Histoire des doctrines économiques/2-8

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CHAPITRE VIII

LA RÉACTION CONTRE MALTHUS ET RICARDO

Il est difficile de contester le pessimisme des déductions de Ricardo, liées d’ailleurs de si près aux inquiétudes de Malthus. Or, d’un côté, les socialistes s’emparaient des principales formules de Ricardo — notamment de la valeur causée par le travail et de la loi de l’unearned increment ou accroissement non gagné, corollaire essentiel de sa théorie de la rente foncière — pour demander une refonte générale de la société : d’un autre côté, des hommes sans conscience et sans cœur, dépravés d’intelligence autant que de conduite, travaillaient à acclimater les pratiques néo-malthusiennes, déduites par l’exagération et la fausse interprétation des principes de Malthus.

Une double réaction était donc naturelle.

C’est Carey et Bastiat qui en furent les principaux apôtres. Le premier s’inspirait du spectacle tout à fait différent que lui offrait l’économie du Nouveau-Monde ; le second, poussé certainement par une conviction aussi intense que sincère, était tout autant travaillé par le désir d’arracher aux socialistes, dans l’effervescence révolutionnaire de 1848, les armes que ceux-ci allaient chercher dans les ouvrages des maîtres de la science économique comme dans un arsenal trop bien approvisionné.

À cet égard, l’œuvre de Bastiat est tout à fait originale. On ne peut le prendre ni pour un éclectique, ni pour un disciple ou un plagiaire. Il arrive avec une conception toute nouvelle des rapports économiques et avec la conviction que la paix doit renaître d’une nouvelle intelligence de ces relations. Il voit le désordre dans les idées et la guerre civile dans les rues : il aspire à l’union et à la fraternité dans la vérité économique et sociale[1].

Les Harmonies économiques, malheureusement inachevées, devaient être ce monument indépendant et complet. Puisque nous ne les possédons pas dans leur ensemble, cherchons au moins, en nous pénétrant de l’Avis à la jeunesse française qui les précède, à savoir et à comprendre ce qu’elles auraient dû être dans leur plein achèvement.

D’abord Frédéric Bastiat critique ses devanciers. La plupart d’entre eux, dit-il, « ont attribué de la valeur aux agents naturels, aux dons que Dieu avait gratuitement prodigués à sa créature… Voilà donc des hommes, et en particulier les propriétaires du sol, vendant contre du travail effectif les bienfaits de Dieu et recevant une récompense pour des utilités, auxquelles leur travail est resté étranger. — Injustice évidente, mais nécessaire, disent ces écrivains[2]. « Ricardo a conclu que l’accroissement de la population amène « opulence progressive des hommes de loisir, misère progressive des hommes de travail » ; Malthus a été plus attristant encore : c’est le « paupérisme inévitable », parce que « la contrainte morale, pour être efficace, devrait être universelle et que nul n’y compte ». Les économistes disent donc que « les grandes lois providentielles précipitent la société vers le mal», et ce langage fait dire aux socialistes « qu’il faut abolir ces lois et en choisir d’autres[3] ».

On peut ramener aux thèses suivantes les principales propositions que Bastiat voulait développer : 1° « il n’est pas vrai que les grandes lois providentielles précipitent la société vers le mal» ; 2° «  les intérêts sont harmoniques, au lieu d’être antagoniques » ; 3° le bien-être général résultera — par l’inaction de l’État — du libre jeu des intérêts privés laissés à leur harmonie naturelle.

I. — Les lois naturelles ne précipitent pas la société vers le mal.

Ici Bastiat ne songe pas à démontrer l’innocuité des deux grandes lois de la rente foncière et du principe de population : il les attaque comme fausses et inexactes, et c’est par leur inanité intrinsèque qu’il entreprend de les réfuter.

Pour lui l’usage de la terre est gratuit ; la propriété est fondée sur le travail jusque dans les plus lointaines extensions des avantages et des profits qu’elle confère ; la rente prétendue n’est que le loyer des capitaux incorporés, et nullement le don spontané de la terre ; enfin les prolétaires gagnent plus à cultiver moyennant fermage une terre améliorée qu’à cultiver gratuitement une terre vierge[4].

Or, une des propositions essentielles du système de Ricardo, c’est que la valeur d’une richesse a pour cause et pour, mesure le travail que cette richesse a coûté à celui qui la procure à un autre. Bastiat s’attaque à cette définition — incomplète d’ailleurs ou inexacte, puisque, de l’aveu même de Ricardo, elle ne s’appliquait pas à toutes les richesses[5]. — Bastiat tâche donc de substituer une autre définition. La valeur pour lui, c’est le prix du service rendu, et bien qu’il y ait une corrélation entre les idées de valeur et de travail, le travail dont il peut s’agir ici n’est que le travail épargné à celui qui reçoit la richesse, abstraction faite de tout travail effectivement accompli par celui qui la procure[6]. On conçoit donc mieux que le propriétaire d’une richesse, la procurant à autrui, reçoive sans, injustice une valeur supérieure au propre travail qu’il a dépensé, pourvu qu’il ne la reçoive pas supérieure au travail qu’il épargne à son coéchangiste en la lui procurant[7]. Ainsi ce ne sont plus les richesses qui s’échangent entre elles, ni les richesses qui ont une valeur : les services seuls sont l’objet de l’échange et seuls aussi ils ont une valeur. Mais l’effort épargné à celui qui reçoit le service est ordinairement égal à l’effort accompli par celui qui le rend : et de là est venue la confusion qui se fait entre l’un et l’autre effort et qui cependant doit être écartée.

Bastiat n’est pas moins opposé au principe de population de Malthus. À ses yeux, « toutes choses égales d’ailleurs, la densité croissante de population équivaut à une facilité croissante de production[8] », par une division plus grande du travail, par une moindre déperdition de forces et par une coopération plus efficace de tous les efforts.

II — Les intérêts sont harmoniques.

Par conséquent, la recherche honnête et morale de l’intérêt personnel réalise, sans qu’on le sache et sans qu’on le veuille, l’intérêt d’autrui, c’est-à-dire l’intérêt général, idée qui se trouvait déjà exprimée dans Adam Smith[9].

C’est cette théorie qui a inspiré à Bastiat son délicieux apologue du menuisier[10], et il a trouvé dans l’ardeur généreuse de ses convictions le secret de revêtir de tout le charme de la poésie quelques-uns des problèmes les plus mystérieux et les plus suggestifs de toute l’économie politique.

Mais Bastiat est ici un philosophe bien plus profond qu’Adam Smith.

Comment se fait-il donc que l’intérêt personnel soit si fidèle à servir l’intérêt général ? C’est parce que cette recherche de l’intérêt personnel aboutit à une diminution de la valeur des choses. Ainsi éclate l’harmonie intime qui règne entre toutes les parties de l’œuvre de Bastiat.

La valeur — disions-nous tout à l’heure avec lui — représente ce qu’il en coûte d’efforts pour se procurer une richesse. Or, tout progrès industriel, toute production plus abondante diminue la rareté d’une richesse et nous fait moins apprécier le service de celui qui nous la procure. Chaque chose en elle-même, ou chaque service qui nous procure la chose, garde bien en soi la même utilité pour la satisfaction de nos besoins : mais, dans ce total invariable et constant d’utilité, il y a une part toujours croissante d’utilité gratuite, une part toujours décroissante d’utilité onéreuse. Tous les progrès anciens, réalisés comme ils l’ont été sous le seul stimulant du gain individuel, sont ainsi tombés dans le patrimoine commun de l’humanité. Voilà une forme nouvelle et inattendue d’un véritable communisme dans les services rendus ; et combien ce communisme providentiel n’est-il pas préférable au communisme légal, qui tarirait la source de toute production et par conséquent de toute richesse !

Intéressés aux perfectionnements scientifiques et industriels, les travailleurs ne le sont pas moins à la multiplication des capitaux, dont l’abondance est un de ces perfectionnements dans l’art de produire. Bien plus, « à mesure que les capitaux s’accumulent, dit Bastiat, le prélèvement absolu du capital dans le résultat total de la production augmente, et son prélèvement proportionnel diminue : le travail voit augmenter sa part relative et à plus forte raison sa part absolue. L’effet inverse se produit quand les capitaux se dissipent[11]. ».

Tout cela, cependant, ne doit arriver que si le jeu libre et harmonique des intérêts n’est pas troublé par des lois humaines. Nous arrivons ainsi à la troisième des propositions essentielles du système.

III. — Le rôle de l’État doit être réduit au maintien de la justice dans la société.

C’est là sans doute la partie la plus discutable de toute la théorie de Bastiat, quoique le devoir de justice, si on l’entend largement, ne doive pas être insuffisant pour permettre au souverain d’être le minister Dei in bonum.

Cette inaction de l’État dans toutes les relations qui ne mettent pas la justice en cause, est la conséquence nécessaire de l’harmonie générale des intérêts. Si parfait dans son ensemble est l’ordre naturel du monde économique, que toute main humaine qui oserait en toucher les rouages, ne ferait que le troubler. Bastiat en donne aussi un autre motif : c’est qu’ « aucun droit ne peut exister dans la collection des individus, qui ne préexiste déjà dans les individus eux-mêmes », et que les individus ne possèdent pas le droit d’imposer à leurs semblables, par la force, autre chose que la justice pour eux-mêmes[12].

Nous craignons ici que Bastiat n’ait été emporté trop loin dans son optimisme ; surtout la thèse que la société n’aurait pas de droits en dehors de ceux que ses membres possédaient avant elle à titre purement individuel, nous semble, non seulement inexacte, mais encore inconciliable avec les principes de société et d’autorité. Nous nous en sommes expliqué tout à l’heure à propos de List[13].

En tout cas, on comprend mieux maintenant pourquoi Bastiat devait être un des partisans les plus ardents du libre-échange international. Étant données ses prémisses, aucune discussion n’aurait été possible avec lui sur ce point là : car la liberté de l’échange international lui apparaissait comme étant de droit naturel.

Bastiat est trop oublié maintenant. Mais il était aussi trop polémiste, trop oratoire dans ses procédés, trop absorbé par le souci de l’actualité et par la réfutation des erreurs de ses contemporains — de Proudhon notamment et des Contradictions économiques — pour que ses pages aient pu garder à un demi-siècle de distance tout l’attrait qu’elles avaient pour nos pères. Il reste probable que si Bastiat avait achevé son œuvre, elle n’aurait pas la calme et sereine majesté qui convient aux plus solides monuments de la philosophie, et qui s’impose à l’admiration de la postérité bien plus sûrement encore que ne peuvent faire les discussions les plus animées. Pourtant, s’il y a des lacunes et des inégalités dans le génie de Bastiat, si surtout sa thèse de l’harmonie essentielle des intérêts a suscité de justes critiques, il faut, à cause même de cela, qu’on lui sache pardonner beaucoup. Pour quelles erreurs aurait-on de l’indulgence, si ce n’est pas pour celles des hommes dont tout le tort a été de trop croire à l’harmonie parfaite et persistante de l’œuvre divine et de trop douter, par conséquent, des désordres que la violation des lois morales y peut introduire, une fois que cette œuvre s’est échappée de ses mains créatrices ?

Bastiat avait eu un précurseur dans l’Américain Carey (1793-1879). Rien ne prouve cependant qu’ils aient pu s’inspirer l’un l’autre, de telle sorte que chacun doit bien garder le mérite de son originalité.

Deux Carey se sont distingués successivement dans l’économie politique.

Le père, Mathieu Carey, Irlandais réfugié à Philadelphie à la fin de la guerre de l’Indépendance et établi libraire dans cette ville, y avait publié, de 1819 à 1833, divers opuscules de circonstance contre rabaissement des droits de douanes[14].

Son fils, Henri-Charles Carey, continua le commerce de librairie jusqu’en 1836, date à laquelle il se retira des affaires pour se consacrer tout entier aux études économiques. Il s’était instruit tout seul par ses lectures dans son magasin[15]. Il élabora lentement ses idées, et pour les connaître nous avons, non pas un seul, mais successivement trois ouvrages importants à étudier : les Principes d’économie politique (1837-1840) ; le Passé, le présent et l’avenir (1848) ; enfin les Principes de la science sociale (1858-1859)[16].

Dans les Principles of political economy, nous signalerons la thèse du travail épargné, présenté comme cause de la valeur. Carey se met en face de l’énigme célèbre de J.-B. Say sur la richesse d’un peuple caractérisée par la baisse de valeur des "produits sur son marché. Il répond que l’idée de la valeur repose sur l’appréciation de la résistance qu’il faut vaincre pour avoir ce que l’on veut. Or, le sentiment de cette résistance s’affaiblit avec la puissance de produire, c’est-à-dire avec le perfectionnement des instruments. Donc la valeur doit baisser avec le progrès industriel et social. Donc, aussi, il est faux que l’on puisse mesurer la richesse — c’est-à-dire l’abondance des biens — par la somme des valeurs de celles des richesses que l’on possède. On sait comment cette théorie du travail épargné a été reprise et vulgarisée par Bastiat.

Dans le reste du volume, Carey se rangeait parmi les économistes de l’école libérale, comme partisan de la liberté d’émission, du libre-échange et de l’harmonie naturelle des intérêts, laquelle, entre autres résultats, diminue la part du capital au profit de la part du travail lorsque des progrès industriels sont réalisés. Toutefois les idées libre-échangistes de Carey furent ensuite modifiées par des leçons de l’expérience, lorsque le régime protectionniste, repris en 1842 après la grande crise économique et commerciale de 1837 et années suivantes, eut ramené la prospérité aux États-Unis[17].

Le second ouvrage — The past, the present and the future — paru en 1848, est le plus important et le plus original. C’est là que se trouve la double réfutation des lois de la rente de Ricardo et du principe de population de Malthus. Carey y étudie la marche progressive de l’humanité depuis son origine. Elle y est d’abord esclave de la nature ; elle ignore les forces naturelles ; à plus forte raison est-elle incapable de les plier à son service. Puis, peu à peu, elle apprend à les dominer, et c’est dans cette lente ascension-civilisatrice que les richesses voient décroître leur valeur, à mesure que décroissent les efforts que leur reproduction va exiger[18].

La discussion contre la théorie de la rente de Ricardo est menée avec une grande force d’argumentation[19].

Carey, après avoir remarqué là complexité de la formule et les explications différentes qui en sont données par les disciples de Ricardo lui-même, analyse la théorie en six propositions distinctes, qu’il veut réfuter une à une[20].

1° La culture a commencé par les terres les plus fertiles et les plus capables : de donner un revenu élevé. À cela Carey répond par une longue discussion historique, basée surtout sur le passé économique, et agricole des États-Unis, où la culture a commencé par les coteaux assez maigres. Il en avait été ainsi jadis pour la Grèce et l’Italie, plus tard pour la France et l’Angleterre[21]. Ce point d’histoire peut être tenu pour bien établi ; il est d’ailleurs parfaitement logique qu’il en soit ainsi, à raison de la faiblesse économique des premiers exploitants[22].

2° L’accroissement de la population exige la mise en culture de terres inférieures et moins productives. — À cela Carey répond que les conditions de l’existence, s’il en était ainsi, devraient être allées en s’empirant avec l’accroissement de la population, mais qu’elles doivent aller au contraire en s’améliorant, si cette population y trouve peu à peu plus de force pour vaincre la nature[23]. Or, lequel de ces deux phénomènes s’est réalisé au cours des siècles ? Le second, sans aucun doute. Ici Carey a la partie facile contre son adversaire.

3° La rente à pour cause et pour mesure l’inégalité de rendement des terrains mis en culture les uns après les autres : donc le propriétaire du n° 1 touchera plus que le propriétaire du n° 2, et ainsi de suite ; celui du n° 1 touchera à la fois un profit de capital (Ricardo, on le sait, disait profit et non loyer) et une rente, tandis que celui du n° 2 ne touchera que ce profit. — À cela Carey répond que si l’on a commencé par les terrains maigres et pauvres, comme il l’a prouvé, le propriétaire du n° 1 touchera son loyer de capital, non pas augmenté d’une rente, mais diminué de la différence entre le pouvoir de production du n° 2 et du n° 1. Ce qui démontre qu’il en est ainsi, dit-il, c’est que les terres anciennement cultivées sont vendues pour un prix inférieur au total des capitaux qu’elles ont reçues au cours des siècles, tandis qu’avec la théorie de Ricardo elles devraient être vendues contre le remboursement de ces capitaux, plus une somme représentant la valeur capitalisée de la rente. À plus forte raisons, dirons-nous, cette remarque pourrait-elle être faite pour l’Europe. Souvent aussi, dans la première mise en exploitation d’une terre, le capital est englouti en vain, au moins pour partie, parce que le premier exploitant s’était attaqué présomptueusement à une espèce particulière de sol dont on n’avait pas besoin pour ce moment là. L’homme jette alors son travail, en attendant de mourir à la peine[24].

4° Si l’on a commencé par les terres riches et si leur rente va en augmentant, le pourcentage du propriétaire sur le produit brut de la terre ira aussi en augmentant, et celui du cultivateur en diminuant. — Carey, combinant cette formule de Ricardo avec celle du rendement décroissant des capitaux additionnels — diminishing returns — montre qu’elle aboutit à la table suivante, qui n’est que l’extension, jusqu’au onzième degré, des calculs développés par Ricardo jusqu’au troisième seulement.

Rendement brut du n°1 Pouvoir de la terre Pouvoir du travail
1re période 100 0 100
2e 190 10 180
3e 270 30 240
4e 340 60 280
5e 400 100 300
6e 450 150 300
7e 490 210 280
8e 520 280 240
9e 540 360 180
10e 550 450 100
11e 550 550 0


Ce tableau, dressé par Carey pour exprimer les idées de Ricardo, y répond bien. Ricardo posait la loi du rendement décroissant des capitaux additionnels : par conséquent, si le premier capital confié à la terre rend 100, le second ne rendra que 90. Puis Ricardo avait le tort de déclarer « qu’il faut ou bien qu’il y ait deux taux de rendement du capital agricole, ou bien qu’on enlève du produit du n° 1 dix boisseaux de blé ou leur équivalent pour les consacrer à un autre emploi que le loyer de ce capital[25] » : nous disons qu’il avait tort, d’une part parce qu’il écartait la première branche de l’alternative sans la discuter, d’autre part, parce qu’il ne voyait pas que ni le taux de rendement des capitaux circulants actuels, ni celui des capitaux fixes récemment incorporés ne dictent celui des capitaux fixes incorporés anciennement[26]. Quoi qu’il en soit de cette erreur, l’argumentation de Ricardo fait apparaître dans le rendement total de 190 une rente de 10. C’est avec celle-ci que Carey ouvre la seconde colonne. Donc il ne reste plus que 180 pour la troisième, qui exprime le loyer du capital. On n’a qu’à continuer ainsi, en diminuant de période en période l’excédent du rendement total de cette période sur le rendement total de la précédente : il s’ensuit à chaque période un accroissement de la rente toujours plus fort que l’accroissement précédent. Ensuite les chiffres de la seconde colonne retranchés de ceux de la première, dictent d’une façon inexorable ceux de la troisième, qui expriment le loyer par opposition à la rente.

Carey conteste à bon droit les conclusions historiques qui naîtraient de ce schéma.

Il fait observer que la proportion du produit brut donnée au propriétaire est allée au contraire en diminuant, au profit de la proportion qui est allée au cultivateur. Historiquement il a raison. Alors — mais sans preuves, et seulement pour faire mieux saisir sa pensée — il construit le tableau suivant, à mettre en regard de celui qui serait tiré de Ricardo pour les mêmes onze périodes[27].


Rendement brut Pouvoir de la terre Pouvoir du travail
1re période 30 20 10
2e 70 40 30
3e 120 60 60
4e 180 80 100
5e 250 100 150
6e 330 120 210
7e 420 140 280
8e 520 155 365
9e 630 170 460
10e 750 180 570
11e 880 190 690

5° La progression de la rente sera empêchée par le développement de la richesse et les améliorations agricoles, qui combattront d’autant la formule des revenus décroissants (mais ceci, chez les ricardiens, n’était qu’une interpolation, destinée à garantir Ricardo contre les démentis éventuels que l’avenir pouvait lui donner et lui a donnés effectivement), Ricardo avait également prévu le cas où des terres nouvelles seraient disponibles. — Or, dit Carey, de deux choses l’une : ou celles-ci sont meilleures, et pourquoi n’a-t-on pas commencé par elles ? ou bien elles sont moins bonnes, et alors en quoi troublent-elles les calculs de Ricardo et la pleine réalisation de ses pronostics[28] ?

6° Les perfectionnements de l’art agricole retardent la rente ; donc l’intérêt du cultivateur, qui est de les désirer et de les chercher, est en conflit perpétuel avec celui du propriétaire, qui doit les craindre. — Ce serait là une théorie désespérante ; mais elle est fausse, puisque le pouvoir de la terre a commencé et grandi à mesure que l’homme plus fort pouvait cultiver des sols plus fertiles ; ce pouvoir ne diminuera donc pas d’une manière absolue, quand on saura rendre fertiles par le travail des terrains qui ne l’étaient pas par la nature[29].

La réfutation de Ricardo, sur laquelle nous nous sommes appesanti, prépare celle de Malthus. Si la culture a commencé par les terres maigres pour n’atteindre que plus tard les sols fertiles et profonds, la loi des rendements au moins proportionnels se substitué aisément au pessimisme malthusien.

Contre Malthus, Carey objecte encore que l’accroissement de la population accroît les facilités de produire, soit à cause d’une division plus grande des professions et du travail, soit à cause d’une organisation sociale plus productive, particulièrement par un meilleur emploi des forces de l’association. Il y aura donc une économie considérable d’efforts, eu égard aux résultats — comme il arriverait par exemple si les États-Unis filaient et tissaient eux-mêmes leurs cotons bruts, au lieu de les envoyer en Angleterre pour les y faire ouvrer et les réimporter en cotonnades[30].

On peut regretter toutefois que Carey, qui ignorait l’histoire sociale de l’Europe et particulièrement celle du moyen âge et qui était en outre un admirateur enthousiaste des États-Unis, soit quelque peu injuste pour la civilisation européenne et pour le patriotisme de nos vieilles nations de l’ancien continent[31].

Dans ses Principes de science sociale, Carey revient sur la question de la population, pour opposer au principe de Malthus la loi naturelle de la fécondité croissante des espèces animales et végétales selon l’ordre décroissant de leurs perfections relatives. Effectivement les genres des animaux inférieurs sont moyennement plus prolifiques que ceux des animaux supérieurs, et les espèces végétales sont moyennement aussi beaucoup plus fécondes que les espèces animales, de telle sorte que si l’on pouvait représenter dans un temps donné la multiplication naturelle du genre humain par les puissances consécutives de 2, on pourrait représenter par les puissances consécutives de 3, de 4 ou de 5 la multiplication des animaux et des végétaux dans la même période, aussi longtemps du moins que l’espace ne ferait pas matériellement défaut[32].

Les Principles of social science — seul ouvrage qui ait été traduit en français — reprennent les autres idées maîtresses de Carey. On y voit encore que la valeur est égale au coût de reproduction, que le progrès est la loi constante de l’humanité, et que, accompli par les découvertes scientifiques et par leurs applications industrielles, il réalise, l’amélioration sociale au profit de la masse du genre humain[33] ; on y retrouve enfin la réfutation des lois de la rente et du principe de population, avec celle de la loi du rendement non proportionnel, — diminishing returns — de Stuart Mill.

Dans la disposition des matières, cet ouvrage a la prétention d’être une vaste synthèse sociale où tout est ramené aux lois du monde inanimé. Mais Carey, à cet égard, se défend-il assez de l’esprit de dogmatisme qui gagne si facilement les auteurs des trop vastes conceptions ? N’y cède-t-il pas, par exemple, lorsque, en terminant, il essaye d’énumérer et de formuler « les lois qui régissent la matière sous toutes ses formes et qui sont communes à la science physique et à la science sociale[34] » ?

En tout cas, si adversaire qu’il soit de Malthus et de Ricardo, Carey a garde de confondre Adam Smith avec eux. Il sait qu’Adam Smith n’a pas l’esprit étroit et pour ainsi dire unilatéral de ses successeurs ; il se souvient que Smith se sépare d’eux au sujet du libre-échange et de la confiance exclusive à donner aux commerçants, aussi bien qu’au sujet du pessimisme fatal des lois du développement économique ; et il ne craint pas même de dire que « Smith ne connaissait en aucune façon la science sinistredismal science — qui vient d’être décrite[35] ».

Carey a apporté dans toute son œuvre une remarquable intelligence des lois naturelles et particulièrement de celles qui régissent les transformations chimiques de la matière. Ses Principes de science sociale s’en inspirent d’une manière constante. Il mérite surtout des éloges pour son sens chrétien de la loi du progrès et pour sa foi à la Providence et à la Sagesse du Créateur. À ce titre, il a élevé une noble protestation contre Ricardo, Malthus et Stuart Mill, dont le pessimisme pouvait trop facilement inviter au blasphème.

Carey devrait-il être rangé parmi les maîtres de l’école historique ? On l’a dit[36] ; et l’influence que le milieu américain où il vivait a exercée sur lui, le soin qu’il met à montrer que les déductions de la méthode métaphysique de Ricardo sont démenties par l’histoire, tout cela paraît encourager à en faire un partisan de l’historisme. À tout prendre cependant, ce serait une erreur, lorsque lui-même affirme avec une foi si profonde la constance d’un certain ordre dans le monde et l’empire de lois régulières qui n’ont jamais accepté de violations, ni de démentis.

Carey eut un disciple en Peshine Smith, auteur d’un Manuel d’économie politique (1853) ; mais ce dernier n’exagère-t-il pas, lorsqu’il affirme l’existence d’une économie politique fondée sur la base des lois purement physiques et possédant la certitude absolue qui appartient aux sciences positives[37] » ?

  1. C’est précisément le reproche que lui fait Ingram, reproduisant les critiques de Cairnes dans les Essays on political economy. « Bastiat, dit-il, était disposé d’avance à accepter les idées qui paraissaient sanctionner des institutions légitimes et utiles, et à rejeter celles qui lui semblaient mener à des conséquences dangereuses. Son but constant est, comme il le dit lui-même, de briser les armes des raisonneurs antisociaux ; et cette préoccupation est en.opposition directe avec l’effort d’un esprit sincère marchant à la conquête de la vérité scientifique. Il est un peu faible en philosophie ; il est tout pénétré d’idées de téléologie théologique ; et ces idées le poussent à former des opinions a priori de ce que les faits et les lois en existence doivent nécessairement être. Et le jus naturae, qui, comme toutes les idées métaphysiques en général, prend racine dans la théologie, est tout autant chez lui que chez les physiocrates un postulat » (Histoire de l’économie politique, tr. fr., pp. 254 et 256). — Ingram, on le sait, appartient à l’école historique. — On trouve les mêmes critiques dans M. Schatz, Individualisme, pp. 270 et s.
  2. Avis à la jeunesse française, éd. Guillaumin, 1850, p. 8.
  3. Ibid., pp. 9-11.
  4. Il pourrait être à propos de rapprocher la thèse de Bastiat des pages que nous avons citées plus haut de Locke (supra, p. 253 en note).
  5. Voyez supra, p. 308.
  6. Harmonies économiques, ch. v, « De la valeur ». — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 32.
  7. Ingram s’exprime, a ce propos, de manière à ne pas laisser voir si Bastiat mesure la valeur d’échange d’une richesse d’après l’effort dépensé par celui qui la donne, ou bien au contraire d’après l’effort épargné à celui qui la reçoit. Cependant c’est là la grande différence entre Ricardo, qui tenait pour la première opinion, et Bastiat, qui tient pour la seconde. « Nul ne conteste, dit Ingram, que ce que l’on paye la plupart du temps dans les transactions humaines, c’est l’effort. Mais c’est assurément une reductio ad absurdum de sa théorie de la valeur (théorie de Bastiat) comme doctrine d’application universelle, que de représenter le prix d’un diamant trouvé accidentellement comme étant la rémunération de l’effort fait par celui qui l’a trouvé pour se l’approprier et le transmettre à d’autres » (Histoire de l’économie politique, p. 256). Qu’est-ce que cela veut dire ? J’avoue ne comprendre ni les idées, ni les mots. Surtout, si Ingram avait lu Bastiat, il aurait vu, avec l’exemple du diamant (qui est bien fourni par Bastiat), que la valeur du diamant trouvé par hasard — valeur égale à celle du diamant reçu des Indes ou du Brésil — est non pas la rémunération de l’effort fait par celui qui le trouve, mais bien l’équivalent de l’effort épargné à celui qui le reçoit, parce que celui-ci est dispensé ou bien de faire cet effort (comme dans l’exemple de l’eau portée à domicile) ou bien de le faire faire (comme ici dans l’exemple du diamant). Il y a là une application nécessaire de la loi d’indifférence : et Bastiat ne songeait nullement à y contredire.
  8. Avis à la jeunesse, p. 17.
  9. Richesse des nations, 1. IV, ch. ii, t. II, p. 35.
  10. Harmonies économiques, ch. i, « Organisation naturelle ». — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 244.
  11. Avis à la jeunesse, p. 17. — Voyez Harmonies économiques, ch. vii, « Le capital », pp. 249 et s. — Il est précisément à remarquer que les récentes études statistiques sur les salaires nominaux, les salaires réels, les profits d’entreprises et les loyers ou intérêts de capitaux dans les sociétés anonymes donnent raison aux déductions de Bastiat. Les gains ouvriers ont monté, soit relativement et en pourcentage avec les gains patronaux, soit absolument (Voir le très intéressant Mémoire de l’Association des patrons catholiques belges, 1894 ; — le R. P. Castelein, S. J., Socialisme et droit de propriété ; — Sanz y Escartin, l’Individu et lu Réforme sociale, ch. viii et ix ; — Levasseur, l’Ouvrier américain ; — René Lavollée, les Classes ouvrières en Europe, etc., etc. — Bastiat n’a donc pas reçu de l’histoire de ce dernier demi-siècle le démenti qu’elle a donné à Stuart Mill. C’est tout le contraire. — « L’erreur de Bastiat, dit à ce propos M. Schatz, réside en ce fait que la part du capital et le taux de l’intérêt sont deux choses distinctes et que leurs mouvements n’ont pas lieu nécessairement dans le même sens » (Schatz, Individualisme, p. 281 en note). La remarque est très juste : ce sont deux choses distinctes, en ce que chacune des deux arrive isolément et indépendamment de l’autre ; mais ce ne sont pas deux choses contraires, dont l’une, si elle a lieu, rende l’autre impossible. Il faudrait donc, en laissant de côté tout ce qui concerne le taux de l’intérêt, examiner quelle est la part du produit total qui va au capital et quelle est celle qui va au travail. Bastiat n’a pas dit autre chose. Or, le phénomène d’un pourcentage amélioré en faveur du travailleur manuel et aux dépens du capitaliste est très réel dans la société contemporaine. En France, par exemple, le taux de l’intérêt s’est relevé depuis 1900 ; néanmoins, la baisse des fermages avec le déclin de l’agriculture depuis 1880 n’a pas empêché les salaires ruraux de se maintenir ou de s’élever, et les salaires industriels dans les grandes sociétés anonymes ont subi depuis un quart de siècle une hausse que les dividendes n’ont pas du tout éprouvée.
  12. « Quelles sont les choses que les hommes ont le droit de s’imposer les uns aux autres par la force ? Or, je n’en sais qu’une dans ce cas : c’est la justice. Je n’ai pas le droit de forcer qui que ce soit à être religieux, charitable, instruit, laborieux ; mais j’ai le droit de le forcer à être juste : c’est le cas de légitime défense. Or, il ne peut exister, dans la collection des individus, aucun droit qui ne préexiste dans les individus eux-mêmes…L’action gouvernementale… est essentiellement bornée à faire régner l’ordre, la sécurité, la justice » (Avis à la jeunesse, pp. 18-19). — Voyez aussi Harmonies économiques, ch. iv, « De l’échange », pp. 125-126.
  13. Voyez supra, p. 427.
  14. C’était lui qui avait encouragé Daniel Raymond, voyez plus haut, p. 420.
  15. La dernière année où il avait été libraire, Carey avait déjà publié, dans le sens des doctrines de Senior, son Essay on the rate of wages, with an examination of the causes of the difference in the condition of the labouring population throughout the world (1836).
  16. À signaler aussi, après The past, the present and the future, paru en 1848, le volume Harmony of interests, agricultural, manufacturing and commercial (1850).
  17. Voyez dans la préface des Principes de la science sociale les pages où Carey donne les motifs de son évolution du libre-échange au protectionnisme et conclut finalement à la protection comme règle générale (pp. xvii et s. de la traduction française).
  18. Pourquoi reproduction et non production ? Parce qu’il s’agit, non pas de savoir ce qu’a coûté d’efforts la richesse actuellement offerte à l’échange, mais de savoir ce qu’en coûterait une richesse semblable à produire maintenant. Or, ces deux quantités d’efforts ne sont pas nécessairement égales. Mais il faut aussi se mettre dans un cas où cette « reproduction » soit possible.
  19. The past, the present and the future, ch. i, « Man and land ».
  20. Nous croyons devoir donner quelques détails sur cette discussion, parce que nous ne l’avons trouvée reproduite dans aucun volume à l’usage des étudiants et que l’ouvrage de Carey n’a pas été traduit en français.
  21. Loc. cit., pp. 23 et s. (Nous citons d’après la première édition américaine de 1848, Philadelphie, Carey and Hart).
  22. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 498.
  23. « Si l’accroissement de la population, dit-il, engendre la nécessité, le niveau humain — je veux dire le niveau physique, moral, intellectuel et politique doit s’abaisser. Au contraire, si cet accroissement donne plus de puissance à l’homme, ce niveau doit s’élever : et l’homme doit mieux se nourrir, mieux s’habiller, mieux se loger, mieux penser ; en un mot, dans tous les actes de sa vie, il doit exercer une volonté qui grandit et s’élève avec chaque pas qu’il fait dans l’extension de son pouvoir sur le monde matériel » (Loc. cit., p. 51).
  24. Ibid., p. 61.
  25. Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. ii, édition Guillaumin, p. 37.
  26. Cette différence de rendement des capitaux suivant leur date d’incorporation a été fort bien mise en lumière — pour la première fois, croyons-nous — par M. Paul Leroy-Beaulieu, dans son Essai sur la répartition des richesses. « Le taux de l’intérêt, a-t-il dit, dépend de la productivité moyenne des nouveaux capitaux créés dans le pays ou survenant dans le pays. La productivité des capitaux anciens contribue seulement à augmenter ou à diminuer la valeur vénale des fonds » (Op. cit., 1re édition, 1881, p. 243). — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, p. 461, p. 490 en note et pp. 504-505.
  27. Ibid., p. 70. — Nous avons corrigé une faute manifeste de calcul que Carey avait faite à la huitième période de son schéma, à moins que ce ne fût une simple faute d’impression.
  28. Ibid., p. 71.
  29. Ibid., pp. 72-73.
  30. Op. cit., ch. ii, « Man and food », et ch. vi, « Man and his fellow man ».
  31. Voyez op. cit., ch. vi, « Man and his fellow man », et ch. viii, « Man and his helpmate ».
  32. Cette idée se trouve déjà indiquée dans Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique.
  33. « À chaque pas que l’homme fait dans cette direction, il y a diminution dans la valeur de tous les instruments accumulés antérieurement, par suite d’une diminution constante dans le prix de reproduction à mesure que la nature est de plus en plus forcée de travailler au profit de l’homme « (Op. cit., ch. vi, tr. fr., t. I, p. 167). — C’est la doctrine de l’utilité gratuite et de l’utilité onéreuse de Bastiat.
  34. Op. cit., ch. lv, tr. fr., t. III, p. 472.
  35. Op. cit., ch. xix, § 8, t. 1, p. 540. — Voyez aussi ch, xvii, t. I, p. 375.
  36. Sherwood, Tendencies in American economic thought, p. 22 : « En réalité, dit Sherwood, Carey appartient à l’école historique. En dépit de quelques fantaisies qui lui ont valu des blâmes exagérés, il mérite plus d’éloges que beaucoup des adhérents purement négatifs de cette école, parce qu’il a fait un effort énergique pour construire une philosophie positive du progrès économique et social. »
  37. Peshine Smith (1814-1882) remplit diverses fonctions publiques aux États-Unis ; puis il fut au nombre des législateurs étrangers que le Japon avait fait venir pour se donner des lois. Il habita ce pays de 1871 à 1876.