Histoire du Canada (Garneau)/Tome II/Livre V/Chapitre II

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Imprimerie N. Aubin (IIp. 48-109).



CHAPITRE II.




LE SIÉGE DE QUÉBEC.



1689-1696.

Ligne d’Augsbourg formée contre Louis XIV. — L’Angleterre s’y joint en 1689, et la guerre, recommencée entre elle et la France, est portée dans leurs colonies. — Disproportion de forces de ces dernières. — Plan d’hostilités des Français. — Projet de conquête de la Nouvelle-York ; il est abandonné après un commencement d’exécution. — Triste état du Canada et de l’Acadie. — Vigueur du gouvernement de M. de Frontenac. — Premières hostilités : M. d’Iberville enlève 2 vaisseaux anglais dans la baie d’Hudson. — Prise de Pemaquid par les Abénaquis. — Sac de Schenectady. — Destruction de Salmon Falls (Sementels). — Le fort Casco est pris et rasé. — Les Indiens occidentaux, prêts à se détacher de la France, renouvellent leur alliance avec elle au premier bruit de ses succès. — Irruptions des cantons, qui refusent de faire la paix. — Patience et courage des Canadiens. — Les Anglais projettent la conquête de la Nouvelle-France. — État de l’Acadie depuis 1667. — L’Amiral Phipps prend Port-Royal ; il assiége Québec (1690) et est repoussé. — Retraite du général Winthrop qui s’était avancé jusqu’au lac St.-Sacrement (George) pour attaquer le Canada par l’Ouest, tandis que l’Amiral Phipps l’attaquerait par l’Est. — Désastre de la flotte de ce dernier. — Humiliation des colonies anglaises. — Misère profonde dans les colonies des deux nations. — Les Iroquois et les Abénaquis continuent leurs déprédations. — Le major Schuyler surprend le camp de la Prairie de la Magdeleine (1691) et est défait par M. de Varennes. — Nouveau projet pour la conquête de Québec formé par l’Angleterre. — La défaite des troupes de l’expédition à la Martinique et ensuite la fièvre jaune qui les décime sur la flotte de l’amiral Wheeler, font manquer l’entreprise. — Expéditions françaises dans les cantons [1693 et 1696] ; les bourgades des Onnontagués et des Onneyouths sont incendiées. — Les Miâmis font aussi essuyer de grandes pertes aux Iroquois. — Le Canada plus tranquille, après avoir repoussé partout ses ennemis se prépare à aller porter à son tour la guerre chez eux. — L’état comparativement heureux dans lequel il se trouve est dû à l’énergie et aux sages mesures du comte de Frontenac. — Intrigues de ses ennemis contre lui en France.


La France était en guerre avec une partie de l’Europe depuis déjà deux ou trois ans. La révocation de l’édit de Nantes avait soulevé contre elle les nations protestantes, et leur avait fourni le prétexte de reprendre les armes pour se venger de leurs défaites passées. Le prince d’Orange, le plus acharné de ses ennemis, fut le principal auteur de la fameuse ligue d’Augsbourg, dans laquelle la plupart des puissances continentales entrèrent. Le roi Jacques II, fervent catholique, et recevant des subsides de Louis XIV pour être plus indépendant de son parlement, était resté attaché à l’alliance de ce prince ; mais c’était tout ce qu’il pouvait faire que d’empêcher les Anglais de la rompre. Et en effet bientôt après ce peuple conspira contre lui, et il eut la douleur de se voir précipiter du trône par son propre gendre, le prince d’Orange, soldat taciturne et ambitieux, qui dut probablement la couronne d’Angleterre autant à la haine qu’il portait à la France qu’à son propre mérite. Il fut couronné à Londres sous le nom de Guillaume III. Louis XIV reçut le monarque déchu avec les plus grands égards en lui promettant de le replacer bientôt sur le trône ; mais la chute de Jacques lui donnait un ennemi de plus dans la Grande-Bretagne.

La France eût ainsi à combattre à la fois la Hollande, l’Allemagne, la Savoie, l’Italie, l’Espagne et l’Angleterre, multitude d’ennemis qui ne faisait que prouver sa puissance. Comme toujours les colons furent entraînés dans une guerre dont l’objet leur était totalement étranger ; et parceque Louis XIV faisait trembler l’Europe, il fallait que les habitans de l’Amérique se battissent entre eux.

Nous venons de voir quel chemin les colonies anglo-américaines avaient fait à l’époque où nous sommes parvenus, et quels élémens de bonheur, de puissance et de richesses elles possédaient pour l’avenir. Un commerce étendu, une population considérable, des institutions libres et la jouissance d’un des plus fertiles pays du monde, tel est le tableau que présente l’ennemi que le Canada a à combattre, le Canada qui n’a, lui, que 11,000 habitans, qui soutient depuis longtemps une guerre sanglante avec les Indiens, et dont le commerce est presqu’entièrement anéanti. Les Américains pouvaient bien dire lorsqu’ils comparaient leurs forces aux siennes, que c’était une proie « qu’ils n’avaient qu’à allonger le bras pour saisir. »

Les Français néanmoins ne s’effrayèrent pas. Suivant leur antique usage, ils résolurent de ne pas attendre l’ennemi chez eux, mais de l’attaquer vivement dans ses propres positions malgré sa supériorité numérique. Il fut décidé en conséquence de l’assaillir à la fois à la baie d’Hudson, dans la Nouvelle-York et sur différens points de la frontière du Canada. Le ministre de la marine à Paris, M. de Frontenac en Canada, devaient activer, chacun de son côté, les préparatifs de guerre. Louis XIV enjoignit au dernier partant pour l’Amérique de fournir à la compagnie du Nord les secours dont elle pourrait avoir besoin pour exécuter la première partie de ce plan, et chasser les Anglais de tous les points qu’ils occupaient à la baie d’Hudson[1]. Il le chargea en outre de s’entendre avec le gouverneur de l’Acadie, M. de Manneval, pour mettre cette province, la plus exposée aux courses des ennemis, hors d’insulte.

Un des projets de conquérir la Nouvelle-York suggérés par le chevalier de Callières, car il en avait présenté plusieurs, et dont on a parlé plus haut, fut agréé ; mais le gouvernement adopta un plan d’exécution plus compliqué que celui de cet officier. D’abord M. Begon, intendant de Rochefort, fut chargé d’armer deux vaisseaux, et de les mettre sous les ordres de M. de la Caffinière, qui devait suivre les directions de M. de Frontenac. Ces vaisseaux avaient pour mission de balayer la côte depuis le golfe St. Laurent jusqu’à New-York, et de bloquer ensuite cette ville sans trop s’exposer pourtant en attendant les troupes qui devaient l’attaquer par terre. En second lieu le gouverneur, en arrivant à Québec, devait faire ses préparatifs avec le plus grand secret, et conduire lui-même les troupes par terre à la place qu’on voulait attaquer, après avoir chargé le chevalier de Vaudreuil de l’administration du Canada. Si l’entreprise réussissait et que la province de la Nouvelle-York tombât en son pouvoir, il devait y laisser la population catholique en prenant les mesures nécessaires pour s’assurer de sa fidélité ; garder prisonniers les officiers et les principaux citoyens qui pourraient se racheter par de bonnes rançons, et renvoyer tout le reste dans la Nouvelle-Angleterre et dans la Pennsylvanie. Le chevalier de Callières resterait gouverneur de la conquête. Comme on supposait que l’ennemi tâcherait de la reprendre, l’ordre avait été donné de brûler toutes les habitations jusqu’à une certaine distance autour de New-York, et de forcer les autres à payer une forte contribution pour se racheter. L’on reconnaît là le génie dur et impitoyable de Louvois, assez conforme d’ailleurs au système de guerre suivi à cette époque en Amérique.

Les courses que l’on ferait en même temps sur les frontières anglaises, n’auraient pour objet que d’inquiéter l’ennemi, diviser ses forces et occuper les Indiens.

Les premières hostilités commencèrent à la baie d’Hudson, où M. de la Ferté prit le fort de New-Severn. Le capitaine d’Iberville, officier canadien plein de bravoure et devenu célèbre depuis et par ses exploits et comme fondateur de la Louisiane, arrivait à Ste.-Anne, poste de cette baie, lorsque deux navires anglais portant, l’un 22 canons et l’autre 14, et chargés d’armes, de munitions et de vivres, parurent à la vue du fort. On devina sans peine leur dessein, car dans les papiers du gouverneur de New-Severn on avait trouvé des lettres de la compagnie de Londres, qui faisait la traite dans cette contrée, lui enjoignant d’y proclamer le prince d’Orange roi de la Grande-Bretagne, et de prendre possession de toute la baie d’Hudson au nom de l’Angleterre. Ces vaisseaux, voyant les Français sur leurs gardes, voulurent user de ruse ; mais d’Iberville les fit tomber eux-mêmes dans le piège qu’ils voulaient tendre, et après avoir tué ou pris une partie de leurs équipages dans des ambuscades, il les obligea d’amener leur pavillon. Il laissa son frère, M. de Méricourt, pour commandant de ces postes, et fit voile sur l’une de ses prises pour Québec, où il arriva dans le mois d’octobre 1689. Il trouva le pays encore tout ému du massacre de Lachine.

Cependant les vaisseaux destinés à l’attaque de New-York sur lesquels devait s’embarquer le nouveau gouverneur, M. de Frontenac, avaient perdu plus d’un mois à la Rochelle pour se faire radouber ; ensuite les bâtimens marchands qu’ils avaient eu à convoyer avaient retardé tellement leur marche, qu’ils n’étaient arrivés à Chedabouctou, en Acadie, que vers le milieu de septembre. M. de Frontenac y resta quelques jours et ordonna à M. de la Caffinière, s’il arrivait avant le 1er. novembre à New-York, de croiser en face du port jusqu’au 10 décembre tenant tout prêt pour le débarquement ; et si, à cette date, il ne recevait point de nouvelle du Canada, de retourner en France.

L’état dans lequel le gouverneur trouva le pays, dont il venait reprendre l’administration pour la seconde fois, ne lui permit pas d’envahir la Nouvelle-York, qui fut ainsi sauvée par les fautes de M. Denonville. Ce gouverneur avait, comme on a vu, par une suite d’actes marqués au coin de l’imprévoyance ou de la faiblesse, réduit le Canada à ne pouvoir se défendre même contre les cantons. M. de la Caffinière fut obligé de lever le blocus à la fin de décembre après avoir capturé cependant plusieurs vaisseaux ennemis ; et le projet sur New-York fut forcément ajourné à une autre époque.

Quoique M. de Frontenac trouvât la colonie inondée de sang ; qu’il vît, pour comble de disgrâces, arriver au moment où il lui envoyait des secours M. de Varennes, qui, sur l’ordre du marquis de Denonville, avait évacué le fort de Catarocoui, et fait sauter les fortifications, il n’en jugea pas moins, avec sa sagacité ordinaire, que ce n’était qu’en frappant des coups hardis qu’il pourrait sauver le Canada, relever le courage des habitans, et reconquérir la confiance des alliés que les Français avaient parmi les nations indigènes en rétablissant l’honneur de leurs armes. Il n’eut pas plus tôt pris les rênes du gouvernement qu’une nouvelle vigueur en pénétra toutes les parties, se répandit rapidement parmi les Canadiens et les Sauvages. Tout le monde fut soudainement animé d’une ardeur guerrière. Les Abénaquis levèrent les premiers leur hache terrible.

Ils se mirent en campagne (1689). Ce fut sur Pemaquid qu’ils dirigèrent leurs coups, fort situé entre la rivière Penobscot et celle de Kénébec sur le bord de la mer, et qui les incommodait beaucoup. Ils attaquèrent les habitans voisins, tuant tous ceux qui voulaient résister, et investirent ensuite la place, montée de 20 canons, et qui se rendit après une défense de plusieurs heures. Ils la rasèrent avec toutes les maisons d’alentour, et s’en retournèrent dans des chaloupes qu’ils avaient prises après en avoir égorgé les équipages.

Fiers de ce premier succès, ils entreprirent sur le champ une seconde expédition encore plus importante. Les ennemis avaient élevé une douzaine de petits forts pour protéger les établissemens qu’ils avaient dans leur voisinage ; ils les attaquèrent brusquement, les surprirent, et renouvelèrent les horreurs dont Montréal venait d’être le théâtre. Ils les emportèrent tous les uns après les autres, et deux cents personnes périrent sous le glaive de ces barbares. Après ce sanglant exploit, qui répandit la terreur dans toute la Nouvelle-Angleterre, ils s’en retournèrent chargés de butin. Ces deux expéditions, entreprises coup sur coup, ôtèrent à celle-ci tout espoir de former une alliance avec les Abénaquis, et de les détacher des Français.

L’exécution de la troisième partie du plan d’attaque des Français était laissée à la discrétion et au jugement de M. de Frontenac. On devait croire qu’il ne négligerait rien pour harasser l’ennemi et lui faire tout le mal possible, suivant les règles de la guerre ; car les hommes ont aussi établi des lois pour s’entre-détruire.

Ce qui avait fait le plus de tort aux Français dans l’estime des Sauvages, c’est leur inactivité, qu’ils prenaient pour de la crainte. Le gouverneur fit dire à M. de la Durantaye, commandant à Michilimackinac, qu’il allait porter la guerre dans les colonies anglaises, et qu’il eût à en prévenir les Outaouais et les Hurons, auxquels il devait faire comprendre que les affaires allaient changer, et que la France allait prendre une attitude digne d’elle.

Sans attendre la belle saison, il mit trois expéditions sur pied au milieu de l’hiver (1689-90) pour fondre par trois endroits à la fois sur le pays ennemi. La première, commandée par MM. d’Aillebout de Mantet et Lemoine de Ste.-Hélène et composée d’un peu plus de 200 Canadiens et Sauvages, fut lancée sur la Nouvelle-York. Plusieurs gentilshommes en faisaient partie, et entre autres M. Lemoine d’Iberville, celui-là même qui avait pris deux vaisseaux aux Anglais dans la baie d’Hudson l’année précédente, et M. LeBert du Chêne. Ces hardis chefs de bande formèrent le projet d’attaquer Albany ; mais les Indiens, intimidés par l’audace de l’entreprise, refusèrent d’y aller. Il fut résolu alors de se rabattre sur Schenectady, situé à 17 milles d’Albany, et que les Français appelaient Corlar, du nom de son fondateur. L’on arriva le 8 février, dans la soirée, devant cette ville ou bourg dont l’enceinte en forme de carré long était percée de deux portes et renfermait 80 maisons. Les habitans, quoiqu’avertis plusieurs fois de se tenir sur leurs gardes, dormaient dans une fatale sécurité ne mettant pas même de sentinelles à leurs portes. Ils n’avaient pas voulu croire qu’il fût possible aux Canadiens, chargés de leurs vivres et de leurs armes, de faire plusieurs centaines de milles au travers des bois et des marais, au milieu des glaces et des neiges. Incrédulité qui leur coûta cher ! Les Français ayant reconnu la place, y entrèrent sans bruit vers 11 heures du soir par une grosse tempête de neige, et investirent toutes les maisons. Ces hommes couverts de frimats et l’œil ardent devaient paraître comme d’effrayans fantômes dans les rues désertes de Schenectady destiné à périr dans cette affreuse nuit. Les ordres se donnaient bas et la capotte du soldat, suivant la consigne, assourdissait le bruit des armes, lorsqu’à un signal donné chacun poussa un cri sauvage et s’élança dans les maisons, dont les portes furent brisées à coups de hache. Les malheureux habitans tout effrayés ne songèrent guère à se défendre. Il n’y eut qu’à une espèce de fort gardé par une petite garnison, et que d’Aillebout de Mantet avait attaqué lui-même, où l’on éprouva une vive résistance. L’on s’en empara enfin, et tout ce qu’il y avait dedans fut passé au fil de l’épée. La ville fut ensuite livrée aux flammes. Deux maisons seulement furent épargnées, celle où l’on avait porté un officier canadien blessé, M. de Montigny, et celle du commandant de la place, le capitaine Sander, dont l’épouse avait autrefois généreusement recueilli quelques prisonniers français, et qui reçut dans cette circonstance le prix de sa noble conduite. Un grand nombre de personnes périrent dans ce massacre, fruit du système atroce de guerre qu’on avait adopté, et secondes représailles de celui de Lachine attribué aux instigations des Anglais. On accorda la vie à une soixantaine de vieillards, femmes et enfans, échappés à la première furie des assaillans, dont 27 furent emmenés en captivité.[2] Le reste de la population se sauva dans la direction d’Albany, sans vêtemens, au milieu d’une neige épaisse qui tombait toujours poussée par un vent violent. Vingt-cinq de ces fugitifs perdirent des membres qu’ils s’étaient gelés.

La nouvelle de cette affreuse tragédie arriva dans la capitale de la province au point du jour. Elle y fut apportée par un homme qui n’avait eu que le temps de sauter sur son cheval, et qui avait eu un genoux fracassé par une balle en fuyant. Elle jetta la ville dans la plus grande consternation ; l’on disait que les Français arrivaient et qu’ils étaient 1400, tant la peur avait déjà grossi leur nombre. L’on tira le canon d’alarmes, la ville fut mise en état de défense, et la milice appelée sous les armes jusqu’à une grande distance.

Cette expédition fit une sensation extraordinaire parmi les tribus indiennes, et l’on n’en parle encore chez les anciens habitans de la Nouvelle-York qu’avec un sentiment de terreur. La retraite fut accompagnée de plusieurs accidens ; l’on manqua de vivres, les hommes furent obligés de se disperser ; plusieurs furent tués ou pris, et le reste atteignit Montréal épuisé de fatigues et de faim.

La seconde bande, formée aux Trois-Rivières, n’était composée que de 52 Canadiens et Sauvages. M. Hertel, homme de tête et de résolution, la commandait. Après une marche de deux mois, il tomba à la fin de mars sur l’établissement de Salmon Falls (Sementels), formé au bord de la rivière Piscataqua, dans la Nouvelle-Angleterre, et défendue par une maison fortifiée et deux forts de pieux. Il fit attaquer sur le champ tous ces ouvrages à la fois et les emporta d’assaut. On y fit 54 prisonniers, 27 maisons furent brûlées, et 2000 pièces de bétail périrent dans les flammes.

Les ennemis, s’étant ralliés, se présentèrent vers le soir au nombre de 200 pour attaquer Hertel. Il s’était mis en bataille sur le bord d’une petite rivière sur laquelle il y avait un pont étroit qu’il fallait passer pour l’atteindre. Les Anglais méprisant le petit nombre de ses soldats, s’y engagèrent avec une grande assurance. Lorsque Hertel jugea qu’ils s’étaient assez avancés, il les chargea l’épée à la main ; dix huit ennemis tombèrent tués ou blessés du premier choc. Le reste tourna le dos et lui abandonna le champ de bataille. La Fresnière, son fils ainé fut blessé, et Crevier son neveu fut tué. Après cette rencontre, il se retira sans plus être inquiété.

Le troisième parti fut organisé à Québec. Le gouverneur avait voulu par ce partage exciter sans doute l’émulation et l’ardeur de ces bandes. M. de Portneuf, fils du baron de Bécancourt, le commandait. Il était composé de Canadiens, d’une compagnie de troupes tirée de l’Acadie et d’Abénaquis, et il fut aussi heureux que les autres. Il s’empara de Casco, bourg situé sur le bord de la mer à l’embouchure de la rivière Kénébec, et défendu par un fort monté de 8 canons, devant lequel il fallut ouvrir la tranchée. La garnison aurait fait une plus longue défense probablement sans une sortie dans laquelle périrent une partie de ses plus braves soldats. Les fortifications furent rasées, et les maisons réduites en cendre à deux lieues à la ronde.

Ces bandes intrépides qui ne s’étaient pas contentées de ravager le plat pays comme le portaient leurs ordres ; mais qui s’étaient attaquées aux places fortifiées même ; ces soldats que n’arrêtaient ni la distance, ni la rigueur de l’hiver, ni les fatigues et les dangers de toute espèce, apprirent aux colonies anglaises qu’une direction énergique présidait aux opérations de leur ennemi, et, ce qui était bien plus important, firent rompre les négociations qui se continuaient entre les alliés du Canada et les Iroquois confédérés, pour former une ligue contre lui.

Le comte de Frontenac, pour montrer aux Indiens occidentaux que ces victoires n’étaient pas vaines, et afin de les mettre aussi en état de se passer du commerce anglais, envoya dans le printemps suivant (1690) un grand convoi de marchandises à Michilimackinac pour la traite. En même temps, il fit offrir à ces Sauvages des présens par le célèbre voyageur Nicolas Perrot, pour lequel ces peuples continuaient toujours d’avoir une grande considération.

La nouvelle des excursions heureuses des Canadiens et ce convoi arrivèrent en même temps au grand entrepôt du pied du lac Supérieur, et au moment où les ambassadeurs des nations de ces contrées, allaient partir pour conclure un traité définitif avec les cinq cantons ; mais quand ils virent les Français, victorieux de leurs ennemis, arriver chargés de marchandises et en assez grand nombre pour les rassurer contre la vengeance des Iroquois, ils ne craignirent plus de rompre avec eux, et, charmés des présens que Perrot leur présenta et qu’il fit valoir avec une adresse admirable, ils s’attachèrent plus étroitement que jamais aux intérêts de la France. Bientôt après 110 canots, portant pour 100 mille écus de pelleteries, et conduits par plus de 300 Sauvages de toutes les tribus, partirent pour Montréal, où ils furent reçus aux acclamations de toute la ville. Ils y trouvèrent le gouverneur, lequel dut jouir en les voyant arriver du succès de sa politique, qui d’ennemis presque déclarés avait fait en si peu de temps de tous ces peuples des alliés fidèles. Ce revirement soudain ne s’était pas fait cependant sans opposition.

Le génie de le Rat, qui avait travaillé avec une si perverse sagacité à rompre les négociations de M. Dénonville, cherchait alors à engager les tribus dans une alliance avec les Iroquois en rendant celle avec les Français impossible. Il paraît que lui et sa nation étaient l’âme de toute cette vaste intrigue, derrière laquelle ils avaient l’art de se cacher, en se servant des Outaouais, dont la grossièreté naturelle permettait d’en faire de faciles instrumens. L’habile le Rat mit dans leur bouche ces paroles insolentes qu’ils répondirent lorsqu’on voulut les empêcher de renvoyer les prisonniers Tsonnonthouans : « Nous nous étions figurés, dirent-ils, que les Français étaient des guerriers, mais ils le sont beaucoup moins que les Iroquois. Nous ne sommes plus surpris, s’ils ont été longtemps sans rien entreprendre, c’est le sentiment de leur faiblesse qui les retenait. Après avoir vu avec quelle lâcheté ils se sont laissé massacrer dans l’île de Montréal, il nous est évident que nous ne pouvons plus en attendre de recours. Leur protection nous est devenue non seulement inutile mais nuisible, par les engagemens où elle nous a entraînés mal à propos ; leur alliance ne nous a pas fait moins de tort pour le commerce que pour la guerre ; elle nous a privés de la traite avec les Anglais, beaucoup plus avantageuse qu’avec eux, et cela contre toutes les lois de protection qui consistent à maintenir la liberté du commerce. On laisse tomber sur nous tout le poids de la guerre, tandis que nos prétendus protecteurs, par une conduite pleine de duplicité, cherchent à se mettre à couvert, en mendiant la paix avec toutes sortes de bassesses, et préfèrent signer un traité honteux et souffrir les hauteurs d’un ennemi insolent, que de retourner au combat. En un mot, l’on nous prendrait plutôt pour les protecteurs des Français que pour un peuple qui en est protégé ». Rien n’annonce mieux que ce discours dans quel discrédit M. Denonville avait laissé tomber notre influence chez ces peuples.

Les cantons qui se croyaient au moment de former une grande confédération de toutes les nations indigènes, et de se venger peut-être de toutes les insultes des Européens, entrèrent en fureur lorsqu’ils virent leur projet chéri s’évanouir comme un beau rêve. Ils envoyèrent promettre des secours à la Nouvelle-York, pour venger le sac de Schenectady ; ils se saisirent du chevalier d’Eau en mission chez les Onnontagués et brûlèrent deux personnes de sa suite, ils lâchèrent leurs guerriers sur la colonie ; ils ne respiraient que la vengeance. Mais les partis qu’ils envoyèrent furent repoussés partout. Le pays, qui était depuis longtemps le théâtre d’irruptions sanglantes, s’était insensiblement couvert d’ouvrages palissadés et munis de canons, qui renfermaient ordinairement l’église et le manoir seigneurial de chaque village. À la première alarme, la population, hommes, femmes et enfans, courait s’y réfugier. C’étaient les scènes du moyen âge qui se répétaient en Amérique. Les annales canadiennes ont conservé le souvenir de plusieurs défenses héroïques de ces petits forts, où vinrent toujours se briser le courage barbare et indiscipliné des Indigènes. Deux des plus célèbres sont celles de madame de Verchères en 1690, et de sa fille deux ans après. Surprises l’une et l’autre pendant qu’elles étaient seules ou presque seules, elles n’eurent que le temps de fermer les portes du fort où elles se trouvaient, et déjà il était investi par une foule de Sauvages. Elles surent par leur présence d’esprit et par leur intrépidité en imposer aux assiégeans ; elles tirèrent le canon, prirent les fusils et s’en servirent avec tant d’adresse en se multipliant, en se montrant sur différens points, que les barbares, croyant le fort défendu par plus de monde, avaient fini les deux fois par se retirer après l’avoir tenu bloqué pendant quelque temps. La fréquence du danger avait aguerri la population, les femmes, les enfans même comme les hommes. Dans un combat où un parti de Sauvages s’était retranché dans une maison, et se défendait avec désespoir, l’on vit des habitans s’avancer jusqu’auprès des fenêtres et en arracher par leur chevelure ceux qui s’y présentaient pour tirer.

Le plus grand mal de cette petite guerre en 1690, c’est qu’une partie des terres ne put être ensemencée, circonstance qui augmenta pour l’année suivante, la disette qui régnait déjà dans le pays.

L’on s’attendait en Canada que l’expédition contre New-York serait reprise, et que cette ville pourrait être attaquée par mer et par terre de bonne heure l’été suivant. Mais l’orage grossissait toujours en l’ancien monde contre Louis XIV, et l’accession de l’Angleterre à la coalition exigeant un nouveau déploiement de forces de la part de la France, elle se trouva hors d’état de faire d’armement pour l’Amérique. M. de Seignelay manda en conséquence à M. de Frontenac que le roi, étant trop occupé en Europe, ne pouvait lui envoyer de secours, et qu’il fallait abandonner pour le moment le projet d’invasion des colonies anglaises. Il recommandait en même temps au gouverneur d’employer le crédit qu’il s’était acquis sur l’esprit des Iroquois, pour faire une paix solide et honorable avec eux, et de tâcher surtout de réunir les habitans dans des bourgades faciles à défendre contre les Sauvages, chose beaucoup moins aisée à exécuter qu’il ne pensait, et qui en effet n’a jamais été même tentée sérieusement.

M. de Frontenac avait trouvé les Français bien déchus dans l’opinion des tribus indiennes. Toutes les nations du nord et de l’ouest avaient été leurs amies sincères jusqu’au moment où les cantons leur avaient fait voir qu’elles auraient plus d’avantage à commercer avec les Anglais, qui vendaient leurs marchandises à meilleur marché et payaient les pelleteries plus cher, qu’avec le Canada. Cela avait causé un premier refroidissement. L’irruption heureuse des Iroquois dans l’île de Montréal, avait changé ce refroidissement en mépris. Plusieurs d’entre eux avaient été témoins du massacre de Lachine, et ils étaient rentrés chez eux avec la conviction que les Français allaient succomber sous les efforts de leurs ennemis. Ces peuples ressentirent un moment une secrète joie de se voir débarrassés d’un allié incommode, qui avait été plutôt leur maître que leur ami. Ils oubliaient déjà les services qu’ils en avaient reçus tant de fois, et les dangers qu’ils allaient courir, abandonnés seuls à l’ambition de leur implacable ennemi, quand la main puissante du comte de Frontenac reprit les rênes du gouvernement, et ramena tous ces peuples dans leur ancienne alliance.

Il s’occupa, suivant les ordres de la cour, des négociations avec la confédération des cantons. Il n’eut pas besoin de les ouvrir ; car tout en faisant la guerre à ces peuples, le Canada maintenait toujours, par le moyen des missionnaires, des relations diplomatiques avec quelques unes des tribus. Il était venu de France avec les chefs iroquois que son prédécesseur y avait envoyés chargés de fers. Il leur montra beaucoup d’égards, et conquit l’amitié et la confiance de Ouréouharé le principal d’entre eux. Sur le conseil de celui-ci, il en renvoya quatre dans les cantons avec l’ambassadeur iroquois qu’il avait trouvé à Montréal à son arrivée. Ils furent chargés par Ouréouharé d’assurer leurs compatriotes qu’ils retrouveraient dans le gouverneur ce qu’ils y avaient toujours vu autrefois, beaucoup de bienveillance et d’amour pour la justice.

Les cantons tinrent un conseil solennel dans le mois de janvier (1690). Il y assista 80 chefs ou sachems. Les délibérations furent longues à cause de la négociation entamée avec les Outaouais et les autres Indiens occidentaux dont on a parlé tout à l’heure, et parcequ’ils avaient cru devoir aussi prier le gouvernement de la Nouvelle-York d’envoyer un député, ce qu’il avait fait, mais pour dissuader le conseil de consentir à aucune cessation d’armes avec les Français. M. de Frontenac s’étant douté que des intérêts hostiles étaient consultés, en éprouvait une mauvaise humeur qu’il ne cachait pas. Il était choqué surtout du délai qu’on mettait à discuter ses propositions. L’ambassadeur des cinq nations ne fut de retour que dans le mois de mars avec la réponse ; et ayant eu la maladresse d’afficher une hauteur inconvenante, insultante même pour les Français, M. de Frontenac refusa de le voir. Le barbare fut humilié d’autant plus que le gouverneur affecta de montrer une grande politesse aux personnes de sa suite. Celui-ci chargea ensuite Ouréouharé de huit colliers pour les cantons, mais avec ordre de les présenter de manière à faire croire qu’il n’y était pour rien. La dextérité et la noblesse qu’il mettait dans toutes ces négociations eurent un bon effet, et si la paix ne fut pas immédiatement conclue, les Iroquois perdirent du moins beaucoup de leur fierté.

Cependant les colonies anglaises, menacées d’une invasion qu’elles ne croyaient qu’ajournée, et tenues continuellement dans la terreur par les bandes canadiennes, qui allaient porter leurs ravages jusqu’aux portes de leurs capitales, résolurent de faire un grand effort pour s’emparer de la Nouvelle-France et couper ainsi le mal dans sa racine. Lorsqu’elles comparaient leurs forces aux forces de celle-ci, lorsqu’elles ne se surprenaient pas à trembler sous la hache de quelques hordes fugitives sorties des neiges du Nord, elles s’étonnaient qu’un si petit peuple pût troubler ainsi leur repos, et elles ne doutaient point qu’avec de la bonne conduite la conquête du Canada ne fût chose facile. Elles nommèrent donc des députés, qui s’assemblèrent dans le mois de mai (1690) à New-York pour se concerter ensemble. Ces députés donnèrent à leur réunion le nom de congrès, nom devenu fameux depuis. Il fut résolu d’attaquer le Canada à la fois par terre et par mer, et, à cet effet, de lever 2000 hommes pour l’envahir par le lac Champlain, et d’envoyer un agent à Londres afin de solliciter une force suffisante en vaisseaux et en soldats pour l’envahir par le golfe et prendre Québec, après qu’elle aurait enlevé l’Acadie, entreprise peu difficile dans l’état où se trouvait alors cette province. Cet agent arriva en Angleterre au moment où, menacée d’une invasion en Irlande par Jacques II, et venant de perdre la bataille navale de Beachy gagnée par Tourville, cette puissance voyait la suprématie des mers lui échapper des mains. Il ne put en conséquence rien obtenir de la métropole. Malgré ce contretemps fâcheux, les colonies américaines comptaient tellement sur leurs forces qu’elles décidèrent sur le champ d’exécuter leur projet seules.

En conséquence l’ordre fut donné d’armer immédiatement une flotte et simultanément de lever une armée de terre. La plus grande activité régna dans les bureaux de l’état, et une ardeur guerrière s’empara tout-à-coup de cette population commerçante, qui naguère encore ne rêvait que la paix et les spéculations derrière ses comptoirs chargés de marchandises. L’armée de terre fut mise sous les ordres du général Winthrop pour pénétrer, comme on l’a dit, en Canada par le lac Champlain. Le chevalier Guillaume Phipps fut chargé du commandement de la flotte destinée à s’emparer d’abord de l’Acadie et ensuite de Québec. Le chevalier Phipps, natif de Penaquid dans la Nouvelle-Angleterre, était le fils d’un forgeron et avait été berger dans sa jeunesse. Ayant appris le métier de charpentier, il se fit un vaisseau dans lequel il commença à naviguer, et devint bientôt assez bon marin. Promu au commandement d’une frégate, il réussit à retirer du fond de la mer, sur les côtes de Cuba, d’un galion espagnol qui y avait fait naufrage, pour la valeur de 300,000 livres sterling en or, en argent, en perles et en bijouteries. Cette trouvaille lui valut le titre de chevalier. Quelque temps après son expédition de Québec, il fut nommé gouverneur du Massachusetts, et mourut en 1693 à Londres, où il avait été appelé pour répondre à des accusations portées contre lui.

Nous avons dit que l’amiral Phipps était chargé de s’emparer de l’Acadie et de Québec. La péninsule acadienne, par sa position maritime intermédiaire entre cette dernière ville et Boston, devait attirer en effet les premiers coups de l’ennemi et servir ensuite, si elle tombait en son pouvoir, de point d’appui et, en cas de revers, de retraite à l’expédition principale, dont le succès allait entraîner la prise de toutes les possessions françaises de l’Amérique du Nord. L’Acadie depuis le traité de Breda n’avait été inquiétée au dehors que par les corsaires qui rôdaient occasionnellement sur ses côtes ; et elle était demeurée au dedans dans son état de léthargie et de langueur habituelle, dont elle ne sortit que quand elle entendit le canon résonner à ses portes. Mais en restant stationnaire elle avait reculé, car sa voisine la Nouvelle-Angleterre avait parcouru un chemin prodigieux depuis 25 ans. Aussi à la rupture de la paix en 1689, elle se trouva encore incapable de se défendre. Sa faiblesse était telle qu’un simple corsaire portant 110 hommes, s’était emparé en 1674 de Pantagoët, où M. de Chambly qui avait remplacé le chevalier de Grandfontaine comme gouverneur, faisait sa résidence. Le fort de Jemset dans la rivière St.-Jean, où commandait M. de Marson, avait subi le même sort.

La cour s’était contentée d’y envoyer de temps en temps des personnes d’expérience pour voir quel progrès elle avait fait et ce qu’exigeait sa défense. Plusieurs de leurs rapports sont écrits avec soin et décèlent une connaissance approfondie du pays. Dans celui de M. de Meules de 1685, la population de l’Acadie est portée à 900 âmes, ainsi elle ne pouvait guère dépasser 1000 à la reprise des hostilités. Tous ces commissaires recommandaient des améliorations qui n’étaient jamais exécutées. M. Talon visita ce pays en 1672, en retournant en Europe, principalement pour traiter avec le chevalier Temple qui avait manifesté à Colbert le désir de se retirer sur les terres de France. Le roi devait lui accorder des lettres de naturalisation et d’autres faveurs particulières. Comme cet homme avait des talens et de la fortune, on attendait de grands avantages de cette négociation pour l’Acadie ; mais les nuages qui couvraient peut-être alors la faveur du diplomate anglais, et qui avaient été le motif de sa démarche auprès de la France, s’étant dissipés, cette affaire n’eut pas de suite.

Quelque temps avant la guerre, Louis XIV y avait encore envoyé un commissaire, M. Paquine, qui recommanda d’abandonner Port-Royal, parceque l’accès en était difficile, et que ce poste était en outre trop éloigné du Cap-Breton, du Canada et de Terreneuve pour en être secouru. Il suggéra de fortifier la Hève, Canseau et Pantagoët, et d’ouvrir un chemin entre ce dernier poste et le Canada, projet dont Talon avait déjà autrefois commencé l’exécution du côté de Québec[3]. Ces suggestions furent approuvées du gouvernement ; mais tandis qu’il délibérait sur la manière de les accomplir, le chevalier Phipps parut.

Sa flottille, composée d’une frégate de 40 canons et de deux corvettes avec des transports portant 700 hommes de débarquement, était arrivée trop tard pour secourir en passant, comme elle en avait l’ordre, le fort de Kaskebé situé dans le pays qui forme aujourd’hui l’État du Maine, et qu’on savait attaqué par les Français ; il venait de se rendre à M. de Portneuf. Elle avait alors continué sa route vers Port-Royal, où elle était arrivée le 20 mai (1690).

Il n’y avait que 72 soldats dans cette capitale dont les fortifications étaient en ruines[4]. Le gouverneur, M. de Manneval, obtint une capitulation honorable ; mais lorsque Phipps découvrit la faiblesse de la garnison et le mauvais état de la place, il regretta les termes avantageux qu’il avait accordés, et, à l’exemple de Charnisé, il pilla les habitans ; car on se faisait peu de scrupule de violer sa parole dans cette contrée lointaine et presqu’oubliée, où le mal comme le bien restait inconnu. Après les avoir forcés de prêter serment de fidélité à l’Angleterre, et avoir nommé six magistrats au milieu d’eux, il remit à la voile emmenant prisonniers M. de Manneval, 39 soldats et deux prêtres. Delà il courut à Chedabouctou, où M. de Montorgueil occupait un fort avec 14 hommes et fit une si vigoureuse défense, que les assaillans furent obligés d’y mettre le feu. À l’île Percée, Phipps ne laissa rien debout, il brûla jusqu’à l’humble chapelle des habitans. Chargé de dépouilles il retourna dans son pays glorieux de ses faciles succès.

Après son départ, l’Acadie fut pendant quelque temps en proie aux déprédations de deux corsaires, qui firent prisonniers M. Perrot prédécesseur de M. de Manneval et ancien gouverneur de Montréal, ainsi que plusieurs autres personnes. Ils incendièrent Port-Royal resté sans chef, massacrèrent quelques habitans, et enlevèrent, presqu’aux yeux du chevalier de Villebon, qui arrivait d’Europe sur ces entrefaites, le vaisseau qui l’avait amené avec les présens pour les Indiens qui se trouvaient à bord. Malgré cette perte, les Sauvages protestèrent de leur fidélité à la France dans un conseil convoqué par M. de Villebon, et ils lui dirent qu’ils avaient reçu de la poudre et des balles, qu’ils étaient satisfaits, qu’ils lui rendraient bon compte des ennemis. On a vu en effet qu’ils n’avaient pas besoin d’être sollicités pour agir. Ils avaient plusieurs sujets de plaintes contre les Anglais, qui avaient mis peu de soin à remplir fidèlement les traités conclus avec eux[5]. Les treize ans écoulés depuis la trahison du major Waldron, qui avait fait tomber à Cocheco par surprise 400 des leurs entre ses mains, dont 200 avaient été mis au gibet ou réduits en esclavage, ces treize ans, disons-nous, n’avaient pas éteint leur soif insatiable de vengeance. Ils avaient vu arriver avec joie le moment de satisfaire les mânes de leurs frères qu’on avait fait périr ainsi d’une mort ignoble ; et le major Waldron fut leur première victime. Ils le surprirent à Dover, sur la frontière, où il résidait. Ils mirent cet officier, âgé alors de plus de 80 ans, dans un fauteuil placé sur une table, et ils lui demandaient par ironie, qui va maintenant juger les Indiens ? Ils lui coupèrent le nez et les oreilles, et lui firent subir mille cruautés ; jusqu’à ce qu’épuisé par la perte de son sang, il tomba de son siége sur la pointe de son épée qu’un de ces barbares avança sous lui, et il expira (Belknap). Cette vengeance indienne fut le signal des hostilités. On sait ce qu’ils firent ensuite.

Cependant tandis que M. de Villebon prenait paisiblement possession de l’Acadie, et que le chevalier Nelson, envoyé de Boston pour l’administrer, tombait entre les mains des Français avec le vaisseau qui le portait, la Grande-Bretagne, qui s’en croyait encore maîtresse, réunissait cette province au Massachusetts à la suite des troubles dont nous avons parlé dans le dernier chapitre, et qui avait fini par le retrait des vieilles chartes de la Nouvelle-Angleterre. Il paraît qu’à cette époque la mère-patrie avait résolu de réunir ensemble toutes les colonies depuis la Nouvelle-Écosse jusqu’à la baie de Delaware, afin de mettre une barrière à l’extension des établissemens français[6]. Avait-elle le projet d’établir un pareil rempart contre la puissance des États-Unis, lorsqu’elle a réuni récemment les Canadas et laissé entrevoir l’addition future à cette réunion des colonies du golfe St.-Laurent ? Ou bien n’a-t-elle voulu dans cette occasion que donner le change à la crédulité vulgaire sur son véritable dessein ? Toujours est-il vrai que la Nouvelle-Angleterre perdit une partie de ses libertés et que l’union en question n’eut jamais lieu.

L’amiral Phipps de retour à Boston mit la dernière main aux préparatifs de l’expédition de Québec, qu’on avait continués avec activité pendant son absence. La flotte réunie comptait 35 vaisseaux dont le plus fort portait 44 canons. On y fit monter environ 2,000 hommes de troupes de débarquement. Les habitans de la ville voyaient du rivage cette force imposante avec orgueil, et ils se complaisaient dans la pensée qu’elle était composée uniquement d’Américains, d’enfans du pays ; que la métropole n’y avait point fourni d’auxiliaires, et que le Canada, ne pouvant opposer qu’une résistance inutile, viendrait proclamer par sa soumission leur puissance et leur supériorité. Ils se disaient encore qu’après un pareil sacrifice d’hommes et d’argent, qu’après un témoignage aussi éclatant de leur patriotisme et de leur loyauté, ils ne pouvaient manquer de mériter la faveur du roi, et d’obtenir le rétablissement de leur constitution. Il paraît qu’en effet c’était en partie pour lui montrer leur attachement qu’ils avaient offert avec tant d’empressement à l’Angleterre de l’aider à s’emparer des possessions françaises.[7]

Cependant M. de Frontenac était fort inquiet ; sa situation véritablement était des plus critiques. Il n’est guère permis de douter que si la flotte de l’amiral Phipps et l’armée du général Winthrop eussent pu coordonner leurs mouvemens et attaquer ce pays à la fois par le levant et par le couchant, il n’eût couru les plus grands dangers, parceque cette combinaison l’eût obligé de diviser ses forces qui, réunies, n’excédaient pas le plus faible des deux corps envahissans. Mais la fortune et le courage brisèrent heureusement cette dangereuse combinaison, et avec elle dissipèrent les craintes sinistres qu’elle avait fait naître.

L’armée du général Winthrop rapidement levée, armée et enrégimentée, était campée sur les bords du lac George, attendant l’arrivée de l’amiral Phipps dans le fleuve St.-Laurent pour marcher sur Montréal, lorsqu’une épidémie éclata dans ses rangs et se communiqua aux Iroquois auxiliaires ; en peu de temps elle eut fait périr plus de 300 hommes. Les Sauvages, effrayés de cette mortalité, se hâtèrent de s’éloigner des Anglais, qu’ils accusèrent de les avoir empoisonnés. Les troupes de Winthrop, déjà découragées par la division des chefs, et affaiblies maintenant par la contagion, se retirèrent d’abord à Albany, puis abandonnèrent leurs drapeaux, et chacun rentra dans ses foyers. Ainsi se dissipa le nuage qui, suspendu au flanc des montagnes du lac George, menaçait le Canada du côté de l’occident. À la première nouvelle des mouvemens de cette armée, le comte de Frontenac avait fait rassembler à la hâte les troupes, les milices, et les Indiens dont il pouvait disposer. Douze cents hommes s’étaient trouvés réunis à la Prairie de la Magdeleine pour barer le chemin aux ennemis, et leur disputer la victoire sur la rive droite du St.-Laurent.

La retraite de Winthrop débarrassa le gouverneur d’une grave inquiétude, car il dut croire alors que l’attaque de l’Acadie avait occupé trop longtemps l’Amiral Phipps pour lui permettre d’entreprendre celle de Québec dans la même saison, et que c’était là peut être le motif réel du décampement de l’armée de terre, explication raisonnable vu que les deux forces devaient agir simultanément. Il se préparait donc à redescendre à Québec pour renvoyer chez eux les habitans qui avaient pris les armes à la première alarme, lorsqu’il reçut coup sur coup plusieurs lettres du major Provot, qui commandait par intérim dans la capitale, dont une lui annonçait le départ de la flotte de Boston, suivant la nouvelle apportée par un Indien venu de la baie de Fondy par terre en douze jours, et les autres, l’arrivée de cette flotte et ses progrès dans le fleuve. Il partit immédiatement et envoya en chemin l’ordre aux gouverneurs de Montréal et des Trois-Rivières, MM. de Callières et de Ramesay, de descendre à marches forcées avec toutes leurs troupes, à la réserve de quelques compagnies qui seraient laissées pour garder Montréal, et de se faire suivre par tous les habitans qu’ils pourraient rassembler sur leur route. Il arriva lui-même dans la capitale, dans la soirée du 14 après avoir failli périr dans la fragile embarcation qu’il avait choisie pour descendre plus rapidement le fleuve. L’ennemi était déjà au pied de l’île d’Orléans. C’était presqu’une surprise.

Heureusement, le major Provot était un officier très intelligent. Dans l’espace de cinq jours il avait fait travailler avec tant d’activité aux défenses de la ville qu’il l’avait mise à l’abri d’un coup de main. Le gouverneur satisfait n’eut qu’à faire ajouter quelques retranchemens et à confirmer le commandement déjà donné aux milices des deux rives du fleuve, en bas de Québec, de se tenir prêtes à marcher au premier ordre. Toute la population montrait un élan, une détermination qui faisaient bien augurer du succès.

Les fortifications s’étendaient du palais de l’intendant sur la rivière St.-Charles à l’emplacement qu’occupe aujourd’hui la citadelle. C’était tout simplement des palissades, excepté le château St.-Louis qui était en pierre et qui occupait une partie de cette ligne défendue par trois petites batteries placées à ses deux extrémités et au centre. Cette ligne protégeait la haute-ville. Il y avait une autre ligne de feu sur les quais, à la basse-ville, composée aussi de trois batteries qui occupaient les intervalles des batteries supérieures. La communication de la ville basse à la haute était coupée par trois retranchemens garnis de chevaux de frise, et les autres issues de la ville, qui n’avaient point de portes, avaient été barricadées.

La flotte ennemie parut en vue de Québec le 16 octobre au matin ; du sommet du cap l’on put en compter les voiles. L’amiral Phipps détacha immédiatement un officier pour sommer la place de se rendre. On banda les yeux à cet envoyé, et, avant de le conduire au château, on le promena longtemps autour de la ville comme si on eût circulé au milieu des chausses-trapes, des chevaux de frise et des retranchemens ; un bruit d’hommes, d’armes et de canons qu’il entendait ne fit qu’augmenter sa surprise, car les Anglais croyaient la ville désarmée et hors d’état de se défendre. Mais lorsque le bandeau tomba de ses yeux, et qu’il se vit en présence du gouverneur entouré des principaux personnages du pays, au milieu d’une salle remplie d’officiers, il présenta en tremblant sa sommation, dont les termes arrogans contrastaient singulièrement avec son air consterné, et révoltèrent tous les assistans, surtout M. de Varennes, qui ne put s’empêcher d’élever la voix dans l’assemblée et d’exprimer son indignation avec une franchise toute de soldat. L’amiral Phipps demandait en substance que le Canada et ses habitans se livrassent à sa discrétion, et qu’en bon chrétien il leur pardonnerait le passé. Le gouverneur, piqué du manque de convenances dans les paroles de cet amiral, répondit sur le même ton : « Je ne connais point, dit-il, le roi Guillaume, mais je sais que le prince d’Orange est un usurpateur, qui a violé les droits les plus sacrés du sang et de la religion en détrônant le roi son beau-père. Je ne connais pas d’autre souverain légitime que Jacques II. Quant aux conditions offertes par le chevalier Phipps, a-t-il pu croire que si j’étais disposé à les accepter, tant de braves gens y voulussent consentir, et me conseillassent de me lier à la parole d’un homme qui a violé la capitulation qu’il avait faite avec le gouverneur de l’Acadie. » Ces derniers mots qui, comme on l’a vu, étaient vrais, avaient quelque chose de dur pour l’amiral. Le hérault demanda sa réponse par écrit : « Allez, lui dit-il, je vais répondre à votre maître par la bouche de mes canons ; qu’il apprenne que ce n’est pas de la sorte qu’on fait sommer un homme comme moi. »

Les batteries de la basse-ville commencèrent le feu bientôt après et abattirent des premiers coups le pavillon du vaisseau de Phipps, que des Canadiens allèrent enlever à la nage et malgré un feu très vif dirigé sur eux de la flotte. Ce drapeau est resté suspendu à la voûte de la cathédrale de Québec jusqu’à l’incendie de cet édifice en 1759.

L’ennemi fut deux jours sans rien entreprendre, quoique son plan d’attaque eût été arrêté dès le matin de son arrivée. D’après ce plan les troupes devaient débarquer au nord de la rivière St.-Charles, et les chaloupes entrer dans cette rivière pour les traverser au sud, c’est à dire du côté de la ville, où elles leur porteraient ensuite leurs vivres, leur artillerie et tout leur matériel de guerre. Cette opération accomplie, la flotte devait s’approcher de la ville en détachant quelques uns de ses vaisseaux au-dessus de la place comme pour aller y débarquer un nouveau corps. Pendant cette feinte pour tromper sur le vrai point d’attaque, les troupes déjà débarquées sur la rivière St.-Charles graviraient les hauteurs de Québec, d’où elles feraient un signal, et au même instant 200 hommes s’élanceraient de la flotte sur la basse et la haute ville. On va voir comment l’ennemi exécuta ce hardi projet. Il y avait déjà deux jours qu’il était arrivé, et il n’avait rien fait encore. Le 18 enfin, il débarqua 1300 hommes sous les ordres du major Walley[8] sur la plage entre Beauport et la ville. Ils furent immédiatement attaqués par environ 300 Canadiens, qui, profitant habilement du terrain marécageux et boisé en cet endroit, leur firent essuyer une perte d’une soixantaine d’hommes ; mais ils eurent à regretter de leur côté, entre autres M. de la Touche, fils du seigneur de Champlain, et le chevalier de Clermont, qui furent tués. M. Juchereau de St.-Denis, seigneur de Beauport, qui commandait le détachement, eut le bras cassé. Le roi pour le récompenser de sa bonne conduite l’anoblit, lui et M. Hertel, qui se distingua aussi dans ce siége à la tête des milices des Trois-Rivières.

Cependant l’amiral Phipps sans attendre que le major Walley se fût emparé des hauteurs qu’il avait charge d’occuper avec ses forces, vint se ranger en bataille devant la ville pour la bombarder, et il commença un feu très vif. Nos batteries ripostèrent avec ardeur et beaucoup de précision. La canonnade dura ainsi jusqu’à la nuit avec la même vigueur de part et d’autre. Ce combat dans le magnifique bassin de Québec présentait un spectacle grandiose. Les détonnations retentissaient de montagne en montagne, d’un côté jusqu’à la cime des Alléghanys, et de l’autre jusqu’à celle des Laurentides, tandis que des nuages de fumée où étincelaient des feux, roulaient sur les flots et le long des flancs escarpés de Québec hérissés de canons. La canonnade recommença le lendemain matin, mais l’on s’aperçut bientôt que le feu des vaisseaux diminuait. À midi, en effet, il avait cessé entièrement. La flotte était fort maltraitée, surtout le vaisseau amiral qui était percé à l’eau en plusieurs endroits, avait toutes ses manœuvres coupées, et son grand mât presque rompu. Dans cet état Phipps, n’ayant fait aucune impression sur la ville, donna l’ordre de la retraite, et les vaisseaux défilèrent vers l’île d’Orléans. Les troupes, qui de Beauport avaient eu l’œil sur eux sans comprendre leur attaque précipitée, aperçurent ce mouvement rétrograde avec douleur, et de ce moment elles perdirent tout espoir de prendre Québec. Néanmoins, ayant reçu cinq pièces de campagne dans la nuit, elles se mirent de nouveau en mouvement le 20, protégées par une avant-garde à leur tête et des éclaireurs sur leurs flancs, pour forcer le passage de la rivière St.-Charles. Mais après avoir côtoyé quelque temps cette rivière, elles rencontrèrent MM. de Longueil et de Ste.-Hélène à la tête de 200 volontaires qui avaient chargé leurs fusils de trois balles et qui, leur barrant le chemin, les arrêtèrent d’abord tout court, puis les forcèrent ensuite de se réfugier dans un petit bois. Pendant l’engagement M. de Frontenac s’était avancé en personne à la tête de 3 bataillons et les avait rangés en bataille devant la rivière St.-Charles, dans le dessein de la traverser si les volontaires étaient forcés de reculer. M. de Ste.-Hélène reçut dans ce combat une blessure mortelle. C’était un des hommes les plus spirituels et les plus aimables, et l’un des officiers les plus intrépides, qu’eût ce pays. Sa mort causa un regret universel chez les Canadiens. Il était frère de M. d’Iberville.

Le jour suivant les ennemis firent un troisième effort, qui n’eut pas plus de succès que les deux premiers. Ces échecs répétés devant quelques petits détachemens de milices achevèrent de les démoraliser, d’autant plus que pour atteindre la ville ils avaient toujours une rivière à passer, le gros des Français à combattre, et qu’ils ne pouvaient plus compter sur la flotte pour appuyer leur mouvement. En conséquence il fut décidé dans un conseil de guerre de se rembarquer ; ce qui fut effectué avec une si grande précipitation, au milieu d’une nuit orageuse et très obscure, que l’artillerie fut abandonnée sur le rivage quoiqu’il n’y eut pas de poursuite.

Ainsi à la fin d’octobre, le Canada se trouva délivré de deux armées puissantes, dont l’une avait été dissipée par les maladies et l’autre par le courage des habitans, qui avaient fait, dit une dépêche, tout ce qu’on pouvait attendre de bons soldats, et qui méritèrent par conséquent toutes les louanges que leur donna leur gouverneur. La levée du siége de Québec fit assez de sensation en France, au milieu même des victoires éclatantes qu’elle remportait sur l’Europe, pour que le roi en perpétuât le souvenir par une médaille. Le comte de Frontenac donna, comme trophée, deux des canons abandonnés par l’ennemi à un habitant nommé Carré, qui, par l’habileté de ses manœuvres à la tête de quelques Canadiens, avait conquis l’admiration générale.

Dans sa retraite dans le bas du fleuve, la flotte ennemie fut assaillie par des vents tempestueux ; un vaisseau fut jeté à la côte sur l’île d’Anticosti, où la plus grande partie de l’équipage périt de faim et de froid, plusieurs sombrèrent en mer et se perdirent corps et bien ; d’autres enfin furent chassés jusque dans les Antilles. Le reste atteignit Boston avec peine. Plus de 1000 hommes périrent par les maladies, par le feu et par les naufrages dans cette expédition qui coûta au-delà de £40,000[9] à la Nouvelle-Angleterre.

Les colonies anglaises avaient regardé le Canada comme une conquête assurée. Le retour des débris de leur flotte, après avoir subi une défaite, les remplit d’étonnement et d’humiliation. Elles s’étaient vantées d’avance de leurs succès ; elles avaient compté sur les dépouilles des vaincus pour payer les frais de la guerre, et elles n’avaient pas pourvu à la solde des troupes, qui, revenues de l’expédition, furent sur le point de se mutiner, parce qu’on n’avait pas de quoi les satisfaire. L’on se hâta de mettre un impôt ; mais les soldats ne voulurent pas attendre qu’il fût rentré. Pour sortir d’embarras on eut recours au papier-monnaie, le premier qu’on eût encore vu dans ces colonies. L’on fabriqua des billets, dits billets de crédit, de diverses dénominations depuis deux chelins jusqu’à dix louis, qui furent reçus comme de l’argent par le trésor[10]. Ainsi le Canada avec ses 11,000 habitans avait non seulement repoussé l’invasion, mais encore épuisé les ressources financières de provinces infiniment plus riches et 20 fois plus populeuses que lui.

La saison des grandes opérations était passée, et les parties belligérantes se trouvaient replacées au même point où elles étaient au début de la campagne. L’Acadie était retombée d’elle-même sous ses anciens maîtres, et les envahisseurs du Canada avaient été repoussés, ou étaient partout en pleine retraite. Ou plutôt la situation des provinces des deux nations était bien moins favorables, car elles étaient toutes en proie à une disette extrême. En Canada l’on fut obligé de disperser les troupes chez les habitans les plus aisés pour leur nourriture. L’argent avait disparu ; il fallut que le gouvernement émît une nouvelle monnaie de carte ; les denrées et les marchandises n’avaient plus de prix, les munitions de guerre manquaient, et l’intendant était obligé de faire fondre les gouttières des maisons et les poids de plomb pour en faire des balles. L’on avait perdu un grand nombre d’hommes, soldats et miliciens[11]. Dans la Nouvelle-Angleterre le commerce était presqu’anéanti, les côtes étaient infestées de corsaires. Les seuls armateurs de St.-Malo avaient pris 16 navires de Boston avec 250,000 francs ; les campagnes étaient en friches, et les habitans s’étaient réfugiés dans les villes pour échapper au fer des Indiens et trouver de quoi subsister. Dans l’hiver les Abénaquis y dévastèrent plus de cinquante lieues de pays, et détruisirent la petite ville de York de fond en comble. Tel était en Amérique le fruit d’une guerre occasionnée par la haine de Guillaume III qui jalousait Louis XIV.

Cependant les Iroquois ayant vu le Canada près de succomber, avaient cherché à se retirer de la lutte, car ils prétendaient tenir la balance entre les peuples avec lesquels ils étaient en rapport, et surtout entre les Français et les Anglais. Voici comment raisonneaient ces barbares qui semblaient avoir étudié au foyer de la politique des vieux cabinets de l’ancien monde. « Placés, disaient-ils, entre deux peuples européens chacun assez fort pour nous exterminer, également intéressés à notre destruction lorsqu’ils n’auront plus besoin de notre secours, que nous reste-t-il à faire, sinon d’empêcher qu’aucun ne l’emporte sur l’autre ? Alors ils seront forcés de briguer notre alliance ou même d’acheter notre neutralité ». Ils envoyèrent donc demander la paix à M. de Frontenac, qui crût que c’était un stratagème des Anglais pour lui donner le change sur quelque projet qu’ils méditaient. Il chargea M. de Callières de faire traîner la négociation en longueur, et invita les Outaouais à continuer leurs hostilités contre les cantons, qui alors reprirent les armes. En même temps le gouverneur écrivait à M. de Pontchartrain, qui venait de remplacer M. de Seignelay dans le ministère de la marine, que la conquête de New-York serait la sûreté du Canada, et désarmerait les cantons, et qu’en se rendant maître absolu de la pêche de Terreneuve, ce qui pourrait se faire en envoyant tous les ans trois ou quatre frégates croiser depuis le Cap de Sable jusqu’au nord de l’île de Terreneuve, on assurerait pour le royaume un commerce de plus de 20 millions, et plus avantageux que ne le serait la conquête des Indes. Je ne sais, disait-il dans une autre lettre, je ne sais si ceux qui vous ont précédé ont fait attention à l’importance qu’il y a de se rendre maître de toutes les pêches, et à l’avantage qu’elles apporteraient au commerce du royaume ; mais rien ne saurait rendre votre ministère plus illustre, que d’engager le roi à entreprendre cette conquête. Je la crois plus importante, répétait-il, que ne le serait celle de toutes les Indes, dont les mines s’épuisent, au lieu que celles-ci sont intarissables. » Sentant l’importance de ce commerce, M. de Frontenac y revenait souvent comme Talon. Ces deux hommes supérieurs avaient découvert que les colonies anglo-américaines ne faisaient tant d’efforts pour s’emparer de la Nouvelle-France qu’afin de rester maîtresses des pêches, et que l’Angleterre les appuyait parce que cette industrie était la base la plus solide de sa marine. L’on vit pendant cette guerre les marchands de Boston payer aux Français de l’Acadie une taxe pour avoir la permission de pêcher sur les côtes de cette péninsule.

Tandis que les Abénaquis ravageaient la Nouvelle-Angleterre, les Iroquois au nombre de mille guerriers établissaient leur camp à l’embouchure de la rivière des Outaouais, et delà se répandaient dans le haut de la colonie. Leurs bandes étaient beaucoup plus faciles à vaincre qu’à atteindre, car la nouvelle de leur apparition arrivait souvent avec celle de leur fuite. On organisa des corps volans pour les surveiller et prévenir les surprises. Cette petite guerre où les habitans rivalisèrent de zèle, de patience et de courage avec les troupes, toute fatigante qu’elle fut, ne causait pas autant de dérangement dans les habitudes qu’elle le ferait aujourd’hui, parce que l’on était accoutumé à cette existence mobile et pleine d’excitation, et que l’on aimait presque cette lutte de guérillas, où la valeur personnelle avait de nombreuses occasions de se distinguer.

Comme on l’a dit, la contre partie de ces scènes de sang et de dévastation se jouait dans la Nouvelle-Angleterre, où les Abénaquis étaient pour les Français, ce que les cinq cantons étaient en Canada pour les Anglais. La politique des deux gouvernemens coloniaux consistait à travailler à se détacher réciproquement chacun ses alliés pour s’en faire des amis. Il serait oisif aujourd’hui d’entrer dans le détail des négociations conduites simultanément par les deux nations avec les tribus sauvages pour parvenir à ce but. Les Indiens embarrassés prêtaient souvent une oreille également attentive aux deux partis, et leur donnaient les mêmes espérances. Il reste une masse prodigieuse de documens relatifs à toutes ces transactions qui continuaient toujours en temps de guerre comme en temps de paix ; mais qui devenaient plus actives lorsqu’on avait les armes à la main. Les Français cherchaient à s’attacher les cantons, les Anglais, les Abénaquis, et toute l’adresse de la diplomatie était mise en jeu par la nation rivale pour faire échouer ces efforts de conciliation. L’on appuyait de part et d’autre ses raisons de riches présens, et pour satisfaire l’humeur guerrière des Sauvages, l’on adoptait leur cruel systême de guerre, qui faisait des colonies un vaste théâtre de brigandages et de ruines. L’on donnait en Canada 10 écus pour un Iroquois tué et 20 pour un Iroquois prisonnier. Cette différence de prime qui fait honneur à l’humanité du gouvernement français fut établie afin d’engager les Sauvages alliés à ne point massacrer leurs prisonniers comme c’était l’usage chez les barbares. Dans les colonies anglaises l’on suivait la même pratique, excepté qu’il n’y avait point de prime pour les prisonniers. Un soldat recevait dix louis pour la chevelure d’un Indien, un milicien volontaire vingt louis, et s’il faisait la chasse dans les bois à ce Sauvage comme à une bête féroce, et qu’il en apportât la chevelure, il recevait cinquante louis (Bancroft).

C’était pour encourager les Iroquois à faire des déprédations en Canada, et empêcher toute alliance avec lui, que le major Schuyler de la Nouvelle-York se mit, en 1691, à la tête d’un corps de troupes et d’indiens pour faire une pointe sur Montréal[12]. Cet officier, qui joignait une grande activité à beaucoup de bravoure, surprit, dans la nuit du 10 août, le camp de 700 à 800 hommes que le gouverneur avait fait assembler sous le fort de la Prairie de la Magdeleine, à la première nouvelle de la marche des ennemis. Se glissant le long de la hauteur sur laquelle était le fort à trente pas du fleuve, Schuyler pénétra jusque dans le quartier des milices, sur la gauche, qu’il trouva dégarni et s’y logea. L’alarme fut aussitôt répandue ; M. de Saint-Cyrque, qui commandait en l’absence de M. de Callières, malade, marcha sur le champ à lui. Schuyler opposa une vive résistance ; mais lorsqu’il se vit sur le point d’avoir toutes les troupes françaises sur les bras, il opéra sa retraite vers la rivière Richelieu en bon ordre et avec peu de perte.

À deux lieues de là, il se trouva tout à coup en face de M. de Varennes que M. de Frontenac avait envoyé pour protéger Chambly avec un détachement d’habitans et d’indiens. M. de Varennes, à la première nouvelle du combat, s’était mis en marche pour la Prairie de la Magdeleine. Le major Schuyler sans hésiter l’attaqua avec une fureur qui aurait déconcerté un chef moins ferme et moins habile que lui. Le commandant canadien fit mettre sa troupe ventre à terre derrière deux grands arbres renversés pour essuyer le premier feu des ennemis, puis il les chargea ensuite avec tant d’ordre et de vigueur qu’ils furent rompus partout. Schuyler rallia ses soldats jusqu’à deux fois ; mais après une heure et demie de combat, ils se débandèrent et la déroute fut complète. Ils laissèrent quantité de morts sur le champ de bataille. Leurs drapeaux et leur bagage devinrent les trophées du vainqueur. Le jeune et vaillant le Bert du Chêne se distingua à la tête des Canadiens et fut blessé mortellement. Les Sauvages combattirent avec une égale bravoure. La perte des Français fut considérable ; ils eurent six officiers de tués ou blessés à mort, ce qui fait voir l’acharnement du combat, pendant lequel on se battit longtemps à brûle-pourpoint.

Les troupes de Varennes, qui étaient sur pied depuis trois jours, par des chemins affreux, sans pouvoir prendre de repos et manquant de vivres, étaient tellement épuisées de fatigue qu’elles ne purent poursuivre les fuyards.

C’était pour rompre le traité que les Abénaquis venaient de conclure à Pemaquid avec les Anglais, que M. de Villieu en entraîna 250 à sa suite et tomba avec eux, en 1694, sur les établissemens de la rivière Oyster, dans le New-Hampshire, brûla quantité de maisons dont 5 étaient fortifiées et furent vaillamment défendues, et tua ou emmena en captivité un grand nombre d’hommes.

Mais ce genre d’hostilités, qui coûtait beaucoup de sang, ne pouvait avoir d’autre résultat que de plaire aux Sauvages, car ce n’est pas par des irruptions partielles, rapides et fugitives, que l’on devait espérer de faire des conquêtes importantes et qui pussent influer sur le sort de la guerre. Aussi M. de Pontchartrain écrivait-il à M. de Frontenac, que le roi bornait ses vues touchant la Nouvelle-France à ne s’y point laisser entamer. L’ancien monde était en effet le théâtre sur lequel la France, d’un côté, et la coalition européenne, de l’autre, se portaient de grands coups ; sur lequel Condé et Luxembourg, pour la première, luttaient avec ses nombreux ennemis conduits par la tête froide de Guillaume III. Celui-ci n’avait guère de loisir non plus pour écouter ses colonies américaines, qui le sollicitaient toujours de leur donner une flotte pour faire une nouvelle tentative sur Québec. Le taciturne monarque, auquel la fameuse victoire de la Hogue avait donné un moment de répit, prêta enfin une oreille favorable à leur demande en 1693, et un immense armement fut organisé dans les ports de l’Angleterre pour s’emparer de la Martinique et du Canada. Quelque secret que fut ce projet, il en transpira quelque chose, et M. de Frontenac fut soucieux tout l’été, ne pouvant compter sur aucun secours de France. La flotte anglaise, commandée par le chevalier Francis Wheeler, devait, après avoir enlevé la Martinique, aller prendre des renforts à Boston et cingler vers Québec. Elle mit à la voile au commencement de l’hiver (1693) et prit le chemin des Antilles françaises. Heureusement, les troupes qu’elle portait essuyèrent une défaite à la Martinique, et furent obligées de se rembarquer avec perte de 900 hommes. Ce premier échec fut suivi de désastres beaucoup plus grands. Le chevalier Wheeler s’étant remis en route pour la Nouvelle-Angleterre, la fièvre jaune se déclara à bord de ses vaisseaux et y fit des ravages affreux. Lorsqu’il arriva à Boston, il avait perdu 1300 matelots sur 2000, et 1800 soldats sur 2500, qui lui restaient après sa défaite aux Antilles. L’épidémie se communiqua à la ville et y décima la population. L’on dut abandonner une entreprise commencée sous d’aussi funestes auspices. La flotte regagna l’Angleterre après avoir jeté en passant quelques boulets sur Plaisance[13] Ce dernier effort acheva d’épuiser les colonies, anglaises qui avaient fait des dépenses considérables pour lever des troupes ; et de guerre lasse, elles supplièrent presque la métropole de leur faire avoir la paix[14]. Le Canada échappa ainsi encore une fois à un danger réellement plus grand que celui de 90 ; car sans tous ces malheurs la supériorité numérique des assaillans aurait rendu toute résistance vaine. Néanmoins comme il avait été quelque temps caché, et qu’il n’apparut que dans le lointain, l’on n’éprouva pas de s’en voir délivré une joie aussi vive que de la retraite de l’amiral Phipps.

La France attendit pour prendre sa revanche jusqu’en 1696. À cette époque le ministère résolut de faire sauter Pemaquid, sur la suggestion de M. de Villebon, et de chasser les Anglais de tous les postes qu’ils occupaient dans l’île de Terreneuve et à la baie d’Hudson. Le comte de Frontenac proposait depuis longtemps[15] de prendre Boston que l’on brûlerait, et New-York que l’on garderait, parce que ce dernier poste seul serait utile au Canada. Par cette conquête l’on se trouverait maître de toutes les pêches ; mais la politique européenne fit taire la politique coloniale, qui fut toujours regardée par la France comme secondaire, parce que son théâtre à elle est l’ancien monde, dont elle est le pivot, parce que sa force à elle réside dans ses soldats de terre. L’on s’en tint au premier projet, dont l’exécution fut confiée au courage de M. d’Iberville. L’on verra dans le chapitre suivant comment il s’en acquitta. En même temps la cour envoya de nouveaux ordres à M. de Frontenac d’abattre à tout prix l’orgueilleuse confédération iroquoise, qui continuait toujours les hostilités malgré les dures leçons qu’elle avait reçues deux ou trois ans auparavant (1693).

Huit cents de leurs guerriers ayant fait mine d’entrer en Canada, le gouverneur avait cru qu’il était temps de châtier ces barbares indomptables contre lesquels on avait envoyé une expédition inutile de 300 hommes, dans l’hiver précédent (1792), commandée par M. de Louvigny. Six cents hommes eurent ordre de tomber au milieu de l’hiver sur le canton des Agniers, le plus acharné contre les Français. Ils partirent de Montréal à la fin de janvier. Les trois bourgades de cette belliqueuse tribu furent détruites, et l’on fit 250 prisonniers. Néanmoins ces Sauvages reparurent encore dans la colonie le printemps suivant, et quelques unes de leurs bandes vinrent même éprouver une défaite dans l’île de Montréal. Ils commençaient cependant à se lasser, eux aussi, de la guerre. Les Miâmis leur avaient déjà tué plusieurs centaines de guerriers, et ils venaient encore de les battre complètement sur les bords du lac Huron. Le gouverneur profita de cet épuisement pour frapper un dernier coup et obéir aux instructions du roi. Comme mesure préliminaire, il ordonna de relever le fort de Frontenac ; ce qui fut exécuté malgré les représentations de la Nouvelle-York, dont le gouverneur, M. Fletcher, fit en même temps des présens considérables aux Iroquois pour attaquer et raser ce fort s’il était possible. L’importance que les ennemis mettaient à cette position, justifie le désir de M. de Frontenac de s’y maintenir, malgré l’opinion de bien des gens dans la colonie et en France, entre autres de l’intendant, M. de Champigny, et même du roi dont les ordres contraires arrivèrent trop tard pour être exécutés.

Cependant la lutte en Europe épuisait les ressources de la France. Le ministère, tout en enjoignant de presser les Iroquois avec vigueur, recommandait l’économie, disant qu’il n’y avait pas d’apparence que le roi pût supporter longtemps la dépense à laquelle la guerre du Canada l’engageait, dépense qui s’éleva en 1692, seulement pour la solde de 1300 hommes avec les officiers, à 218 mille francs (Documens de Paris) ; et qu’il voulait que les colons vécussent dans l’étendue de leurs établissemens, c’est-à-dire en d’autres termes, que tous les postes dits des pays d’en haut fussent évacués. L’on sait que les cantons étaient excités aux hostilités par les Anglais, parce que ces derniers voulaient s’emparer au moins de tout le commerce de l’Ouest s’ils ne pouvaient pas conquérir la Nouvelle-France. Par le plus étrange des raisonnemens, la cour allait abandonner justement les contrées dont l’Angleterre convoitait le plus ardemment la possession, et évacuer tous les postes du Mississipi et des lacs, auxquels les marchands canadiens attachaient tant d’importance, qu’ils avaient avancé des fonds au commencement de la guerre pour leur entretien[16]. Le comte de Frontenac montra dans cette occasion cette fermeté de caractère dont il avait déjà plus d’une fois donné des preuves. Convaincu du danger d’une démarche aussi inconsidérée, il prit sur lui de désobéir à l’ordre positif du roi. En effet, comme Charlevoix le dit très bien, nous n’aurions pas eu plus tôt évacué ces postes, que les Anglais s’en seraient emparés, et que nous aurions eu immédiatement pour ennemis tous les peuples qui s’y étaient établis à notre occasion, et qui, une fois réunis aux Anglais et aux cantons, auraient, dans une seule campagne, obligé tous les Français à sortir du Canada.

Après cette détermination grave, le gouverneur fit ses préparatifs pour sa prochaine campagne. 2300 hommes, dont 1000 Canadiens et 500 Sauvages, furent réunis à la Chine le 4 juillet (1606) et divisés en trois brigades. M. de Callières commandait l’avant-garde, M. de Ramezai le centre, et le chevalier de Vaudreuil l’arrière-garde. Elle s’embarqua enfin pour remonter les rapides et arriva le 19 à Catarocouy, où elle séjourna jusqu’au 26 pour attendre un renfort de Michilimackinac, qui ne vint pas ; elle traversa ensuite le lac Ontario et débarqua le 28 à l’embouchure de la rivière Oswégo. Là elle se divisa en deux corps, et se mit à remonter ce torrent l’un par sa rive droite et l’autre par sa rive gauche. Comme elle approchait de la bourgade des Onnontagués, elle aperçut le soir une grande lueur au couchant. Les Français en soupçonnèrent la cause. C’était la tribu qui brûlait son village avant de prendre la fuite. Les Onneyouths, un autre des cinq cantons, effrayés vinrent demander la paix en supplians. Le gouverneur leur répondit qu’ils ne l’auraient qu’à condition de quitter leur pays et d’aller s’établir en Canada. Ils se retirèrent, et le lendemain le chevalier de Vaudreuil fut détaché pour aller ravager leurs terres. Toute la population avait fui. Il ne trouva qu’un vieillard assis dans une bourgade. Trop faible pour suivre sa tribu, ou dédaignant de fuir, il attendait avec calme et intrépidité la mort horrible à laquelle il savait qu’on le destinerait. Il fut abandonné aux Sauvages qui, au nombre de quatre cents, lui firent souffrir, selon leur usage, toutes sortes de cruautés. Cet homme héroïque ne poussa pas une seule plainte ; il reprocha seulement à ses bourreaux leur lâcheté de s’être rendus les esclaves de ces vils Européens, dont il parla avec le dernier mépris. Outré de ses injures, un Indien lui porta plusieurs coups de poignard. Tu as tort lui dit l’Onnontagué mourant, d’abréger ma vie, tu aurais dû prolonger mes tourmens pour apprendre à mourir en homme.

De ces deux cantons il ne resta que des cendres. fl tut question ensuite d’aller châtier les Goyogouins, et même de bâtir des forts dans le pays ; mais dans le temps où l’on croyait M. de Frontenac arrêté à ce plan, il donna l’ordre de la retraite, soit que la difficulté de faire subsister son année dans une contrée qui ne présentait qu’une vaste solitude, l’eût engagé à prendre ce parti, soit qu’après les ordres qu’il avait requis d’évacuer les postes avancés de la colonie, et auxquels il avait osé désobéir, il ne crut pas devoir conserver une conquête qui aurait rendu les Iroquois plus implacables. Cette campagne, qui ne coûta que six hommes, avait inquiété beaucoup Albany et Schenectady. Ces villes, entre lesquelles et le lac Ontario l’on opérait, craignant d’être attaquées, avaient fait demander des secours au Jersey et au Connecticut.

Les Français avaient reconquis leur influence sur les tribus indiennes. Un chef sioux vint du haut de la vallée du Mississipi se mettre sous la protection du grand Ononthio. Il appuya les mains sur les genoux du gouverneur, puis il rangea vingt-deux flèches sur une peau de castor pour indiquer le nombre de bourgades qui lui offraient leur alliance. La situation du Canada était meilleure qu’elle ne l’avait été depuis le commencement de la guerre. Les Iroquois, semblables à ces essaims de mouches qui incommodent plus qu’ils ne nuisent, troublaient encore le repos du pays, mais sans lui causer de grands dommages.

Cette situation était le fruit de la vigilance, de l’activité et de l’énergie de M. de Frontenac, auquel le roi avait fait mander au début de la guerre qu’il n’avait aucun secours à lui envoyer. La supériorité qu’il avait su reprendre sur ses ennemis avec les seules ressources du Canada, et qui avait eu l’effet de rendre ses alliés plus dociles, le faisait craindre des uns et respecter des autres. Non seulement il avait repoussé l’invasion, mais il allait bientôt être capable de seconder les projets de Louis XIV, de porter la guerre, à son tour, chez les ennemis. Jusqu’à la paix aucune armée hostile ne foulera le sol canadien, excepté quelques Sauvages, qui s’introduiront furtivement et disparaîtront de même au premier bruit d’une arme sous les chaumières.

Néanmoins les succès du gouverneur et la sécurité qu’il avait rendue au pays, n’avaient point désarmé ses ennemis, aussi jaloux de sa supériorité que blessés de l’indépendance de son esprit. Ceux qui tremblaient au seul nom des Iroquois, lorsqu’il revint en Canada, cherchèrent à ternir, sa gloire lorsqu’il eut éloigné le danger d’eux. Il n’était pas en effet sans défaut. La part qu’il prenait à la traite des pelleteries, son caractère altier et vindicatif pouvaient fournir matière à reprendre ; mais était-il bien prudent, était-il bien généreux d’en agir ainsi lorsqu’on avait encore les armes à la main ? Les uns se plaignaient que, pour gagner l’estime de ses officiers, il jetait tout le poids de la guerre sur la milice et écrasait les habitans de corvée, ce qui faisait languir le commerce et empêchait le pays de prendre des forces ! Comme si, lorsque l’ennemi est aux portes et tout le monde en armes, c’était bien le temps d’accomplir une œuvre qui veut par dessus tout le repos et la paix. D’autres l’accusaient d’accorder une faveur ouverte à la traite de l’eau-de-vie ; il n’y eut pas jusqu’à l’abbé Brisacier qui osât écrire contre lui au confesseur du roi ! Ces plaintes lui attirèrent quelque censure ; mais il fut maintenu à la tête de la Nouvelle-France, qu’avec son grand âge il n’était pas néanmoins destiné à gouverner encore longtemps, et il fut nommé chevalier de St.-Louis, honneur alors rarement accordé ; mais qu’on verra prodiguer plus tard en ce pays à une foule de dilapidateurs sur les prévarications desquels les anciens ennemis de M. de Frontenac ne trouveront rien à dire.

  1. Ces instructions sont du 7 juin, et la guerre fut déclarée à la Grande-Bretagne le 25 du même mois.
  2. Plusieurs de ces détails m’ont été fournis par le Dr. O’Callaghan auteur d’une Histoire de la Nouvelle-York sous la domination Hollandaise, et qui les a puisés dans les archives du pays où s’est passé l’événement.
  3. Documens de Paris : Secrétairerie d’État, Albany. Collection de M. Brodhead. Nous désignerons à l’avenir cette collection sous le nom de Documens de Paris simplement.
  4. Documens de Paris
  5. Belknap : History of New-Hampshire.
  6. Lettre officielle de M. Blaithwail à M. Randolph. (1687)." This union, dit-il, besides other advantages, will be terrible to the French and make them proceed with more caution than they have lately done ».
  7. " There was a still further inducement, they hoped to recommend themselves to the King’s favour and to obtain the establishment of their government." On a vu ailleurs comment leur constitution avait été abolie.

    Hutchinson : The History of Massachusetts Bay.

  8. Major Walley’s Journal of the expedition against Canada in 1690, inséré au long dans l’Histoire du Canada de M. Smith.
  9. The British Empire in America.
  10. Hutchinson.
  11. Documens de Paris. Cette perte s’élevait à 2000 hommes en 1691.
  12. Un document intitulé "A modest and true relation etc." dans la collection des documens de Londres de M. Brodhead, n’en porte le nombre qu’à 266 dont 146 Sauvages, et dit qu’on ne perdit que 37 hommes dans l’expédition. Mais ce rapport est évidemment inexact.
  13. American annals.
  14. Lettre du gouverneur Fletcher : London documents, de la collection de M. Broadhead à la Secrétairerie d’état, Albany. Nous ne citerons désormais ces documens que sous le nom de Documens de Londres.
  15. Documens de Paris 1691.
  16. Documens de Paris.