Histoire des Canadiens-français, Tome III/Chapitre 8

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Wilson & Cie (IIIp. 115-124).

CHAPITRE VIII


L’élément normand, son influence sur la jeune colonie. — Nationalité canadienne. — Caractère des Canadiens. — Mœurs et coutumes, vêtements, mobilier, cuisine des premiers Canadiens. — La Guignolée.



T
oujours désireux de peindre la Vie des Canadiens, nous allons, dans ce chapitre, décrire quelques-unes de leurs coutumes, déjà très distinctes de celles de France, à l’époque où nous sommes arrêté.

Le Perche et la Normandie ne nous envoyèrent que peu de colons après 1655. Les provinces du sud de la Loire : le Poitou, l’Aunis, la Saintonge, commencèrent alors à nous en fournir un bon nombre.

Les premiers arrivants (1608-1655) exercèrent une grande influence sur ceux qui les suivirent ; leurs habitudes, leurs mœurs, leur accent ont prévalu dans une large mesure. En 1655, ils comptaient déjà plusieurs dédoublements de familles, et devaient se chiffrer par près de cinq cents âmes. L’idée nationale, ou le sentiment de la nouvelle patrie, avait de la force parmi eux. Leurs enfants n’avaient plus que des aspirations canadiennes ; c’est au point que l’on rencontre constamment une distinction, dans les écrits du temps, entre les Français et les Canadiens. La Nouvelle-France était aussi chère à ces derniers que la Gaule l’avait été à une branche de la grande race celtique. Avant que de connaître le pays qu’ils ont tant aimé, les Gaulois avaient vécu en Orient, et peut-être leur affection s’était-elle attachée à d’autres contrées. Finalement, ils ont pris racine en France et lui ont voué leur amour sans même le raisonner ; et c’est ainsi probablement que les anciens Canadiens en agirent, ne se rendant pas trop compte de ce qui les retenait aux bords du Saint-Laurent — cette France nouvelle dont ils furent les Gaulois.

L’esprit d’association naquit parmi eux sans effort. En présence d’un ordre de choses qui pouvait leur paraître étrange, ils trouvèrent en eux-mêmes des ressources étonnantes. Normands, lorsqu’ils ne pouvaient pas résoudre un problème, ils le retournaient. C’est encore notre grande force politique : nous nous faisons une arme du moyen employé contre nous. M. Étienne Parent disait en 1850 : « Soyons bien persuadés que ce qu’il y a de plus menacé, de menacé avant tout, ce n’est pas notre liberté politique, qui est, pour ainsi dire, indigène à ce continent, mais bien notre nationalité. C’est donc de ce côté que doit principalement se tourner notre attention. Lorsque, dans un mouvement, dans une démarche quelconque, il y aura clairement à gagner pour notre nationalité, ne nous inquiétons du reste que secondairement. Notre nationalité, c’est la maison ; tout le reste n’est que l’accessoire, qui devra, nécessairement, suivre le principal. Soyons nationalement et socialement forts et puissants, et nous le serons politiquement. Au contraire, si nous négligeons le soin de notre nationalité, les occasions de la raffermir, soyons bien sûrs que personne ne viendra nous tendre la main au moment du besoin ou du danger. » Ces paroles, que l’on prendrait pour un programme récemment conçu, expriment tout un mode d’action déjà ancien, introduit avec nous dans cette colonie. Ce que nous avons arraché de libertés et de privilèges aux Français d’abord, aux Anglais ensuite, provient de cette manière d’agir. Cela s’appelle le patriotisme — il est contenu en quatre mots : voir à nos affaires. On s’étonne avec raison d’entendre nos compatriotes d’origine anglaise invoquer (depuis quinze ans) la nécessité du sentiment national au Canada, et déplorer qu’il n’y ait jamais existé ni chez les Canadiens ni chez les Anglais ; quelques-uns de leurs journalistes vont jusqu’à soutenir que les Canadiens-français se prêteraient volontiers à cette noble éducation si on les y appelait ! Voilà deux siècles et demi que nous pratiquons la « nouvelle » école — et nous nous en trouvons bien. Avis au lecteur.

M. Guillaume Levesque disait, en 1848 : « Le trait de caractère le plus important que le Canadien doit à l’hiver et à la rigueur du climat est cette force d’inertie, cette puissance de résistance qui lui permet de faire face aux influences les plus fortes. L’habitude de tenir ferme contre les lois impérieuses de la nature persiste et s’applique à toutes les autres influences contre lesquelles il a à lutter ; ainsi les puissances d’un autre ordre, celles qui appartiennent à la politique relativement à la nation, et celles qui dépendent de la morale relativement à l’individu ; les dangers publics et les accidents et périls que chacun rencontre dans la vie le trouvent-ils toujours prêt à les affronter, soit qu’il entreprenne de les combattre, ou bien que, se sentant faible vis-à-vis d’eux, il leur présente un front impassible, les accepte sans plier, en se résignant à la nécessité de les supporter, et attendre qu’ils soient passés et que des circonstances meilleures se présentent, comme les beaux jours et le printemps après l’hiver… Ce sont les premières générations qui sont nées et se sont perpétuées en Canada qui se sont ainsi moulées à la nature. Celle-ci régnait toute puissante, en effet, lorsque les habitants étaient peu nombreux. Il leur a fallu se conformer aux exigences des lieux et du climat pour pouvoir y vivre ; et leurs efforts étaient nuls contre des forces qui ne cèdent jamais, ou ne se modifient tout au plus que quand les peuples sont devenus tellement nombreux que les forces propres de l’intelligence et de la pensée peuvent, jusqu’à un certain point, contrebalancer quelques-uns des effets de la puissance de la nature. Les Canadiens n’en sont pas encore rendus là, et le fond de leur caractère est aujourd’hui le même que celui des premières générations qui ont habité ce pays. Les autres populations venues ensuite partager notre sol sont encore trop nouvelles et ont conservé trop de relations avec leur pays d’origine pour s’y être identifiées aussi complètement, et les renforts qu’elles reçoivent continuellement de l’Europe les aident à se maintenir encore contre les influences locales qui pourtant les domineront à la longue et bientôt. Cependant, elles sont également soumises, dès leur arrivée dans ce pays, aux lois imposées aux premiers habitants ; car la disposition du terrain et le climat ont exercé sur la distribution des établissements une influence qui persiste et domine notre état social et nos habitudes, à l’empire de laquelle les populations nouvellement établies parmi nous ne peuvent résister complètement. »

Passons en revue quelques-unes des coutumes des anciens Canadiens ; descendons dans l’intérieur des familles. L’Histoire se compose plus véritablement de détails que de grand événements. Voici d’abord deux faits qui nous donnent une idée de l’état de fortune des habitants :

Madeleine Boucher, fille de Gaspard, apportait à Urbain Baudry, son mari, par contrat de mariage (1647), quatre draps, deux nappes, six serviettes de toile de chanvre, un matelas, une couverture, deux plats, six cuillers et six assiettes d’étain, une marmite et une chaudière, une table et deux formes, une huche à boulanger, un coffre fermant à clef, une vache et deux cochons. La mariée recevait en outre de ses parents un habit selon sa qualité et du linge à discrétion. Par le contrat de mariage de Louis Prudhomme avec Roberte Gadois (1650), le sieur Gadois, père, donne à sa fille, outre la somme de cinq cents livres, un lit complet, cinquante aunes de toile, une vache avec son veau, six plats, six assiettes, un pot d’étain. Dans un pays nouveau, tel qu’était alors le Canada, ces objets mobiliers, qu’on ne pouvait se procurer qu’avec beaucoup de peine, étaient considérés, à cause de la sévérité des mœurs primitives, comme une sorte de luxe qui ne pouvait être le partage que d’un très petit nombre de colons.

Dans les répertoires ou inventaires de mobiliers qui datent de 1650 à 1660, on rencontre l’énumération de certains objets qui ne sont plus en usage ou qui ont été considérablement modifiés depuis cette époque. Par exemple : petites et grandes bancelles, escabeaux, pots de fer (en quantité), chaudières de cuivre rouge, pot de chambre de cuivre, plomb en masse, moules à faire du plomb à tirer, moules à balles, tenailles à couper le plomb, épées emmanchées, fusils, arquebuses, pistolets, poudre à tirer, tasses, cuillères et fourchettes d’argent. La vaisselle de faïence n’est mentionnée nulle part, ni les couteaux de table, ni les fourchettes en métal commun. Point de poterie non plus ; aucun ferblanc. Les chaises sont remplacées par des escabeaux, des bancelles et des formes, sorte de bancs longs à dossier.

« Nos couchettes sont de bois et se ferment comme des armoires, » écrivait, en 1643, la mère de l’Incarnation. C’étaient donc des bancs-lits ? « Quoiqu’elles soient doublées de drap ou de serge, à peine y peut-on se réchauffer, » continue-t-elle. Les inventaires de mobiliers nous parlent de lits de plume, de « couvertes » de laine, de draps de toile de lin et de paillasses en « couty ». Nous n’avons pas rencontré de mention de meuble appelé couchette ou bois de lit.

Qui nous racontera l’histoire du premier poêle apporté de France au Canada ? Lescarbot disait, en 1606, que les poêles d’Allemagne feraient bien l’affaire des hivernants de Port-Royal. En 1643, la mère de l’Incarnation parle des ursulines de Québec se chauffant au feu de la cheminée. Il devait en être de même dans plus d’une demeure canadienne, à cette époque. « À quatre cheminées, dit la supérieure des ursulines, nous brûlons par an cent soixante-quinze cordes de gros bois ; après tout, quoique le froid soit si grand, nous tenons le chœur tout l’hiver, mais l’on y souffre un peu. »

Introduire des poêles dans l’église ! On ne concevait pas un pareil luxe à une époque où les couteaux de table étaient regardés comme une fantaisie ridicule et blâmable. Il y eut même, en France, une croisade en règle contre les fourchettes. « À quoi servent donc les cinq doigts de la main ? » s’écriaient les contempteurs de cette nouvelle mode. Les sauvages partageaient ces idées. Mais, comme le froid est un grand maître, il fallut, au Canada, faire un compromis. L’année 1645, à la messe de minuit, il « y avait quatre chandelles dans l’église, dans des petits chandeliers de fer en façon de gonçole, et cela suffit, dit le Journal des Jésuites. Il y avait, en outre, deux grandes chaudières fournies du magasin, pleines de feu pour échauffer la chapelle. » Sans doute, les hommes portaient des calottes et les femmes des « thérèses » ; voilà pour la tête. Le corps était couvert de pelisses et de « gros capots ». Les hommes portaient des hauts-de-chausses, et, par-dessus les bas-de-chausse, de moelleuses « chaussettes de Frise » ; car le mot chaussette s’appliquait alors à ce que nous nommons des « bas », et on s’en revêtait jusqu’aux genoux.

Le jour de Noël 1647, « il y eut trois pains bénis : taillandiers, chirurgiens et boulangers… Il y avait trop de chaudières… deux suffisent avec celle de monsieur le gouverneur, et elles furent allumées trop tard, de sorte qu’il fallut les faire ôter ; il y en avait cinq ou six. » Elles jetaient trop de fumée. Plus tard, en 1668, lorsque mademoiselle Marie de Lauson entra au noviciat des ursulines, on introduisit, à la demande de sa famille, des poêles dans le monastère. Les églises en furent privées jusque vers l’année 1800. Le prêtre qui célébrait tenait une chaufferette sur l’autel ; quelques paroissiens avaient des réchauds sous les pieds. Les poêles des forges Saint-Maurice, qui datent de 1730 au moins, attendirent près d’un siècle le privilège d’entrer dans la maison du bon Dieu.

« Autrefois, en France, dit l’auteur de la Vie privée des Français, l’usage des bancs dans les églises n’étant pas introduit, les personnes infirmes ou âgées y faisaient apporter leurs sièges. Dans certaines fêtes d’hiver, on couvrait toute l’église de paille, afin que le peuple, qui s’asseyait ou s’agenouillait sur la terre, n’en ressentît pas d’incommodité. Dans les grandes fêtes d’été, on jonchait l’église de fleurs et de feuillages. » Un peu de paille n’eut pas été hors de propos, de décembre à mars, dans les églises du Canada.

Voici trois citations tirées du Journal des Jésuites : « Le premier coup de la messe de minuit (1645) sonna à onze heures ; le deuxième, un peu avant la demie, et pour lors on commença à chanter deux airs : Venez, mon Dieu, et Chantons Noël, etc. Monsieur de la Ferté (Jean, fils de jean Juchereau) faisait la basse, et Saint-Martin (Martin Boutet) jouait du violon ; il y avait encore une flûte d’Allemagne, qui ne se trouva pas d’accord quand ce vint à l’église. Nous eûmes fait un peu devant minuit ; on ne laissa pas de chanter le Te Deum, et un peu après on tira un coup de canon pour signal de minuit ; on commença la messe. Le pain bénit se fit lorsque le prêtre alla pour ouvrir son livre. Ce fut le premier depuis plusieurs années, qu’il avait été intermis (suspendu) pour les préférences de la distribution que chacun prétendait. Le renouvellement s’en fit par la dévotion des taillandiers qui eurent dévotion de le faire à la messe de minuit, et les esprits se trouvèrent disposés à remettre (rétablir) cette coutume ; monsieur le gouverneur eut le chanteau pour le faire (donner le pain bénit) le dimanche après. »

« Le dimanche, 21 janvier 1646, madame Marsolet devant faire le pain bénit, désira le présenter avec le plus d’appareil qu’elle pouvait. Elle y fit mettre une toilette, une couronne de bouillons de gaze ou du linge à l’entour. Elle désirait y mettre des cierges, et des quarts d’écus aux cierges au lieu d’écus d’or, qu’elle eût bien désiré y mettre ; mais voyant qu’on ne lui voulait point permettre, elle ne laissa point de le faire porter avec la toilette et la couronne de bouillons, mais devant que de le bénir, je fis tout ôter et les bénis avec la simplicité que j’avais fait les précédents, et particulièrement celui de monsieur le gouverneur, crainte que ce changement n’apportât de la jalousie et de la vanité. »

Fête de l’Épiphanie, 1660 : « Les soldats faisant le pain bénit ce jour-là, firent retentir les tambours et flûtes, et vinrent de la sorte à l’offrande et s’en retournèrent de la sorte à la fin de la messe, ce qui choqua puissamment monsieur l’évêque — auquel, toutefois, ayant porté un chanteau, il leur envoya deux pots d’eau-de-vie et deux livres de petun. »

Alors, comme aujourd’hui, les Canadiens étaient profondément religieux. On en voit la preuve dans tous les actes de leur vie. La prière en commun, assiduité aux offices de l’église, récitation du Benedicite et des Grâces aux repas, respect et considération pour le clergé — le tout sans chercher à paraître, sans s’occuper de ce qu’en pensent les étrangers. M. de Gaspé observe ce qui suit : « La pieuse coutume des habitants de faire une prière avant de commencer un ouvrage qui peut les exposer à quelque danger : tel que l’érection du comble d’un édifice, etc., existe encore de nos jours. C’est un spectacle imposant de les voir se découvrir, s’agenouiller et d’entendre un vieillard réciter, à voix haute, des prières auxquelles les autres répondent. »

Selon une coutume assez répandue dans les campagnes de France, les Canadiens tâchaient de se soustraire aux impôts du commerce en fabriquant eux-mêmes les étoffes dont ils s’habillaient. Avec la laine, le lin, le cuir, ils confectionnaient toutes les pièces d’un costume d’homme ou de femme. Flanelle, droguet, toile, tricot ne tardèrent pas à sortir des métiers. La chaussure des sauvages convenait fort bien à la saison d’hiver ; les bottes molles de cuir rouge canadien étaient en usage toute l’année ; plus tard, les gens à l’aise se procuraient, pour les fêtes et dimanches, les « souliers français » et les « bottes malouines » dont parlent nos vieilles chansons. « Nos ancêtres, écrit M. de Gaspé, dépensaient un sou avec plus de répugnance que leurs descendants un louis, de nos jours… Alors (au dix-huitième siècle), riches pour la plupart, ils ignoraient néanmoins le luxe : le produit de leurs terres suffisait à tous leurs besoins. Un riche habitant, s’exécutant pour l’occasion, achetait à sa fille, en la mariant, une robe d’indienne, des bas de coton et des souliers, chez les boutiquiers : laquelle toilette passait souvent aux petits-enfants de la mariée. »

La coiffure de laine tricottée qui porte le nom de tuque est un souvenir de la Normandie. Elle a régné sur les têtes des habitants jusqu’à ces dernières années ; le luxe la chasse, comme la « toile du pays », le droguet et les « bottes sauvages ». C’est un malheur.

La blouse a toujours été inconnue parmi nous. Un habit court, de forme qui change au caprice d’un chacun, et qui ressemblait autrefois aux longues vestes de la noblesse, est ce que portent nos campagnards. En hiver, le « gros capot » enveloppe l’homme du mollet aux oreilles, et le capuchon de ce vêtement commode se ramène sur la tuque ou le casque de fourrure. Le pantalon est adopté depuis trois-quarts de siècle seulement. M. Faillon nous décrit le costume habituel de M. de Maisonneuve : « Quoique, dans les occasions où il devait paraître comme gouverneur, il fût toujours vêtu ainsi que le demandait son rang, et montrât beaucoup de dignité dans toute sa personne, son habit ordinaire était le même que celui des simples habitants, un capot de serge grise à la mode du pays. On appelle ainsi une espèce de vêtement avec capuchon, que les gens de mer mettent par-dessus leur habit ordinaire, pour se garantir du mauvais temps. » Cette serge grise, ou plutôt bure, est la fameuse « étoffe du pays » qui ne s’use… jamais ! On la fabrique dans toutes nos paroisses. Supérieure, par la durée et l’utilité, à tous les produits des manufactures, elle n’a rien de l’apparence misérable des étoffes dont se couvrent les paysans et les ouvriers de l’Europe. Il est regrettable que, depuis quelques années, un luxe mal appliqué et souvent ridicule ait répandu dans nos campagnes les tissus à bon marché que les villes nous fournissent pour affubler le peuple d’un faux air de rentier ruiné. L’étoffe du pays est communément de couleur grise, mais les nuances varient du plus foncé au plus clair ; on en fait de noire et de bleue. En 1665, les miliciens de Montréal portaient des capots bleus, et on donnait ce nom au corps placé sous les ordres de Charles Lemoine. M. de Courcelles aimait beaucoup ses capots bleus qui rendaient tant de services aux troupes du roi. M. Ferland remarque que « le bleu semble avoir été la couleur favorite des premiers habitants de Montréal. Ce goût paraît s’être conservé pendant longtemps : encore au commencement de ce siècle, les bonnets des gens de la campagne étaient bleus dans le district de Montréal, tandis qu’ils étaient rouges dans celui de Québec, et blancs autour des Trois-Rivières. » Qui se serait attendu à voir le futur drapeau tricolore sur la tête des sujets de Louis XIV !

Le mets canadien par excellence est la soupe, mais non pas une soupe pauvre comme presque tous les peuples la mangent. Elle a son caractère, et nous n’en parlons jamais qu’avec orgueil. Pour l’édification de nos compatriotes, citons les lignes suivantes de M. Le Grand D’Aussy, auteur de la Vie privée des Français : « On a donné anciennement le nom de potage à la soupe ordinaire, parce qu’alors on la servait toujours avec beaucoup de légumes et d’herbes potagères. Maintenant, par cette expression, devenue plus noble que l’autre, l’on désigne toutes les soupes quelconques ; et c’est en ce sens que je l’emploierai dans l’article qu’on va lire. — Si vous vous en rapportez aux Anglais et à quelques autres nations, elles vous répondront que la soupe est un aliment pernicieux pour la santé. Si vous parcourez nos camps, au contraire, si vous interrogez le peuple de nos villes et de nos campagnes, vous entendez dire que la soupe nourrit l’homme, que la soupe nourrit le soldat. À la vérité, celle du soldat ou du paysan étant composée de pain trempé avec beaucoup de racines et d’herbes potagères, parce que c’est presque le seul aliment auquel ils sont réduits, elle doit être nourrissante ; et, considéré ainsi, le proverbe français ne prouverait rien en faveur de la soupe. Néanmoins, je suis persuadé qu’il indique un préjugé favorable sur cette sorte de mets ; et ce préjugé, je le fonde sur ce que cet aliment remonte jusqu’aux temps les plus reculés de notre histoire… Mais de tous les potages, celui qui a eu le plus de faveur, et qui l’a conservée le plus longtemps, est le potage au riz. Il en est mention dans nos anciens fabliers et romanciers. Par les statuts de la réforme de Saint-Claude (an 1448), ce mets est accordé en carême aux religieux trois fois la semaine. Au seizième siècle, c’était, selon Champier et Beaujeu, le potage de distinction ; point de festin, même dans la classe des paysans, où on ne le servît. » Les hôtels et les restaurants du monde entier servent à leurs pratiques et aux voyageurs une sorte de bouillon épicé qui porte par contrebande le nom de soupe : c’est un plat en usage dans nos provinces anglaises. Il n’a qu’un rapport très éloigné avec la soupe canadienne. Celle-ci exige beaucoup de viande ; on la fait « riche », bien riche, et c’est tout dire. Les légumes y abondent. Le choux, le riz, le lard y figurent copieusement. Il faut avoir un rude appétit pour attaquer après cela tout un dîner ; mais il ne manque pas ici de gens qui le font avec succès. Ah ! nous sommes des mangeurs ! La soupe aux pois ou aux fèves ferait, à elle seule, la réputation de la cuisine canadienne.

Terminons ce chapitre par quelques notes touchant certaines coutumes de la première moitié du dix-septième siècle.

Les taillandiers faisaient des outils et des instruments tranchants, des forces pour les tondeurs, des faux, des haches, des cognées, serpes, rabots, ciseaux, etc. ; on appelait aussi de ce nom les ouvriers en ferblanc. Le nombre de ces artisans était très grand au Canada, de 1635 à 1665.

« Ceux de la forge, dit le Journal des Jésuites (1645), vinrent demander le vin de la Saint-Éloi. » C’était l’habitude des forgerons de chômer la fête de saint Éloi, leur patron. On voit, par les registres et les cahiers de délibérations des paroisses, que ces fêtes dégénérèrent à la longue en désordres publics. Vers 1740, les autorités ecclésiastiques formulèrent des défenses vigoureuses contre cette coutume, qui disparut peu après la domination française.

Les visites, les cadeaux et les réjouissances du Jour de l’An ne datent pas seulement en France de la réforme du calendrier grégorien (1582), qui reporta le commencement de l’année au premier janvier ; car l’ancienne pratique gauloise de fêter ce jour était conservée par le peuple. Les Allemands et les Anglais ont persisté à chômer le jour de Noël. Au Canada, nos Normands se souhaitaient « la bonne année » du temps de Champlain, comme aujourd’hui. Le Journal des Jésuites (1645-1668) note les aubades, les compliments, les présents qu’on se faisait — il ne dit pas un mot, cependant, de la guignolée.

Si vous parcourez les campagnes de la province de Québec, ou les quartiers français de nos villes, le soir de la Saint-Sylvestre, vous entendez un chant ancien, grave et traînant, qui attire par son étrangeté et surprend à cause de la saison ; car on ne fait guère de sérénades, au pays du Canada, en décembre et en janvier.

C’est la Guignolée, l’une de nos plus vieilles traditions, laquelle remonte à deux mille ans et bien davantage — comme la fête de la Saint-Jean, qui eut son origine dans les temps préhistoriques.

Il ne nous reste pas un grand nombre de coutumes du temps de César ou de Charlemagne ; n’est-il pas étonnant que de simples couplets, quelques amusements, une légende, un bout de croyance, toutes choses en apparence futiles, se conservent à travers les âges et voient naître et disparaître successivement les mœurs, les habitudes, le langage, les institutions, le costume, la manière de vivre, etc., de la race à laquelle ils sont attachés !

Qu’est devenue la langue gauloise que nous parlions il y a deux ou trois mille ans ; le latin qui nous fut imposé pendant un autre millier d’années ? Où sont les demeures, la religion, les armes, les habits des compagnons de Brennus, de Vercingétorix et du Franc Mérovêe ? Nous n’en avons pas même gardé le souvenir ; ce que l’on en sait nous est enseigné par les livres.

Mais une chanson reste ! Un jeu populaire résiste aux assauts du temps. Des riens sont plus solides que des monuments.

Lorsque, au solstice d’hiver, les druides, les prêtresses et le peuple gaulois entouraient le chêne symbolique et en détachaient les branches du gui à l’aide de la faucille d’or, avec accompagnement d’exclamations joyeuses qui saluaient la nouvelle année — Au gui ! l’an neuf ! — ils étaient loin de se figurer que, vingt siècles plus tard, quelques strophes chantées dans une langue nouvelle — le français — par une troupe de cultivateurs, au milieu des neiges et des frimas d’un pays perdu par-delà les mers, seraient à peu près tout ce qui resterait de leurs rites et des dogmes célèbres qu’ils professaient.

Au gui ! l’an neuf ! — nous ne savons pas même comment cela se prononçait en gaulois. Dans notre langue française, la guignolée se chante la veille du jour de l’an, aux portes des maisons, comme invocation à la charité. Touchante coutume ; ceux qui la pratiquent en ignorent l’origine.

Bonjour, le maître et la maîtresse
Et tous les gens de la maison !

Il fait bon d’entendre ces vieux refrains qui, outre qu’ils rappellent un passé poétique, montrent sous un jour aimable le caractère des Canadiens.

Au gui ! l’an neuf ! souhait de bonne année, cri d’espérance qui plaira toujours, dans quelque langue et sous quelque forme qu’on le prononce. Nous y ajoutons l’acte de charité qui lui donne le charme définitif.

Nous tenons des ancêtres la coutume de célébrer les journées les plus courtes et les plus longues de l’année : le 1er  janvier et la Saint-Jean — deux fêtes païennes que le christianisme a transformées jusqu’à un certain point et que les générations ont un peu démodées, mais que le Canada français n’oublie pas — ce qui ajoute aux traits qui nous distinguent des autres races sur ce continent.

Cette coutume subsiste aussi dans certaines parties de la France[1].

Plusieurs versions de la Guignolée sont répandues au Canada. Elles se ressemblent de bien près. Si nous avions à en chanter une, nous choisirions celle-ci :

Bonjour, le maître et la maîtresse
Et tous les gens de la maison.
Nous avons pris une coutume
De v’nir vous voir une fois l’an.
Une fois l’an c’est pas grand’chose !
        Pour l’arrivée —
Qu’un petit morceau de chignée,
        Si vous voulez.


La guignolée, la guignoloche !
Mettez du lard dedans ma poche
Et du fromage sur mon pain ;
Je reviendrai l’année qui vient.
Si vous voulez rien nous donner
        Dites-nous-lé.
Et nous prendrons la fille aînée,
        Si vous voulez.


Nous lui ferons fair’ bonne chère,
Nous y ferons chauffer les pieds.
Pour le dernier jour de l’année,
La guignolée vous nous devez.
Nous ferons du feu dans les bois
        Étant à l’ombre,
On entendra chanter l’coucou
        Et la coulombe.


La fantaisie ajoute parfois des couplets ou même des variantes à ces strophes, mais le fond et la forme sont les mêmes partout.

« Cette chanson, écrit M. Ampère, est peut-être la seule trace de souvenir qui remonte à l’époque druidique… Dans les campagnes de France, autrefois, c’était toujours une quête pour les pauvres qu’on faisait, dans laquelle la pièce de choix était un morceau de l’échine du porc, avec la queue y tenant, qu’on appelait l’échignée ou la chignée. »

M. J.-C. Taché dit : « Il est probable que ces vers étranges :

Nous prendrons la fille aînée
Nous y ferons chauffer les pieds

sont un reste d’allusion aux sacrifices humains de l’ancien culte gaulois. Cela rappelle le chant

de Velléda dans les Martyrs de Châteaubriand : « Teutâtes veut du sang… au premier jour du siècle… il a parlé dans le chêne des druides. » ”

De la guignolée aux chansons populaires du Canada, il n’y a qu’un pas. Occupons-nous en quelque peu, quand ce ne serait que pour attester du goût des Canadiens dans ce genre de plaisir si éminemment français. Il va de soi que nos chansons ne viennent pas toutes du nord de la France, puisque les colons du Canada se recrutaient dans cent endroits divers et, comme on chante partout en France, au sud, à l’est, à l’ouest tout aussi bien qu’au nord, le répertoire des chanteurs canadiens est extrêmement varié aujourd’hui, et l’a toujours été.

Les musiciens ont observé certaines modifications dans les airs retenus au Canada ; mais, chose assez curieuse, ces changements sont à l’avantage de la chanson. De leur côté, les écrivains affirment que les paroles de ces couplets se sont notablement améliorées dans notre bouche. Ceci est dû, selon toute apparence, à la fréquentation journalière des colons avec des hommes instruits ; car on sait les habitudes des premiers Canadiens, depuis le temps de Champlain jusqu’à la conquête, et même longtemps après. Petit à petit, l’influence des gens capables de polir un vers, de remplacer une expression incorrecte ou grossière, dut se faire sentir sur les Canadiens qui chantaient. Supposons des « voyageurs » faisant un trajet de deux ou trois cents lieues en compagnie des pères jésuites : il est à croire que plus d’un bon conseil devait résulter de cette rencontre, et contribuer à transformer plus ou moins ces légers poèmes — trop légers parfois.




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  1. Voyez ce qu’en dit M. Ernest Gagnon, de Québec, dans ses Chansons populaires du Canada.