Histoire des Abénakis/2/13

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CHAPITRE TREIZIÈME.

suite du précédent.

1713-1726.

Une autre mission abénakise fut établie sur la rivière Kénébec, vers 1696.

Après la destruction de la tribu des Kanibessinnoaks (Canibas) et l’émigration de ces sauvages en Canada, un certain nombre de Nurântsuaks, résidant vers le haut de la rivière Kénébec, allèrent s’établir à l’endroit où était le village qui avait été détruit. Les Anglais appelèrent alors cette place « Norridgewock », nom qui n’est qu’une corruption du mot « Nurântsuak ».

Depuis plusieurs années, ces sauvages manifestaient le désir d’avoir un missionnaire, lorsque les P. P. Jésuites du Canada leur envoyèrent le P. Sébastien Rasle, pour rétablir l’ancienne mission du P. Druillettes.

Le P. Rasle était arrivé à Québec, en 1689. Il avait étudié la langue abénakise à Saint-Joseph de Sillery ; puis, il avait été envoyé dans les missions de l’Ouest. Il avait voyagé pendant six ans parmi les sauvages, depuis l’Océan jusqu’au Mississipi[1].

Il est difficile de se faire une idée des misères de toutes sortes qu’il endura pendant ces longues années, passées au milieu des forêts. La faim et des fatigues incroyables y étaient ses compagnons ordinaires. Mais son grand zèle pour le salut des sauvages lui faisait supporter toutes ces misères avec plaisir ; et, comme il avait une forte constitution, sa santé n’en fut pas notablement altérée.

De retour à Québec, en 1696, il fut envoyé à Norridgewock. Comme il connaissait déjà les Abénakis et savait passablement leur langue, il accepta cette mission avec un véritable bonheur, convaincu que Dieu le choisissait pour passer le reste de sa vie parmi ces sauvages.

Le P. Rasle appela à Norridgewock tous les sauvages du Kénébec, et parvint bientôt à en réunir environ 200 autour de lui. C’était peu, il est vrai ; mais c’était à peu près tout ce qui restait de ces sauvages. Les autres avaient, ou succombé dans les guerres, ou émigré vers le Canada. Le missionnaire bâtit alors une église à peu près semblable à celle de Pentagoët, et bientôt son village devint florissant.

Comme il s’entendait un peu en ouvrages de menuiserie, il fit, de ses propres mains, une petite maison pour sa résidence. Il y demeura toujours seul, sans domestique, préparant lui-même sa nourriture, coupant son bois de chauffage, et faisant tous les ouvrages nécessaires pour l’entretien de sa demeure.

Il s’occupait beaucoup des décorations de son église. Comme il savait un peu la peinture, il fit un grand nombre de tableaux qu’il plaça dans son église ; les murs intérieurs en étaient presqu’entièrement couverts[2].

Il construisit lui-même, près de son église, deux petites chapelles, dont l’une fut dédiée à la Mère de Dieu, et l’autre, à l’Ange-Gardien, C’était une espèce de pélérinage, où les sauvages allaient se mettre sous la protection de la Mère de Dieu et de l’Ange-Gardien avant d’entreprendre leurs voyages de chasse, et où à leur retour, ils allaient remercier leurs protecteurs.

Ce saint missionnaire était d’une piété angélique. Tous les jours, il passait plusieurs heures à prier dans l’église. Il menait une vie très-austère. « Il ne prenait pas de vin, » dit Bancroft, « et était un rigoureux observateur de la loi du carême »[3]. Il vivait dans la plus grande pauvreté, n’ayant rien à lui, et distribuant aux pauvres tout ce que les sauvages lui offraient. Il tirait sa subsistance d’un petit jardin, qu’il cultivait lui-même[4].

Toutes ses occupations journalières étaient règlées. Son temps était partagé entre la prière, l’exercice du saint-ministère et les ouvrages manuels. Presque chaque jour, il réunissait ses sauvages à l’église pour leur donner une instruction. Il les visitait souvent dans leurs wiguams et les entretenait sur des sujets de piété, avec une douce familiarité et une innocente gaîté.

Lorsque les sauvages allaient à leur grande chasse de l’hiver, le missionnaire les y accompagnait ; lorsqu’ils descendaient à la mer, au temps de la chasse et de la pêche, le Père les suivait encore. Alors, une petite chapelle d’écorce était érigée sur quelqu’îlot de la mer, et le saint-sacrifice de la messe y était célébré chaque jour.

Le Père Rasle aimait ses Abénakis plus que lui-même, et il avait consacré sa vie à travailler à leur salut. Les sauvages, sensibles à toutes les preuves d’affection qu’il leur donnait, l’aimaient comme un tendre père et se montraient toujours très-dociles à ses leçons. Aussi bientôt, ils embrassèrent presque tous la foi chrétienne, et firent de rapides progrès dans la ferveur et la piété. La foi de leurs pères, qui, plus de cinquante ans auparavant, avait donné tant de consolation au P. Druillettes, se réveilla dans leurs cœurs, et opéra parmi eux les merveilles qu’on avait vues dans cette mission, de 1646 à 1652[5].

Ainsi, vers 1700, les Abénakis de Kénébec étaient donc ce que leurs pères avaient été, en 1652.

En 1717, le Gouvernement de Massachussetts fit une tentative pour établir une mission protestante parmi ces sauvages. Un ministre y fut envoyé dans ce but, avec injonction d’y établir une école. Ce ministre était le plus habile d’entre ceux de Boston.

Comme on savait que les Abénakis étaient extrêmement sensibles à l’amitié qu’on témoignait à leurs enfants, on lui recommanda de traiter ses écoliers avec tendresse, et de les nourrir aux frais du Gouvernement. Une pension lui fut accordée pour cette fin ; et cette pension devait être augmentée en proportion du nombre d’enfants qui fréquenteraient son école.

Le ministre n’épargna rien pour seconder les vues de son Gouvernement. Il allait chercher les enfants dans leur village, les caressait et leur faisait des présents. Pendant deux mois, il se donna toutes les peines imaginables, mais il ne put en gagner un seul. Alors, il s’adressa aux parents des enfants, leur fit différentes questions sur leur croyance, puis il se moqua des sacrements, du purgatoire, de l’invocation des saints, et de toutes les pratiques de piété des catholiques.

Le P. Rasle crut alors devoir prendre la défense de la foi catholique. Il écrivit au ministre fort poliment, lui disant, entr’autres choses, que ses sauvages savaient bien croire les vérités enseignées par l’église catholique, mais qu’ils ne savaient pas les défendre ; qu’il croyait de son devoir de le faire à leur place ; qu’il voyait avec plaisir l’occasion d’entrer en discussion avec un aussi habile homme ; qu’il lui donnait le choix de le faire par écrit ou de vive voix, et, qu’en attendant, il lui envoyait un mémoire qu’il le priait de lire avec attention.

Ce mémoire était si bien appuyé sur l’Écriture-Sainte, la tradition et les raisonnements théologiques que le ministre, loin d’accepter le défi qui lui était fait, quitta la rivière Kénébec et retourna à Boston, d’où il envoya au P. Rasle une réponse courte et obscure. Le missionnaire lui répliqua aussitôt ; mais le ministre ne répondit à cette dernière lettre que deux ans après. Cette réponse était aussi insignifiante et aussi obscure que la première [6].

Pour cacher la honte de cette défaite, le ministre prétexta qu’il n’y avait rien à faire auprès des Abénakis, parcequ’ils étaient aveuglés par l’affection qu’ils avaient pour leur missionnaire.

Tels étaient les Abénakis de l’Acadie vers 1720 lorsqu’ils se virent dans l’obligation de prendre les armes pour chasser les Anglais, qui s’emparaient injustement de leur territoire.

Le grand Chef envoya alors le protêt suivant au Gouvernement de Massachusetts. « Je possède ma terre où le Grand-Esprit m’a placé ; et tant qu’il restera un enfant de ma tribu, je combattrai pour la conserver »[7]. Les Anglais méprisèrent ce protêt, et continuèrent à empiéter sur le terrain des sauvages.

Un jour qu’une vingtaine d’Abénakis étaient entrés dans un établissement anglais, ils se virent tout-à-coup cernés par 200 hommes armés. « Nous sommes perdus », s’écrièrent les sauvages, « mais vendons cher notre vie. » Ils se préparaient à se jeter sur cette troupe, lorsque les Anglais, connaissant la valeur de ces sauvages, reculèrent, en protestant qu’ils ne voulaient pas les attaquer, mais seulement les inviter à envoyer quelques uns des leurs à Boston, pour s’entendre avec le Gouvernement sur les moyens de conserver la paix et la bonne intelligence entre les deux nations.

Les Abénakis, ajoutant foi trop facilement à ces paroles trompeuses, envoyèrent à Boston quatre députés, qui y furent arrêtés et jetés dans les fers. À cette nouvelle inattendue, les sauvages envoyèrent demander la raison d’un procédé si étrange. On leur répondit que leurs députés n’étaient pas retenus comme prisonniers, mais comme otages, et qu’ils seraient relâchés, dès que les sauvages auraient payé deux cents livres de castor, pour indemnité des dommages qu’ils avaient causés aux Anglais.

Les Abénakis ne se croyaient pas obligés de payer cette indemnité ; cependant, pour retirer leurs frères d’une dure captivité, ils se rendirent à l’exigence des Anglais ; mais ils n’en furent pas plus avancés, car les prisonniers furent retenus dans les fers.

Les sauvages, irrités d’un si étrange procédé, écrivirent au gouverneur de la Nouvelle-Angleterre « qu’ils ne pouvaient comprendre pourquoi on retenait leurs députés dans les fers, après la promesse qu’on avait faite de les livrer dès que les deux cents livres de castor auraient été payées ; qu’ils n’étaient pas moins surpris de voir qu’on disposait de leur pays, et qu’on s’y établissait malgré eux ; que tous les Anglais eussent à en sortir au plus tôt, et qu’on donnât la liberté aux prisonniers, retenus contre le droit des gens ; que si, dans deux mois, ils n’avaient pas de réponse à cette lettre, ils sauraient bien se faire justice eux-mêmes »[8].

Bientôt, les Anglais s’imaginèrent que les P. P. Jésuites poussaient les sauvages à la révolte contr’eux, et que le P. Rasle était le principal instigateur de cette démarche ; cependant, au contraire, les missionnaires retenaient les sauvages, et les empêchaient de prendre les armes[9].

Alors, le Gouvernement de Massachussetts, considérant le P. Rasle comme un dangereux ennemi, résolut de s’en emparer, ainsi que du jeune Saint-Castin.

Les Anglais redoutaient fort ce brave lieutenant, qui, à la tête de ses Abénakis, les poursuivait par toute l’Acadie, Ils crurent qu’il était fort important pour eux d’enlever cet homme, afin de priver les sauvages d’un Chef, qui leur était si nécessaire. Au mois de Décembre 1721, ils envoyèrent un vaisseau à l’endroit où il était cantonné. Le capitaine l’invita à venir se rafraîchir sur son vaisseau, Saint-Castin se rendit volontiers à cette invitation, ne se doutant nullement du piége qui lui était tendu. Alors, on se saisit de lui, et on le conduisit à Boston, où il fut jeté dans les fers. Cinq mois plus tard, il fut conduit en Angleterre, d’où il passa en France[10].

Le P. de la Chasse, supérieur des Jésuites, ayant été informé de la résolution des Anglais de s’emparer du P. Rasle, lui écrivit pour lui conseiller de revenir en Canada. Mais le missionnaire répondit « que Dieu l’avait placé dans cette mission et qu’il serait heureux d’y mourir »[11]. Il refusa donc d’abandonner ses chers sauvages, et demeura à son poste, se confiant à la Providence et se résignant à souffrir tout mauvais traitement qui pourrait lui être infligé.

Cependant, le Gouvernement de Massachusetts songea à exécuter le projet qu’il avait formé de s’emparer du missionnaire. Après plusieurs tentatives pour engager les sauvages à le livrer, ou à le renvoyer à Québec, et à accepter un ministre protestant à sa place, il employa différents moyens pour le surprendre et l’enlever. Voyant que tout cela était inutile, il mit la tête du missionnaire à prix et en offrit £1000, sterling [12]. Enfin, au commencement de Février 1722, il envoya Westbrooke, avec 200 hommes, pour s’en emparer. Ces troupes arrivèrent à Norridgewock lorsque tous les sauvages étaient absents pour la chasse. Les Anglais avaient profité de cette absence, afin de n’éprouver aucune résistance dans l’exécution de leur infime projet. Cependant, le P. Rasle, ayant été informé de l’approche des troupes, s’enfuit dans la forêt, avec les vieillards et les infirmes. Les soldats ne trouvèrent chez lui que ses papiers, parmi lesquels était un vocabulaire abénakis, qui, suivant Bancroft, a été conservé aux États-Unis jusqu’à ce jour[13].

Le missionnaire, avant de s’enfuir, avait eu la précaution de consommer les hosties consacrées qu’il conservait dans son église, et de mettre en sûreté les vases sacrés, ainsi que les ornements sacerdotaux. De sorte que les Anglais ne purent profaner le corps adorable de J.-C.

Le lendemain, les soldats poursuivirent le P. Rasle dans la forêt. Ils arrivèrent bien près de lui, tandis qu’il était caché derrière un arbre. N’étant plus qu’à huit pas de cet arbre, ils s’arrêtèrent tout-à-coup, comme retenus par une main invisible, et reprirent la route du village.

Les Anglais enlevèrent du village toutes les provisions qu’ils y purent trouver. De sorte que le Père demeura ensuite dans une grande disette, jusqu’à ce qu’il pût recevoir quelque secours de Québec[14].

Au retour de la chasse, au printemps 1722, les sauvages, irrités de l’insulte faite à leur vénéré missionnaire, décidèrent d’en tirer une éclatante vengeance. Le P. Rasle leur représenta toute l’imprudence d’une semblable démarche, et leur conseilla de ne pas prendre les armes. Mais ils étaient trop irrités pour suivre ce sage conseil. Ils invitèrent à la guerre leurs frères de l’Acadie, du Canada et même les Hurons de Lorette[15].

Ces sauvages se réunirent, et se jetèrent avec impétuosité sur la ville de Brunswick, qu’ils détruisirent de fond en comble. Ils incendièrent ensuite tous les établissements anglais de la rivière Kénébec[16].

Le P. Rasle comprit qu’à la suite de ces désastres le Gouvernement de Massachusetts allait décréter l’entière extermination des Abénakis, et qu’ils étaient perdus. Il conseilla alors à ceux de sa mission d’émigrer en Canada, leurs représentant qu’ils y trouveraient des frères, qui les recevraient, et des missionnaires, qui prendraient soin de leurs âmes. Les sauvages y consentirent, à condition que le missionnaire les accompagnerait. « Je ne partirai pas, » répondit le P. Rasle, « mon devoir est de rester ici, pour donner les secours de mon ministère aux infirmes et aux vieillards. Je ne tiens pas à la vie ; au contraire je mourrai avec joie dans ce village, en remplissant les devoirs que Dieu m’a imposés. C’est d’ailleurs ce que je désire depuis longtemps. Quant à vous, rien ne vous retient ici. Fuyez donc, pour éviter une mort certaine. »

Un grand nombre de sauvages suivirent ce sage conseil et émigrèrent en Canada. Ils versèrent d’abondantes larmes en se séparant de leur vénéré missionnaire, qu’ils ne devaient plus revoir que dans l’autre vie. Cette émigration eut lieu, en 1722[17].

Le P. Rasle ne s’était pas trompé. Pendant que ces Abénakis émigraient en Canada, le Gouvernement de Massachusetts déclarait tous ceux de l’Acadie coupables de trahison et de brigandage, et décrétait leur entière extermination. Des troupes furent levées pour exécuter ce décret. Une récompense de £15, sterling, fut offerte pour chaque chevelure d’Abénakis ; plus tard, cette récompense fut élevée jusqu’à £100[18].

On décida d’attaquer d’abord les sauvages de Pentagoët. Les troupes, destinées à cette expédition, furent mises sous le commandement de Westbrooke. Elles partirent de Boston, le 4 Mars 1723, et arrivèrent, le 9, à six heures du soir, près du village de Pentagoët.

Le fort sauvage avait deux-cent-dix pieds de long sur cent-cinquante de large. Il était entouré d’une palissade de quatorze pieds d’élévation. Il renfermait vingt-trois grandes loges, — contenant chacune sept à dix familles, — l’église et la maison du missionnaire. L’église était bien décorée, munie de riches ornements sacerdotaux et de beaux vases sacrés. La maison du missionnaire était située près de l’église, du côté du Sud.

Westbrooke n’attaqua pas de suite le village. Il fit halte, et attendit que les sauvages fussent plongés dans le sommeil, afin de mieux réussir dans son projet de destruction. Au milieu de la nuit, il lança ses troupes avec impétuosités sur le fort. Les soldats renversèrent les pallissades et se jetèrent sur les loges. Ils tuèrent impitoyablement tous les sauvages qu’ils y trouvèrent, hommes, femmes, enfants, vieillards et infirmes ; puis ils mirent le feu au village et à l’église, après y avoir fait un riche butin, Le lendemain matin, le fort ne présentait qu’un monceau de cendres[19].

Plusieurs sauvages purent s’enfuir dans la forêt. Le missionnaire put s’échapper et revint, en Canada, avec quelques familles sauvages.

Dix à douze ans plus tard, Saint-Castin, revenu de France, réunit autour de lui les restes des Abénakis dispersés dans l’Acadie, et rétablit, à peu près au même endroit, le village de Pentagoët. Ce village subsiste encore aujourd’hui, c’est celui de Old Town, sur la rivière Penobscot. Ce village possède aujourd’hui un missionnaire catholique.

Cependant l’œuvre de la destruction des Abénakis n’était pas complète. Il restait encore le village de Norridgewock, qui devait avoir le même sort que celui de Pentagoët

L’année suivante, 1724, les Anglais firent deux tentatives pour s’emparer du P. Rasle, mais ce fut sans succès. Alors, ils envoyèrent de Boston 1,100 hommes de troupes pour détruire le village de Norridgewock. Les troupes tombèrent à l’improviste sur ce village, le 23 Août. Il n’y avait alors chez les sauvages qu’une cinquantaine de guerriers, qui prirent les armes, non pour se défendre, mais pour protéger les enfants, les vieillards et les infirmes, Le P. Rasle s’avança résolument en avant, espérant attirer sur lui l’attention des Anglais et sauver par là la vie à quelques uns de ses sauvages. Il avait bien prévu, car les soldats dirigèrent aussitôt leur feu sur lui. Bientôt il, tomba percé de coups, et expira au pied d’une croix qu’il avait plantée lui-même[20].

C’est ainsi que mourut le P. Sébastien Rasle, victime de son héroïque dévouement pour les Abénakis. Il donna sa vie pour ses ouailles. Il mourut à l’âge de soixante-et-sept ans, après en avoir passé trente-cinq au milieu des sauvages. Il avait demeuré vingt-huit ans à Norridgewock.

Les Anglais pillèrent l’église et le village, qu’ils réduisirent ensuite en cendres ; puis ils se retirèrent contents et croyant avoir pu enfin achever l’œuvre de la destruction des malheureux Abénakis de l’Acadie[21].

Après la retraite des troupes, les sauvages retournèrent sur les ruines de leur village, pour secourir les blessés et inhumer les morts. Ils trouvèrent le corps de leur missionnaire criblé de coups. Les soldats avaient enlevé sa chevelure, broyé et mutilé ses membres, rempli de boue sa bouche et ses yeux. Les restes du missionnaire, furent inhumés à l’endroit où il s’agenouillait pour son action de grâces, chaque jour après sa messe : c’était devant l’autel[22].

Le P. Rasle fut le dernier missionnaire Jésuite à la rivière Kénébec. Ainsi, avec lui, fut détruite pour jamais la mission Abénakise de Kénébec, qui avait coûté tant de sacrifices aux P. P. Jésuites, mais qui, en retour, avait donné tant de consolations aux missionnaires.

Après cet affreux désastre, quelques sauvages de Norridgewock émigrèrent en Canada.

La destruction des missions de l’Acadie causa donc trois émigrations d’Abénakis vers le Canada. La première, en 1722, la seconde, en 1723, et la troisième, en 1724. Ces sauvages se réunirent à leurs frères de Saint-François et de Bécancourt.

Les Anglais croyaient avoir détruit tous les Abénakis de l’Acadie ; mais ils étaient dans l’erreur. Bientôt, un grand nombre de ces sauvages sortirent de leurs forêts, et menacèrent d’une manière alarmante les établissements Anglais.

Les colonies anglaises craignant les coups de la vengeance de ces sauvages, surtout de ceux du Canada, qui étaient protégés et secourus par les Français, s’adressèrent à M. de Vaudreuil pour obtenir un traité de paix. MM. Schuyler, Atkinson, Dudley et Taxter furent députés à Montréal, en 1725, pour traiter de la paix avec le gouverneur et les Chefs Abénakis[23].

Avant toute délibération, M. de Vaudreuil demanda aux députés anglais une réparation du lâche et injuste assassinat du P. Rasle. Les députés ne donnèrent qu’une réponse vague ; bientôt, voyant qu’ils ne pourraient rien obtenir du gouverneur, ils cherchèrent à entrer secrètement en négociations avec les Chefs ; mais ceux-ci exigèrent que les délibérations se fissent en présence du gouverneur.

Plusieurs conférences eurent lieu, et les conditions de la paix furent longtemps discutées. L’ultimatum des Abénakis fut qu’ils resteraient maître de tout le territoire, situé entre Saco et Port-Royal, que la mort du P. Rasle et les dommages qu’ils avaient soufferts seraient réparés par des présents. Les députés anglais n’acceptèrent pas ces conditions de paix. Ils se contentèrent de dire qu’ils feraient leur rapport à Boston.

Le gouverneur, qui redoutait beaucoup le rapprochement et la paix entre les Anglais et les Abénakis, vit avec plaisir que ces conférences n’avaient produit aucun résultat[24]. Mais il ne devait pas voir la conclusion de ce traité de paix qu’il redoutait tant, car il mourut le 10 Octobre de la même année.

L’année suivante, 1726, sous l’administration du Baron de Longueuil, ce traité fut conclu entre les Chefs abénakis et les Anglais, avec la condition que les sauvages resteraient maîtres de leurs terres et qu’ils auraient la liberté de suivre le parti des Français ou celui des Anglais, en cas de guerre entre ces deux nations[25].

La nouvelle de ce traité causa du déplaisir et du regret en France, car on comprenait le danger qui menacerait désormais le Canada, s’il venait à être attaqué du côté de la mer. La Cour manda aux missionnaires d'employer tous les moyens possibles pour conserver l'attachement des Abénakis, qui servaient de barrière du côté de l’Acadie.


  1. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I. 941.
  2. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I. 939.
  3. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I. 938.
  4. Idem. Vol. I​I. 938.
  5. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. IV. 109-120.
  6. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. IV. 109, 110.

    Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I, 939.

  7. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. IV. 112

    Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I. 238.

  8. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. IV. 113,114.
  9. Garneau. Hist. du Canada, Vol. I​I. 108.
  10. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I. 946.
  11. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I. 946.
  12. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. IV. 117.
  13. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I. 940.
  14. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. IV. 118.
  15. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I&#8203 ; I. 940. — Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. IV. 119
  16. Le P. de Charlevoix, Hist. Gén. de la N. France. Vol. IV. 119.

    Bancroft. Hist. of the U.S. Vol. I​I. 940. — Garneau. Hist. du Canada. Vol. I​I. 109.

  17. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I. 940.
  18. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I. 940.
  19. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I. 941.
  20. Le P de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. IV. 120, 121. — Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I, 944.
  21. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén, de la N. France. Vol. IV. 122.
  22. Idem. Vol. IV. 122.
  23. Garneau. Hist. du Canada. Vol. I&#8203 ;I, 110.
  24. Garneau. Hist. du Canada. Vol. I​I. 110, 111.
  25. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I​I. 942.