Histoire du Canada (Garneau)/Tome II/Livre V/Chapitre III

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CHAPITRE III.




TERRENEUVE ET BAIE D’HUDSON.



1696-1701.

Continuation de la guerre : les Français reprennent l’offensive. — La conquête de Pemaquid et de la partie anglaise de Terreneuve et de la baie d’Hudson est résolue. — M. d’Iberville défait trois vaisseaux ennemis et prend Pemaquid. — Terreneuve : sa description ; premiers établissemens français ; leur histoire. — Le gouverneur, M. de Brouillan, et M. d’Iberville réunissent leurs forces pour agir contre les Anglais. — Brouilles entre ces deux chefs ; ils se raccommodent. — Ils prennent St.-Jean, capitale anglaise de l’île, et ravagent les autres établissemens. — Héroïque campagne d’hiver des Canadiens. — Baie d’Hudson ; son histoire. — Départ de M. d’Iberville ; dangers que son escadre court dans les glaces ; beau combat naval qu’il livre ; il se bat seul contre trois et remporte la victoire. — Un naufrage. — La baie d’Hudson est conquise. — Situation avantageuse de la Nouvelle-France. — La cour projette la conquête de Boston et de New-York. — M. de Nesmond part de France avec une flotte considérable ; la longueur de sa traversée fait abandonner l’entreprise. — Consternation des colonies anglaises. — Fin de la guerre : paix de Riswick (1797). — Difficultés entre les deux gouvernemens au sujet des frontières de leurs colonies. — M. de Frontenac refuse de négocier avec les cantons iroquois par l’intermédiaire de lord Bellomont. — Mort de M. de Frontenac ; son portrait. — M. de Callières lui succède. — Paix de Montréal avec toutes les tribus indiennes confirmée solennellement en 1701. — Discours du célèbre chef Le Rat ; sa mort, impression profonde qu’elle laisse dans l’esprit des Sauvages ; génie et caractère de cet Indien. — Ses funérailles.


L’Acadie était, comme on l’a observé, retombée sous la domination française, et l’ennemi rebuté avait abandonné toute idée de faire une nouvelle tentative sur le Canada. Il y avait sept ans que la guerre était commencée. Tout le sang qu’on avait versé était en pure perte pour l’ennemi. Le Canada allait maintenant devenir l’agresseur, après avoir été si longtemps exposé aux attaques de ses adversaires.

Ces derniers occupaient plusieurs postes fortifiés dans la baie d’Hudson, où ils faisaient la traite des pelleteries qui étaient plus belles là que partout ailleurs, à cause de la hauteur de la latitude ; ils étaient maîtres de la plus belle partie de Terreneuve, où ils avaient de nombreuses pêcheries ; enfin ils avaient (1692) relevé Pemaquid de ses ruines, fort situé à l’embouchure de la baie de Fondi, afin d’avoir une espèce de possession du pays des Abénaquis, et d’étendre leur influence sur ces tribus guerrières. Le ministère voyant que Tourville avait repris sa prépondérance sur l’Océan, décida de détruire, comme nous l’avons rapporté plus haut, ce fort, dont l’existence semblait menacer l’Acadie, et de chasser entièrement les Anglais de l’île de Terreneuve et de la baie d’Hudson. Cette entreprise répondait aux instances du comte de Frontenac, qui pressait le roi de s’emparer des pêcheries des côtes de la Nouvelle-France, dont les eaux poissonneuses s’étendaient du Labrador au sud de l’Acadie, et renfermaient les bancs si précieux de Terreneuve. Néanmoins elle n’était qu’une partie d’un plan beaucoup plus vaste formé dans la colonie et envoyé à Paris. On avait rapporté à Québec, sur la fin de l’année précédente (1695), qu’il se faisait des préparatifs en Angleterre et à Boston pour s’emparer de toute l’île de Terreneuve ; le gouvernement canadien proposa à la cour d’envoyer une flotte de dix ou douze vaisseaux pour protéger nos pêcheries de cette île, et pour attaquer Boston, dont la prise aurait affaibli considérablement la puissance des Anglais dans ce continent. Mais la cour, toujours sous l’empire de son ancienne politique de ne point attaquer l’Angleterre au centre de sa force, repoussa ce projet regardé pourtant comme d’une exécution assez facile, et adopta celui que nous venons d’exposer plus haut, MM. d’Iberville et de Bonaventure furent choisis pour commander l’expédition de Pemaquid. Cette tâche accomplie, ils devaient se rallier au gouverneur de Terreneuve, M. de Brouillan, pour l’exécution de la seconde partie du plan.

Ces deux capitaines partirent sur l’Envieux et le Profond de Rochefort et entrèrent dans le mois de juin dans la baie des Espagnols, au Cap-Breton, où ils trouvèrent des lettres du gouverneur de l’Acadie, le chevalier de Villebon, qui les informaient que trois vaisseaux anglais croisaient devant le port de St.-Jean. M. de Villebon était entré à Port-Royal peu de temps après le départ de l’amiral Phipps en 1690, et ayant trouvé ce poste trop exposé pour ses forces, il s’était retiré dans la rivière St.-Jean, où les Indigènes étaient venus protester de leur attachement à la cause française. Cet officier, qui était canadien et fils du baron de Bécancourt, était reparti immédiatement pour la France afin d’y exposer la situation de l’Acadie ; et après en avoir été nommé gouverneur, il y était revenu l’année suivante, 1691. Il avait relevé en passant le drapeau français sur Port-Royal, repris et abandonné de nouveau par les Anglais, et s’était retiré dans son fort de Jemset, dont il avait changé le nom en celui de Naxoat, pour être plus à proximité des Indiens, et où l’amiral Phipps, alors gouverneur du Massachusetts, le faisait bloquer depuis quelque temps.

M. d’Iberville remit à la voile, après avoir pris sur ses deux vaisseaux une cinquantaine de Sauvages, et cingla vers l’embouchure de la rivière St.-Jean, où il trouva, en effet, en croisière le Sorel, le Newport et un plus petit navire. Il donna sur le champ l’ordre d’attaquer. Le combat fut court, mais vif. Le Newport qui portait 24 canons fut démâté et pris. Les deux autres vaisseaux ne durent leur salut qu’à une brume épaisse qui s’éleva tout à coup et qui les déroba à la poursuite des vainqueurs.

Renforcé par cette prise et par le chevalier de Villebon, qui monta avec encore 50 Indiens sur le Profond commandé par M. de Bonaventure, le capitaine d’Iberville alla prendre à Pentagoët le baron de St.-Castin avec 200 autres Sauvages et quelques soldats sous les ordres de MM. Montigny et de Villieu, et arriva devant Pemaquid te 13 août. Le baron de St.-Castin était un ancien officier au régiment de Carignan, qui, s’étant plu parmi les Indiens, avait épousé une Indigène et était devenu le chef des Abénaquis. C’est lui qui les menait au combat. Il mourut au sein de cette brave et puissante tribu, recherché des gouverneurs français et redouté des colonies anglaises.

Pemaquid la plus considérable forteresse de ces colonies, était bâti sur le bord de la mer. Les murailles, flanquées d’une tour haute de 29 pieds, avaient 22 pieds d’élévation, et portaient 18 pièces de canon. Le colonel Chubb y commandait. Il se défendit assez bien pendant quelques jours, mais, aux premières bombes qui tombèrent dans la place, il demanda à capituler. Ce fort, qui avait coûté des sommes immenses à la Nouvelle-Angleterre, et qui était alors pour elle dans l’est, ce que fut Niagara plus tard pour les Français dans l’ouest, fut rasé suivant les instructions de la cour. On n’y laissa pas pierre sur pierre. Tandis que ses murailles menaçantes s’écroulaient ainsi sous la mine des vainqueurs, le colonel Church s’embarquait avec 500 hommes pour aller ravager l’Acadie. Il brûla Beaubassin malgré la neutralité qui avait été garantie aux habitans de cet endroit par Phipps, et s’en retournait chargé de butin à Boston, lorsqu’il rencontra un renfort de 3 vaisseaux, dont un de 32 canons, avec 200 hommes de débarquement, qui lui apportait l’ordre de prendre le fort du chevalier de Villebon. Il vira de bord, et se présenta devant Naxoat dans le mois d’octobre avec une grande assurance ; M. de Villebon, fait prisonnier en revenant de Pemaquid et rendu à la liberté, venait d’y rentrer. Le colonel Church éprouva une résistance beaucoup plus grande et beaucoup plus vive que celle sur laquelle il avait compté, et au bout de quelques jours d’un siége inutile, désespérant du succès, il se rembarqua et disparût. C’est pendant ces hostilités en Acadie que la désolation régnait sur les frontières anglaises, et que les flammes de York et des établissemens d’Oyster river annonçaient au loin la présence des Canadiens et des Abénaquis. La population tremblante ne tournait plus les yeux vers le nord qu’avec effroi, craignant à chaque instant de voir sortir des forêts ces ennemis impitoyables qui, comme un torrent, ne laissaient que des ruines sur leur passage.

M. d’Iberville avait cependant retourné ses voiles vers Plaisance pour achever une conquête entreprise à sa propre suggestion. La parole du fondateur de la Louisiane avait déjà un grand poids à Paris dans les affaires de l’Amérique et surtout dans celles des mers du Nord.

L’île de Terreneuve située au nord-est du golfe St.-Laurent, et n’étant séparée du Labrador que par le détroit de Belle-isle, forme une pointe qui projette dans l’océan, et qui a dû, pour cette raison, être aperçue des premiers navigateurs qui ont côtoyé l’Amérique septentrionale. C’est au sud-est de cette île qu’est situé le banc de Terreneuve sur lequel elle est assise elle-même, et qui est plus célèbre encore par la pêche de la morue qu’on y fait que par ses brumes et ses tempêtes. La figure de Terreneuve est presque triangulaire et présente une superficie de 36,000 milles carrés ; sa longueur extrême est de 420 milles, et sa largeur de 300 milles[1]. Le climat y est froid et orageux, le ciel sombre. Le sol mêlé de gravier, de pierre et de sable est aride, quoique arrosé par plusieurs belles rivières. Le pays rempli de montagnes, était alors couvert de bois impénétrables, et de prairies, ou plutôt de landes poussant plus de mousse que d’herbe. Les Français et les Anglais n’y avaient formé des établissemens que pour l’utilité de leurs pêcheries. Les Français y faisaient la pêche dès 1504, et ils avaient formé un établissement vers le cap de Raze pour y faire sécher leur poisson. Les Anglais, conduits par le chevalier Humphrey Gilbert, y plantèrent une colonie en 1583 dans la baie de St.-Jean. Gilbert prit possession de cette baie et de deux cents lieues de pays tout à l’entour, au nom de la reine Elizabeth, ignorant que cette terre fût une île. Il y promulgua plusieurs décrets qui respirent la loyauté la plus pure envers sa souveraine, mais qui ne prévinrent point la ruine de son établissement ainsi qu’on l’a rapporté ailleurs. Il fit celui-ci entre autres, que quiconque parlerait d’une manière offensante de Sa Majesté, aurait les oreilles coupées et perdrait ses biens.

En 1608, Jean Guyas, de Bristol, reprit le projet du chevalier Gilbert, et s’établit dans la baie de la Conception. Il transféra ensuite son établissement à St.-Jean, aujourd’hui capitale de l’île ; de là les Anglais s’étendirent sur toute la côte orientale. Quoique les Français y eussent des pêcheries depuis qu’ils fréquentaient le grand banc, pendant longtemps le gouvernement fit peu d’attention à Terreneuve, de manière que ceux d’entre eux qui s’y fixaient jouissaient à peu près d’une liberté absolue. Cela dura jusqu’en 1660. À cette époque le roi concéda le port de Plaisance à M. Gargot, qui reçut le titre de gouverneur, et qui dès qu’il se fut installé dans son poste, voulut soumettre les habitans à son monopole, et les obliger à lui donner une portion de leurs pêches en échange des provisions et des marchandises qu’il tirait des magasins du roi. Cet abus révolta les pêcheurs accoutumés à l’indépendance ; ils portèrent leurs plaintes au pied du trône. Le gouverneur fut rappelé et M. de la Poype nommé pour le remplacer. Plaisance était le principal établissement français de Terreneuve. Placé dans l’un des plus beaux ports de l’Amérique, au fond d’une baie qui a dix-huit lieues de profondeur, il était défendu par le fort St.-Louis construit sur la cime d’un rocher de plus de cent pieds d’élévation du côté droit du Goulet ou col qui forme l’entrée de la baie à une lieue et demie de la mer. Les Français avaient encore des établissemens dans les îles de St.-Pierre de Miquelon, au Chapeau-Rouge, au Petit-Nord et sur quelques autres points des côtes du golfe St.-Laurent.

La population y vivait de pêche et supportait impatiemment le joug d’un gouverneur, qui lui paraissait gêner le commerce. M. de la Poype commanda treize ans dans ces parages ; mais ce fut pour lui autant d’années de désagrémens, de difficultés et de trouble. En 1685 M. Parat lui succéda. C’est sous son administration que le fort St.-Louis fut bâti. Dans le mois de février 1690 Plaisance fut surpris par les flibustiers, qui firent le gouverneur prisonnier dans son lit. Ils trouvèrent le fort sans garde et les soldats dispersés sur l’île. Ces corsaires enlevèrent tout après avoir dépouillé complètement les habitans, qui se trouvèrent comme s’ils avaient été jetés par un naufrage sur une côte déserte. Le gouverneur fut accusé de trahison, tandis que de son côté il rejeta ce malheur sur l’insubordination et l’esprit de révolte des habitans. Charlevoix, historien contemporain, laisse percer ses doutes sur la fidélité de ce fonctionnaire, et nous dit qu’il n’a pu savoir quelle avait été la décision du procès.

Deux ans après (1692), Plaisance fut attaqué une seconde fois ; mais par une escadre anglaise, commandée par l’amiral Williams, et composée de trois vaisseaux de 62 canons chacun, d’une frégate et d’une flûte[2]. M. de Brouillan qui en était gouverneur, fit élever à la hâte une redoute et des batteries sur les rochers à l’entrée de la baie, et tira des bâtimens marchands les hommes nécessaires pour les servir. L’amiral Williams après les sommations ordinaires, commença une canonnade qui dura six heures, au bout desquelles il se retira, confus d’avoir échoué devant une bicoque qui ne contenait pas plus de cinquante hommes de garnison, et alla brûler, pour se venger, les habitations de la Pointe-Verte à une lieue de là.

Tandis que le principal siége des pêcheries françaises courait ainsi le plus grand danger, une escadre de France, sous les ordres du chevalier du Palais, était à l’ancre dans la baie des Espagnols, au Cap-Breton, de l’autre côté du détroit. Le comte de Frontenac ayant informé le gouvernement à Paris de l’intention de l’amiral Phipps de reprendre sa revanche devant Québec, et d’autres rapports ayant paru confirmer cette nouvelle, l’escadre en question avait été envoyée pour intercepter l’ennemi dans le golfe St.-Laurent.

Telle est l’histoire de Terreneuve jusqu’en 1696. La Grande-Bretagne occupait la plus belle portion de l’île, et la différence entre les établissemens français et les établissemens anglais était aussi grande là, que dans le reste du continent. Le commerce de ces derniers s’élevait à 17 millions de francs par année. Avec de pareils résultats sous les yeux que ne devait-on pas redouter pour l’avenir ? M. d’Iberville avait communiqué ses appréhensions à la cour ; il y avait représenté que les intérêts du royaume commandaient d’arrêter les progrès de rivaux plus souvent ennemis qu’amis ; et qu’en détruisant tous leurs postes de Terreneuve, on y ruinerait leur commerce en même temps que l’on se déferait de voisins trop puissans pour rester aux environs de Plaisance. L’on agréa ses appréciations, en le chargeant d’exécuter le plan qu’il suggérait pour expulser les Anglais de l’île.

Il devait agir de concert avec M. de Brouillan, et l’attaque de leurs postes se faire simultanément par terre et par mer, sous la direction de ces deux commandans. Mais ce dernier ne voulait partager la gloire de l’entreprise avec personne ; et, sans attendre M. d’Iberville, il se hâta de partir avec 9 navires, dont plusieurs appartenaient à des armateurs de St.-Malo, trois corvettes et deux brûlots pour aller mettre le siége devant St.-Jean. Les vents contraires firent échouer son entreprise sur cette ville ; mais il s’empara l’épée à la main de plusieurs autres établissemens, et d’une trentaine de navires le long des côtes. Il en aurait pris un bien plus grand nombre sans l’insubordination d’une partie de ses équipages.

Il trouva à son retour M. d’Iberville à Plaisance, qui n’avait pu aller le joindre faute de vivres ; mais qui venait d’en recevoir sur le Wesp et le Postillon, qui lui avaient aussi amené les Canadiens qu’il attendait de Québec. Ce dernier voulait commencer les opérations par l’attaque des postes anglais les plus reculés vers le nord, présumant qu’on y serait moins sur ses gardes qu’à St.-Jean. Ce raisonnement paraissait juste ; néanmoins M. de Brouillan s’y opposa. Jaloux de la réputation de son collègue, il suffisait que celui-ci suggérât quelque chose pour qu’il le désapprouvât. C’était un homme intelligent et expérimenté ; mais dur, violent, astucieux et avide. Ce dernier défaut le rendait odieux surtout aux pêcheurs, seule classe d’hommes qui fréquentait Terreneuve. Avec des talens supérieurs et autant d’expérience, M. d’Iberville était généreux et savait se faire aimer de ceux qu’il commandait ; aussi était-il très populaire et chéri du soldat. Il eût pu l’emporter sur son rival dans cette île, où, à un signe de sa main, tout le monde se serait déclaré pour lui ; mais il sacrifia sans hésitation son ambition et son ressentiment à la chose publique. M. de Brouillan ne pouvait rien faire sans les Canadiens, et M. d’Iberville était leur idole. D’ailleurs, ce peuple avait le bon sens de ne vouloir, pour officiers, que des hommes pris dans son sein, en qui il eût confiance et qui pussent sympathiser avec lui. Cela était surtout visible à la guerre. Il n’y eut, en outre, jamais de troupes avec lesquelles on réussissait moins par la hauteur et la dureté, que les milices canadiennes ; l’honneur était leur seul mobile ; les moyens violens, la coercition, les révoltaient. À la première nouvelle de la mésintelligence entre les deux chefs, elles déclarèrent qu’elles n’obéiraient qu’à M. d’Iberville, et qu’elles retourneraient plutôt à Québec, que d’accepter un autre commandant. Cette résolution fit courber la fière volonté du gouverneur. Au reste M. d’Iberville était décidé à passer en France pour ne pas faire manquer, par la désunion, une entreprise qu’il avait suggérée, et dont par conséquent il avait le succès à cœur. Les difficultés s’aplanirent ; il fut réglé que l’on attaquerait St.-Jean, et que, pour s’y rendre, tandis que M. de Brouillan prendrait la voie de mer, M. d’Iberville suivrait celle de terre avec ses Canadiens. L’on se réunit dans la baie de Toulle. De là l’expédition se mit en marche pour St.-Jean culbutant et dissipant tous les détachemens ennemis qui voulaient lui disputer le passage. En arrivant près de la ville, l’avant-garde à la tête de laquelle d’Iberville s’était placé, tomba sur un corps d’hommes embusqué dans des rochers ; le choc fut violent, mais l’ennemi céda et l’on entra pêle-mêle avec lui dans la ville. L’élan était tel qu’on s’empara de deux forts d’emblée. Il n’en restait plus qu’un troisième en mauvais état. Le gouverneur, honnête et paisible marchand élu par les pêcheurs de la ville, menacé d’un assaut, se rendit à condition que l’on transporterait les habitans en Angleterre ou à Bonneviste. Les fortifications furent renversées et la ville réduite en cendres. Le partage du butin fut encore un sujet de contestation entre les deux commandans, qui faillit amener une collision.

Après cet exploit, le gouverneur français retourna à Plaisance, et M. d’Iberville continua la guerre avec les Canadiens qui s’étaient attachés à sa fortune, au nombre de cent-vingt-cinq armés chacun d’un fusil, d’une hache de bataille, d’un couteau-poignard et de raquettes pour marcher sur la neige[3]. Il employa une partie de l’hiver pour achever la conquête de l’île. Il triompha de tous les obstacles que lui offrirent le climat, la faim et le courage de l’ennemi ; et ses succès dans une si grande étendue de pays remplie de montagnes, étonnèrent même ceux qui avaient la plus grande confiance dans sa capacité et dans l’intrépidité de ses soldats. En deux mois il prit avec cette poignée d’hommes tous les établissemens qui restaient aux Anglais à Terreneuve, excepté Bonneviste et l’île de Carbonnière inabordable en hiver, tua deux cents hommes et fit six ou sept cents prisonniers qui furent acheminés sur Plaisance. MM. Montigny Boucher de la Perrière, d’Amours de Plaine Dugué de Boisbriant, tous Canadiens, se distinguèrent dans cette campagne héroïque. M. d’Iberville se préparait à aller attaquer Bonneviste et la Carbonnière, lorsque le 18 mai (1697) une escadre de 5 vaisseaux arriva de France sous les ordres de M. de Serigny et mouilla dans la baie de Plaisance. Elle lui apportait l’ordre d’en prendre le commandement, et d’aller cueillir de nouveaux lauriers dans les glaces de la baie d’Hudson.

Cette contrée adossée au pôle et à peine habitable, était également recherchée par la France et par l’Angleterre pour ses riches fourrures. Les traitans des deux nations en avaient fait le théâtre d’une lutte continuelle aux vicissitudes de laquelle la trahison avait sa part. Les Anglais, conduits par deux transfuges huguenots à qui l’on a fait allusion ailleurs, nommés Desgroseillers et Radisson, avaient élevé en 1663, à l’embouchure de la rivière Némiscau, dans le fond de la baie, un fort qu’ils nommèrent Rupert ; ils avaient encore établi deux comptoirs dans les mêmes parages, sur la rivière des Monsonis et sur celle de Ste.-Anne. Apprenant cela, Colbert y avait envoyé, par le Saguenay, en 1672, le P. Charles Albanel pour y renouveler les prises de possession déjà faites au nom du roi par MM. Bourdon et Després Couture. Ce Jésuite en avait fait signer un acte par les chefs d’une douzaine de tribus, qu’il avait ensuite invitées à venir faire la traite de leurs pelleteries au lac St.-Jean. Les démarches de la France se bornèrent alors à cette simple incursion.

Cependant Desgroseillers et Radisson, mécontens de l’Angleterre, étaient revenus en Canada après avoir obtenu leur pardon du roi. Une association s’y forma sous le nom de la compagnie du Nord, pour faire la traite à la baie d’Hudson. Cette compagnie leur donna deux petits vaisseaux afin d’aller s’y emparer des établissemens anglais, comme les personnes les plus propres à faire réussir une pareille entreprise, dure expiation de leur trahison ! mais trouvant ces établissemens trop bien fortifiés pour les attaquer avec chance de succès, ou peut-être honteux de leur rôle, ils rangèrent la côte occidentale de la baie jusqu’à l’embouchure de la rivière Ste.-Thérèse, où ils bâtirent le fort Bourbon. De retour à Québec, des difficultés s’étant élevées entre eux et la compagnie, ils passèrent en France sous prétexte d’aller demander justice. Lord Preston, ambassadeur anglais, apprenant le mauvais succès de leurs démarches, leur fit des ouvertures accompagnées de promesses si avantageuses qu’ils trahirent une seconde fois leur patrie. Radisson obtint une pension viagère de douze cents livres pour mettre entre les mains des Anglais le fort Bourbon (Nelson) dans lequel il y avait pour 400 mille francs de fourrures.

Sur les plaintes de la cour de France, le cabinet de Londres promit de faire rendre ce poste ; mais les troubles qui régnaient en Angleterre, ne permirent point au monarque aux prises avec ses sujets, de faire exécuter l’arrangement qu’il avait conclu ; et la compagnie fut obligée de se faire justice à elle-même. En conséquence, elle obtint du marquis de Denonville quatre-vingts hommes, presque tous Canadiens, commandés par le chevalier de Troye, brave officier. MM. de Ste.-Hélène, d’Iberville et de Maricourt faisaient partie de l’expédition et se distinguèrent par des actions héroïques. Elle partit du Québec par terre dans le mois de mars 1686, et n’arriva dans la baie d’Hudson que le 20 de juin, après avoir traversé des pays inconnus, franchi une foule de rivières, de montagnes et de précipices, et avoir enduré des fatigues incroyables. Cette petite troupe avait reçu ordre de s’emparer de tous les établissemens anglais du fond de la baie, formés sous la conduite de Desgroseillers et de Radisson. Elle s’acquitta de sa mission avec ce courage chevaleresque qu’indiquait déjà une entreprise aussi hasardeuse ; et ces établissemens furent investis et enlevés avec tant de promptitude que les assiégés n’eurent pas le temps de se reconnaître.

Le premier qu’elle attaqua fut celui de la rivière des Monsonis ; c’était un fort de figure carrée, flanqué de quatre bastions et portant quatorze pièces de canon ; elle l’emporta d’assaut sans grande perte. Cette capture fut suivie de celle d’un navire que M. d’Iberville prit à l’abordage.

Le fort de Rupert qui était à une grande distance de celui de Monsonis, fut investi dans le mois de juillet et tomba de la même manière au pouvoir des Canadiens, qui en firent sauter les redoutes et en renversèrent les palissades.

Le chevalier de Troye se mit ensuite à la recherche du fort Ste.-Anne sur la rivière de ce nom (ou de Quitchitechouen). L’on ignorait sa situation ; on savait seulement qu’il était du côté occidental de la baie. Après une traversée difficile au milieu des glaces et le long d’une côte très basse, où les battures courent deux ou trois lieues au large, on le découvrit enfin. Placé au milieu d’un terrain marécageux, il était défendu par quatre bastions, sur lesquels il n’y avait pas moins de quarante-trois pièces de canon en batterie. C’était là où se trouvait le principal comptoir des Anglais. Ils firent néanmoins une assez faible résistance, et demandèrent ensuite à capituler. Le gouverneur, homme simple et paisible, fut transporté avec sa suite à Charleston, et le reste de la garnison au fort de Monsonis. On trouva pour environ 50 mille écus de pelleteries à Ste.-Anne. Les Anglais ne possédaient plus rien dans la baie d’Hudson que le fort Bourbon.

Lorsque la nouvelle de ces pertes arriva à Londres, le peuple de cette capitale jeta de hauts cris contre le roi, auquel il attribuait tous les malheurs qui arrivaient à la nation. Le monarque qui a perdu la confiance de ses sujets est vraiment bien à plaindre. Jacques II, déjà si impopulaire, le devint encore plus par un événement que personne n’avait pu prévoir ; et l’expédition d’une poignée de Canadiens vers le pôle du Nord ébranlait sur son trône un roi de la Grande-Bretagne !

Cependant les deux gouvernemens sentirent enfin la nécessité de faire cesser un état de choses qui violait toutes les lois établies pour régler les rapports de nation à nation et sans lesquelles il n’y a pas de paix possible. En effet, il n’y avait pas de guerre déclarée entre les deux peuples pendant toutes ces hostilités. Ils signèrent un traité par lequel les armateurs particuliers, sujets des deux nations, qui n’auraient point de commission de leur prince, devaient être poursuivis comme pirates. Ce traité qui ne s’étendait qu’aux îles et pays de terre ferme en Amérique, et qui avait été proposé par l’Angleterre, fut conclu le 13 septembre 1686. Mais Jacques II n’était guère en état, à cette époque, de faire observer par des sujets désaffectionnés, sa volonté dans les mers du Nouveau-Monde. Dès l’année suivante, ils vinrent attaquer le fort Ste.-Anne, où commandait M. d’Iberville, qui non seulement les repoussa, mais prit encore un de leurs vaisseaux.

Lorsque la guerre éclata entre les deux couronnes (1689), l’Angleterre ne possédait dans la baie d’Hudson que le fort Bourbon, comme on l’a dit plus haut, à l’entrée de la rivière Ste.-Thérèse. Mais elle reprit en 1693 le fort Ste.-Anne, gardé seulement par cinq Canadiens, qui osèrent se défendre et repoussèrent une première attaque de 40 hommes[4]. L’année suivante (1694) M. d’Iberville s’en empara de nouveau, il lui rendit son ancien nom, que ses nouveaux possesseurs avaient changé pour celui de Nelson, et il y passa l’hiver qui fut d’une rigueur extrême. Les glaces ne permirent aux navires de sortir du port qu’à la fin de juillet. Une vingtaine d’hommes étaient morts du scorbut, et un grand nombre d’autres en avaient été atteints. Les Anglais étant revenus en force, deux ans après (1694), l’établissement fut repris pour retomber encore au pouvoir des Français comme on va le voir. Tel est en peu de traits le tableau des événemens qui s’étaient passés entre les deux nations dans cette région lointaine jusqu’au moment où M. d’Iberville fut chargé d’en compléter la conquête en 1697.

Ce navigateur prit le commandement de l’escadre que lui avait amenée M. de Serigny, et fit voile de Terreneuve dans le mois de juillet. Il trouva l’entrée de la baie d’Hudson couverte de glaces, au milieu desquelles ses vaisseaux, séparés les uns des autres, et entraînés de divers côtés, coururent les plus grands dangers durant plusieurs jours. La navigation a quelque chose de hardi, de grand même, mais de triste et sauvage dans les hautes latitudes de notre globe. Un ciel bas et sombre, une mer qu’éclaire rarement un soleil sans chaleur, des flots lourds et couverts, la plus grande partie de l’année, de glaces dont les masses immenses ressemblent à des montagnes, des côtes désertes et arides qui semblent augmenter l’horreur des naufrages, un silence qui n’est interrompu que par les gémissemens de la tempête, voilà quelles sont les contrées où M. d’Iberville a déjà signalé son courage, et où il va le signaler encore. Ces mers lui sont familières, elles furent les premiers témoins de sa valeur. Depuis longtemps son vaisseau aventureux les sillonne. Plus tard cependant il descendra vers des climats plus doux ; et ce marin qui a fait, pour ainsi dire, son apprentissage au milieu des glaces polaires, ira finir sa carrière sur les flots tièdes et limpides des Antilles, au milieu des côtes embaumées de la Louisiane ; il fondera un empire sur des rivages où l’hiver et ses frimats sont inconnus, où la verdure et les fleurs sont presqu’éternelles. Mais n’anticipons pas sur une époque glorieuse pour lui et pour notre patrie.

L’escadre était toujours dans le plus grand péril. Cernés par les glaces qui s’étendaient à perte de vue, s’amoncelaient à une grande hauteur, puis s’affaissaient tout à coup avec des craquemens et un fracas épouvantable, le Pélican et le Palmier, portés l’un contre l’autre, s’abordèrent poupe en poupe, et presqu’au même instant, le brigantin l’Esquimaux fut écrasé à côté d’eux, et si subitement que l’équipage eût de la peine à se sauver. Ce n’est que le 28 août que M. d’Iberville, qui montait le Pélican, put entrer dans la mer libre, ayant depuis longtemps perdu ses autres bâtimens de vue. Il arriva seul devant le fort Nelson, le 4 septembre. Le lendemain matin cependant il aperçut trois voiles à quelques lieues sous le vent, qui louvoyaient pour entrer dans la rade où il était ; il ne douta point que ce fût le reste de ses vaisseaux. Mais après leur avoir fait des signaux de reconnaissance auxquels ils ne répondirent point, il dut se détromper, c’étaient des ennemis. Ne pouvant les éviter, sa position devenait très critique ; il se voyait surpris seul, traqué, pour ainsi dire, par une force supérieure au pied de la place même qu’il venait pour assiéger. Ces trois voiles anglaises étaient le Hampshire de 56 canons, le Dehring de 36, et l’Hudson-Bay de 32 canons. En entrant dans la baie, ils avaient découvert le Profond, un des vaisseaux de M. d’Iberville, commandé par M. Dugué, qui était pris dans les glaces, et ils l’avaient canonné par intervalle pendant dix heures. Le navire français, immobile, n’avait pu présenter à ses adversaires que les deux pièces de canon de son arrière. L’ennemi avait fini par l’abandonner le croyant percé à sombrer, et il s’était dirigé vers le fort Nelson, où il trouva le commandant français qui était, comme on l’a dit, arrivé de la veille.

La fuite pour ce dernier était impossible ; il fallait combattre ou se rendre. Il choisit le premier parti. Son vaisseau portait cinquante pièces de canon, mais le chiffre de ses hommes en état de combattre[5] était en ce moment très faible, à cause des maladies et d’un détachement qu’il venait d’envoyer à terre et qu’il n’avait pas le temps de rappeler. Il paya cependant d’audace, et lâchant ses voiles au vent, il arriva sur les ennemis avec une intrépidité qui leur en imposa. Les Anglais venaient rangés en ligne, le Hampshire en tête. À neuf heures et demie le combat s’engagea. Le Pélican voulut aborder de suite le Hampshire, M. de la Potherie à la tête d’un détachement de Canadiens se tenant prêts à sauter sur son pont, mais celui-ci l’évita ; alors d’Iberville rangea le Dehring et l’Hudson-Bay, en leur lâchant ses bordées. Le Hampshire revirant de bord au vent, s’attacha à lui, le couvrit de mousqueterie et de mitraille, le perça à l’eau et hacha ses manœuvres. Le feu était extrêmement vif sur les quatre vaisseaux. Le commandant anglais cherchait à démâter le Pélican, et à le serrer contre un bas-fond, M. d’Iberville manœuvrait pour déjouer ce plan et il réussit. Enfin au bout de trois heures et demie d’une lutte acharnée, voyant ses efforts inutiles, le Hampshire courant pour gagner le vent, recueille ses forces et pointe ses pièces pour couler bas son adversaire. Celui-ci, qui a prévu son dessein, le prolonge vergue à vergue, on se fusille d’un bord à l’autre. Les boulets et la mitraille font un terrible ravage. Une bordée du Hampshire blessa quatorze hommes dans la batterie inférieure du Pélican ; celui-ci redouble son feu, pointe ses canons si juste et lâche une bordée si à propos, que son fier ennemi fit tout au plus sa longueur de chemin et sombra sous voile. Personne ne fut sauvé de son équipage.

Aussitôt d’Iberville vire de bord et court droit à l’Hudson-Bay, qui était le plus à portée d’entrer dans la rivière Ste.-Thérèse, mais qui, se voyant sur le point d’être abordé, amena son pavillon. Le Dehring, auquel on donna la chasse, réussit à se sauver, ayant moins souffert dans sa voilure que le redoutable vainqueur. Cette victoire donna la baie d’Hudson aux Français.

M. d’Iberville retourna devant le fort Nelson. Dans la nuit une furieuse tempête, s’éleva, accompagnée d’une neige épaisse, et malgré tout ce qu’il put faire, et il était réputé l’un des plus habiles manœuvriers de la marine française, le Pélican fut jeté à la côte avec sa prise vers minuit, et s’emplit d’eau presque jusqu’à la batterie supérieure. Son chef ne cessa pas dans cette circonstance critique de donner ses ordres avec calme ; et comme c’était à l’époque de l’année où le soleil, dans cette latitude, descend à peine au-dessous de l’horison et qu’il se couche et se lève presqu’en même temps, la clarté empêcha que, malgré le grand nombre de blessés et de malades qu’il y avait à bord, personne ne périt alors.

Le lendemain le calme s’étant rétabli, l’équipage put gagner la terre ; les malades furent transportés dans des canots et sur des radeaux ; il y avait deux lieues pour atteindre le rivage ; 19 soldats moururent de froid pendant cette longue opération. Comme l’on était resté sans vivre après le naufrage, et qu’on ignorait ce qu’étaient devenus les autres vaisseaux, il fut résolu de donner l’assaut au fort sans délai ; car « périr pour périr, disait M. de la Potherie, il vaut mieux sacrifier sa vie en soldat que de languir dans un bois où il y a déjà deux pieds de neige ». Mais sur ces entrefaites arriva heureusement le reste de l’escadre française ; alors pour ménager son monde, M. d’Iberville se voyant des provisions en quantité suffisante, abandonna sa première détermination, et attaqua la place en forme. Après qu’on l’eût bombardée quelque temps, elle se rendit à condition que la garnison serait transportée en Angleterre. M. de Martigny y fut laissé pour commandant. Ainsi le dernier poste que les Anglais avaient dans la baie d’Hudson tomba en notre pouvoir et la France resta seule maîtresse de cette région.

Tandis que M. d’Iberville achevait cette conquête, elle reprenait tout à coup le projet si souvent abandonné de s’emparer de la Nouvelle-Angleterre et de la Nouvelle-York. M. de Frontenac pressait cette entreprise, surtout l’attaque de la dernière province, parce qu’elle devait entraîner avec elle la sujétion des Iroquois. Peut-être prévoyait-il aussi, dans sa perspicacité, ce que New-York devait devenir un jour par sa position. Mais Boston était alors la première ville de l’Amérique du nord ; il était comparativement voisin de l’Acadie, c’est sur lui que le ministère jeta les yeux. M. de Pontchartrain proposa son projet au roi qui l’agréa. Le commandement de l’expédition fut confié au marquis de Nesmond, officier qui s’était fort distingué dans la marine française. On lui donna dix vaisseaux de guerre, une galiote et deux brûlots. En même temps le comte de Frontenac reçut l’ordre de tenir ses troupes prêtes à marcher au premier ordre. Leur destination fut longtemps un mystère dans la colonie.

Le marquis de Nesmond devait se rendre d’abord à Plaisance, pour s’assurer des conquêtes que les Français avaient faites l’année précédente dans l’île de Terreneuve, et pour livrer bataille à la flotte anglaise que l’on disait destinée à s’emparer de toute l’île. Il devait ensuite informer le comte de Frontenac de ses progrès, afin que ce gouverneur pût se rendre avec ses troupes, au nombre de quinze cents hommes, à Pentagoët pour s’embarquer sur l’escadre, qui cinglerait alors vers Boston. Cette ville prise, toutes les côtes de la Nouvelle-Angleterre devaient être ravagées le plus avant que l’on pourrait dans l’intérieur, jusqu’à Pescadoué (Piscataqua). Si la saison le permettait, la Nouvelle-York devait subir le même sort, et les troupes canadiennes, en s’en retournant dans leur pays par cette province, avaient ordre de commettre les mêmes dévastations sur leur passage.

La nouvelle de ces armemens, malgré le secret qu’on avait ordonné, arriva dans les colonies anglaises par différentes voies à la fois. On faisait courir en même temps le bruit en Canada que les Anglais allaient revenir l’attaquer, peut-être était-ce pour dépister le public sur l’objet des levées de troupes du gouvernement. La milice fut aussitôt appelée sous les armes dans la Nouvelle-Angleterre. La citadelle de Boston fut mise en état de défense, et cinq cents hommes furent envoyés pour garder la frontière orientale ouverte aux courses des Abénaquis. « Ce fut là, dit Hutchinson, une époque critique, peut-être autant que celle à laquelle le duc d’Anville était avec son escadre à Chibouctou ». Les temps ont bien changé depuis.

Cette entreprise dont le succès avait souri au marquis de Nesmond, manqua faute de diligence, ou peut-être faute d’argent ; car la guerre en Europe ruinait les finances du royaume. Il ne put partir de la Rochelle qu’à la fin de mai (1697), et les vents contraires le retinrent deux mois dans la traversée. Quand il arriva à Terreneuve, il convoqua un grand conseil de guerre dans lequel il fut décidé que la saison était trop avancée pour attaquer Boston, attendu que les troupes du Canada ne pourraient arriver à Pentagoët que le 10 septembre, et que la flotte n’avait plus que pour cinquante jours de vivres. Un bâtiment fut immédiatement dépêché à Québec pour communiquer cette détermination au comte de Frontenac. M. de Nesmond envoya en même temps à la découverte dans toutes les directions pour avoir des nouvelles de la flotte anglaise ; mais on ne put la rencontrer, et il fut obligé, à son grand regret, de retourner en France sans avoir tiré un coup de canon, après s’être flatté de l’espérance de faire une des campagnes les plus glorieuses de toute cette guerre, si fertile en beaux faits d’armes et en victoires.

La guerre cependant tirait à sa fin. Les triomphes de Louis XIV en épuisant ses finances épuisaient aussi ses forces. Il offrit dès 1694 la paix et la restitution de ses conquêtes ; soit défiance, soit ambition, soit haine, dit un historien, les alliés refusèrent alors ce qu’ils acceptèrent depuis à Riswick. Jamais guerre n’avait été plus glorieuse pour la France, soit en Europe ou en Amérique. Le succès avait presque constamment couronné ses armes, Luxembourg toujours vainqueur mit le comble à sa gloire en gagnant la sanglante bataille de Steinkerque en 1692, et celle de Nerwinde en 1694, où le roi Guillaume III fut deux fois vaincu. Catinat, Boufflers, Vendôme, Tourville, Château-Renaud, DuGay-Trouin, et bien d’autres y acquirent un nom immortel. Frontenac et d’Iberville, quoique sur un théâtre moins imposant, soutinrent dignement l’honneur de leur patrie. Mais ces lauriers ne s’acquéraient qu’au prix de torrens de sang et de dépenses énormes. Les cinq premières campagnes avaient coûté plus de deux cents millions de subsides extraordinaires.

Enfin la paix fut signée à Riswick le 20 septembre 1797. La France et l’Angleterre furent remises par ce traité, quant à leurs colonies, dans le même état où elles étaient avant la guerre, excepté que la première acquit toute la baie d’Hudson. Ainsi elle resta maîtresse de la moitié occidentale de Terreneuve, de toute la côte maritime depuis le nord de la baie d’Hudson jusqu’à la Nouvelle-Angleterre, avec les îles adjacentes, de la vallée du St.-Laurent y compris les grands lacs, et de celle du Mississipi. Les difficultés entre les deux couronnes au sujet des limites de ces possessions, furent abandonnées à la décision de commissaires ; de sorte qu’après l’effusion de tant de sang en Amérique, la propriété du pays des Iroquois et les frontières de l’Acadie et de la Nouvelle-Angleterre restèrent encore des questions pendantes, que le temps et les événemens avaient embrouillées et rendues plus difficiles à résoudre que jamais. Cette guerre avait gravement entravé les progrès du Canada, et grevé la Nouvelle-Angleterre d’une dette qui, en l’obligeant de créer du papier monnaie, la fit entrer dans une voie financière, avantageuse suivant les uns, et pernicieuse suivant les autres.

Selon le désir du traité, MM. de Tallard et d’Herbault furent nommés commissaires de la part de la France pour régler avec ceux de l’Angleterre la question des frontières. Cette dernière puissance s’étant mise en possession des deux bords de la rivière Kénébec, la rivière de St-George, comme on l’a dit en parlant de l’Acadie, fut choisie pour servir de limite entre les deux nations de ce côté là. Ce qui fut confirmé en 1700 par M. de Villieu de la part du roi très chrétien, et par M. de Soudric de la part de sa Majesté britannique.

Le peu de durée de la paix ne permit point de régler la question du droit de pêche sur les côtes de l’Acadie.

Quant au pays des cinq nations, on n’osa pas encore en disposer, de peur d’irriter la confédération iroquoise, dont l’amitié était briguée par les deux peuples. Ce qui se fit au sujet de cette frontière, se passa entre les gouverneurs des deux provinces anglaise et française, qui dirigèrent leurs menées auprès des Iroquois. Ils tâchèrent par toutes sortes de subtilités, l’un, de les amener à reconnaître une suprématie européenne, l’autre, de les empêcher de tomber dans le piège, et de maintenir leur indépendance et leur neutralité.

Richard, comte de Bellomont, vint remplacer, après le traité de Riswick, le colonel Fletcher dans le gouvernement de la Nouvelle-York. Il dépêcha immédiatement le colonel Schuyler et le ministre Delius auprès du comte de Frontenac, pour l’informer de la conclusion de la paix et régler l’échange des prisonniers. Ces envoyés déclarèrent que non seulement le pays des cinq cantons, mais que les contrées de l’ouest avec Michilimackinac et tout ce qui était au midi de ce poste, appartenaient à l’Angleterre. Cette prétention extravagante fut traitée avec dérision. On leur demanda où ils avaient appris que la Nouvelle-Belgique, avant que d’être devenue la Nouvelle-York, s’étendît à tous les pays dont ils parlaient. Pour nous le droit de découverte et celui de possession, dit le chevalier de Callières, sont nos titres tant sur le pays des Outaouais que sur celui des Iroquois ; nous en avions pris possession avant qu’aucun Hollandais y eût mis le pied ; et « ce droit, établi par plusieurs titres en divers lieux des cantons, n’a été interrompu que par la guerre que nous avons été obligés de faire à cette nation, à cause de ses révoltes et de ses insultes ».

Les prétentions des deux couronnes étaient bien claires. Dans les négociations pour l’échange des prisonniers, M. de Bellomont chercha à faire admettre que les Iroquois étaient sujets anglais ; mais le comte de Frontenac se contenta de répondre, que ces peuples étaient en pourparler avec lui ; qu’ils lui avaient laissé un otage pour garantie de leur parole, et que, pour ce qui les regardait, il allait traiter directement avec eux. Il fit du reste un accueil très gracieux à ces envoyés.

Quelque temps après leur départ, il apprit que le gouverneur anglais avait tenu un grand conseil dans lequel les anciens de tous les cantons avaient repoussé toute sujétion étrangère et proclamé hautement leur indépendance nationale dont ils se glorifiaient. Les détails de ce qui s’y était passé annonçaient que ce gouverneur et la confédération se ménageaient mutuellement, se défiaient l’un de l’autre ; que le premier voulait profiter de cette occasion pour établir le droit de souveraineté de l’Angleterre sur les cantons, tandis que ces derniers se servaient de l’influence de cette puissance pour obtenir des conditions meilleures des Français. L’on ne peut s’empêcher de plaindre le sort qui menaçait ces peuples convoités si avidement par deux nations aussi redoutables qu’ambitieuses, et d’admirer en même temps leur prudence et leur noble patriotisme.

Le comte de Frontenac sut profiter habilement de ces dispositions pour décider les cantons à traiter avec lui, et aux conditions qu’il voulait. Les fautes des Anglais contribuèrent beaucoup à ce résultat heureux. La sympathie religieuse des Iroquois les faisait incliner pour la France ; leurs intérêts commerciaux les attiraient vers l’Angleterre. La première exerçait son influence sur eux par le moyen des Jésuites, quoiqu’il ne faille pas oublier cependant que la politique de ces peuples leur imposait la nécessité de ménager les Français comme les Anglais. La Nouvelle-York, pour détruire cette influence, passa, en 1700, une loi punissant de mort tous les prêtres catholiques qui entreraient volontairement dans les cantons. Elle oublia que cette mesure froissait le sentiment religieux d’une partie de la confédération et qu’elle portait atteinte à l’indépendance de toutes ces peuplades. Les envoyés français ne manquèrent pas de faire valoir ces observations.

À peu près dans le même temps le roi Guillaume III écrivit au comte de Bellomont une lettre qui acheva de les décider à traiter avec le gouverneur du Canada. Ce monarque ordonnait de faire cesser tout acte d’hostilité entre les parties belligérantes, et de contraindre les cantons à désarmer. Communiquée au chevalier de Callières, cette lettre fut transmise aussitôt par lui à Onnontagué pour faire connaître aux Iroquois que le roi d’Angleterre les regardait comme des sujets, qu’il les qualifiait ainsi dans ce document, et qu’ils ne devaient plus, d’après les ordres positifs qu’il donnait, attendre de secours de lui. Lorsqu’ils se virent abandonnés de ce côté et menacés de l’autre, le chevalier de Callières ayant eu soin de leur faire comprendre qu’il fallait enfin terminer les négociations d’une manière ou d’une autre, ils songèrent sérieusement à déposer les armes.

Ainsi après bien des collisions et des actes d’hostilité surtout entre eux et les alliés des Français, particulièrement les Outaouais, car la paix de Riswick n’avait pas désarmé ces Sauvages ; après bien des tentatives infructueuses de la part du comte de Bellomont pour obtenir par ce moyen un ascendant absolu sur les Iroquois, ils envoyèrent dans l’été de 1700 dix ambassadeurs « pour pleurer les Français morts pendant la guerre ». Ils furent reçus à Montréal avec pompe. Un grand conseil fut tenu où assistèrent ces ambassadeurs et ceux de la plupart des nations alliées de la France. Les délibérations furent rapides, car tout le monde avait besoin de repos. L’orateur des cantons parla avec une sage réserve, et en dit assez pour obliger M. de Callières à se prononcer sur ce qu’il ferait dans le cas où les hostilités éclateraient entre eux et les Anglais. Il fit connaître l’indignation qu’y avaient excitée les ordres et les menaces du gouverneur de la Nouvelle-York, et dit que, comme le refus de s’y soumettre pourrait leur attirer la guerre avec les Anglais, il espérait qu’ils trouveraient à Catarocouy non seulement les marchandises qu’ils ne pourraient plus tirer d’Albany ; mais encore les armes et les munitions dont ils pourraient avoir besoin. Le fameux chef Le Rat, député des Murons Thionnontatez, prenant la parole, dit : « J’ai toujours obéi à mon père, et je jette ma hache à ses pieds ; je ne doute point que les peuples du couchant ne fasse la même chose ; Iroquois imitez mon exemple ». La paix fut conclue entre la France et ses alliés d’un côté et la confédération iroquoise de l’autre, le 18 septembre (1700) avec beaucoup de formalités ; et le traité fut signé par le gouverneur général, l’intendant, le gouverneur de Montréal, le commandant des troupes, et les supérieurs ecclésiastiques et réguliers qui se trouvèrent à l’assemblée. Les Indiens signèrent en mettant chacun le signe de leur nation au bas de l’acte. Les Onnontagués et les Tsonnonthouans tracèrent une araignée ; les Goyogouins, un calumet, les Onneyouths, un morceau de bois en fourche avec une pierre au milieu ; les Agniers, un ours ; les Hurons, un castor ; les Abénaquis, un chevreuil ; et les Outaouais, un lièvre.

Le comte de Frontenac n’avait pas vécu pour voir la conclusion du traité de Montréal. Atteint d’une maladie fort grave dès son début, il succomba le 28 novembre 1698, dans la soixante-dix-huitième année de son âge. Son corps et son esprit avaient conservé toute leur vigueur ; sa fermeté, son énergie, ses grands talens brillaient en lui comme dans ses plus belles années ; ce fut un bonheur pour le Canada qu’il ne lui eût pas été enlevé avant la fin de la guerre. Il emporta dans la tombe l’estime et les regrets des Canadiens, qu’il avait gouvernés durant une des époques les plus critiques de leur histoire ; il avait trouvé la Nouvelle-France ouverte, attaquée de toutes parts et sur le bord de l’abîme ; il la laissa agrandie et en paix.

Cet homme a été jugé diversement par les partis qui divisaient alors le Canada. Le parti clérical dont, à l’exemple de plusieurs de ses prédécesseurs, il voulait s’affranchir et restreindre l’influence dans les affaires politiques, l’a peint sous des couleurs peu favorables. Il lui reprochait deux torts très graves à ses yeux, c’était d’être un janséniste secret[6], et de tolérer, d’encourager même la traite des boissons chez les Sauvages. Aujourd’hui que Pascal est réclamé comme une des lumières du catholicisme, on doit être indulgent sur le premier reproche. Le second est plus grave, et fut en toute probabilité la cause première du rappel de ce gouverneur en 1682. On a vu qu’à cette époque, ses démêlés avec l’intendant, M. Duchesneau, avaient obligé la cour de les rappeler tous deux. La traite des boissons était défendue chez les Indiens, et cependant « il la laissait faire, en profitait même », écrivait l’intendant, en transmettant à la cour des remontrances répétées et les plus énergiques. Il avait voulu faire observer les ordonnances prohibitives, comme chef de la justice, et le gouverneur y avait mis des entraves. Il s’en était suivi des collisions de pouvoir où bien certainement le tort fut du côté de celui-ci. Les anciennes animosités, les anciennes antipathies se réveillèrent vives et ardentes entre ces deux hommes, de sorte que chacun porta un esprit d’exagération dans ses paroles et dans ses actes. Le gouverneur parut favoriser les traitans qui violaient les lois ; l’intendant voulut punir avec rigueur même les ombres de délit. Il faut lire les dépêches de M. Duchesneau pour pouvoir se faire une idée de l’excès des dissentions qui régnaient entre ces deux hommes. L’intendant accusait le gouverneur de faire la traite avec les Indiens par le moyen de M. Du Luth, qu’il qualifiait de chef des désobéissans, c’est à dire des violateurs de la loi. Il assurait qu’il prolongeait son séjour à Montréal, pour veiller aux intérêts de son commerce ; que l’exemple qu’il donnait en enfreignant lui-même les ordonnances faisait que personne ne voulait les observer ; qu’il y avait 5 à 600 coureurs de bois, et que la désobéissance était générale. Ces rapports faits à la cour ne restaient pas assez secrets que M. de Frontenac n’en avait connaissance ; ils augmentaient l’aversion qu’il avait pour l’intendant, et il saisissait toutes les occasions de la lui faire sentir. Aussi celui-ci se plaignit-il dans une dépêche au ministre, qu’il avait été obligé un jour de sortir du cabinet de M. de Frontenac pour éviter ses injures. Quoique nous n’ayons pas les réponses de ce gouverneur à ces accusations, et qu’il serait injuste de le condamner entièrement sur le témoignage de son accusateur et de son ennemi, on ne peut se dissimuler que sa conduite à l’égard de la traite fut répréhensible, et qu’en protégeant ceux qui bravaient la justice des tribunaux, il ébranlait les bases, troublait l’harmonie de la société sur laquelle il avait été établi, pour veiller au maintien des lois.

Dans sa seconde administration, il se laissa entraîner, mais bien moins loin, dans les mêmes erremens. Les motifs de cette conduite ne sont pas néanmoins tous blâmables au même degré. Il paraît avoir été convaincu de tout temps que la traite devait être, autant que possible, libre et abandonnée à la concurrence générale comme elle l’était chez les Anglais. Plus le nombre des traitans était grand, plus l’on approchait de cette liberté. Peut-être les Indigènes n’avaient-ils tant d’estime et de respect pour M. de Frontenac, que parceque le commerce qu’ils faisaient alors avec le Canada leur était plus avantageux. Sa hauteur et sa jalousie sont aussi des défauts qu’on aimerait à ne pas trouver dans son portrait, défauts graves d’ailleurs dans un homme placé à la tête d’un peuple. Ils furent pour lui une source de difficultés et de chagrins. Ils lui firent des ennemis acharnés qui n’ont pas peu contribué à faire passer dans son histoire les moindres taches de son caractère. Une circonstance qui mérite d’être remarquée, c’est qu’en même temps qu’il nous le peint comme un tyran, le parti sacerdotal laisse entrevoir que la popularité de ce gouverneur était grande, puisqu’il pouvait faire du peuple l’instrument de ses passions. Aussi un pieux annotateur attaché à la cathédrale de Québec s’écrie-t-il : « Que n’aurait-il pas dû faire dans ce temple pour demander pardon de l’ardeur opiniâtre et comme forcenée avec laquelle il a si longtemps persécuté l’Église, maintenu et souvent même excité les révoltes et les mutineries des peuples contre elle ? » Nous mentionnerons encore, pour faire connaître l’esprit du temps et les mœurs simples de nos ancêtres, que le gouverneur souleva contre lui un orage pour avoir « autorisé ou introduit dans ce pays, malgré les remontrances des serviteurs de Dieu, » les spectacles et les comédies. Dans cette petite société, les moindres choses prenaient les proportions d’un événement, et elles finissaient souvent par en avoir les conséquences. C’est en refusant ainsi le secours du bras séculier aux décisions de l’Église qu’il s’attirait son animadversion ; et pourtant en principe, c’était la politique la plus sage, car que sont devenus les pays théocratiques ? Qu’est devenu le gouvernement fondé par les Jésuites au Paraguay ? Que sont aujourd’hui les malheureux Romains sous les bayonnettes mercenaires de l’étranger ? L’inquisition étouffe tout. « Je frémis, dit un voyageur, à l’aspect de la dépopulation de la campagne de Rome ; je crois assister à l’agonie d’une société en décadence. C’est un spectacle bien triste que la mort d’inanition d’une grande ville. »

En jugeant M. de Frontenac comme homme d’état, en l’appréciant d’après l’ensemble de ses actes et les résultats de sa politique, on doit le ranger dans le petit nombre des administrateurs de ce pays, qui lui ont rendu des services réels. Au reste, dit lui même Charlevoix, « la Nouvelle-France lui devait tout ce qu’elle était à sa mort, et l’on s’aperçut bientôt du grand vide qu’il y laissait. » L’abolition de la compagnie des Indes occidentales, l’introduction de l’ordonnance de Louis XIV de 1667, le droit d’emprisonnement limité au gouverneur, au procureur général et au conseil souverain, sont les principaux événemens qui ont eu lieu sous sa première administration de 1672 à 1682. Il est un des premiers auteurs du système gigantesque que la France imagina en Amérique pour étendre et consolider son influence, savoir, des alliances avec les Indiens et l’établissement de cette chaîne de forts qui s’étendit dans la suite jusqu’à la baie du Mexique. Le voisinage des Anglais, qui venaient de s’emparer de la Nouvelle-York, nécessitait à ses yeux l’adoption d’un pareil plan.

Sa seconde administration, qui commença à une époque si funeste (1689), est entièrement remplie par les guerres, dont nous venons de tracer le glorieux, mais sanglant tableau. La conduite qu’il tint avec la confédération iroquoise, et les conseils qu’il lui donna sur la politique qu’elle devait suivre avec ses voisins, produisirent d’heureux résultats pour le pays. Après la guerre de 1690, le Canada fut peu inquiété par ces barbares.

Il avait des idées étendues et justes pour l’agrandissement de la colonie ; mais l’état de la France, et la politique de son gouvernement, ne lui permirent pas de suivre un système aussi favorable au développement des immenses contrées du Canada, qu’il l’aurait désiré.

Le chevalier de Callières, depuis longtemps gouverneur de Montréal, fut nommé pour le remplacer. Il avait une grande expérience des affaires du pays, et était connu des troupes qui avaient marché plus d’une fois sous ses ordres, et qui admiraient sa conduite et son intrépidité. Un jugement sain, de la pénétration, du désintéressement, un flegme qui le rendait maître de ses préjugés et de ses passions, l’avaient recommandé non seulement aux Canadiens, mais aux Sauvages qui savaient que sa parole était inviolable, et qu’il exigeait la même fidélité de la part des autres, qualité indispensablement nécessaire pour mériter la confiance des Indiens et devenir l’arbitre de leurs différends.

Le chevalier de Vaudreuil fut nommé au gouvernement de Montréal. Revenu depuis peu de France, son activité, sa bonne mine, des manières aimables et nobles, et sa popularité parmi les soldats, le rendaient très propre à occuper un poste de cette importance. Depuis cette époque jusqu’à la moitié du siècle suivant, lui et sa famille n’ont point cessé d’occuper les principaux emplois de la colonie. Convaincu enfin de l’importance de Catarocoui, le roi recommanda de nommer, pour commander ce poste avancé, un officier intelligent, et capable de prendre une décision dans toutes les circonstances où il pourrait se trouver.

Le chevalier de Callières suivit à l’égard des Iroquois la politique de son prédécesseur. Il avait mis la dernière main au traité préliminaire du 18 septembre. Ce traité que les Anglais traversèrent jusqu’à la fin, fut confirmé le 4 août 1701 dans une assemblée générale tenue avec une grande magnificence dans une plaine sous les murailles de la ville de Montréal. On avait élevé une vaste enceinte dans laquelle un espace était réservé pour les dames et l’élite de la ville. Les soldats furent rangés autour, et treize cents Indiens vinrent prendre place au milieu dans l’ordre qui avait été indiqué. Jamais on n’avait vu réunis des députés de tant de nations diverses. Les Abénaquis, les Iroquois, les Hurons, les Outaouais, les Miâmis, les Algonquins, les Pouteouatamis, les Outagamis, les Sauteurs, les Illinois, enfin les principales nations depuis le golfe St.-Laurent jusque vers le bas Mississipi y avaient des représentans. Cette grande assemblée offrait l’aspect le plus varié et le plus bizarre par l’étrangeté des costumes et la diversité des idiomes. Le gouverneur occupait une place où il pouvait être vu et entendu de tous. Trente-huit députés signèrent le traité définitif. Un Te Deum fut chanté ; un festin, des salves d’artillerie et des feux de joie terminèrent cette solennité qui assurait la paix de l’Amérique septentrionale, et ensevelissait dans le sein de la terre cette hache sanglante qui depuis tant d’années, toujours levée et toujours avide de sang, avait fait de la baie d’Hudson au golfe du Mexique comme un vaste tombeau.

La consommation de ce traité fut accompagnée d’un événement qui fit une grande impression sur les esprits, et qui fournit une nouvelle preuve du respect que le vrai patriote impose même à ses ennemis. Dans une des conférences publiques, tandis qu’un des chefs hurons parlait, le Rat, ce célèbre Indien, dont le nom a déjà été cité plusieurs fois, se trouva mal. On le secourut avec d’autant plus d’empressement qu’on lui avait presque toute l’obligation de ce merveilleux concert et de cette réunion, sans exemple jusqu’alors, de tant de nations diverses pour la paix générale. Quand il fut revenu à lui, ayant manifesté le désir de dire quelque chose, on le fit asseoir dans un fauteuil au milieu de l’assemblée, et tout le monde s’approcha pour l’entendre. Il parla au milieu d’un silence profond. Il fit avec modestie et avec dignité le récit de toutes les démarches qu’il avait faites pour amener une paix universelle et durable. Il appuya beaucoup sur la nécessité de cette paix, et les avantages qui en reviendraient à toutes les nations, en démêlant avec une adresse étonnante les intérêts des unes et des autres. Puis se tournant vers le gouverneur général, il le conjura de justifier par sa conduite la confiance qu’on avait en lui. Sa voix s’affaiblissant, il cessa de parler. Doué d’une grande éloquence et de beaucoup d’esprit, il reçut encore dans cette circonstance si grave et si imposante ces vifs applaudissemens qui couvraient sa voix chaque fois qu’il l’élevait dans les assemblées publiques, et qu’il arrachait même à ses ennemis pour ainsi dire malgré eux.

Sur la fin de la séance, il se trouva plus mal. On le porta à l’Hôtel-Dieu, où il mourut sur les deux heures après minuit. Les Hurons sentirent toute la perte qu’ils venaient de faire. Jamais Sauvage n’avait montré plus de génie, plus de valeur, plus de prudence et plus de connaissance du cœur humain. Des mesures toujours justes, les ressources inépuisables de son esprit, lui assurèrent des succès constans. Passionné pour le bien et la gloire de sa nation, ce fut par patriotisme qu’il rompit, avec cette décision qui compte le crime pour rien, la paix que le marquis de Denonville avait contractée avec les Iroquois contre ce qu’il croyait être les intérêts de ses compatriotes. Connaissant la politique et la force de ses ennemis, peut-on blâmer ce chef barbare d’avoir employé les moyens dont il fit usage pour réussir, lorsque les peuples les plus civilisés proclament le principe qu’il suffit qu’un peuple soit moins avancé qu’un autre pour que celui-ci ait droit de le conquérir[7].

Le Rat (ou Kondiaronk son nom huron) brillait autant dans les conversations particulières que dans les assemblées publiques, par son esprit et ses reparties vives, pleines de sel et ordinairement sans réplique. Il était le seul homme en Canada qui pût, en cela, tenir tête au comte de Frontenac, qui l’invitait souvent à sa table ; et il disait qu’il ne connaissait parmi les Français que deux hommes d’esprit, ce gouverneur et le P. de Carheil. L’estime qu’il portait à ce Jésuite fut ce qui le détermina, dit-on, à se faire chrétien.

Sa mort causa un deuil général ; son corps fut exposé, et ses funérailles auxquelles assistèrent le gouverneur, toutes les autorités, et les envoyés des nations indiennes qui se trouvaient à Montréal, se firent avec une grande pompe et les honneurs militaires. Il fut inhumé dans l’église paroissiale. L’influence et le cas que l’on faisait de ses conseils parmi sa nation étaient tels, qu’après la promesse que M. de Callières avait faite à ce chef mourant de ne jamais séparer les intérêts de la nation huronne de ceux des Français, les Hurons gardèrent toujours à ceux-ci une fidélité inviolable.

  1. British Colonies : R. Montgomery Martin.
  2. Charlevoix.
  3. La Potherie
  4. Lettre du P. Marest.
  5. MM. de Martigny et Amiot de Villeneuve, ancêtre maternel de l’auteur, enseignes de vaisseau, étant allés à terre faire une reconnaissance avec vingt-deux hommes, et quarante autres étant malades du scorbut.
  6. « Pour ce qui est de sa lecture habituelle, ne la faisait-il pas souvent dans les livres composés par les Jansénistes ; car il avoit plusieurs de ces livres qu’il préconisoit fort, et qu’il prêtoit volontiers aux uns et aux autres » : Notes au bas de l’oraison funèbre de M. de Frontenac prononcée dans l’Église des Récollets à Québec, par le P. Goyer, le 19 décembre 1698 (Manuscrit).
  7. Voir le discours du chevalier Robert Peel, premier ministre d’Angleterre, au sujet de la guerre de l’Inde (Session 1843-4).