa propre conſervation que les ſouverains n’en ont pour conſerver leurs états.

Le trente au ſoir, j’ai écrit au père Balbi d’ouvrir le trou à dix-huit heures, et d’entrer chez moi : je lui ai dit de porter avec lui des ciſeaux que je ſavois que le comte avoit le privilège de poſſéder. Le trente un, de bon matin, j’ai vu Laurent pour la dernière fois, et d’abord que je l’ai vu parti, j’ai dit à Soradaci que l’ange viendroit à dix-huit heures par le trou du toit, d’où nous ſortirions pour aller faire un autre trou. Je lui ai dit que l’ange auroit une barbe longue comme la mienne, et des ciſeaux avec lesquels il nous la couperoit à tous les deux. Toujours étonné il ne doutoit plus de rien, et il me promit obéiſſance ; mais tout étoit déjà fait, et je ne me ſouciois plus de lui en faire croire. Jamais ſept heures ne me durèrent ſi long-tems : au moindre bruit que j’entendois dehors, je m’attendois à voir Laurent qui ſeroit venu prendre l’eſpion, qui n’auroit pas manqué de lui narrer d’abord tous les prodiges, dont il avoit été témoin : j’en ſerois mort de douleur. Je n’avois pas dormi : je n’ai pu manger ni boire : enfin dix-huit heures ſonnèrent.

L’ange n’employa que dix minutes à ouvrir le trou en enfonçant le petit canal : j’ai reçu entre mes bras le père Balbi qui entra ſes jambes les premières. Je l’ai cordialement embraſſé en lui diſant : voilà vos travaux terminés, les miens vont commencer d’abord. L’eſponton vint d’abord entre mes mains, et j’ai donné les ciſeaux à Soradaci pour qu’il coupe nos barbes. Cet homme étoit tout hors de lui-même en regardant le moine qui avoit l’air de tout hormis que d’un ange. Malgré ſa confuſion, il nous fit la barbe à la pointe des ciſeaux dans moins d’une heure, et il nous la fit à la perfection.

J’ai dit en latin au moine de reſter là, car je ne voulois pas laiſſer ce coquin tout ſeul ; je ſuis monté ſur mon fauteuil, et pouſſé par les jambes, je ſuis ſorti, et me ſuis trouvé ſur le toit de mon cachot. Je me ſuis approché du mur, où j’ai eu beaucoup de peine à paſſer par le trou, qui malgré mes inſtructions étoit trop haut, et trop étroit ; mais j’y ſuis paſſé. Au-delà du mur je me ſuis trouvé ſur le cachot du comte ; je me ſuis deſcendu, et j’ai cordialement embraſſé ce malheureux vieillard. J’ai vu une taille d’homme qui n’étoit pas fait pour aller au-devant des difficultés, et des dangers auxquels une pareille fuite devoit nous expoſer ſur un grand toit panchant tout couvert de plaques de plomb. Il me demanda d’abord quel étoit mon projet en me diſant qu’il croyoit que j’avois fait trop de pas inconſidéremment. Je lui ai répondu que je me ſuis mis exprès dans la néceſſité d’aller en avant jusqu’à ce que je trouvaſſe la liberté ou la mort. Il me dit alors en me ſerrant la main, que ſi je penſois de percer le toit du palais, et d’aller chercher là une iſſue qu’il ne voyoit pas, il n’auroit pas le courage de me ſuivre, car il ſeroit ſûr de ſe précipiter, et que cela étant il reſteroit là pour prier Dieu pour nous, tandis que nous chercherions le moyen de nous ſauver.

Impatient de voir le local, je ſuis remonté pour aller m’approcher des bords latéraux du grenier ; et parvenu à toucher le toit, je me ſuis courbé tant que j’ai pu pour parvenir au bord tant qu’il étoit poſſible. Aſſis très-commodement entre les œuvres de comble dont les greniers de toutes les grandes maiſons ſont remplis, j’ai tâté pour deux minutes avec la pointe de mon verrou ces planches, et je les ai trouvées comme pourries : je me ſuis vu ſûr de faire une très-grande ouverture dans moins d’une heure. J’ai remercié de tout mon cœur la providence éternelle, et je ſuis retourné en repaſſant le mur dans mon cachot, où j’ai employé quatre heures à couper en long tous les draps de lit que j’avois, eſſuie-mains, ſerviettes, couvertures, et matelas en nouant moi-même enſemble toutes les longues pièces de façon que je me ſuis vu maître de cent braſſes de corde très-forte, et dont j’étois ſûr de la réſiſtence, car j’avois fait moi-même les nœuds qu’on appelle de tiſſerand. Cette diligence étoit néceſſaire, car un nœud mal fait auroit pu ſe délacer, et l’homme qui dans l’inſtant ſe ſeroit trouvé ſuſpendu à la corde auroit précipité. Il y a dans les grandes entrepriſes des articles qui décident de tout, et ſur lesquels le chef qui mérite de réuſſir ne doit ſe fier à perſonne. Après cela j’ai fait un paquet de mon habit, de mon manteau de bout de ſoye, de quelques chemiſes, de bas, de mouchoirs, et nous ſommes entrés tous les trois dans le cachot du comte en portant avec nous tout ce bagage. Le comte fit d’abord ſes complimens à Soradaci de ce qu’il avoit eu le bonheur d’être mis avec moi, et l’autre d’être dans le moment de me ſuivre ; et il n’a rien répondu. Son air interdit me donnoit la plus grande envie de rire. Je ne me gênois plus ; j’avois envoyé à l’enfer le masque de l’hypocriſie que je gardois toute la journée depuis une ſemaine. Je voyois cet eſpion convaincu que je l’avois trompé, mais n’y comprenant rien ; car il ne pouvoit pas concevoir de quelle façon je pouvois avoir eu une correſpondence avec le prétendu ange, qui arrivoit, et s’en alloit dans l’inſtant que je l’annonçois. Il entendoit le comte, qui nous diſoit que nous allions nous expoſer au plus grand risque de périr, et poltron comme il devoit être il rouloit dans ſa tête le deſſein de ſe diſpenſer de ce dangéreux voyage. J’ai dit au moine de faire ſon paquet pendant que j’allois faire le trou au bord du grenier.

À une heure et demi de nuit, j’ai achevé l’ouverture, ayant non pas rompu, mais pulvériſé toutes les planches : ce trou étoit fort-ample, et il n’étoit couvert que par la plaque de plomb que je touchois tout entière. Je me ſuis fait aider par le père Balbi pour la ſoulever, parcequ’elle étoit rivée, ou courbée ſur le bord de la goutière de marbre ; mais à force de pouſſer l’eſponton entre la goutière, et la plaque je l’ai détachée, et puis avec nos épaules nous l’avons pliée au point où il falloit pour que l’ouverture par laquelle nous devions paſſer fût ſuffiſante. En mettant la tête hors du trou, j’ai vu avec dépit la clarté du croiſſant qui devoit être à ſon premier quartier le lendemain. C’étoit un contre-tems qu’il falloit ſouffrir en patience, et attendre à ſortir jusqu’à minuit, tems où la lune ſeroit allée éclairer nos antipodes. Dans une nuit ſuperbe, où tout le monde du bon ton devoit ſe promener dans la place de S. Marc, je ne pouvois pas m’expoſer à être vu me promener là-haut. On auroit vu notre ombre fort-allongée ſur le pavé de la place, on auroit élevé les yeux, et nos perſonnes auroient offert un ſpectacle extraordinaire qui auroit excité la curioſité, et principalement celle de Meſſer grande dont les hommes veillent toute la nuit, ſeule garde de la grande ville. Il auroit d’abord trouvé le moyen d’envoyer là haut une bande, qui auroit dérangé tout mon projet.

Remis à la volonté de Dieu, je lui demandois aſſiſtance, et point de miracles : expoſé aux caprices de la fortune, je devois lui donner moins de priſe que je pouvois : ſi mon entrepriſe échouoit, je ne devois pas pouvoir me reprocher le moindre faux pas. La lune devoit infailliblement ſe coucher avant ſix heures, et le Soleil devoit ſe lever à treize et demi : il nous restoit ſix heures de parfaitte obscurité dans lesquelles nous aurions pu agir.

J’ai dit au père Balbi que nous paſſerions quatre heures à cauſer chez le comte Asquin, et d’aller d’abord tout ſeul le prévenir que j’avois beſoin qu’il me prêtât trente cequins qui pourroient me devenir néceſſaires autant que mon eſponton me l’avoit été pour faire tout ce que j’avois fait : il fit ma commiſſion, et quatre minutes après il vint me dire d’y aller tout ſeul, car il me vouloit parler ſans témoins. Ce bon vieillard commença par me dire avec douceur que pour m’enfuir je n’avois pas beſoin d’argent, qu’il n’en avoit pas, qu’il n’étoit pas riche, qu’il avoit une nombreuſe famille, que ſi je périſſois l’argent qu’il me donneroit ſeroit perdu, et beaucoup d’autres raiſons toutes faites pour masquer l’avarice. Ma réponſe dura une demi heure, et le lecteur peut ſe la figurer : raiſons excellentes ; mais que depuis que le monde exiſte n’eurent jamais la force ni de perſuader ni de convaincre, parceque l’orateur ne peut pas déraciner la paſſion qui fait le plus puiſſant obſtacle à ſon éloquence : c’eſt le cas de nolenti baculus ; mais je n’étois pas aſſez cruel pour employer ce moyen vis à vis du comte. J’ai fini par lui dire que, s’il vouloit s’enfuir avec moi, je le porterois ſur mes épaules comme Énée Anchiſe ; mais que s’il vouloit reſter pour prier Dieu de nous conduire, je l’avertiſſois que ſa prière ſeroit inconſéquente, puisqu’il prieroit Dieu de faire réuſſir une choſe, à laquelle il n’auroit pas contribué par les moyens ordinaires. Quisque ſibi eſt Deus. Le ſon de ſa voix me fit voir ſes larmes : elles eurent la force de m’émouvoir ; il me demanda, ſi deux cequins me ſuffiſoient ; je lui ai dit que tout devoit me ſuffire. Il me les donna en me priant de les lui rendre, ſi après avoir fait un tour ſur le toit, j’euſſe pris le parti de rentrer dans mon cachot. Cette ſuppoſition me fit presque rire, puisque ce retour ne me paroiſſoit pas vraiſemblable.

J’ai appellé mes compagnons, et nous mîmes près du trou tout notre équipage. J’ai ſéparé en deux paquets les cent braſſes de corde, et nous paſſâmes trois heures à cauſer. Le père Balbi commença à me donner un bel eſſai de ſon caractère m’ayant répété dix fois que je lui avois manqué de parole, puisque dans mes lettres je l’avois aſſuré que mon plan pour nous ſauver étoit fait, et ſûr, tandis qu’il n’en étoit rien ; et que s’il eût prévu cela il ne m’auroit pas tiré hors du cachot : le comte diſoit que le plus ſage parti étoit celui de reſter où nous étions, car il prévoyoit la fuite impoſſible, et le danger d’y laiſſer la vie évident. Il dit que la déclivité du toit garni de plaques de plomb ne permettoit pas de s’y tenir de bout, et encore moins d’y marcher, que toutes les lucarnes étoient grillées de fer, et qu’elles étoient inacceſſibles, car elles étoient toutes diſtantes des bords ; que les cordes que j’avois me ſeroient inutiles, parceque je n’aurois pas trouvé un endroit propre à y attacher ferme un bout : que quand même nous l’aurions trouvé, un homme deſcendant d’une ſi grande éminence ne pouvoit pas ſe tenir aſſez long-tems ſuſpendu ſur ſes bras, ni s’accompagner jusqu’au bas, qu’il auroit fallu qu’un de nous trois deſcendît un à la fois les deux, comme on deſcend un ſeau dans un puit, et que celui qui feroit cette charitable opération ſe ſentît diſpoſé à reſter là, et à retourner dans ſon cachot. Il dit qu’en ſuppoſant que nous euſſions pu nous deſcendre tous les trois, nous ne pouvions penſer qu’au côté du canal, puisque de l’autre il y avoit la cour, où la garde des arſenalotti veilloit toute la nuit, et que n’ayant point ſur le canal du palais ni une gondole, ni un bâteau, nous aurions dû parvenir au rivage en nageant, et que dans un état déplorable, et tout mouillés nous n’aurions ſu où aller dans la nuit pour nous mettre en état de prendre d’abord la fuite ; et que nous n’aurions pu rien faire, ſi nous euſſions attendu le jour, puisqu’on nous auroit d’abord arrêtés. Il dit que le moindre faux pas ſur les plombs, nous auroit fait gliſſer, et tomber dans le canal, où il ne falloit pas eſpérer d’éviter la mort en ſachant nager, puisqu’il ne s’agiſſoit pas de ſe noyer, mais de reſter écraſés, le fond du canal n’étant que de huit à neuf pieds dans le flux, et de deux ou trois dans le reflux ; qu’un homme donc tombant de ſi haut auroit donné ſur le fond, et ſe ſeroit aſſommé, l’eſpace d’eau n’étant pas aſſez grand pour modérer la violence du plongeon ; que le moindre malheur qui pourroit arriver à celui qui précipiteroit dans le canal ſeroit d’avoir les bras ou les jambes caſſées.

J’écoutois ces discours avec une patience qui n’étoit point du tout analogue à mon caractère : les reproches du moine lancés ſans aucun ménagement m’indignoient, et m’excitoient à les repouſſer dans les termes qui leur étoient dûs ; mais j’ai vu que j’allois ruiner tout mon édifice, car il me paroiſſoit impoſſible de m’en aller tout ſeul, ou avec Soradaci traître de métier, et lâche par nature : je me ſuis donc contenté de dire avec douceur au père Balbi qu’il pouvoit être ſûr que je ne l’avois pas trompé, et que nous nous ſauverions malgré que je ne fuſſe pas en état de lui détailler mon plan. J’ai dit au comte Asquin que ſon raiſonnement étoit ſage ; et que j’en tirerois parti pour me régler avec prudence : que certainement l’accident de tomber dans le canal ne nous arriveroit pas, et que ma confiance en Dieu étoit plus grande que la ſienne. Soradaci n’ouvroit jamais la bouche : j’allongeois ſouvent les mains pour ſavoir, s’il étoit là, ou s’il dormoit : je riois en ſongeant à ce qu’il pouvoit rouler dans ſa méchante cervelle, qui devoit connoître que je l’avois trompé. À quatre heures et demi je lui ai dit d’aller voir dans quel endroit du ciel étoit le croiſſant : il me dit en retournant qu’on ne le verroit plus dans une demi heure ; et qu’un brouillard très-épais devoit rendre les plombs fort-dangéreux : je lui ai dit qu’il ſuffiſoit que le brouillard ne fût pas de l’huile, et je lui ai demandé, s’il avoit mis ſon manteau dans un paquet : vous me ferez auſſi le plaiſir, lui dis-je, d’attacher à votre cou un paquet de nos cordes : je porterai l’autre moi-même.

Je fus alors fort-surpris de ſentir cet homme à mes genoux, prendre mes mains, les baiſer, et me dire en pleurant qu’il me ſupplioit de ne pas vouloir ſa mort. Il étoit ſûr, diſoit-il, de tomber dans le canal, où ſavoir nager ne lui ſerviroit de rien. Il m’aſſura qu’il ne me ſeroit d’aucune utilité ; mais qu’il pourroit bien au contraire m’embarraſſer, et que, ſi je l’euſſe laiſſé là, il auroit paſſé toute la nuit à prier S. François de m’aſſiſter : le ſot termina ſa prière en me diſant que j’étois le maître de le tuer, mais que n’étant pas déseſpéré il ne ſe détermineroit jamais à me ſuivre. J’ai écouté cette harangue avec plaiſir, car une pareille compagnie ne pouvoit que me porter malheur.

Je lui ai répondu qu’en ſe tenant dans ſon cachot à prier S. François il me ſeroit beaucoup plus utile, que s’il me ſuivît, et que j’allois ſur le champ lui faire préſent de tout ce qui m’appartenoit, les livres exceptés qu’il devoit aller prendre dans la minute pour les porter tous à M. le comte. Soradaci, ſans me répondre courut vite dans mon cachot, et en quatre voyages porta au comte tous mes livres, qui me dit qu’il les tiendroit en dépôt, ne me répondant rien, lorsque je lui ai dit que je ſerois bien plus ſatisfait de les lui vendre pour cinq ou ſix cequins. L’avare eſt toujours mépriſable, mais il y a des cas où l’humanité doit lui pardonner : une centaine de cequins, que peut-être ce vieillard poſſédoit, étoit la ſeule conſolation qu’il avoit dans ſa priſon : il eſt cependant vrai, que ſi j’euſſe prévu que ſans ſon argent ma fuite me ſeroit devenue impoſſible, ma raiſon m’auroit forcé à faire taire le ſentiment, qui dans ce cas là ſeroit devenu foibleſſe. J’ai demandé au moine du papier, une plume, et de l’ancre, qu’il poſſédoit malgré les lois prohibitives, et voici la lettre que j’ai laiſſée à Soradaci et que j’ai écrite à l’obſcur beaucoup plus intelligible ; que ſi je l’euſſe écrite à la grande lumière. Je l’ai écrite en prononçant à haute voix ce que j’écrivois, parcequ’il m’auroit été impoſſible de la relire. J’ai commencé par une déviſe de tête ſublimée ; ce qui me parut fort à propos dans la circonſtance.

Non moriar ſed vivam, et narrabo opera Domini. — David in pſalmis.

Nos ſeigneurs les inquiſiteurs d’état doivent tout faire pour tenir par force dans une priſon un coupable : le coupable, heureux de n’être pas priſonnier ſur ſa parole, doit tout faire pour ſe procurer la liberté. Leur droit a pour baſe la juſtice ; celui du coupable a la nature. Tout comme ils n’eurent pas beſoin de ſon conſentement pour l’enfermer, il ne peut pas avoir beſoin du leur pour ſe ſauver. Ja. Ca. qui écrit ceci dans l’amertume de ſon cœur ſait qu’il peut lui arriver le malheur, qu’avant qu’il ſoit hors de l’état on le rattrappe, et on le reconduiſe entre les mains de ceux-mêmes, dont il fuit le glaive, et dans ce cas il ſupplie à genoux l’humanité de ſes généreux juges à ne vouloir pas rendre ſon ſort plus cruel en le puniſſant de ce qu’il a fait, forcé par la raiſon, et par la nature : il ſupplie qu’on lui rende, s’il eſt repris, tout ce qui lui appartient, et qu’il le laiſſe dans le cachot qu’il a violé. Mais s’il a le bonheur de parvenir à ſe voir libre hors de l’état, il fait préſent de tout ce qu’il laiſſe ici à François Soradaci, qui reſte priſonnier, parcequ’il craint les dangers, auxquels je vais m’expoſer, et n’aime pas comme moi ſa liberté plus que ſa vie. C… ſupplie la vertu magnanime de LL. EE. de ne pas conteſter à ce miſérable le don qu’il lui fait. Écrit à minuit ſans lumière dans le cachot du comte Asquin ce 31 d’Octobre 1756. Caſtigans caſtigavit me Dominus, et morti non tradidit me.

J’ai donné cette lettre à Soradaci en l’avertiſſant de ne pas la donner à Laurent, mais au ſecrétaire même qui certainement ne manqueroit pas de monter. Le comte lui dit que mon billet étoit tel que ſon effet étoit immanquable, et qu’ainſi tout ce que j’avois devenoit à lui ; mais qu’il devoit me rendre tout, ſi je reparuſſe. Il répondit qu’il n’étoit pas avare, et qu’il déſiroit de me revoir. Cette réponſe nous fit rire.

Mois il étoit tems de partir : le père Balbi ne parloit pas : je m’attendois à l’entendre ſe diſpenſer auſſi de me ſuivre, et cela m’auroit déseſpéré, mais il vint. J’ai lié à ſon cou appuyé ſur ſon épaule gauche un paquet de cordes, et ſur la droite il ſe lia celui où il avoit mis ſes pauvres nippes. J’en ai fait de même. Tous les deux en gilé, nos chapeaux ſur la tête nous ſortîmes par l’ouverture, moi le premier, le moine le ſecond, nous tenant à genoux à quatre pattes. Mon compagnon rebaiſſa la plaque de plomb. Le brouillard n’étoit pas épais. À cette ſombre lueur j’ai empoigné mon eſponton, et en allongeant le bras je l’ai pouſſé obliquement entre les connexions des plaques d’une à l’autre, de ſorte que ſaiſiſſant avec mes quatre doigts le bord de la plaque que j’avois élevé, j’ai pu m’aider à monter jusqu’au ſommet du toit. Le moine pour me ſuivre, avoit mis les quatre doigts de ſa main droite à la ceinture de mes culottes à l’endroit de la boucle, moyennant quoi j’avois le malheureux ſort de la bête qui porte, et traîne ; et, qui plus eſt en montant une déclivité mouillée par le brouillard. À la moitié de cette montée aſſez dangéreuſe, le moine me dit de m’arrêter, parcequ’un de ſes paquets s’étant détaché de ſon cou étoit allé en roulant peut-être pas davantage que ſur la goutière : mon premier mouvement fut une tentation de lui ſangler une ruade : il ne falloit pas davantage pour l’envoyer vite rejoindre ſon paquet ; mais Dieu m’a donné la force de me retenir : la punition auroit été trop grande de part et d’autre, car tout ſeul je n’aurois abſolument jamais pu me ſauver. Je lui ai demandé, ſi c’étoit le paquet de cordes ; mais lorsqu’il me dit que c’étoit celui où il avoit ſa redingotte noire, deux chemiſes, et un précieux manuſcrit qu’il avoit trouvé ſous les plombs, qui à ce qu’il prétendoit devoit faire ſa fortune, je lui ai dit tranquillement qu’il falloit avoir patience, et aller notre chemin. Il ſoupira, et toujours accroché à mon derrière il me ſuivit.

Après avoir paſſé par deſſus quinze ou ſeize plaques, je me ſuis trouvé ſur la plus haute éminence du toit, où en élargiſſant mes jambes je me ſuis commodément aſſis à califourchon. Le moine en fit autant derrière moi. Nous avions nos dos tournés à la petite île de S. Georges majeur, et nous avions vis à vis de nous les nombreuſes coupoles de la grande égliſe de S. Marc qui fait partie du palais ducal : c’eſt la chapelle du Doge ; nul monarque ſur la terre ne peut ſe vanter d’en avoir une pareille. Je me ſuis d’abord déchargé de mes ſommes, et j’ai dit à mon aſſocié qu’il pouvoit en faire autant. Il plaça ſon tas de cordes entre ſes cuiſſes aſſez bien, mais ſon chapeau, qu’il voulut y placer auſſi, perdit l’équilibre, et après avoir fait toutes les culbutes néceſſaires pour parvenir à la goutière, tomba dans le canal. Voilà mon compagnon déseſpéré. Mauvais augure, dit-il, me voilà dans le beau commencement de l’entrepriſe ſans chemiſes, ſans chapeau, et ſans un manuſcrit qui contenoit l’hiſtoire précieuſe, et inconnue à tout le monde de toutes les fêtes du palais de la république. Moins féroce alors que quand je grimpois, je lui ai dit aſſez tranquillement, que les deux accidens qui venoient de lui arriver n’avoient rien d’extraordinaire pour qu’un ſuperſtitieux pût leur donner le nom d’augures, que je ne les prenois pas pour tels, et qu’ils ne me décourageoient pas ; mais qu’ils devoient lui ſervir de dernières inſtructions pour être prudent, et ſage, et pour réfléchir, que ſi ſon chapeau au lieu de tomber à ſa droite fût tombé à ſa gauche, nous aurions été immanquablement perdus, puisqu’il ſeroit tombé dans la cour du palais, où les arſenalottes, qui y font toute la nuit la ronde, l’auroient ramaſſé, et auroient jugé qu’il y avoit du monde ſur les plombs, et ils n’auroient pas manqué de faire leur devoir en trouvant le moyen de nous faire une viſite.

Après avoir paſſé quelques minutes à regarder à droite et à gauche, j’ai dit au moine de reſter là immobile avec les paquets jusqu’à mon retour. Je ſuis parti de cet endroit n’ayant que mon eſponton à la main, et marchant ſur mon derrière toujours à cheval de l’angle ſans nulle difficulté. J’ai employé presqu’une heure à aller partout, à viſiter, à obſerver, à examiner, et ne voyant dans aucun des bords rien où je puſſe aſſurer un bout de ma corde pour me deſcendre dans un lieu où je me ſerois vu ſûr, j’étois dans la plus grande perplexité. Il ne falloit penſer ni au canal, ni à la cour du palais. Le deſſus de l’égliſe n’offroit à ma vue que des précipices entre les coupoles, qui n’aboutiſſoient à aucun endroit non fermé : pour aller au delà de l’égliſe vers la canonica j’aurois dû gravir ſur des déclivités courbes : il étoit naturel que je dépêchaſſe pour impoſſible tout ce que je ne concevois pas faiſable. J’étois dans la néceſſité d’être téméraire ſans imprudence : c’étoit un point de milieu dont la morale ne connoît pas, à ce que je crois, le plus imperceptible.

J’ai arrêté ma vue, et ma penſée ſur une lucarne, qui étoit du côté du canal, à deux tiers de la pente. Elle étoit aſſez éloignée de l’endroit d’où j’étois ſorti pour me rendre certain que le grenier qu’elle éclairoit n’appartenoit pas à l’enclos des priſons que j’avois briſé : elle ne pouvoit donner que dans quelque galetas, habité ou non, au-deſſus de quelqu’appartement du palais, où au commencement du jour j’aurois trouvé les portes naturellement ouvertes. Les ſervans du palais, ou ceux de la famille du doge, qui auroient pu nous voir ſe ſeroient hâtés de nous faire ſortir, et auroient fait tout hormis que nous remettre entre les mains de la juſtice, quand même ils nous auroient reconnus pour les plus grands criminels de l’état. Dans cette idée je devois viſiter le devant de la lucarne, et je m’y ſuis mis d’abord en levant une jambe, et en me gliſſant jusqu’à ce que je me ſuis trouvé comme aſſis ſur ſon petit toit parallèle, dont la longueur étoit de trois pieds, et la largeur d’un et demi. Je me ſuis alors bien incliné en tenant mes mains fermes ſur les bords, et en y approchant ma tête en l’avançant : j’ai vu, et mieux ſenti en tâtonnant une grille de fer aſſez mince, et derrière elle une fenêtre de vitres ronds joints les uns aux autres par des petites couliſſes de plomb. Je ne fis aucun cas de la fenêtre, quoique fermée, mais la grille, toute mince quelle étoit, demandoit la lime, et je n’avois que mon eſponton.

Penſif, triſte, et confus je ne ſavois que faire, lorsqu’un événement très-naturel arriva pour faire ſur mon ame étonnée l’effet d’un véritable prodige. J’eſpère que ma ſincère confeſſion ne me dégradera pas dans l’eſprit de mon lecteur bon philoſophe, s’il voudra réfléchir que l’homme en état d’inquiétude et de détreſſe n’eſt que la moitié de ce qu’il peut être en état de tranquillité. La cloche de S. Marc qui ſonna minuit dans ce moment là fut le phénomène qui frappa mon eſprit, et qui par une très-violente ſécouſſe le fit ſortir de la dangéreuſe inaction qui l’accabloit. Cette cloche me rappella que le jour qui alloit alors commencer étoit celui de la Tous-ſaints, où mon patron, ſi j’en avois un, devoit ſe trouver ; mais ce qui éleva avec beaucoup plus de force mon courage, et augmenta poſitivement mes facultés phyſiques fut l’oracle profane que j’avois reçu de mon cher Arioſte Tra il fin d’Ottobre, e il capo di Novembre : c’étoit là le moment. Si un grand malheur fait qu’un eſprit fort devienne dévot, il eſt presqu’impoſſible que la ſuperſtition ne veuille pas ſe mettre de la partie. Le ſon de cette cloche me parla, il me dit d’agir, et il me promit la victoire. J’ai pouſſé mon eſponton dans le chaſſis qui entouroit la grille, et je me ſuis déterminé à le détruire, et à l’enlever toute entière. Je n’ai employé qu’un quart d’heure à mettre en morceaux tout le bois qui compoſoit les quatre couliſſes. La grille reſta tout entière libre entre mes mains, et je l’ai placée à côté de la lucarne. Je n’ai eu aucune difficulté non plus à rompre toute la fenêtre vitrée en mépriſant le ſang qui ſortoit de ma main gauche légèrement bleſſée dans pluſieurs endroits par les vitres que j’arrachois.

À l’aide de mon verrou j’ai ſuivi ma première méthode pour retourner à monter à cheval du toit, et je me ſuis acheminé à l’endroit où j’avois laiſſé mon compagnon. Je l’ai trouvé déseſpéré, fou, furieux : il me dit des injures de ce que je l’ai laiſſé là tout ſeul une heure et demie, il m’aſſura qu’il n’attendoit que le ſon de ſept heures pour s’en retourner à ſa priſon ; et qu’il s’étonnoit de me voir, puisqu’il me croyoit déjà tombé dans quelque précipice. J’ai tout pardonné à ſa cruelle ſituation, et à ſon caractère. J’ai relié à mon cou mon équipage, et les cordes, et je lui ai dit de me ſuivre. Lorsque nous fûmes vis à vis le derrière de la lucarne, je lui ai rendu un compte exact de mon opération en conſultant avec lui le moyen d’entrer là dedans tous les deux : je voyois cela facile pour un, qui pourroit moyennant la corde, être deſcendu par l’autre ; mais je ne ſavois pas quel ſeroit le moyen que l’autre pourroit employer pour deſcendre auſſi, car je ne voyois pas comment j’aurois pu aſſurer la corde après que je l’aurois facilement deſcendu : en m’introduiſant, et ſautant en bas, je pouvois me caſſer une jambe : je ne ſavois pas la méſure de ce ſaut trop hardi. À ce discours tout ſage, et tout prononcé avec le ton de l’amitié le moine me répondit que je n’avois qu’à le deſcendre, et qu’après j’aurois tout le tems de penſer au moyen d’aller le trouver dans l’endroit, où je l’aurois deſcendu. Je me ſuis aſſez poſſédé pour ne pas lui reprocher toute la lâcheté de cette réponſe, mais pas aſſez pour différer à le mettre hors d’embarras. J’ai d’abord défait mon paquet de cordes ; je lui ai ceint par deſſous les aiſſelles la poitrine ; je l’ai fait coucher ſur ſon ventre, et je l’ai fait deſcendre à reculon jusque ſur le petit toit de la lucarne, où me tenant à cheval du ſommet toujours maître de la corde, je lui ai dit de s’introduire par les jambes jusqu’aux hanches en ſe ſoutenant ſur ſes coudes appuyés ſur le toit de la lucarne. Je me ſuis alors gliſſé ſur la pente comme j’avois fait la première fois, et couché ſur ma poitrine, je lui ai dit d’abandonner ſon corps ſans rien craindre, car je tenois fermement la corde. Lorsqu’il fut ſur le plancher du grenier, il dénoua la corde, qui le ceignoit, et la retirant à moi je l’ai méſurée, et vu que la diſtance de la lucarne au plancher étoit de dix longueurs de mon bras. C’étoit trop haut pour me risquer par un ſaut. Il me dit qu’il ſe trouvoit ſur un pavé de plaques de plomb. Le conſeil qu’il me donna de là bas, et que je n’ai pas ſuivi, fut d’y jeter les paquets de cordes. Reſté tout ſeul dans l’embarras, je me ſuis bien repenti d’avoir trop tôt cédé au mouvement d’indignation qui me pouſſa à le deſcendre.

Je ſuis retourné ſur le ſommet, et ne ſachant quel parti prendre, je me ſuis acheminé vers un endroit près d’une coupole, que je n’avois pas viſité. J’ai vu une terraſſe en plate-forme découverte, et pavée de plaques de plomb jointe à une grande lucarne fermée par deux battans de volets, et j’ai vu dans une cuve un tas de chaux vive, une truelle, et une échelle aſſez longue pour pouvoir me ſervir à deſcendre là, où étoit mon compagnon : elle m’intéreſſa uniquement. Je fus vite prendre la corde, je l’ai paſſée ſous le premier échelon, et m’étant remis à califourchon du toit, je l’ai traînée jusqu’à la lucarne. Il s’agiſſoit de l’introduire.

Les difficultés, que j’ai rencontrées pour venir à bout de cette introduction, furent ſi grandes, que je me ſuis de nouveau reproché le tort, que j’ai eu de me priver du ſecours d’un compagnon, qui de gré ou de force auroit pu m’aider. J’avois traîné mon échelle jusqu’au point que ſon bout étoit à l’embouchure de la lucarne, à ſa moitié elle touchoit à la goutière, et l’autre moitié avançoit dehors. Je me ſuis gliſſé ſur le toit de la lucarne, j’ai traîné l’échelle de côté, et la tirant à moi, j’ai aſſuré la corde à l’huitième échellon ; je l’ai après pouſſée en bas, et remiſe de nouveau parallèle à la lucarne ; puis j’ai tiré à moi la corde ; mais l’échelle n’a jamais pu entrer que jusqu’au ſixième échellon : ſon bout trouvoit le toit de la lucarne, et nulle force auroit pu la faire entrer d’avantage ; il falloit abſolument l’élever à l’autre bout ; pour lors l’élévation de celui là auroit cauſé l’inclination de celui qui étoit déjà entré, et l’échelle auroit pu être entièrement introduite. J’aurois pu placer l’échelle de travers à l’embouchure, y lier ma corde, et me deſcendre en bas moi-même ſans aucun risque ; mais mon échelle ſeroit reſtée dans le même endroit, et le matin les archers en la voyant, ſeroient entrés dans le même endroit, où ils m’auroient peut-être encore trouvé.

Il falloit donc introduire dans la lucarne toute l’échelle, et n’ayant perſonne, je devois me déterminer à aller moi-même jusqu’à la goutière pour élever ſon bout. Je m’y ſuis déterminé, et je me ſuis expoſé à un risque, qui ſans un ſecours extraordinaire de la providence m’auroit couté la vie. J’ai laiſſé ma corde, et j’ai pu abandonner l’échelle ſans craindre qu’elle tombe dans le canal, puisque ſon troiſième échellon la tenoit ferme à la goutière. Je me ſuis gliſſé tout doucement tenant mon eſponton à la main jusque ſur la goutière à côté de l’échelle ; j’ai placé l’eſponton ſur la goutière, et je me ſuis adroitement tourné de façon que j’avois la lucarne vis à vis, et ma main droite ſur l’échelle. La goutière de marbre faiſoit front aux pointes de mes pieds, puisque je n’étois pas debout, mais couché ſur mon ventre : dans cette poſture, j’ai eu la force de ſoulever l’échelle un demi pied, et en la pouſſant, j’ai eu la ſatisfaction de la voir entrée un bon pied : le lecteur voit que ſon poids a dû ſe diminuer de beaucoup. Il s’agiſſoit de la ſoulever encore deux pieds pour la faire entrer autant, et pour lors je me ſerois aſſuré de la faire entrer entièrement, retournant d’abord ſur le toit de la lucarne, et tirant à moi la corde que j’avois liée à l’échelon : pour l’élever ces deux pieds, je me ſuis levé ſur mes genoux, et la force que j’ai voulu employer pour ſoulever l’échelle fit gliſſer les pointes de mes deux pieds de façon que mon corps tomba dehors jusqu’à la poitrine ſuſpendu à mes deux coudes. Ce fut dans le même épouvantable inſtant, que j’ai employé toute ma vigueur à m’aider des coudes pour m’appuyer, et m’arrêter ſur mes côtes ; et j’y ai réuſſi. Attentif à ne pas m’abandonner, je ſuis parvenu à m’aider de tout le reſte de mes bras jusqu’au poignet pour me rendre ferme ſur la goutière avec tout mon ventre. Je n’avois rien à craindre pour l’échelle, qui étant entrée aux deux efforts plus de trois pieds, étoit là immobile. Me trouvant donc ſur la goutière poſitivement ſur mes deux poignets, et ſur mes aines entre le bas-ventre, et le haut de mes cuiſſes, j’ai vu qu’en élevant ma cuiſſe droite pour parvenir à mettre ſur la goutière un genou, puis l’autre, je me trouverois tout-à-fait hors du grand danger. L’effort, que je fis pour exécuter mon deſſein me cauſa une contraction nerveuſe, dont la douleur doit abattre le plus fort des hommes : elle me prit dans le moment que mon genou droit touchoit déjà la goutière ; mais non ſeulement cette douloureuſe contraction qu’on appelle crampe me rendit comme perclus de tous mes membres, mais en devoir de me tenir immobile pour attendre qu’elle s’en aille d’elle-même, comme j’en avois fait l’expérience autrefois. Terrible moment ! Deux minutes après j’ai tenté, et j’ai, Dieu merci, oppoſé à la goutière mon genou, puis l’autre, et d’abord que j’ai cru d’avoir recouvré aſſez d’haleine, tout droit, quoiqu’à genoux, j’ai ſoulevé l’échelle tant que j’ai pu en la pouſſant de ſorte qu’elle étoit devenue presque parallèle à l’embouchure de la lucarne. J’ai alors pris mon verrou, et ſuivant ma méthode ordinaire, je me ſuis grimpé à la lucarne, où j’ai très-facilement fini d’y introduire l’échelle, dont mon compagnon reçut le bout entre ſes bras. J’ai jetté dans le grenier les cordes, et le paquet de mes hardes, et adroitement je ſuis deſcendu. Je l’ai embraſſé ; j’ai retiré dedans l’échelle, et nous tenant bras à bras, nous avons fait à tâton le tour de l’endroit, où nous étions, qui pouvoit avoir trente pas de longueur, et dix de largeur. C’étoit effectivement le grenier, dont le ſol étoit comme il m’avoit dit tout couvert de plaques de plomb.

À un de ſes bouts nous avons trouvé une porte très-grande compoſée de barreaux de fer : en tournant un loquet qu’elle avoit ſur ſon bord, j’ai tiré à moi un de ſes battans. Nous ſommes entrés, et à l’obſcur nous fîmes le tour des cloiſons ; et en voulant traverſer ce lieu, nous donnâmes dans une grande table, entourée de tabourets, et de fauteuils : nous retournâmes là où nous avions ſenti des fenêtres, j’en ai ouvert une, puis les volets, et regardant en bas, la foible lueur ne nous laiſſa voir que des précipices. Je n’ai pas un ſeul inſtant penſé à y deſcendre, car je voulois ſavoir où j’allois, et je ne reconnoiſſois pas ces lieux là. J’ai refermé les volets, et nous ſommes ſortis de cette ſalle, et retournés à notre bagage, qui étoit ſous la lucarne. Las à n’en pouvoir plus, je me ſuis jetté ſur le pavé, et un moment après je m’y ſuis étendu en mettant ſous ma tête un paquet de cordes. Réduit à une deſtitution totale de force de corps, et d’eſprit, j’ai cru de céder non pas à la force du ſomeil, mais à une charmante mort. L’aſſouviſſement le plus doux s’eſt emparé de tout mon individu. J’ai dormi presque quatre heures, et ce furent les cris perçans du moine, et les fortes ſécouſſes qu’il me donna qui me réveillèrent. Il me dit qu’onze heures venoient de ſonner, et que mon ſomeil dans notre ſituation étoit incroyable, et inconcevable. Il avoit raiſon, mais mon ſomeil n’avoit pas été volontaire : ma nature aux abois, le travail du corps, et de l’eſprit, l’inanition qui procédoit de n’avoir depuis deux jours ni dormi ni mangé, tout cela m’avoit demandé le ſecours du ſomeil, qui m’avoit déjà rendu ma vigueur. Il me dit qu’il commençoit à déseſpérer de mon réveil, puisque tous ſes efforts conſiſtans en cris, et en ſécouſſes avoient été vains depuis deux heures. J’en ai ri en me réjouiſſant beaucoup de voir que l’endroit, où nous étions, n’étoit plus ſi obſcur : les crépuſcules du nouveau jour entroient par deux lucarnes.

Je me ſuis levé en diſant : ce lieu doit avoir une iſſue ; allons briſer tout ; nous n’avons point de tems à perdre. Nous nous acheminâmes alors au bout oppoſé à la porte de fer, et dans un recoin fort-étroit j’ai cru de ſentir une porte : j’ai mis la pointe de mon verrou dans un trou de ſerrure en déſirant que ce ne fût pas une armoire. Après trois ou quatre ſécouſſes, je l’ai ouverte, et j’ai vu une petite chambre ſuivie d’une galerie à niches remplies de cahiers : nous étions dans l’archive. J’ai vu un eſcalier, que j’ai vite deſcendu, et nous trouvâmes un cabinet pour les néceſſités naturelles : j’en ai deſcendu un autre au bout duquel une porte de vitres me laiſſa l’entrée libre dans la chancellerie ducale. Je me ſuis alors hâté de retourner ſur mes pas, pour aller prendre mon paquet, que j’avois laiſſé ſous la lucarne. J’ai repris tout, et rentrant dans la petite chambre, j’ai vu une clé ſur une commode : j’ai penſé que ce pouvoit être la clé de cette porte : j’ai voulu voir, ſi j’en avois gâté la ſerrure : j’ai eſſayé, et je l’ai parfaittement refermée, et remis la clef à la même place. Toutes ces diligences ne furent pas néceſſaires, mais je les croyois telles : il me ſemble de devoir narrer tout.

Retourné dans la chancellerie, j’ai vu mon compagnon à une fenêtre, examinant, ſi nous aurions pu nous deſcendre moyennant nos cordes. J’ai vu des recoins, que j’ai jugés appartenans à l’égliſe, où nous nous ſerions trouvés enfermés. J’ai vu ſur un bureau un fer long à pointe arrondie avec un manche de bois, outil dont les ſecrétaires ſe ſervent pour percer les parchemins, auxquels ils attachent avec une ficelle les ſceaux de plomb de la chancellerie. J’ai mis cet inſtrument dans ma poche, et ouvrant le bureau, j’ai trouvé la copie d’une lettre, qui parloit de trois mille cequins que le ſéréniſſime prince envoyoit au provéditeur général de mer pour faire des améliorations néceſſaires à la vieille fortereſſe de Corfou : ſi j’euſſe trouvé cette ſomme, je l’aurois priſe ſans croire de commettre un vol : j’étois dans une ſituation, où je devois reconnoître tout de la providence de Dieu. La néceſſité eſt une grande maîtreſſe qui inſtruit l’homme de tous ſes droits.

Après avoir vite tout examiné, j’ai vu qu’il falloit forcer la porte de la chancellerie ; mais mon verrou, malgré tous mes efforts, ne put jamais faire ſauter le reſſort de la ſerrure. Je me ſuis déterminé à faire un trou dans un des battans de la même porte dans le lieu qui me parut le plus facile, où j’ai vu qu’il y avoit moins de nœuds. J’ai eu dans le commencement quelque difficulté à entamer la planche à la fente que ſa connexion m’offroit ; mais en peu de minutes cela commença à bien aller. Je faiſois enfoncer par le moine l’outil à manche de bois dans les fentes que j’ouvrois avec mon eſponton, et puis en le pouſſant tant que je pouvois à droite, et à gauche, je rompois, je fendois, je crêvois le bois en mépriſant le bruit énorme que ce moyen de rompre faiſoit, et qui faiſoit trembler le moine, car on devoit l’entendre de loin. Je connoiſſois ce danger, mais je devois le braver. Le trou dans une demi heure fut aſſez grand, et tant mieux pour nous qu’il le fut aſſez, car je n’aurois pu le faire plus ample. Des nœuds à droite, à gauche, en haut, et en bas m’auroient rendu néceſſaire une ſcie. Le circuit de ce trou faiſoit peur, car il étoit tout hériſſé de pointes, et fait pour déchirer les habits, et lacérer la peau. Il étoit à la hauteur de cinq pieds : j’y ai mis un tabouret deſſous, ſur lequel le moine monta : il introduiſit dans l’ouverture ſes bras, et ſa tête ; et moi derrière lui ſur un autre tabouret, le prenant aux cuiſſes, puis aux jambes, je l’ai pouſſé dehors où il faiſoit très-ſombre ; mais je ne m’en ſouciois pas, car je connoiſſois le local. Lorsque mon compagnon fut dehors, j’y ai jetté tout ce qui m’appartenoit, et j’ai laiſſé dans la chancellerie les cordes. J’ai mis un autre tabouret au-deſſus des deux, l’un voiſin à l’autre, et j’y ai monté deſſus. Le trou alors ſe trouva vis-à-vis le haut de mes cuiſſes. Je m’y ſuis fourré jusqu’à mon bas ventre avec quelque difficulté, puisqu’il étoit étroit, et lorsque je n’ai plus pu m’avancer par moi-même, n’ayant perſonne, qui me pouſſât par derrière, j’ai dit au moine de me prendre à travers, et de me tirer dehors impitoyablement, et par morceaux, s’il étoit néceſſaire. Il exécuta mon ordre, et j’ai diſſimulé toute la douleur que j’ai reſſentie au déchirement de ma peau aux flancs, et au-devant des cuiſſes. D’abord que je me ſuis vu dehors, j’ai ramaſſé vite mes hardes, j’ai deſcendu deux eſcaliers, et j’ai ouvert ſans nulle difficulté la porte qui étoit au bout du ſecond : ſa ſerrure étoit de celles qu’on appelle à Veniſe à la tedeſca, que pour ouvrir par dehors il faut la clé, et qu’on ouvre par dedans en tirant un reſſort. Je me ſuis vu dans l’allée où il y a la grande porte de l’eſcalier royal, et à ſon côté le cabinet du préſident de la guerre, qu’on appelle Savio alla ſcrittura. La porte de la ſalle aux quatre portes étoit fermée, également que celle de l’eſcalier, groſſe comme la porte d’une ville que pour forcer il m’auroit fallu avoir le mouton, ou le pétard. Il ne m’a fallu qu’un coup d’œil pour connoître que mon verrou avoit fait dans ce grand ouvrage tout ce qu’il avoit à faire : c’étoit devenu un inſtrument digne d’être ſuſpendu ex voto ſur l’autel de la divinité tutélaire. Serein, et tranquille je me ſuis aſſis en diſant au moine que mon ouvrage étoit fini, et que c’étoit à Dieu à faire le reſte. Je ne ſais pas, lui dis-je, ſi les balayeurs du palais s’aviſeront de venir ici aujourd’hui, jour de la Tous-ſaints, ni demain dédié aux trépaſſés : ſi quelqu’un vient je me ſauverai d’abord que je verrai cette porte ouverte, et vous me ſuivrez à la piſte ; mais ſi perſonne ne vient je ne bouge pas d’ici ; et ſi je meurs de faim, je ne ſais qu’y faire.

À ce discours ce pauvre homme ſe mit en fureur. Il m’appella fou, déseſpéré, ſéducteur, traître, et que ſais-je. Ma patience fut héroïque ; je l’ai laiſſé dire : douze heures ſonnèrent alors. Depuis le moment de mon réveil ſous la lucarne jusqu’à celui-là, il étoit paſſé une ſeule heure. L’affaire importante qui m’occupa pour une demi heure, tandis que le moine déliroit, fut celle de me changer de tout. Le père Balbi avoit l’air d’un payſan ; mais il n’étoit pas en lambeaux ; ſon gilet de flanelle rouge, et ſes culottes de peau violette n’étoient pas déchirés. Ma perſonne faiſoit peur, et horreur, j’étois tout déchiré, et tout en ſang, j’ai détaché mes bas de ſoie de deux playes que j’avois une à chaque genou ; et elles ſaignoient : les plaques de plomb, et la goutière m’avoient mis dans cet état là. Le trou de la porte de la chancellerie m’avoit déchiré gilé, chemiſe, culottes, hanches, et cuiſſes ; j’avois par tout des écorchures effrayantes. J’ai déchiré des mouchoirs, et je me ſuis fait des bandages par tout comme j’ai pu en les liant avec de la ficelle, dont j’avois un peloton dans ma poche. J’ai mis mon joli habit qui dans ce jour aſſez froid devenoit comique ; j’ai arrangé au mieux mes cheveux que j’ai mis dans la bourſe ; j’ai mis des bas blancs, une chemiſe à dentelle, car je n’en avois pas d’autre eſpèce, et deux autres chemiſes, des mouchoirs, et des bas dans mes poches, et j’ai jetté derrière la porte tout le reſte. J’avois l’air d’un homme qui après avoir été au bal, avoit été dans un lieu de débauche, où on l’avoit échevelé. Les bandages qu’on voyoit à mes genoux étoient ce qui gâtoit toute l’élégance de mon perſonnage. Dans cet état j’ai dit au père Balbi de mettre ſur ſes épaules mon beau manteau, et ennuyé de ſes impertinences, j’ai ouvert une fenêtre, et j’ai mis ma tête dehors. Ma figure, remarquable par le brillant d’un chapeau à point d’Eſpagne d’or, et par un plumet blanc fut obſervée par des fainéans qui étoient dans la cour du palais, que j’ai vu me fixer, et qui apparemment cherchoient à comprendre comment quelqu’un pouvoit ſe trouver là à une heure pareille, et dans un tel jour. Je me ſuis d’abord retiré bien repenti de mon imprudence : je me ſuis jetté ſur un ſiége plongé dans la plus grande triſteſſe. J’ai ſu ſix mois après, que cette imprudence fut la cauſe de mon bonheur. On eſt allé dire à l’homme qui avoit les clés de ces lieux qu’il y avoit du monde qui devoit y avoir paſſé la nuit, et qu’apparemment il devoit avoir enfermé lui-même ſans le ſavoir ; choſe qu’il conçut poſſible, car il fermoit tard, et quelqu’un pouvoit s’y être endormi. Cet homme qui s’appelloit Andreoli, et qui exiſte encore aujourd’hui, ſe crut en devoir de courir d’abord pour voir qui étoient ceux, qui par ſon inadvertance devoient avoir paſſé une fort-mauvaiſe nuit.

J’étois donc dans les plus ſombres méditations, lorsque j’ai entendu un bruit de clés, et de quelqu’un qui montoit l’eſcalier. Tout ému je me lève, je regarde par une fente de la grande porte, et je vois un homme ſeul en perruque noire, et ſans chapeau, qui montoit à ſon aiſe tenant entre ſes mains un clavier. J’ai dit au moine du ton le plus ſérieux de ne pas ouvrir la bouche, de ſe tenir derrière moi, et de ſuivre mes pas. J’ai empoigné mon eſponton le tenant caché ſous mon habit, et je me ſuis poſté à l’endroit de la porte, où j’aurois pu, d’abord ouverte, prendre l’escalier. J’envoyois des vœux à Dieu pour obtenir que cet homme ne fît aucune réſiſtence, car je me voyois en devoir dans le cas contraire de le tuer. Et il eſt certain que j’y étois déterminé.

La porte d’abord ouverte, j’ai vu cet homme comme pétrifié à mon aſpect. Sans m’arrêter, et ſans lui dire le moindre mot, j’ai deſcendu l’eſcalier avec la plus grande célérité ſuivi par le moine. Sans aller lentement, et ſans courir, j’ai pris le magnifique escalier qu’on appelle des géans, mépriſant la voix, et l’avis du père Balbi, qui ne ceſſoit de me dire, et de me répéter : allons dans l’égliſe, dans l’égliſe. Sa porte étoit à main droite presqu’aux pieds du même escalier.

Les égliſes à Veniſe ne jouiſſent de la moindre immunité pour aſſurer un coupable quelconque, ſoit pour le criminel, ſoit pour le civil ; auſſi n’y a-t-il plus perſonne qui aille s’y retirer pour mettre un obſtacle aux archers, qui auroient ordre de s’en ſaiſir. Le moine ſavoit cela, mais cela n’avoit pas la force d’éloigner de lui cette tentation. Il me dit après, que ce qui le pouſſoit à recourir à l’autel étoit un ſentiment de religion, que je devois reſpecter. Pourquoi, lui dis-je, n’y êtes-vous pas allé tout ſeul ? et il me répondit qu’il n’a pas eu la cruauté de m’abandonner. Je lui ai prouvé que ce qu’il appelloit à cette occaſion là ſentiment de religion n’étoit que lâcheté pure ; et il ne m’a jamais pardonné ce raiſonnement : il eſt vrai que j’aurois pu le lui épargner ; mais le fait eſt, qu’au fond je ne pouvois pas ſouffrir ce mauvais être.

L’immunité, que je cherchois, étoit au delà des confins de la ſéréniſſime république ; je commençois dans ce moment là à m’y acheminer ; j’y étois déjà avec mon eſprit ; mais il falloit y aller avec mon corps. J’ai été tout droit à la porte de la Carte, qui eſt la royale du palais ducal ; et ſans regarder perſonne (moyen pour ſe faire moins regarder) j’ai traverſé la piazzetta ; je me ſuis approché au rivage ; et entrant dans la première gondole que j’ai vue là, j’ai dit au gondolier, qui étoit ſur ſa poupe appelle un autre rameur. Ce rameur accourut dans l’inſtant, et empoigna ſa rame pendant que l’autre, maître de la gondole, me demandoit où je voulois aller. J’ai répondu alors à haute voix, charmé que cinquante barcaroli étoient là à m’écouter, toujours curieux : Je veux aller à Fuſina, et ſi tu vogueras bien vite, je te donnerai un Philippe. C’étoit lui donner plus que le tarif. Le Philippe étoit une monnoie eſpagnole, qui valoit la moitié d’un cequin : on n’en voit plus. Après avoir donné cet ordre, je me ſuis jetté nonchalemment ſur le couſſin du milieu, et le père Balbi ſans chapeau, et avec mon manteau s’aſſit comme un ſubalterne ſur la banquette. La figure comique de ce moine contribua beaucoup à me faire croire un charlatan, ou un aſtrologue, car mon habit gêloit les yeux de tous ceux qui me regardoient.

La gondole ſe détacha vite du rivage, doubla la douane, et commença à fendre avec vigueur les eaux du grand canal de la Giudecca, par lequel il faut paſſer, tant pour aller à Fuſine, comme pour aller à Meſtre, où effectivement je voulois aller. Lorsque je me ſuis vu à la moitié du canal, j’ai mis la tête dehors, et j’ai dit au barcarol de poupe : crois-tu que nous ſerons à Meſtre avant quatorze heures ? J’avois entendu ſonner treize heures, lorsque Andreoli ouvroit la grande porte. Le barcarol me répondit que je lui avois ordonné d’aller à Fuſine ; et je lui ai répondu qu’il étoit fou, puisqu’à Fuſine je n’avois rien à faire. Le ſecond barcarol me confirma que j’avois ordonné à Fuſine, et appella en témoin le père Balbi, qui me dit avec un viſage à faire pitié qu’il avoit une conſcience, et qu’il devoit donner raiſon aux barcaroli. Je me rends, dis-je, avec un grand éclat de rire, je n’ai pas dormi cette nuit, et il ſe peut que j’aie dit à Fuſine ; c’eſt à Meſtre que je veux aller. Et nous, répondit le barcarol, irons à Meſtre, et même en Angleterre, ſi vous voulez ; mais ſi vous ne m’euſſiez pas demandé, ſi nous y ſerons avant quatorze heures, vous ſeriez reſté bien attrapé ; car nous allions à Fuſine. Ouï ouï Monſieur nous y ſerons, car nous allons à ſeconde d’eau, et de vent.

J’ai alors regardé derrière moi tout le beau canal, et ne voyant pas un ſeul bâteau, admirant la plus belle journée qu’on pût ſouhaiter, les premiers rayons d’un ſuperbe Soleil qui ſortoit de l’horizon, les deux jeunes barcaroli, qui ramoient à vogue forcée, et réfléchiſſant en même tems à la cruelle nuit que j’avois paſſée, à l’endroit où j’étois dans la journée précédente, et à toutes les combinaiſons, qui me furent favorables, le ſentiment s’eſt emparé de mon ame, qui s’éleva à Dieu miſéricordieux ſécouant les reſſorts de ma reconnoiſſance, m’attendriſſant avec une force extraordinaire, et tellement que mes larmes s’ouvrirent ſoudain le chemin le plus ample pour ſoulager mon cœur que la joie exceſſive étouffoit, je ſanglotois, je pleurois comme un enfant qu’on mène par force à l’école.

Mon adorable compagnon, qui jusqu’alors n’avoit parlé que pour donner raiſon aux barcaroli, ſe crut en devoir de calmer mes pleurs, dont il ne connoiſſoit pas la belle ſource ; et la façon, dont il ſe prit me fit effectivement paſſer tout d’un coup des pleurs à un rire d’une eſpèce ſi ſingulière, que n’y comprenant rien, il m’avoua quelques jours après qu’il me crut devenu fou. Ce moine étoit bête ; et ſa méchanceté venoit de ſa bêtiſe : je me ſuis vu à la dure condition d’en tirer parti ; mais il m’a presque perdu ſans pourtant en avoir l’intention. Il n’a jamais voulu croire que j’aie ordonné d’aller à Fuſine avec l’intention d’aller à Meſtre : il diſoit que cette penſée ne pouvoit m’être venue, que lorsque j’étois ſur le grand canal.

Nous arrivâmes à Meſtre. J’ai été tout droit à la Campane, auberge où il y a toujours des voituriers. Je ſuis entré dans l’écurie diſant que je voulois aller d’abord à Treviſo, et le maître de deux chevaux, que j’ai jugés bons, m’ayant dit qu’il me ſervira dans une caleche fort-légère en cinq quarts d’heure, je lui ai accordé quinze livres, et je lui ai dit d’atteler d’abord : ce qu’il fit en n’employant que deux minutes. Je ſuppoſois le père Balbi derrière moi ; je ne me ſuis retourné que pour lui dire montons ; mais je ne l’ai pas vu : je le cherche des yeux, je demande où il eſt ; on n’en ſait rien. Je dis au garçon d’écurie d’aller le chercher, déterminé à le gronder, quand même il ſeroit allé ſatisfaire à des néceſſités naturelles, car nous étions dans le cas de devoir différer cette beſogne auſſi. On le cherche, on ne le trouve pas ; il ne vient pas ; j’étois comme une ame damnée ; je penſe à partir ſeul ; mais mon cœur s’oppoſe à ma raiſon ; je ne puis pas m’y réſoudre. Je cours dehors, je demande, et tous les poliſſons me diſent qu’ils l’avoient vu, mais qu’ils ne ſavoient pas, où il étoit allé. Je vole tout ſeul dans la grande rue, je parcours les arcades, je m’aviſe de mettre la tête dans un café, et je le vois aſſis près du comptoir prenant du chocolat avec toute ſa commodité en cauſant avec la ſervante. Il me voit, et il me dit aſſeyez-vous, et prenez du chocolat auſſi, puisque vous devez le payer. Je n’en veux pas, lui dis-je, avec l’angoiſſe au cœur, et je lui ſerre le bras avec une telle rage, que huit jours après il en avoit encore la marque noire. Il ne me répondit rien ; il me voyoit trembler de colère : j’ai payé, et nous ſortîmes pour aller à la voiture, qui m’attendoit à la porte de l’auberge.

À peine faits dix pas, un certain B. To…, bon homme, mais qui avoit la réputation d’être ſoudoyé par le tribunal, me voit, m’approche, et s’écrie : comment ici, monſieur ! je ſuis bien charmé de vous voir : vous vous êtes certainement ſauvé des plombs ; j’en ſuis bien aiſe ; contez-moi, comment vous avez pu faire ce prodige. Je me poſſède ; je lui réponds en riant qu’il me faiſoit trop d’honneur, et que j’étois en liberté depuis deux jours : il me répond net que cela n’étoit pas vrai, puisqu’il avoit été dans le jour précédent dans un endroit, où il l’auroit ſu. Le lecteur peut ſe figurer l’état de mon ame dans ce moment là : je me voyois découvert par un homme que je croyois payé pour me faire arrêter, et qui pour cela n’avoit qu’à cligner de l’œil au premier archer que nous aurions rencontré ; et Meſtre en eſt plein. Je lui ai dit de parler tout bas, et de venir avec moi derrière l’auberge. Il y vint, et lorsque je n’ai vu perſonne, et que je me ſuis vu voiſin à un petit foſſé, au-delà duquel il y avoit la vaſte plaine de la campagne ; j’ai mis ma main droite à mon eſponton, et j’ai allongé ma gauche vers le collet de mon homme ; mais très-leſte il ſauta le foſſé, et ſe mit à courir à toutes jambes en direction oppoſée à Meſtre, ſe tournant de tems en tems, et me faiſant des baiſemains, qui vouloient dire bon voyage, bon voyage, partez tranquille. Je l’ai enfin perdu de vue, et j’ai remercié Dieu que la prudence de cet homme m’ait empêché de commettre un crime, car il n’avoit pas de mauvaiſes intentions ; mais ma ſituation étoit horrible : j’étois alors en guerre déclarée contre toutes les forces de la république, et j’étois ſeul : je devois donc tout ſacrifier à la précaution, et à la prévoyance.

J’ai remis dans ma poche l’eſponton, et morne comme un homme qui venoit d’échapper à un danger mortel, j’ai donné un coup d’œil de mépris au lâche, qui m’avoit réduit à cela, et je me ſuis acheminé à la voiture, où nous montâmes, et où nous arrivâmes à Treviſo ſans qu’il nous arrive rien de ſiniſtre. Mon compagnon, qui ſe ſentoit coupable, n’oſa jamais m’exciter à ſortir de mon ſilence. Je penſois à quelque moyen de me délivrer de cette compagnie, qui avoit tout l’air de devoir me devenir fatale.

J’ai ordonné au maître de la poſte de Treviſo une voiture à deux chevaux pour Coneillan pour dix-ſept heures préciſes ; il étoit alors quinze heures et demi. Je me ſentois mourir d’inanition, et j’aurois pu à la hâte manger une ſoupe ; mais un quart d’heure pouvoit m’être fatal : j’avois toujours devant mes yeux une eſcouade d’archers, qui me garrottoient. Il me ſembloit qu’étant rattrapé, j’aurois non ſeulement perdu la liberté, mais l’honneur. Je me ſuis acheminé à la porte S. Thomas, et je ſuis ſorti de la ville comme un homme, qui alloit ſe promener : après avoir marché un mille ſur le grand chemin, j’en ſuis ſorti pour ne plus y rentrer : je me ſuis déterminé à ſortir de l’état en marchant toujours entre les champs, et non pas par Baſſan, qui auroit été le plus court chemin, mais par Feltre : ceux qui ſe ſauvent, doivent toujours choiſir le débouché le plus éloigné, car on pourſuit toujours les fuyards par le chemin qui mène au plus voiſin, et on les rattrape.

Après avoir marché trois heures, je me ſuis étendu ſur la dure n’en pouvant poſitivement plus : il falloit me procurer quelque nourriture ou mourir là. J’ai dit au moine de placer près de moi mon manteau, et d’aller à une maiſon de fermier que je voyois pour ſe faire donner pain, ſoupe, viande, vin, et eau, et je lui ai donné un Philippe pour qu’il le laiſſe en gage pour les plats, et les couverts. Après m’avoir dit qu’il ne me croyoit pas ſi timide, il eſt allé faire la commiſſion. Ce malheureux étoit plus vigoureux que moi : il n’avoit pas dormi, mais dans la journée précédente, il s’étoit nourri, il avoit pris du chocolat, et la prudence ne tourmentoit pas ſon ame : avec cela il étoit maigre : j’avois l’air d’être dix fois plus fort que lui pour réſiſter aux fatigues ; mais cela n’étoit pas vrai.

Malgré que cette maiſon ne fût pas une auberge, la bonne fermière nous envoya un bon dîner par une payſanne : le moine me dit qu’elle avoit bien regardé le Philippe, et qu’elle l’avoit ſoupçonné faux, et qu’il l’avoit aſſurée que ſon ami le paieroit avec de la monnoie de S. Marc. Mon pauvre ami avoit un peu l’air d’un voleur, et la fermière avoit raiſon. Nous avons fait aſſis ſur l’herbe un excellent repas, qui ne me couta que trente ſous : j’avois alors des dents, qui ne trouvoient jamais la viande trop dure. Lorsque j’ai ſenti le ſomeil qui venoit m’aſſaillir, je me ſuis remis en chemin aſſez bien orienté. Quatre heures après je me ſuis arrêté derrière un hameau, et j’ai ſu d’une bonne payſanne que j’étois à vingt milles de Treviſo. J’étois extrêmement las, et j’avois les jambes enflées aux chevilles : il ne nous reſtoit plus qu’une heure de jour. Je me ſuis couché au milieu d’un bouquet d’arbres, et j’ai fait aſſeoir près de moi mon compagnon. Je lui ai dit avec le ton de la plus tendre amitié que nous devions aller à Borgo di Val Sugana première bonne ville qu’on trouve au delà des confins de la république, ville appartenant à l’évêché de Trente, où nous ſerions auſſi ſûrs qu’à Londres, et où nous pourrions nous repoſer autant qu’il nous ſeroit néceſſaire pour recouvrer entièrement nos forces : mais que pour parvenir à cette ville nous avions beſoin de prendre des précautions eſſentielles, dont la première étoit celle de nous ſéparer en y allant lui d’un côté, moi d’un autre, lui par le bois du Mantello, moi par les montagnes, et par Feltre, lui par la plus facile, et avec tout l’argent que j’avois, moi ſans le ſou, et par la plus difficile. Je lui ai dit que je lui faiſois préſent de mon manteau qu’il auroit pu très-facilement troquer contre une capotte, et un chapeau, et que pour lors il ſe ſeroit trouvé bien maſqué, et ſecondé par ſa phyſionomie tout le monde l’auroit pris pour un vrai payſan. Je l’ai donc prié de vouloir bien me quitter d’abord, et m’attendre à Borgo di Val Sugana, où il auroit pu ſe trouver le ſurlendemain, et où je le priois de m’attendre l’eſpace de vingt quatre heures. Je lui ai indiqué la première auberge que d’abord entré dans la ville il trouveroit à ſa main gauche. Je lui ai dit que j’avois beſoin de repos, et que je ne pouvois me le procurer qu’avec une entière tranquillité d’ame, et que d’abord que je me verrois ſeul, quoique ſans argent, j’étois ſûr que Dieu m’inſpireroit le vrai moyen de m’en procurer ſans m’expoſer au plus grand de tous les malheurs, qui étoit celui de me voir arrêté. Que nous devions d’ailleurs être ſûrs qu’à l’heure qu’il étoit tous les archers de l’état devoient avoir été avertis de notre fuite par des exprès, et avoir reçu ordre de nous chercher dans toutes les auberges, et que le premier des ſignalemens, qu’on devoit leur avoir envoyés devoit certainement être que nous étions deux, et que nous étions vêtus comme nous l’étions, dont lui ſans chapeau, et avec un manteau de bout de ſoye devenoit le plus remarquable. Je lui ai vivement peint tout le déplorable de mon état, et le beſoin indiſpenſable que j’avois de repoſer dix heures libre de toute crainte, affoibli comme j’étois par une laſſitude, qui me rendoit comme perclus de tous mes membres. Je lui ai montré mes genoux, mes jambes, et mes pieds avec des veſſies, car les ſouliers fort-minces que j’avois n’étant faits que pour marcher ſur le beau pavé de Veniſe étoient tout déchirés. Je devois ſans nulle exagération, périr de langueur dans la même nuit, ſans un bon lit ; et je devois exclurre tous ceux des auberges. À l’heure même où je parlois, un ſeul homme auroit pu me garrotter, et me mener en priſon, car je n’aurois pu lui faire aucune réſiſtence. En lui repréſentant cela, je l’ai convaincu qu’allant chercher un gîte tous les deux enſemble nous risquions d’être arrêtés ſur le champ, ſur le ſimple ſoupçon que nous aurions pu être les deux qu’on cherchoit. Mon cher compagnon me laiſſa terminer mon discours ſans jamais prononcer le mot, et m’écouta toujours avec la plus grande attention.

Pour toute réponſe il me dit en peu de mots qu’il s’attendoit à tout ce que je venois de lui dire, et qu’il avoit déjà pris ſon parti là-deſſus jusque du tems qu’il étoit encore en priſon : qu’il étoit décidé à ne pas me quitter, quand même cela auroit dû lui couter la liberté, et la vie. Une réponſe ſi ronde, et inattendue me ſurprit au plus haut degré. J’ai alors fini de bien connoître cet homme, et j’ai vu qu’il ne me connoiſſoit pas. Je n’ai pas différé une minute à exécuter un projet formé ſur le champ, et que l’exigence du cas me démontroit comme le ſeul remède contre une pareille brutalité : il tenoit du comique ; mais je voyois en même tems qu’il pouvoit terminer tragiquement.

Je me ſuis levé non ſans effort : j’ai noué enſemble mes deux jarretières, je l’ai méſuré, et puis j’ai tracé ſa méſure ſur le terrain ; et mon eſponton à la main, j’ai commencé une petite excavation avec le plus grand empreſſement ne répondant rien à toutes les queſtions qu’il me faiſoit. Après un quart d’heure d’ouvrage, je lui ai dit en le regardant triſtement, qu’en qualité de chrétien je me croyois obligé à l’avertir qu’il devoit ſe recommander à Dieu. Je vous enterrerai ici tout vivant, lui dis-je, ou ſi vous êtes le plus fort, ce ſera vous-même qui m’y enterrerez. C’eſt à ceci que votre brutale obſtination me réduit : vous pouvez cependant vous ſauver, car je ne courrai pas après vous pour vous rejoindre. Voyant qu’il ne me répondoit pas, j’ai pourſuivi mon travail : j’ai commencé à avoir peur de me voir pouſſé à bout, et de devoir lutter contre cet animal, dont il eſt certain que je voulois me défaire.

Enfin ſoit réflexion, ſoit peur, il ſe jetta près de moi : ne ſachant pas ſes intentions, je lui ai préſenté la pointe de mon verrou ; mais il n’y avoit rien à craindre : il me dit qu’il alloit faire tout ce que je voulois. Je l’ai alors embraſſé ; je lui ai répété ſa leçon ; je lui ai confirmé la promeſſe de le rejoindre, et je lui ai donné tout le reſte des deux cequins que le comte m’avoit donnés. Je ſuis reſté ſans le ſou, et je devois paſſer deux rivières. Je me ſuis malgré cela bien félicité d’avoir ſu me délivrer de la compagnie d’un homme de ce caractère : pour lors je n’ai plus douté de ſortir d’affaires.

J’ai obſervé ſur une colline à cinquante pas un berger, qui conduiſoit un troupeau de dix à douze brébis, et je m’y ſuis adreſſé pour prendre des informations qui m’étoient néceſſaires. Je lui ai demandé, comment s’appelloit cet endroit, et il me dit que j’étois à Val de piadene, ce qui me ſurprit à cauſe du chemin que j’avois fait. Je lui ai demandé le nom des maîtres de cinq à ſix maiſons que de cette éminence je voyois à la ronde, et j’ai trouvé qu’ils étoient tous de ma connoiſſance, et tous à la campagne dans cette ſaiſon là, où les venitiens vont tous faire la Sainmartin quelque part ; je devois avec grand ſoin éviter la rencontre de qui que ce fût. J’ai vu un palais de la maiſon Gr., dont un vieillard, qui étoit préciſément alors inquiſiteur d’état, s’y trouvoit ; je ne devois pas me laiſſer voir. J’ai demandé à qui appartenoit une maiſon rouge que je voyois à quelque diſtance, et ma ſurpriſe fut grande, lorsque j’ai ſu que c’étoit la maiſon du capitaine de campagne qui eſt le chef des archers. J’ai dit adieu au payſan, et machinalement j’ai deſcendu la colline : il eſt inconcevable que je me ſois acheminé à cette terrible maiſon, dont raiſonnablement, et naturellement j’aurois dû m’éloigner ; j’y ai été en droite ligne, et en vérité je ſais que je n’y ai pas été d’une volonté déterminée. S’il eſt vrai que nous poſſédions tous une exiſtence inviſible bienfaiſante qui nous pouſſe à notre bonheur, comme il arrivoit quelque-fois à Socrate, pourrois-je ſans crainte croire, que quelque lecteur ſe moque de moi, que je fus pouſſé à cette maiſon par mon bon génie ? Je dois le croire, car la nature, et la raiſon me repouſſoient de là, et je ne connois pas en pure phyſique un troiſième moteur. Je conviens que dans toute ma vie, je n’ai jamais commis une plus grande imprudence.

J’entre dans cette maiſon ſans héſiter, et même d’un air fort-libre : je vois dans la cour un jeune enfant qui joue à la toupie, et je lui demande où eſt ſon père : il ne me répond pas ; il va appeller ſa mère, et je vois dans un moment une belle femme enceinte, qui me demande fort-poliment ce que je veux de ſon mari, qui n’y étoit pas. Ma préſence lui en impoſa. Je lui ai dit que j’étois fâché que mon compère ne fût pas chez lui autant que charmé d’avoir connu ſa belle moitié. Compère ? dit-elle. Vous êtes donc ſon Excellence Vetturi, qui eut la bonté de promettre à mon mari d’être le parrain de l’enfant, dont je ſuis groſſe. Je ſuis bien enchantée de vous connoître, et mon mari ſera au déseſpoir de ne s’être pas trouvé chez nous. Je lui ai répondu que j’eſpérois qu’il ne tarderoit pas à arriver, car j’avois beſoin de lui demander à ſouper, et un lit, ne voulant me montrer à perſonne dans l’état où j’étois. Elle me dit avec vivacité qu’un bon lit, et un paſſable ſouper ne me manqueroient pas, mais qu’il ne falloit pas eſpérer ſon mari de retour, puisqu’il n’y avoit qu’une heure qu’il étoit ſorti à la tête de dix hommes à cheval pour aller chercher deux priſonniers, qui s’étoient enfuis des plombs, dont l’un étoit patricien, et l’autre un particulier nommé C…, elle diſoit que, s’il les trouvoit, il les conduiroit à Veniſe, et ne les trouvant pas, il emploieroit au moins deux, ou trois jours à les chercher. Charmé de me trouver perſuadé, j’ai fait ſemblant d’en être fâché, et de refuſer de reſter chez elle, craignant de la gêner ; mais elle ſut ſe ſervir de manières, auxquelles la politeſſe veut qu’on ſe rende, et j’ai cédé. Pour donner à ma fable un air de vérité, j’ai dit qu’un domeſtique viendroit peut-être me chercher avec ma voiture ; mais que ſi je dormois, je la priois de ne pas me faire réveiller : je lui ajoutai, que ce qui me faiſoit plaiſir étoit, que perſonne de mes amis ne devineroit jamais où j’étois. J’ai vu qu’elle obſervoit mes genoux, et je n’ai pas attendu qu’elle m’interroge pour lui dire que je m’étois bleſſé en tombant de cheval. Elle appella alors ſa mère, belle femme auſſi ; et après lui avoir dit à l’oreille qui j’étois, elle ajouta qu’il falloit me donner à ſouper, et que c’étoit à elle à panſer mes bleſſures. Je me ſuis laiſſé conduire, ſans faire plus de façons, dans une chambre, où j’ai vu un lit, qui avoit bonne apparence, et la jeune femme me quitta, diſant qu’elle ne vouloit pas me gêner.

Cette jolie femme d’archer n’avoit pas l’eſprit de ſon métier, car rien n’avoit plus l’air d’un conte que l’hiſtoire que je lui avois faite. À cheval, avec des bas blancs ! À la chaſſe en habit de taffetas, et ſans manteau de drap ! Dieu ſait combien ſon mari doit s’être moqué d’elle à ſon retour. Sa mère eut ſoin de moi avec toute la politeſſe, que j’aurois pu prétendre chez des perſonnes de la première diſtinction. Elle prit un ton de mère, et pour ſauver ſa dignité en ſoignant mes bleſſures, elle m’appella ſon fils. Si mon ame eût été tranquille, je lui aurois donné des marques non équivoques de ma politeſſe et de ma reconnoiſſance ; mais l’endroit, où j’étois, et le rôle dangéreux que je jouois, m’occupoient trop ſérieuſement.

Après avoir viſité mes genoux et mes hanches, elle me dit, qu’il me falloit un peu ſouffrir, mais que le lendemain je me trouverois guéri : je devois ſeulement tenir toute la nuit les ſerviettes imbibées, qu’elle appliqua ſur mes playes, et dormir ſans jamais bouger. J’ai bien ſoupé, et après je l’ai laiſſée faire : je me ſuis endormi pendant qu’elle m’opéroit, car je ne me ſuis jamais ſouvenu de l’avoir vue me quitter. Tout ce que j’ai pu rappeller à ma mémoire le lendemain fut, que j’ai mangé, et bu avec un excellent appetit, et que je me ſuis laiſſé déshabiller comme un enfant : je n’avois ni courage, ni peur, je ne parlois pas, je ne penſois pas ; j’ai mangé pour ſuppléer à la néceſſité que j’avois de nourriture, et j’ai dormi cédant à un beſoin, auquel je ne pouvois pas reſiſter : j’ignorois tout ce qui dépendoit d’un certain raiſonnement. Je n’ai jamais ſu ni avec quelle eau elle me frotta, ni ſi j’ai ſouffert pendant qu’elle me frottoit. Il étoit une heure de nuit, lorsque j’ai fini de manger, et le matin en me réveillant, et entendant ſonner douze heures, j’ai cru que c’étoit un enchantement, car il me ſembloit que je ne m’étois endormi que dans ce moment là. Il m’a fallu plus de cinq minutes pour rappeller mon ame à ſes fonctions, pour m’aſſurer que ma ſituation étoit réelle, pour paſſer en un mot du ſomeil au vrai réveil. Mais d’abord que je me ſuis reconnu, je me ſuis vite débarraſſé des ſerviettes, étonné de voir mes playes tout-à-fait ſeches. Je me ſuis habillé dans moins de trois minutes ; j’ai mis moi-même mes cheveux dans la bourſe ; j’ai mis une chemiſe, et des bas blancs, et je ſuis ſorti de ma chambre que j’ai trouvée ouverte. J’ai deſcendu l’escalier, paſſé la cour, et quitté cette maiſon, ſans faire nulle attention qu’il y avoit là deux hommes de bout qui ſans aucun doute ne pouvoient être qu’archers. Je me ſuis éloigné de cet endroit, où j’ai trouvé politeſſe, bonne chère, ſanté, et tout le recouvrement de mes forces, avec un ſentiment d’horreur, qui me faiſoit friſſonner, car je voyois que je m’étois expoſé très-imprudemment au plus évident de tous les risques. Je m’étonnois d’être entré dans cette maiſon, et plus encore d’en être ſorti, et il me paroiſſoit impoſſible de n’être pas ſuivi, et arrêté à chaque pas que je faiſois. J’ai marché cinq heures de ſuite par bois, et montagnes ſans jamais rencontrer que quelques payſans. Je me ſuis apperçu que j’avois oublié ſur le lit ma chemiſe, mes bas, et un mouchoir, et j’en fus affligé, car il ne me reſtoit plus qu’une autre chemiſe ; mais le malheur ne me parut pas grand : ma ſeule penſée étoit de me voir bientôt au-delà de Feltre.

Il n’étoit pas encore midi, lorsqu’allant mon chemin, j’ai entendu le ſon d’une cloche : regardant en bas de la petite éminence où j’étois, j’ai vu la petite égliſe d’où le ſon venoit, et voyant du monde qui y entroit, j’ai cru que c’étoit une meſſe, et il me vint envie d’aller l’entendre : lorsque l’homme eſt dans la détreſſe, tout ce qui lui vient dans l’eſprit lui paroît inſpiration. C’étoit le jour des trépaſſés : je deſcends, j’entre dans l’égliſe, et je ſuis ſurpris d’y voir M. Marc. Gr. neveu de l’inquiſiteur d’état, et M. M. Pis. ſon épouſe : je les ai vus étonnés. Je leur ai fait la révérence, et j’ai entendu la meſſe. À ma ſortie de l’égliſe monſieur me ſuivit, madame y reſta. Il me dit en m’approchant que faites-vous ici, où eſt votre compagnon ? Je lui ai répondu que je me ſauvois d’un côté tandis que par mon conſeil il avoit pris un autre chemin avec ſeize livres que je poſſédois, et que je lui ai données, étant par là reſté ſans le ſou : je lui ai clairement demandé le ſecours dont j’avois beſoin pour ſortir de l’état : il me répondit qu’il ne me pouvoit rien donner ; mais que je pouvois compter ſur pluſieurs hermites que je trouverois chemin faiſant, qui ne me laiſſeroient pas mourir de faim. Il me dit que ſon oncle avoit ſu notre évaſion à midi dans la journée précédente, et qu’il n’en avoit pas été fâché. Il me demanda alors comment j’avois pu réuſſir à percer les plombs, et je lui ai répondu que les hermites pouvoient alors ſe diſpoſer à dîner, et que n’ayant pas le ſou, je n’avois pas non plus de tems à perdre : et lui tirant la révérence, je l’ai laiſſé. Ce refus de ſecours me fit plaiſir : je crois que mon ame fut charmée de ſe trouver plus grande que celle du vilain, qui put dans un cas pareil écouter ſon avarice. On m’a écrit à Paris, que lorsque Madame ſut la choſe, elle lui dit des injures. Il n’eſt pas douteux que le ſentiment loge chez les femmes plus ſouvent que chez les hommes.

J’ai marché jusqu’au Soleil couchant ; et las, et affamé, je me ſuis arrêté à une maiſon ſolitaire, qui avoit bonne mine. J’ai demandé de parler au maître, et la concierge me dit qu’il étoit allé à une noce au-delà de la rivière, où il devoit paſſer la nuit ; mais qu’elle me feroit à ſouper, comme ſon maître lui en avoit donné l’ordre. J’ai accepté, lui diſant que j’avois beſoin de me coucher. Elle me fit entrer dans une belle chambre, où d’abord que j’ai vu ſur une table ancre, et papier, j’ai écrit une lettre de remerciement au maître de la maiſon, que je ne connoiſſois pas. J’ai vu par l’adreſſe de pluſieurs lettres, qui étoient là que j’étois chez M. de Rombenchi conſul, je ne me ſouviens pas de quelle puiſſance. J’ai cacheté ma lettre, et je l’ai laiſſée à la bonne femme, qui me fit un ſouper délicat, et me traita avec tous les égards. Au bout d’un excellent ſommeil d’onze heures, je partis, je paſſai le fleuve diſant que je paierois à mon retour, et j’ai marché cinq heures. Le père gardien d’un couvent de Capucins me donna à dîner, et je crois qu’il m’auroit auſſi donné de l’argent, s’il n’eût pas eu peur de me ſcandaliſer. Je me ſuis remis en chemin, et deux heures avant la fin du jour, j’ai demandé à un payſan à qui appartenoit une maiſon, que je voyois, et je me ſuis réjoui en entendant le nom d’un de mes amis aſſez riche, et que je croyois honnête homme. Je m’achemine à cette maiſon, j’y entre, je demande le maître, on me dit qu’il écrit, qu’il eſt ſeul, et on me montre la chambre au rez-de-chauſſée. Je l’ouvre, je le vois, je cours pour l’embraſſer, il ſe lève, et il me repouſſe en reculant : il me dit des raiſons, qui m’outragent, et qui m’irritent, et je me venge lui demandant ſoixante cequins ſur un billet a vue ſur M. de Br… ; il me les refuſe me diſant que ſon précipice ſeroit immanquable, lorsque le tribunal ſauroit qu’il m’avoit donné ce ſecours : il me dit de m’en aller d’abord, et qu’il n’oſeroit pas même m’offrir un verre d’eau, car il auroit fallu attendre une minute. C’étoit un homme de ſoixante ans courtier de change, qui m’avoit des obligations. Son cruel refus fit en moi un effet bien différent de celui de M. Gr… Soit colère, ſoit indignation, ſoit droit de raiſon ou de nature, je l’ai pris au collet lui préſentant mon eſponton, et lui diſant que j’allois le tuer, s’il élevoit la voix. Tout tremblant alors il tira de ſa poche une petite clé, et voulut me la donner, me montrant un tiroir où il y avoit de l’argent. Je lui ai dit de l’ouvrir lui-même, ce qu’il fit me diſant de me ſervir d’un tas de cequins que je voyois : je lui ai ordonné alors de me donner ſix cequins avec ſes propres mains : il me dit qu’il avoit cru que je lui en euſſe demandé ſoixante : c’eſt vrai, lui dis-je, mais actuellement que tu m’as réduit à employer la violence, je n’en veux que ſix, et tu n’auras pas de billet, mais je te promets que je te les ferai payer à Veniſe, où je te déshonorerai en écrivant des lettres circulaires, qui te feront connoître pour le plus lâche des hommes. Il ſe jetta alors à genoux me conjurant de prendre tout, ſi je croyois d’en avoir beſoin, mais ma réponſe fut un coup de pied dans la poitrine, et une menace de lui brûler la maiſon, ſi, à ma ſortie de chez lui, il eût oſé m’inquiéter.

J’ai marché deux heures, et voyant la nuit, je me ſuis arrêté à une maiſon de payſan, où j’ai trouvé du fromage, du pain, des œufs, et du vin, diſpoſé à dormir ſur la paille. N’ayant pas aſſez de monnoie pour me changer un cequin, je l’ai envoyé en chercher à la paroiſſe, lui diſant que j’acheterois volontiers un manteau. Je dormois à ſon retour, et il ne m’a pas réveillé ; mais le matin il me montra une vieille redingote bleue de gros drap appartenante au curé : je lui en ai donné deux cequins, et je ſuis parti. Je me ſuis acheté à Feltre des ſouliers, et j’ai paſſé à cheval d’un âne la bicoque qu’on appelle la Scala. Un garde qui étoit là ne m’a pas ſeulement demandé mon nom. J’ai pris une charrette à deux chevaux, et je ſuis arrivé le ſoir à Borgo de Valſugane, où à l’auberge indiquée, j’ai trouvé le moine. S’il ne m’eût pas approché, je ne l’aurois pas reconnu. Une redingote verte, et un chapeau rabattu au-deſſus d’un bonnet de coton le déguiſoient tout-à-fait. Il me dit qu’un fermier lui avoit donné tout cela pour mon manteau, et un cequin avec, et qu’il étoit arrivé à Borgo le matin, où il avoit fait bonne chère : il termina ſa narration me diſant fort-noblement qu’il ne m’attendoit pas, car il n’avoit pas cru que j’euſſe eu l’intention de lui tenir parole. J’ai paſſé dans cette auberge toute la journée ſuivante écrivant ſans ſortir du lit. Le père Balbi écrivit des lettres impertinentes au père ſupérieur de ſon couvent, et à ſes frères, et des tendres aux ſervantes qu’il avoit rendues fécondes. J’ai écrit plus de vingt lettres, dont dix à douze circulaires, où je rendois compte des ſix cequins que j’avois eus, et du moyen que j’avois employé pour les obtenir.

Le lendemain, j’ai dormi à Pergine, où un jeune comte d’Alberg vint me voir, ayant ſu, je n’ai jamais ſu comment, que nous étions des gens, qui ſe ſauvoient de l’état de Veniſe. J’ai paſſé à Trente, et de là à Bolzan, où n’ayant plus d’argent pour avancer chemin, je me ſuis préſenté à un vieux banquier nommé Mench, auquel j’ai demandé un homme ſûr pour l’envoyer me prendre de l’argent à Veniſe : je l’ai prié en même tems de nous recommander à un aubergiſte jusqu’au retour de l’homme. Ce banquier qui rioit toujours fit tout. En huit jours, dans lesquels nous ne ſommes jamais ſortis, et que j’ai tous paſſés au lit, l’homme eſt retourné avec une lettre de change de cent cequins ſur le même Mench. Avec cet argent je me ſuis habillé ; mais je me ſuis auparavant acquitté de ce devoir vis à vis du père Balbi, qui me diſant toujours, que ſans lui je ne me ſerois jamais ſauvé, me faiſoit entendre qu’il étoit devenu propriétaire juridique au moins de la moitié de toute ma fortune éventuelle.

J’ai pris la poſte, et ayant voulu dormir toutes les nuits, nous ſommes arrivés à Munick le quatrième jour. Mon camarade devenoit chaque jour plus inſoutenable. Il devenoit amoureux de la ſervante dans toutes les auberges, et ne ſachant pas parler, ni remplacer les désagrémens de ſa perſonne par les bonnes manières, ou par l’argent, je me pâmois de rire le voyant ſouvent régalé des ſoufflets qu’il recevoit des Maritornes du Tyrol avec une réſignation angélique. Il me trouvoit avare, et vilain, parceque je n’ai jamais voulu lui donner de l’argent, avec lequel il auroit eſpéré de ſéduire leur vertu.

Je fus me loger au cerf, où j’ai d’abord ſu que deux jeunes frères venitiens de l’illuſtre famille Cont… étoient là depuis quelque tems, accompagnés par un comte Pomp… veronois, mais n’étant pas connu d’eux, je n’ai pas penſé à aller les voir, d’autant plus que je n’avois plus beſoin de rencontrer des hermites. Je fus faire ma révérence à la comteſſe de Coronini, qui m’avoit connu à Veniſe, et qui étoit fort-bien en cour.

Cette illuſtre dame âgée de ſoixante et dix ans m’a très-bien reçu, et m’a promis de parler à l’électeur pour me faire obtenir la ſûreté de l’azile. Elle me l’a annoncée le lendemain pour moi, mais non pas pour mon camarade, car l’électeur ne vouloit pas avoir des démêlés avec les ſomasques, dont un couvent étoit dans Munick ; ils auroient pu prétendre d’avoir des droits ſur le père Balbi en qualité de membre fugitif de la religion : la comteſſe me conſeilla de le faire d’abord ſortir de la ville pour aller ſe recouvrer ailleurs, et éviter ainſi quelque mauvais tour que les moines ſes confrères pouvoient lui jouer.

J’ai d’abord été chez le jéſuite confeſſeur de l’électeur pour obtenir de lui quelque recommandation dans quelque ville de l’empire en faveur de cet infortuné. Le jéſuite me reçut fort-mal : il me dit par manière d’acquit qu’à Munick on me connoiſſoit à fond : je lui ai demandé d’un ton ferme, s’il me donnoit cet avis comme une bonne, ou comme une mauvaiſe nouvelle, et il ne m’a pas répondu. Il m’a laiſſé là ; et quelqu’un me dit qu’il étoit allé pour vérifier un miracle tout récent, dont toute la ville parloit. Un prêtre qui étoit là me dit que l’impératrice veuve de Charles VII. morte dans ces jours là avoit, quoique morte les pieds chauds, et que je pouvois aller voir cela moi-même, ſi j’en avois envie, puisque ſon corps étoit expoſé au public. Ce miracle m’intéreſſa, car j’avois toujours froid aux pieds : il me prit envie d’aller voir le prodige, et m’étant mis à genoux pour aſperger l’auguſte morte, j’ai réellement trouvé ſes pieds chauds ; mais c’étoit l’effet d’un poële ardent, qui étoit très-près de ſes mêmes pieds. Un danſeur que j’ai vu là, et qui me connoiſſoit beaucoup, me fit compliment, et m’invita à dîner. Sa femme, venitienne, jolie, et remplie de talent, que j’avois connue enfant, me fit le plus gracieux accueil, et me voyant embarraſſé à cauſe de mon camarade, que je ne voulois pas abandonner, elle m’a offert une lettre de recommandation à Augsbourg au chanoine Baſſi doyen du chapître de S. Maurice, qui étoit ſon ami. J’ai accepté cette lettre qu’elle écrivit d’abord, et j’ai fait partir mon compagnon à la pointe du jour dans une bonne voiture lui promettant de penſer à lui dans le cas que la recommandation n’eût pas la force, dont il avoit beſoin. Quatre jours après j’ai ſu par ſa lettre même qu’on l’avoit accueilli, logé, vêtu en abbé, préſenté au magiſtrat, et au prince évêque. Outre cela l’honnête, et noble doyen lui avoit promis d’avoir ſoin de lui jusqu’à ce qu’il eût obtenu de Rome une diſpenſe de ſes vœux monaſtiques, et un plein pardon de la république. Il finiſſoit ſa lettre par me demander quelques cequins pour ſes ménus plaiſirs, car il étoit trop noble, diſoit-il, pour en demander au doyen, qui ne l’étoit pas aſſez pour lui en offrir. Je ne lui ai pas répondu.

Reſté ſeul, et tranquille, j’ai penſé à rétablir ma ſanté ; car les fatigues, et les peines ſouffertes m’avoient donné des contractions aux nerfs, qui pouvoient devenir ſérieuſes. Un bon régime me rendit en moins de trois ſemaines ma parfaitte ſanté. Dans ces mêmes jours Madame Rivière vint de Dresde à Munick avec ſes deux filles, et un fils pour aller marier ſon ainée à Paris. Je connoiſſois le fils, excellent garçon, qui vit aujourd’hui à Paris chargé de famille, et d’affaires de la maiſon électorale de Saxe. Sa mère très-bonne femme, qui connoiſſoit d’ailleurs tous mes parens, fut enchantée de me conduire gratis dans la ſeule ville de l’univers faite pour ceux qui ont beſoin d’invoquer le ſuffrage de la fortune. Ce coup de bonheur me fit prévoir toutes les grâces que la déeſſe ſe plairoit à me faire dans la carrière d’aventurier, ſur laquelle je devois me mettre : elles furent exceſſives, mais je n’en ai pas fait bon uſage ; j’ai démontré par ma conduite que la fortune ſe plaît à favoriſer ceux qui abuſent de ſes bienfaits. Les plombs en quinze mais me donnèrent le tems de connoître toutes les maladies de mon eſprit, mais je n’y ai pas demeuré aſſez de tems pour me fixer à des maximes faites pour les guérir. Madame Rivière partit de Munick le 18 de Décembre m’aſſurant qu’elle s’arrêteroit à Strasbourg huit jours. Dans le même jour, j’ai reçu de l’argent de Veniſe, et je ſuis parti ſeul le lendemain. Sept heures après mon départ, je me ſuis arrêté à Augsbourg non pas tant pour voir le père Balbi, comme pour avoir la ſatisfaction de connoître l’aimable Doyen, qui en avoit agi en prince vis à vis de mon malheureux compagnon ſur la ſimple recommandation d’une danſeuſe.

Je l’ai trouvé habillé en abbé, mal poudré, bien logé, et bien ſervi. Le doyen n’étoit pas en ville. Il me dit, que quoiqu’il ne lui manquât rien, il ſe trouvoit dans la miſère, car il n’avoit pas le ſou, et qu’il étoit étonnant que le doyen, qui le ſavoit, ne lui donnât pas de tems en tems quelque couple de ducats. Je lui ai demandé, pourquoi il ne ſe faiſoit pas envoyer de l’argent par les nobles venitiens ſes frères, ſes couſins, ſes oncles, ou par quelques amis, et il me répondit qu’il n’avoit que des ennemis : il auroit dû me dire qu’ils étoient tous auſſi gueux que lui. J’avois de l’argent, mais j’ai ſu réſiſter à la tentation de lui en donner : c’étoit un ingrat, bas, vil, et inſatiable. À la fin de Mars, j’ai reçu à Paris une lettre de l’honnête doyen, qui me fit la plus grande peine. Il me diſait que le père Balbi s’étoit évadé de chez lui avec une ſervante lui enlevant une petite ſomme, une montre d’or, et douze couverts d’argent, et qu’il ne ſavoit pas, où il étoit allé. Vers la fin de l’année on m’a écrit de Veniſe qu’on l’avoit remis ſous les plombs. J’ai ſu après que d’Augsbourg, il étoit allé ſe réfugier à Coire capitale des griſons avec la ſervante, où il demanda d’être agrégé à l’égliſe des calviniſtes, et d’être reconnu comme mari légitime de la dame, qui étoit avec lui : mais lorsqu’on ſut qu’il ne ſavoit rien faire pour ſoutenir ſa vie, on n’a pas voulu de lui. Lorsqu’il n’eut plus d’argent, la ſervante qu’il avoit trompée, l’a quitté après l’avoir battu pluſieurs fois. Le père Balbi alors ne ſachant pas où aller, ni comment faire pour vivre, prit le parti d’aller à Breſſe ville appartenant à la république, où il ſe préſenta au gouverneur, lui dit ſon nom, ſa fuite, et ſon repentir, et le pria de le prendre ſous ſa protection pour obtenir ſon pardon. La protection du gouverneur commença par faire mettre en priſon le ſot recourant ; puis il écrivit au tribunal, lui demandant ce qu’il devoit en faire, et en conſéquence des ordres qu’il reçut, il lui envoya ce fugitif enchaîné, qu’il remit de nouveau ſous les plombs, où il ne trouva pas le comte Asquin, que, par pitié de ſon âge, on avoit envoyé aux quatre trois mois après mon évaſion. Cinq ou ſix ans après, j’ai ſu que le tribunal avoit envoyé hors des plombs mon ancien compagnon le reléguant dans le couvent de l’inſtitution, qui eſt bâti ſur une éminence près de Feltre ; mais il n’y demeura que ſix mois : il s’eſt enfui, et il alla à Rome ſe jetter aux pieds du pape Rezzonico, qui lui permit de devenir prêtre ſéculier. Il retourna alors à ſa patrie, où il vécut toujours dans la miſère, parceque ſans conduite. À mon retour à Veniſe il eſt venu me voir tout en lambeaux ; il me fit pitié, et j’ai fait pour lui tout ce que j’ai pu par foibleſſe de cœur, et non pas par vertu. Il finit ſes jours l’année 85.

J’ai rejoint à Strasbourg la charmante famille, avec laquelle je ſuis arrivé à Paris le matin du jour 5 de janvier de l’année 1757, jour de mercredi. Je n’ai jamais de ma vie fait un plus agréable voyage. Le bon ſens de la mère, l’eſprit cultivé du fils, la beauté parfaite, l’eſprit gai, et les talens de la charmante fille formoient une ſociété, dont les charmes ne me laiſſoient rien à déſirer. Après avoir vu le plus cher de tous mes amis, je courus à Verſailles dans un pôt de chambre, que j’ai pris au pont royal pour aller embraſſer M. de Sers, noble napolitain, ſur l’ancienne amitié duquel je comptois beaucoup. Je ſuis arrivé à la cour à quatre heures, et ayant ſu qu’il étoit parti avec l’ambaſſadeur comte de Cant… j’ai penſé d’aller dîner avant que de retourner à Paris.

Mais à peine arrivé à la grille dans ma même voiture, je vois une grande quantité de monde courir de tout côté dans la plus grande confuſion, et j’entens tout le monde crier : le roi eſt aſſaſſiné ; on vient de tuer ſa Majeſté. Mon cocher plus effrayé que moi veut ſuivre ſon chemin, mais on arrête la voiture, on me fait deſcendre, et on me met dans le corps de garde, où je vois en moins de trois minutes plus de vingt perſonnes, que je juge auſſi innocentes que moi. Je ne ſavois que penſer, et ne croyant pas aux enchantemens, je croyois de rêver, lorsqu’un officier entra, nous demanda fort-poliment excuſe à tous, et nous dit que nous pouvions aller notre chemin : le roi, dit-il, eſt bleſſé, et n’eſt pas mort : l’aſſaſſin que perſonne ne connoît eſt arrêté : on cherche partout M. de la Martinière.

Remonté dans ma voiture comme tous les autres, et abſorbé par la ſurpriſe cauſée par un événement ſi extraordinaire, j’ai refuſé une place à une aimable figure d’homme, qui me la demanda de la meilleure grace. On dit que la politeſſe ne gâte jamais rien ; et il faut laiſſer qu’on le diſe. Il y a des momens, où la politeſſe eſt poſitivement hors de ſaiſon, et où la prudence ordonne d’être impoli.

Dans les trois heures, que j’ai employées pour retourner à Paris, trois-cent couriers pour le moins me devancèrent à tout moment allant ventre à terre : ces couriers ne faiſoient que répéter à haute voix la nouvelle, qu’ils portoient : les premiers dirent que le roi avoit été ſaigné, et que la bleſſure étoit mortelle : les ſeconds que le chirurgien répondoit de ſa vie : les troiſièmes que la bleſſure étoit légère ; et à la fin que ce n’étoit qu’une égratignure de la pointe d’un couteau. Le lendemain on n’en a pas ſu davantage, ni jamais, malgré un très-ſévère procès, qui couta au roi cinq millions, qui fut imprimé, et connu de tout le monde, et qui n’a rien de commun avec l’hiſtoire de ma fuite, qu’il me ſemble devoir terminer ici.

Quand il me prendra envie d’écrire l’hiſtoire de tout ce qui m’eſt arrivé en dix-huit ans, que j’ai paſſés parcourant toute l’Europe jusqu’au moment qu’il plut aux inquiſiteurs d’état de m’accorder la permiſſion de retourner libre dans ma patrie d’une façon qui me fut très-honorable, je la commencerai à cette époque, et mes lecteurs la trouveront écrite avec le même ſtyle, car il n’y a pas d’écrivain, qui en ait deux, tout comme il n’y a pas de viſage, qui ait deux phyſionomies. Mon hiſtoire, ſi je l’écris, ſera inſtructive dans pluſieurs points de morale. On apprendra que le plus ſouvent l’homme a tort de s’attribuer du mérite pour ce qu’il a fait de bon ; et double tort de calomnier la fortune mettant ſur ſon compte les maux, qui lui arrivent : mon hiſtoire démontrera que nous ſommes tous des imbécilles, lorsque nous allons chercher loin de nous les cauſes de tout ce qu’il nous arrive de ſiniſtre : nous les trouverons toutes directement, ou indirectement dans nous-mêmes ; mais dans l’examen gardons-nous bien de chatouiller notre amour-propre : il rend épaiſſe la divine lumière de la vérité ; il nous ſéduit, il nous aveugle ; il s’agit de nous ériger en juges de nous-mêmes, et non pas en avocats. Male verum, dit mon maître, examinat omnis corruptus judex. Si je fois tant que d’écrire mon hiſtoire, il eſt poſſible, qu’elle ne paroiſſe qu’après ma mort, puisque déterminé à dire la vérité, il faudra que très-ſouvent je me maltraite, et cela ne m’amuſera pas : ſi je me ſuis pardonné ce n’eſt pas une bonne raiſon pour que je prétende que tout le monde doive avoir pour moi la même bonté, que j’ai eu moi-même.

Je conviens avec un prince digne de l’amour de tout l’univers, que je puis ne pas tout dire : je le ſais ; mais je ne le veux pas : Ou tout, ou rien. Je ne puis pas me réſoudre à m’outrager ; et ce ſeroit m’outrager que de me faire moi-même le protagoniſte d’un roman. Le ſeul cas, dans lequel je ne dirai pas tout, ſera, lorsque la vérité pourroit m’obliger à introduire ſur la ſcène des perſonnes, que le monde croit irréprochables, et qu’il s’en faut bien qu’elles le ſoient : j’emploierai tout mon art pour qu’on ne les devine pas, parcequ’elles me ſont connues, il n’eſt pas néceſſaire que je les faſſe connoître aux autres ; et qui plus eſt, je n’en ai pas le droit. Que ces perſonnes donc ne tremblent pas en liſant ceci. Si elles ont du cœur, ſi leur philoſophie les a rendues ſi fortes que je le ſuis, je les défie à m’imiter : c’eſt d’elles, et non pas de moi que le monde doit ſavoir leurs affaires.

Ou mon hiſtoire ne verra jamais le jour, ou ce ſera une vraie confeſſion. Elle fera rougir des lecteurs, qui n’auront jamais rougi de toute leur vie, car elle ſera un miroir, dans lequel de tems en tems ils ſe verront ; et quelques uns jetteront mon livre par la fenêtre ; mais ils ne diront rien à perſonne, et on me lira ; car la vérité ſe tient cachée dans le fond d’un puit ; mais lorsqu’il lui vient le caprice de ſe montrer, tout le monde étonné fixe ſes regards ſur elle, puisqu’elle eſt toute nue, elle eſt femme, et toute belle. Je ne donnerai pas à mon hiſtoire le titre de confeſſions, car depuis qu’un extravagant l’a ſouillé, je ne puis plus le ſouffrir : mais elle ſera une confeſſion, ſi jamais il en fut.

Je ne me ſoucie pas de ſavoir, ſi elle me conciliera l’eſtime de ceux qui s’imaginent de me connoître, et qui ne m’eſtiment pas, car je ne me donnerai pas la peine d’écrire pour eux ; mais je ſuis ſûr qu’elle ne me produira le mépris de perſonne, car il eſt impoſſible qu’un homme qui penſe ſoit mépriſable ſans qu’il ſache de l’être ; et je ſais que je n’aurois pas pu me ſouffrir vivant, ſi je me fuſſe reconnu pour tel. Si après ma mort on pourra m’adapter la deviſe d’extinctus amabitur idem, je ne demande pas d’avantage : Nil ultra deos laceſſo. J’aurai des illuſtres compagnons.

Encore deux mots à mon lecteur ; et j’ai fini. Laurent ſot gardien des plombs, qui étoit né pour favoriſer ma fuite avec ſa grande bêtiſe, tout comme j’étois né pour être la cauſe de ſa mort, ce qui m’eſt fort-indifférent, mourut quelques mois après mon évaſion, dans les priſons du tribunal, je ne ſais pas de quelle eſpèce de mort. Le nommé Andreoli, qui m’ouvrit naturellement la grande porte au haut bout du grand eſcalier a dit, que je l’ai jetté par terre tenant une arme à la main ; et ce n’eſt pas vrai.

Le 12 de Septembre de l’année 1774 M. de Monti conſul de la république de Veniſe à Trieſte me donna un billet des inquiſiteurs d’état, dans lequel ils m’ordonnoient de me préſenter dans le terme d’un mois au circonſpect Marcantoine Buſinello leur ſecrétaire pour ſavoir leur volonté. Je n’ai pas écouté ceux qui me conſeilloient de ne pas m’y fier : je ſavois parfaittement qu’une pareille trahiſon ne pouvoit pas avoir lieu. La grandeur, et l’importance du Tribunal peut bien laiſſer courir la trahiſon, lorsque ſes bas miniſtres l’emploient pour s’emparer d’un coupable, mais il n’eſt jamais arrivé qu’il ſouille la ſainteté de ſa foi l’employant directement, et partante d’eux-mêmes en premier chef. Le billet, que j’ai reçu à Trieſte, étoit un vrai ſauf-conduit ſigné par le très-honoré, et très-noble François Grimani alors inquiſiteur d’état, neveu de celui qui régnoit lors de ma fuite, et oncle de l’autre que j’ai trouvé à la meſſe, et qui m’a envoyé dîner avec des hermites.

Au lieu d’attendre un mois, je me ſuis rendu à Veniſe en moins de vingt-quatre heures, et je me ſuis préſenté au ſecrétaire Buſinello frère de celui qui l’étoit dix-huit ans auparavant. D’abord que je lui ai dit mon nom, il m’embraſſa, me fit aſſeoir près de lui, me dit que j’étois libre, et que ma grace étoit la récompenſe de ma confutation de l’hiſtoire du gouvernement de Veniſe d’Amelot de la Houſſaye, que j’avois publiée en trois volumes in 8υο quatre ans auparavant. Il m’a dit que j’avois mal fait à m’enfuir, puisque ſi j’euſſe encore eu un peu de patience, on m’auroit remis en liberté. Je lui ai répondu que je croyois d’être condamné à reſter là pour toute ma vie : il repartit que je ne pouvois pas m’imaginer cela, car à petite faute petite peine. Je l’ai pour lors interrompu avec quelqu’émotion, et je l’ai prié en grace de me communiquer ma faute, car je n’avois jamais pu la deviner. Le ſage circoſpetto ne me répondit alors qu’en me regardant ſérieux en mettant l’index de ſa main droite ſur les levres, comme nous voyons la ſtatue de l’égiptien Harpocrate, ou celle de S. Brunon fondateur des chartreux. Je n’ai pas demandé d’avantage. J’ai témoigné à M. le ſecrétaire les ſentimens de reconnoiſſance, dont j’étois véritablement pénétré, et je l’ai aſſuré que dans la ſuite il n’arriveroit pas que le tribunal eût lieu de ſe repentir de la grace complette, dont il m’avoit rendu digne.

Après cette démarche je fus m’habiller, et j’ai commencé à jouir du plaiſir de me montrer à toute la grande ville, où je ſuis d’abord devenu la nouvelle du jour. Je fus remercier un à un chez eux les trois bienfaiſans inquiſiteurs d’état, qui me reçurent gracieuſement, et m’invitèrent à leur tour à dîner pour entendre de ma bouche même la belle hiſtoire de ma fuite, que je leur ai narrée ſans leur rien déguiſer, et avec tous les détails, que je n’ai pas épargnés au lecteur en l’écrivant. Ceux auxquels j’ai fait des longues viſites, et que j’ai ſu m’attacher furent les trois patriciens, qui s’intéreſſèrent pour moi, qui travaillèrent beaucoup pour obtenir ma grace, et qui l’obtinrent. Le premier fut M. de Dand. le plus ancien de mes protecteurs, conſtant au point qu’il ne m’a abandonné qu’en mourant. Ce fut lui qui détermina à ma faveur M. F… de Gr… Le ſecond que j’ai vu avec épanchement de cœur fut M. P. de Zag. qui travailla deux années de ſuite pour applanir toutes les difficultés, qui s’oppoſoient à mon retour dans ma patrie. Le troiſième auquel je me ſuis préſenté fut M. le pr. L… de Mor… perſonnage à Veniſe de la plus grande importance, et qui détermina M. de Sagr. à ſigner ma grace d’abord qu’il lui a parlé. Soit amour de patrie, ſoit amour propre, je ſais que je dois à ce retour les plus beaux momens de ma vie : on ne m’a obligé à aucune expiation, et tout le monde le ſavoit. La plénitude extraordinaire de ma grace à l’égard de la gravité du tribunal fit mon apologie. Ce grand magiſtrat ſouverain n’a pu faire d’avantage, ni pour me déclarer innocent, ni pour convaincre toute l’Europe que j’ai ſu mériter ſon indulgence. Tout le monde s’attendoit à me voir pourvu d’un emploi convenable à ma capacité, et néceſſaire à ma ſubſiſtence ; mais tout le monde s’eſt trompé, hormis moi. Un établiſſement quelconque, que j’aurois pu obtenir par la faveur d’un tribunal, dont l’influence n’ait point de limites, auroit eu l’air d’une récompenſe, et c’eût été trop. On m’a ſuppoſé tout le talent qu’un homme, qui veut ſe ſuffire, doit avoir, et cette opinion ne m’a pas déplu ; mais toutes les peines, que je me ſuis données pendant l’eſpace de neuf ans, furent vaines. Ou je ne ſuis pas fait pour Veniſe, me ſuis-je dit, ou Veniſe n’eſt pas faite pour moi, ou l’un et l’autre. Dans cette ambiguité un fort déſagrément eſt venu à mon ſecours, et m’a donné l’eſſor. Je me ſuis déterminé à quitter ma patrie, comme l’on quitte une maiſon qui plaît, mais où il faut ſouffrir un mauvais voiſin qui incommode, et qu’on ne peut pas faire déloger. Je ſuis à Dux, où pour être d’accord avec tous mes voiſins, il ſuffit que je ne raiſonne pas avec eux, et rien n’eſt plus facile que cela.

FIN.