Histoire des doctrines économiques/2-9

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CHAPITRE IX

LA STATISTIQUE ET L’ÉCOLE MATHÉMATIQUE

La statistique — étude numérique des faits sociaux — avait manqué longtemps à l’économie politique, pour lui fournir les connaissances sûres et exactement mesurées dont cette dernière avait besoin.

Les premiers principes des méthodes statistiques ont été formulés par des Allemands, Conring et Seckendorf au XVIIe siècle, puis Struve, Achenwall et Süssmilch au XVIIIe siècle.

En France, nous pouvons nous faire honneur de Lavoisier (1745-1794), que de Calonne et du Pont de Nemours avaient consulté à maintes reprisés et qui donna, en 1791, un Mémoire sur la richesse territoriale de la France, extrait d’un ouvrage qui n’est pas achevé. Il s’agissait d’évaluer la fortune territoriale du pays : elle était absolument ignorée, et c’était elle cependant qui devait servir de base à l’impôt. Mais Lavoisier ne termina pas ce travail : il n’acheva pas même, devant la guillotine qui le réclamait, les découvertes chimiques qui ont illustré son nom.

Il ne nous appartient pas ici de parler de la statistique, pas même de discuter s’il faut voir en elle une science ou bien un art[1]. Un seul ordre de questions peut nous intéresser pour le moment : ce sont celles que soulève l’application du calcul des probabilités aux faits libres et moraux (tels que sont les faits économiques), et non plus seulement aux faits involontaires comme la naissance ou la mort.

Jacques Bernouilli, le fameux mathématicien de Bâle et l’émule de Leibnitz, avait déjà entrevu le problème dans son Ars conjectandi (1685), en distinguant spécialement l’application du calcul des probabilités aux res civiles, aux res morales et aux res œconomicœ. Plus tard, Melon citait l’Arithmétique politique, imprimée en 1691, de l’Anglais Petty, « le premier homme, disait-il, qui a voulu calculer la puissance d’un État et la politique du commerce » ; et il ajoutait : « Tout est réductible au calcul ; il s’étend jusqu’aux choses purement morales. On peut trouver les plus grandes probabilités selon lesquelles un législateur, un ministre, un particulier se déterminera à rejeter ou à accepter une proposition, une entreprise, etc.[2] » Mais l’étude approfondie des faits et de leur degré moyen de certitude prévisionnelle ne fut faite qu’au XIXe siècle par Quetelet.

L’astronome Quetelet (1796-1874), fondateur et directeur pendant cinquante ans de l’observatoire de Bruxelles, mena de front les travaux astronomiques et la statistique. Dans ce dernier ordre d’idées, on lui doit un Essai de physique sociale (1835)[3] et une étude sur la Théorie des probabilités appliquée aux sciences morales et politiques (1846). Il constate que la prévision statistique s’applique avec la même régularité aux faits involontaires et physiques et aux faits purement libres et moraux, tels que le nombre des crimes et la proportion de chaque espèce diverse de délits, ou telle encore que la proportion et la gravité des peines qui sont prononcées. L’homme que Quetelet étudie avec la statistique, c’est ce qu’il appelle « l’homme moyen…, analogue du centre de gravité dans les corps, moyenne autour de laquelle oscillent les éléments sociaux ; être fictif pour qui toutes choses se passeront conformément aux résultats moyens obtenus pour la société[4] ».

Précisément la statistique criminelle a le curieux mérite de fournir des éléments de calcul absolument certains, dans un domaine où l’on pourrait croire que la libre volonté des individus doit donner les résultats les plus capricieux et les moins réguliers. S’il y a des variations d’une année sur une autre, elles tiennent à des causes générales, mais non pas au hasard ; et ces causes elles-mêmes opèrent comme de véritables lois. On peut en suivre l’intensité croissante ou décroissante et l’on peut en tracer la courbe géométrique. Ce qui est même très frappant, c’est que les faits volontaires, comme les suicides, les attentats à la pudeur, l’emploi de tel ou tel moyen de suicide ou de telle ou telle arme de meurtre, présentent une régularité numérique supérieure à celle des faits purement involontaires, comme les morts naturelles.

Quetelet avait très justement posé en principe que la prévision des résultats sera toujours d’autant plus grande que les cas observés pour la détermination du pourcentage seront plus nombreux. C’est la loi des grands nombres. Si l’on opérait avec des combinaisons purement fortuites, on prouverait expérimentalement que la « précision des résultats croit comme la racine carrée du nombre des observations ». En matière de faits libres et moraux, il reste au moins la certitude que « plus le nombre des individus que l’on observe est grand, plus les particularités individuelles, soit physiques, soit morales, soit intellectuelles, s’effacent et laissent prédominer la série des faits généraux en vertu desquels" la société existe et se conserve[5] ».

Poussant plus loin la précision mathématique de ses formules, il avait établi une loi plus intéressante encore, à laquelle est resté attaché le nom de « courbe binomiale de Quetelet ». On peut l’exprimer ainsi : tous les phénomènes qui obéissent à une loi naturelle déterminant un type probable et moyen, se groupent autour de cette moyenne typique, de telle sorte que le nombre des observations ou des sujets qui s’en écartent diminue avec l’amplitude des écarts. Ainsi, « si l’on porte en abscisses les écarts rapportés à la moyenne et en ordonnées les nombres d’individus doués de l’écart considéré, on obtient la célèbre courbe en cloche à laquelle Quetelet a donné le nom de binomiale[6]. »

Ici toutefois Quetelet peut avoir eu tort de professer « qu’un des principaux faits de la civilisation est de resserrer de plus en plus les limites dans lesquelles oscillent les différents éléments relatifs à l’homme[7] » ; il a eu surtout le tort de déprimer là liberté individuelle en exagérant la responsabilité du milieu social au détriment de la responsabilité de l’individu[8].

On ne saurait contester, en effet, que de toutes ces questions là naît un très grave problème de philosophie pure[9]. Comment, en effet, concilier la prévision numérique des actes moraux avec la liberté et la responsabilité de ceux qui les accomplissent ? Faudrait-il donc tomber dans le déterminisme pour échapper à la difficulté[10] ?

Il n’est aucunement besoin d’aller jusque là. La liberté humaine, en effet, ne consiste pas à vouloir sans motif, mais à faire prédominer tel ou tel : motif sur les autres. C’était déjà la doctrine de Quesnay, qui définissait la liberté « le pouvoir de délibérer pour se déterminer avec raison à agir ou à ne pas agir[11] ». Or, si les hommes sont tous semblables entre eux, ou bien si, dissemblables, ils sont également répartis, dans leurs différences constitutionnelles ou morales, héréditaires ou acquises, ils doivent subir avec des intensités égales ou régulièrement inégales l’attraction des motifs qui les sollicitent à vouloir et à agir. Alors les motifs d’ordre physique obéiront rigoureusement, au calcul mathématique des probabilités ; la force même des mobiles moraux n’y pourra pas échapper. La liberté n’en est pas moins maintenue dans chaque homme pris à part, et elle le tient soumis lui-même à toutes les conséquences de sa responsabilité. C’est donc à tort que cette liberté semblerait écrasée.sous la fatalité du résultat collectif. Tout au contraire, même en cet ordre collectif des résultats, elle se révèle par la variété de force des mobiles purement moraux, qui,, tirés des croyances ou de l’éducation, nous montrent combien toujours l’homme individuel reste libre de, vouloir et d’agir lorsque les convictions religieuses, morales et philosophiques se sont formées en lui par l’exercice et l’apprentissage de sa liberté.

La puissance de l’habitude et l’instinct de l’imitation achèvent ensuite de fonder et de justifier la prévision statistique, sans qu’aucune de ces deux forces annihile davantage la liberté.

C’est ainsi, pour en revenir à notre sujet, que dans la production économique un fabricant pourra, calculer approximativement la demande future d’après la consommation actuelle, en tenant compté de ces courants instantanés ou tout au moins rapides qui s’appellent la mode et qui ne sont autre chose que l’imitation appliquée à un certain usagé des biens ou à une certaine direction des goûts.

Aussi bien les phénomènes économiques et particulièrement les jugements de l’esprit sur la valeur et sur le prix des choses ne peuvent pas échapper à ces lois de la prévision statistique. Il est évident même que l’idée de soumettre ces phénomènes aux formules de l’algèbre a dus se présenter de bonne heure aux économistes. Quesnay, tout le premier, en rédigeant son Tableau économique, où il suivait de main en main le processus de la richesse produite par la seule agriculture, avait cherché à appliquer aux théories de l’économie politique quelque chose des figurations employées par les mathématiciens. Mais que pouvait valoir la solution apparente d’un problème pratique, quand les données en étaient purement fictives[12] ?

En France, les deux noms qui se rattachent le plus directement à l’école économique mathématique, sont ceux de Canard et de Cournot. Canard (1755-1833), auteur de divers ouvrages sur les mathématiques et la physique, publia en 1802, sous l’influence de la méthode mathématique, des Principes d’économie politique, ou il étudiait judicieusement les phénomènes de la répercussion des impôts[13], et où il s’élevait fort justement contre l’impôt unique sur le revenu agricole, tel que les physiocrates avaient voulu l’établir. Cournot (1801-1877), recteur de l’Académie de Grenoble, puis de celle de Dijon, est plus connu. Il donna en 1833 ses Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses. Il prenait, par exemple, une proposition d’Adam Smith ou de Jean-Baptiste Say, il la mettait en formule algébrique et tâchait d’en déduire les transformations nécessaires, à l’aide des procédés usités pour les mathématiques. Mais il aboutissait souvent à des conclusions contre lesquelles protestait l’expérience. Au fond, le volume fit peu.de bruit les mathématiciens le dédaignèrent, faute de s’intéresser aux problèmes économiques, et les économistes ne l’estimèrent guère plus, faute de pouvoir accepter les déductions qui y étaient amenées. Aussi Cournot, quand il publia en 1863 ses Principes sur la théorie des richesses, adopta purement et simplement cette fois la doctrine de la liberté naturelle, sans s’astreindre davantage à la dangereuse rigueur des formules algébriques. Nous avons déjà cité Cournot comme un des rares économistes français qui ont étudié et accepté la théorie de la valeur internationale[14].

C’était à l’école mathématique qu’appartenait aussi von Thünen, quand il calculait à l’aide de formules, soit le taux naturel de l’intérêt, soit le salaire effectif pour arriver à voir dans ce dernier une moyenne proportionnelle entre la productivité du travail et les exigences de la vie de l’ouvrier. Comme les mathématiciens cherchant une valeur limite, lui aussi trouvait aux frontières de son « État isolé » une zone où la rente était nulle et au-delà de laquelle la terre était gratuite : il n’y avait plus alors qu’à reconstruire toutes les expressions par lesquelles rente et loyer pouvaient passer, à mesure qu’on se rapprochait du centre hypothétique de cet État.

Un peu plus tard l’Allemagne avait aussi Gossen[15], qui resta longtemps ignoré, même de ses compatriotes, et qui fut révélé beaucoup plus tard encore au public spécial de l’économie politique, par l’admiration que Jevons professa pour lui quand il l’eut trouvé en 1878.

Gossen, fier de ses découvertes, revendiquait, pour lui, dans le monde économique, une place égale à celle que Copernic occupe dans l’astronomie. L’économie, d’après lui, c’est la théorie du plaisir et de la peine, ou la théorie des procédés par lesquels les individus, soit isolément, soit en groupes, peuvent obtenir le maximum de plaisirs avec le minimum d’efforts possible. Voilà le principe économique : Quesnay déjà l’avait formulé. Or, l’utilité d’un produit quelconque doit être estimée après déduction de la peine que le travail de sa production entraîne avec lui. Ce sont là des courbes à construire : l’utilité du produit disparaît — elle prend, en d’autres termes, une valeur négative — quand la ligne représentative de l’effort dépasse et franchit la ligne représentative de la jouissance. L’échange perd aussi toute raison d’être, quand les utilités à donner et à recevoir sont mathématiquement égales. Tout cela est illustré par des figures géométriques ; l’analyse elle-même n’est pas exclue, quand il faut déterminer des maxima et des minima. L’ouvrage se terminait par une théorie de la rente, sur laquelle nous reviendrons à propos de la nationalisation du sol[16].

Le principal mérite de Gossen est d’avoir émis une théorie de la valeur basée sur le degré final d’utilité, bien des années avant que Jevons eût publié la sienne, en 1871, dans sa Mathematical theory of political economy[17]. C’est Jevons, cependant, qui devant l’opinion partage avec l’Autrichien Karl Menger le mérite d’avoir expliqué que la valeur uniforme de toutes les parties d’une richesse est estimée par chacun de nous d’après l’utilité directe ou indirecte que nous trouvons dans celui de ses éléments qui en présente le moins pour nous.

William Stanley Jevons apportait effectivement à l’étude de l’économie politique de remarquables qualités d’observation et de calcul. Nous pouvons glisser sur sa Théorie mathématique de l’économie politique, qui ne parvint pas à révolutionner la méthode. Mais il faut citer ses travaux sur la monnaie, conçus dans le sens du monométallisme-or, comme sa logique de mathématicien l’y obligeait[18] ; il faut, citer également ses recherches de statistique et les perfectionnements de méthode qu’il apportait à cet art.

Pouvons-nous porter un jugement aussi favorable sur sa théorie des crises commerciales expliquées par les taches du soleil[19] ? En étudiant les variations des prix et leurs courbes, Jevons avait été frappé de leur périodicité. Il semblait qu’une crise commerciale revenait tous les dix ans : 1825, 1836, 1847, 1857 et 1866 ; Il y avait pour ainsi dire un cycle à parcourir ; les prix avaient leur flux et leur reflux, entre une période de dépression générale et une autre période de prospérité et de confiance exagérée, et ces cycles étaient d’une durée de dix ans. Pourquoi ? Or, Jevons remarquait que le début d’une période d’activité commerciale coïncidait souvent avec des récoltes favorables. S’il en était ainsi, on pouvait probablement rattacher l’heureuse périodicité des bonnes récoltes à celle des taches de soleil ; et de là une théorie économique qui a obtenu — il faut bien le dire — plus d’attention que de crédit[20].

À Jevons se rattache, par les perfectionnements qu’elle a reçus, l’idée des index-numbers.

Tooke et Newmarch en avaient fait la-première application dans leur Histoire des prix ; l’Economist, qui l’applique régulièrement depuis 1865, fait autorité pour les résultats qu’il en donne. — On connaît sa méthode : prendre pour 22 marchandises les prix du 1er janvier et du 1er juillet ; les ramener en % à ce qu’ils avaient été en moyenne dans la période de 1845 à 1850 suivant les travaux antérieurs de Newmarch, et donner comme index-number de l’année écoulée un chiffre total qui sera égal, inférieur ou supérieur à 2.200 selon que le pouvoir de la monnaie sur les marchandises a été constant ou bien a été soit en augmentation, soit en diminution. On comprend en effet que si les prix sont les mêmes que les prix moyens des 1er janvier et 1er juillet 1845-1850, ou bien si les hausses des uns compensent exactement les baisses des autres, l’index-number sera 22 x 100, c’est-à-dire 2.200. Parti de 3.575 en 1865, l’index-number, à travers quelques mouvements en sens contraires, s’est abaissé jusqu’à 1.890 en 1898 et est depuis lors remonté à travers quelques variations.

Si ingénieux qu’il soit, le procédé présente bien des défauts, dont voici les deux plus graves : d’une part, les vingt-deux marchandises n’y sont pas affectées de coefficients divers calculés d’après la place qu’elles tiennent dans le commerce et par conséquent d’après les conséquences économiques et sociales de leurs variations de prix, et le blé par exemple, a-t-on dit, n’y compte pas plus que l’indigo ; d’autre part, il n’est tenu compte que des marchandises, sans aucune préoccupation du prix du travail, qui est, lui aussi, un des grands facteurs de la demande de monnaie, quoique les variations en soient beaucoup plus lentes que les variations du prix des marchandises. Enfin — mais ceci est moins important — au lieu de prendre les moyennes de l’année, on prend seulement les deux cotes des 1er janvier et 1er juillet. Diverses tentatives de corrections ont été faites ou proposées[21].

M. Auguste Walras donnait en 1849 sa Théorie mathématique de la richesse sociale.

Le représentant le plus en vue de cette école est aujourd’hui son fils, M. Léon Walras, professeur à la Faculté de Droit de Lausanne, dont les Éléments d’économie politique pure furent publiés partie en 1874, partie en 1877. Il définit l’économie politique pure « la théorie de la détermination des prix sous un régime hypothétique de libre concurrence », en ajoutant que « l’on s’interdit toute théorie scientifique de la détermination des prix si l’on néglige, la distinction des capitaux et des revenus[22] ». — Ce qui entraîne toute une théorie économique parfaitement originale.

À des procédés spéciaux de démonstration il joint, en effet, des définitions nouvelles et imprévues, qui égareraient quelque peu ses lecteurs si ceux-ci n’avaient, pas au préalable retenu avec le plus grand soin le sens nouveau des mots. Ainsi M. Walras appelle capitaux ou biens durables « les choses qui servent plus d’une fois », c’est-à-dire selon lui : 1° les terres ; 2° les facultés personnelles ; 3° les capitaux proprement dits (capitaux fixes). Il appelle revenus ou biens fongibles les choses qui ne servent qu’une fois, c’est-à-dire : 1° les objets de consommation ; 2° les matières premières (capitaux circulants) ; 3° les services, autrement dit les usages successifs de capitaux, qui sont le plus souvent des choses immatérielles[23] ». L’œuvre, mêlée de pages entières de formules, dont l’étude ne peut être abordée qu’à la condition d’une connaissance actuelle et présente des mathématiques spéciales, renferme cinq parties ; 1° l’échange (avec les courbes d’achat et de vente, etc.) ; 2° la production ; 3° la capitalisation et le crédit ; 4° la monnaie ; 5° les tarifs, le monopole et les impôts[24].

L’impuissance de la méthode mathématique en économie politique a été attribuée à des causes très diverses.

On peut objecter en premier lieu que l’influence des préjugés, des passions et des sentiments doit nécessairement déranger les prévisions économiques, prévisions qui ont besoin d’être fondées sur l’intensité comparée des désirs qui nous portent vers tel ou tel bien de cet ordre[25]. Ce serait le cas de rappeler la définition que Stuart Mill donnait de l’économie politique dans ses Unsettled questions, en l’appelant la « science qui trace les lois des phénomènes sociaux relativement à la production des richesses, en tant que ces phénomènes n’ont pas été modifiés par la poursuite d’un autre objet[26] ». En faveur de la même objection, on ferait valoir la mobilité de nos désirs successifs, selon que la mode nous porte de tel ou tel, côté et selon que les richesses les plus estimées naguère deviennent l’objet de quelque consommation subjective. On pourrait encore, pour aboutir à la même conclusion, faire valoir la loi de substitution, en vertu de laquelle les satisfactions les plus hétérogènes et les plus disparates, par exemple un piano et un voyage, se substituent les unes aux autres, lorsque soit un obstacle de prix, soit une résistance quelconque, rencontrée d’un côté, nous amène à nous reporter d’un autre[27].

Là cependant ne nous semble être ni la première, ni la principale raison de l’insuccès des mathématiques appliquées à l’économie politique. On sait fort bien que les actes même les plus libres au point de vue de la responsabilité individuelle n’échappent nullement à la rigueur des prévisions numériques. Dans un grand peuple, en effet, comme nous l’avons déjà dit, il y a moins de différence, d’une année à l’autre, entre le nombre des crimes, quoique ceux-ci soient inspirés par les passions, qu’il n’y en a entre le nombre des décès, quoique ces derniers — hors les suicides — ne dépendent pas de la volonté et du libre arbitre.

Quant à la complexité des motifs de volonté et d’action, elle serait certainement une difficulté pratique à vaincre pour la pose des équations et des systèmes d’équations ; mais elle n’engendrerait pas le moins du monde une impossibilité théorique.

La raison de l’impuissance des recherches mathématiques nous paraît être bien davantage l’absence de toute quantité économique rigoureusement mesurable. Le concept essentiel de l’économie politique est celui de valeur, et valeur suppose évaluation. Or, l’évaluation est un jugement de l’esprit ; et les mathématiques, qui exigent de toute nécessité des quantités mesurables, comme des nombres, des longueurs ou des forces, ne trouvent nulle part ni mètre, ni étalon, pour toiser les jugements. « Des unités de satisfaction animale ou morale, dit Ingram, des unités d’utilité ou autres semblables sont aussi étrangères à la science que le serait une unité de faculté de dormir ; et une unité de valeur, à moins que l’on ne comprenne sous ce nom la quantité d’une marchandise pouvant s’échanger dans des conditions données contre une autre, est une idée également indéfinie. Les mathématiques peuvent, à la vérité, formuler des proportions d’échangés, après que celles-ci ont été observées : mais elles ne sauraient, par aucun processus leur étant propre, déterminer ces proportions : car des conclusions quantitatives impliquent des prémisses quantitatives, et ces dernières font défaut[28]. »

Les économistes mathématiciens ne sont pas les derniers à se rendre compte de l’impossibilité ou ils sont d’avoir des formules adéquates à des réalités : M. Walras, par exemple, demandait un « régime hypothétique de libre concurrence », pour que sa théorie de la détermination des prix pût fonctionner[29] ; et un de ses émules, M. Pantaleoni, ne craignait pas de dire que « savoir si l’hypothèse hédonistique et psychologique d’où se déduisent toutes les vérités économiques, coïncide ou ne coïncide pas avec les motifs qui déterminent réellement les actions de l’homme, est une question qui ne touche point à l’exactitude des vérités ainsi déduites[30] ». Eh bien, s’il en était ainsi, qu’y aurait-il encore en dehors de l’imagination du savant ?

Mais l’esprit mathématique n’en a pas moins fait faire de très réels progrès à la science économique, par la statistique, les méthodes du calcul et les courbes graphiques. Signalons aussi l’habitude relativement récente d’exprimer toutes les proportions, non pas en fractions ordinaires, mais en pourcentages ou % ce qui rend toutes les comparaisons infiniment plus rapides et plus faciles.

  1. Sur la statistique, étudier : Maurice Block, Traité, théorique et pratique de la statistique, 1878 ; — Tammeo, la Statistica ; t. I, Turin, 1896 ; — Etc.
  2. Essai politique sur le commerce, ch. xxiv, « De l’arithmétique politique ».
  3. Le titre complet est : Sur l’homme et le développement de ses facultés ou Essai de physique sociale, 1re édition, Bruxelles, 1835.
  4. Op. cit., 1re édition, p. 21. — L’homme moyen de Quetelet est de même nature que le type économique de Karl Menger, infra, ch. xi, p. 464.
  5. Physique sociale, t. I, p. 18. — Voyez aussi t. II, pp. 107-108.
  6. Charles Henry, la Mesure des capacités intellectuelle et énergétique, notes d’analyse statistique, Bruxelles, 1906, pp. 7-8.
  7. Op. cit., t, II, p. 326.
  8. « La science, dit Quetelet, renferme en elle les germes de tous les crimes qui vont se commettre, en même temps que les facilités nécessaires à leur développement. C’est elle en quelque sorte qui prépare ces crimes, et le coupable n’est que l’instrument qui les exécute… De tout temps on a généralement supposé à l’homme une influence trop grande dans tout ce qui se rapporte à ses actions. C’est un fait remarquable dans l’histoire des sciences, que plus les lumières se sont développées, plus on a vu se resserrer la puissance qu’on attribuait à l’homme. Dans la régularité avec laquelle il reproduit le crime, nous voyons aujourd’hui se rétrécir de nouveau le champ dans lequel s’exerce son activité individuelle. Mais si chaque pas dans la carrière des sciences semble lui enlever une partie de son importance, il donne aussi une idée plus grande de sa puissance intellectuelle » (Op. cit., t. II, pp. 10-11. — Voyez aussi t. II, p. 325). — La statistique et la loi des moyennes ont conduit Quetelet au déterminisme : or, il est faux que la puissance morale de l’homme ait été vue décroître ; il est faux également que la civilisation, en nivelant la société et en diminuant le nombre des extrêmes pour les rapprocher, numériquement au moins, de l’homme moyen, ait raccourci la distance entre le vice et la vertu, et qu’elle ait atténué le contraste entre les classes moralement bonnes et les classes égarées ou corrompues.
  9. L’économiste Adolf Wagner, qui appartient à l’école historique et socialiste d’État, a étudié particulièrement ce problème dans sa Statistisch-anthropologische Untersuchung der Gesetzmæssigkeit in den scheinbar willkürlichen Handlungen, 1864.
  10. Nous reviendrons sur la question du déterminisme et de la liberté à propos dès lois économiques (infra, 1. III, ch. ii).
  11. Quesnay, Essai physique sur l’économie animale, t. III, de la Liberté, dans les Œuvres économiques et philosophiques de Quesnay, éd. Oncken, p. 748.
  12. Un commentateur d’Adam Smith, l’Anglais Buchanan, fait la remarque suivante, qui est fort juste : « Les proportions suivant lesquelles, d’après M. Quesnay, les produits du sol se distribuent dans les différentes classes de la population, sont tout à fait conjecturales. Il n’a pas même essayé d’établir les bases de cette division tout imaginaire ; et quelle valeur peut-on attribuer à des conclusions tirées de faits aussi arbitrairement posés ? » (En note sous Adam Smith, 1. IV, ch. ix édit. Guill., t.II, p. 321). — On sait aussi que Quesnay devenu vieux s’adonna tout à fait à la géométrie et qu’il écrivit des Recherches sur les vérités géométriques (parues en 1773).
  13. Voyez Block, Progrès de la science économique, 2e édit., t. II, pp. 473 et s.
  14. Voyez supra, p. 375.
  15. Gossen (1810-1858), assesseur royal de gouvernement en Prusse, auteur de Entwickelung der Gesetze des menschlichen Verkehrs, 1854.
  16. Sur Gossen, voyez Jevons, Theory of political economy, préface de la 2e édition, et surtout Walras, Un économiste inconnu, dans ses Études d’économie sociale, 1896, p.351, et Éléments d’économie politique pure, 3e édit., 1896, pp. 188 et s.
  17. Jevons (1835-1882) avait été chimiste à la Monnaie de Sydney et mourut prématurément en se noyant par accident aux bains de mer à Bexhill. — Voyez sur lui, entre autres, Price, History of political economy in England, ch. vii.
  18. La Monnaie et le mécanisme de l’échange, 1875 (traduit en français).
  19. The solar period andthe price of corn (1875) ; — The periodicity of commercial crises and its physical explanation (1878).
  20. Tout autre est la thèse de M. Juglar. Celui-ci, en croyant à la périodicité naturelle des crises économiques, les considère comme « une des conditions du développement de la grande industrie », annoncées d’avance par les signes d’une grande prospérité. Il faut un temps assez régulier pour que toutes les phases de cette sorte de marée économique aient été franchies : mais cela s’expliquerait de soi-même par toutes les longues répercussions des effets de la loi de Coffre et de la demande, retardés, il est vrai, ou troublés à certains moments par les événements politiques. (Clément Juglar, Des crises commerciales et de leur retour périodique, Paris, 1862, et surtout pp. 5 et s.)
  21. Voir pour toute la question des Index-numbers, la Science économique, par Yves Guyot, 3e édit., 1907, 1. IV, ch. x, pp. 201 et s. ; — Édouard Dolléans, la Monnaie et les prix, 1905 ; — de Foville, la Monnaie, 1907, pp. 180 et s.
  22. Éléments d’économie politique pure, 3e édition, introduction, p. xiii.
  23. Ibid., p. xii. — Voyez surtout op. cit., 17e leçon, pp. 195 et s.
  24. Nous retrouverons, à propos de la nationalisation du sol, les formules de M. Walras sur les emprunts d’État causés par le rachat du sol.
  25. Voir dans Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 1. I, ch. vi, « la raison, les sentiments, les passions, l'automatisme ».
  26. Unsettled questions, édition de 1874, p. 140.
  27. Voyez Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, 2e édition, t. I, pp. 87, 662 et s.
  28. Ingram, Histoire de l’économie politique, tr. fr., p. 260.
  29. Éléments d’économie politique pure, 3e édit., introduction, p. xiii.
  30. Principii di economia pura, cités par Ch. Gide, Précis d’économie politique, 5e édition, p. 37.