Histoire du Canada (Garneau)/Tome II/Livre VII/Chapitre I

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Imprimerie N. Aubin (IIp. 285-337).

LIVRE VII.


CHAPITRE I.




SYSTÈME DE LAW. — CONSPIRATION DES NATCHÉS.



1712-1731.

La Louisiane, ses habitans et ses limites. — M. Crozat en prend possession en vertu de la cession du roi. — M. de la Motte Cadillac, gouverneur ; M. Du clos, commissaire-ordonnateur. — Conseil supérieur établi ; introduction de la coutume de Paris. — M. Crozat veut ouvrir des relations commerciales avec le Mexique ; voyages de M. Juchereau de St.-Denis à ce sujet ; il échoue. — On fait la traite des pelleteries avec les Indigènes, dont une portion embrasse le parti des Anglais de la Virginie. — Les Natchés conspirent contre les Français et sont punis. — Désenchantement de M. Crozat touchant la Louisiane ; cette province décline rapidement sous son monopole ; il la rend (1717) au roi, qui la concède à la compagnie d’Occident rétablie par Law. — Système de ce fameux financier. — M. de l’Espinay succède à M. de la Motte Cadillac, et M. Hubert à M. Duclos. M. de Bienville remplace bientôt après M. de l’Espinay. — La Nouvelle-Orléans est fondée par M. de Bienville (1717). — Nouvelle organisation de la colonie ; moyens que l’on prend pour la peupler. — Terrible famine parmi les colons accumulés à Biloxi. — Divers établissemens des Français. — Guerre avec l’Espagne. — Hostilités en Amérique : Pensacola, île Dauphine. — Paix. — Louis XV récompense les officiers de la Louisiane. — Traité avec les Chicachas et les Natchés. — Ouragan du 12 septembre (1722). — Missionnaires. — Chute du système de Law. — La Louisiane passe à la compagnie des Indes. — Mauvaise direction de cette compagnie. — M. Perrier, gouverneur. — Les Indiens forment le projet de détruire les Français ; massacre aux Natchés ; le complot n’est exécuté que partiellement. — Guerre à mort faite aux Natchés ; ils sont anéantis, 1731.


Les premiers colons de la Louisiane furent des Canadiens. Ce petit peuple qui habitait l’extrémité septentrionale du Nouveau-Monde, sans avoir eu presque le temps de s’asseoir sur la terre qu’il avait défrichée, courrait déjà à l’aventure vers des contrées nouvelles ; ses enfans jalonnaient les rives du St.-Laurent et du Mississipi dans un espace de près de douze cents lieues ! Une partie disputait les bords glacés de la baie d’Hudson aux traitans anglais, tandis qu’une autre guerroyait avec les Espagnols presque sous le ciel brillant des tropiques. La puissance française dans l’Amérique continentale semblait reposer sur eux. Ils se multipliaient pour faire face au nord et sud. Partout pleins de dévouement et de bonne volonté, ils manient aussi bien l’aviron du traitant-voyageur, que la hache du défricheur, que le fusil du soldat. Ce tableau des Canadiens a quelque chose de neuf et de dramatique ; on aime à voir ce mouvement continuel qui les entraîne dans toutes les directions au milieu des forêts et des nombreuses tribus sauvages qui les regardent passer avec étonnement. Ils furent dans le Nouveau-Monde comme ces tirailleurs qui s’éparpillent dans un combat en avant d’une colonne dont ils annoncent la charge. Cependant ce tableau si pittoresque, ce système d’enlever ainsi les Canadiens à des occupations sédentaires et agricoles pour en faire comme des précurseurs, des pionniers de la civilisation, était-il favorable au même degré aux intérêts de leur pays, à eux-mêmes ? C’est là une question qui détruit bien vite le prestige qui nous faisait illusion, en nous amenant à juger les choses à leur juste valeur. Mais notre objet n’est pas ici d’en poursuivre la solution. Au nom de leur roi, les Canadiens obéissaient sans calculer ni les sacrifices, ni les conséquences, et l’on peut se demander s’il n’est pas arrivé jusqu’à ce jour, que ce zèle ait eu des suites funestes pour eux. Quoiqu’il en soit, nous verrons dans le cours de ce chapitre que c’est aux Canadiens principalement que la France dut la conservation de la Louisiane, comme c’était à eux qu’elle devait celle du Canada depuis un quart de siècle.

En même temps qu’elle fortifiait le Cap-Breton, elle s’occupait de l’établissement de la Louisiane, dont elle réclamait pour territoire du côté du sud et de l’ouest jusqu’à la rivière Del Norte, et de là en suivant les hauteurs qui séparent cette rivière de la rivière Rouge jusqu’aux Montagnes-Rocheuses, au golfe de Californie et à la mer Pacifique[1] ; du côté de l’est toutes les terres dont les eaux tombent dans le Mississipi.

La Mobile ne conserva guère plus longtemps que Biloxi le titre de chef-lieu. Les désavantages propres à cette localité la firent abandonner pour l’île Dauphine, ou du Massacre, ainsi nommée à cause des ossemens humains, restes sans doute d’une nation détruite, qu’on y trouva ensevelis sous le sol. Cette île très basse est couverte d’un sable blanc cristallin si brûlant que rien n’y pousse, L’on se sent saisi à son aspect d’une profonde tristesse. Ce qui la fit rechercher d’abord c’est le port qu’elle possédait ; mais elle le perdit peu de temps après que l’on s’y fut établi ; un coup de mer en ferma l’entrée.

Le gouvernement absorbé tout entier par la guerre de la succession d’Espagne, ne put prendre entre ses mains la colonisation de cette province. Il se déchargea de cette tâche, dont il avait le succès fort à cœur, sur l’énergie particulière et les efforts des hommes entreprenans. Il existait alors à Paris un négociant habile qui avait acquis une vaste fortune dans le commerce maritime, et qui avait rendu des services signalés au royaume en important une grande quantité de matières d’or et d’argent dans un temps où l’on en avait très besoin. Le roi l’avait nommé conseiller-secrétaire de la maison et couronne de France au département des finances. Ce marchand était M. Crozat. Il lui abandonna en 1712, pour 16 ans, le privilége exclusif du commerce de la Louisiane, et en pleine propriété l’exploitation des mines de cette contrée ; c’était agir contrairement à l’esprit du mémoire de M. Raudot, dont nous avons parlé dans le dernier chapitre. M. Crozat qui n’avait attribué qu’à un système vicieux le peu de succès qu’on y avait fait jusqu’alors, se mit en frais d’utiliser incessamment sa gigantesque concession.


Louis XIV nomma M. de la Motte Cadillac gouverneur en remplacement de M. de Muys, mort en se rendant en Amérique. M. Duclos eut la charge de commissaire-ordonnateur à la place de M. d’Artaguette rentré en France, et un conseil supérieur fut établi pour trois ans, composé de ces deux fonctionnaires et d’un greffier avec pouvoir de s’adjoindre des membres. Ce conseil était un tribunal général pour les affaires civiles et criminelles grandes ou petites. Il devait procéder suivant la coutume de Paris dont les lois furent seules reconnues dans ce pays comme elles l’étaient déjà en Canada. Cette organisation purement despotique, puisque l’administration militaire, civile et judiciaire se trouvait réunie dans les mêmes mains, ne fait qu’ajouter un exemple de plus à ce que nous avons dit, que les colonies françaises furent toutes soumises à leur naissance à un régime militaire absolu.

M. de la Motte Cadillac débarqua à la Louisiane en 1713. Afin de l’intéresser à son commerce, M. Crozat se l’était associé. La nouvelle colonie devint plus que jamais une exploitation mercantile. Le gouverneur dirigea toute son attention vers le commerce. Il trouva en arrivant que les colons languissaient plutôt qu’ils ne vivaient dans un des plus excellens pays du monde, faute d’avances et faute de débouchés pour leurs denrées. Après avoir jeté les yeux autour de lui, il chercha à ouvrir des relations commerciales avec ses voisins ; il s’arrêta d’abord aux Espagnols. Il envoya un navire chargé de marchandises à Vera-Cruz. Le vice-roi du Mexique, fidèle aux maximes exclusives de son temps et de son pays, défendit le débarquement de ces marchandises et ordonna au vaisseau de s’éloigner. Malgré le résultat de cette première tentative, M. de Cadillac ne se découragea pas, et résolut d’en faire une seconde par terre. Il choisit pour cela M. Juchereau de St.-Denis, un des voyageurs canadiens les plus intrépides, et qui était à la Louisiane depuis 14 ans.

Cet employé fit deux voyages dans le Mexique (Le page Dupratz), qui furent remplis d’incidens et d’aventures galantes et romanesques. Il ne fut de retour de son second voyage qu’en avril 1719, n’ayant pas eu plus de succès que dans le premier.

Tandis que le gouverneur cherchait ainsi à s’ouvrir des débouchés dans le Mexique, il avait envoyé faire la traite chez les Natchés et les autres nations du Mississipi, où ses agens trouvèrent des Anglais de la Virginie, pour lesquels les Chicachas allaient devenir de nouveaux Iroquois. La même lutte sourde qui existait dans le nord allait se répéter dans le sud, et partager entre les deux peuples rivaux les Indigènes. Bientôt en effet, l’on vit d’un côté plusieurs tribus, ayant à leur tête les Alibamons et les Chactas, tomber sur la Caroline et y commettre des ravages ; et, de l’autre, les Natchés tramer la destruction des Français, qui ne furent sauvés que par la promptitude et la vigueur avec lesquelles le gouverneur sut agir. À cette occasion, les barbares se virent condamnés par M. de Bienville, qui commandait l’expédition contre eux, à élever de leurs propres mains, au milieu de leur principal village, un fort pour ceux-mêmes qu’ils voulaient anéantir. C’était la première humiliation que subissait leur grand chef, qui prétendait descendre du soleil et qui en portait le nom avec orgueil. Ce fort, aujourd’hui Natchez, situé sur le Mississipi, couronnait un cap de 200 pieds d’élevation ; il fut appelé Rosalie du nom de madame de Pontchartrain, dont le mari, ministre d’état, protégeait la famille des Lemoine d’où sortait Bienville. C’est l’année suivante (1715) que M. du Tisné jeta les fondemens de Natchitoches, ville maintenant florissante.

Cependant les grandes espérances que M. Crozat avait conçues relativement à la Louisiane, s’étaient dissipées peu à peu ; il y avait à peine quatre ans qu’il avait cette province entre les mains, et déjà le commerce en était détruit. Le monopole de ce grand fermier avait frappé tout de mort. Avant sa concession il s’y faisait encore quelques affaires. Les habitans de la Mobile et de l’île Dauphine exportaient des provisions, des bois, des pelleteries chez les Espagnols de Pénsacola, dans les îles de la Martinique et de St.-Domingue et en France, et ils recevaient en échange les denrées et les marchandises dont ils avaient besoin pour leur consommation où leur trafic avec les Indiens. M. Crozat n’y eut pas plutôt fait reconnaître son privilége que cette industrie naissante s’éteignit. L’arbre ne recevant plus de lumière et de chaleur que du caprice d’un homme assis dans un comptoir de Paris, se dessécha rapidement et il mourut. Les vaisseaux des Îles ne parurent plus ; il fut défendu d’aller à Pensacola d’où provenait tout le numéraire de la colonie, et de vendre à d’autres qu’aux agens de M. Crozat, qui donnèrent les prix qu’ils voulurent. Celui des pelleteries fut fixé si bas que cette marchandise fut toute portée, par les chasseurs, en Canada ou dans les colonies anglaises. Le concessionnaire, à l’aspect de la décadence de la colonie, n’en voulut pas voir la cause là où elle était ; il adressa à diverses reprises de vaines représentations au gouvernement qui ne les écouta pas. Enfin épuisé par les grandes avances qu’il avait faites pour les nombreux établissemens formés en diverses parties du pays, et trompé dans son attente d’ouvrir par terre et par mer des communications avec le Mexique pour y verser ses marchandises et en tirer des métaux, dégoûté aussi d’un privilége plus onéreux que profitable, il le remit au roi, qui le concéda de suite à la compagnie d’Occident, dont le succès étonna d’abord toutes les nations.

Un aventurier écossais, Jean Law, homme plein d’imagination et d’audace, cherchant avec avidité l’occasion d’attirer sur lui l’attention de l’Europe par quelque grand projet, trouva dans la situation financière de la France, un moyen de parvenir au but qu’il désirait d’atteindre. Ayant fait une étude de l’économie politique dont Turgot et Smith devaient plus tard faire une science, il se présenta à Paris comme le sauveur de la nation et le restaurateur de ses finances délabrées. Quel remède inattendu a-t-il trouvé pour combler l’abîme de la dette nationale, qui devient de jour en jour plus incommensurable malgré tous les efforts que l’on fait pour le fermer ? Le papier monnaie et les mines imaginaires de la Louisiane. Le pays même que Crozat vient de rejeter avec dégoût, après y avoir perdu des sommes considérables, est la panacée qui doit produire une aussi grande merveille.

Il n’y a que l’état déplorable de la France qui ait pu entraîner le peuple, le roi et ses ministres dans ces illusions vers lesquelles ils se portèrent avec une ardeur qui se communiqua à d’autres pays.

« Ponce de Léon n’eut pas plutôt abordé à la Floride en 1512, qu’il se répandit dans l’ancien et le nouveau-monde que cette région était remplie de métaux. Ils ne furent découverts ni par François de Cordoue, ni par Velasquez de Ayllon, ni par Philippe de Narvaez, ni par Ferdinand de Soto, quoique ces hommes entreprenans les eussent cherchés pendant trente ans avec des fatigues incroyables. L’Espagne avait enfin renoncé à ses espérances ; elle n’avait même laissé aucun monument de ses entreprises ; et cependant il était resté vaguement dans l’opinion des peuples que ces contrées renfermaient des trésors immenses. Personne ne désignait le lieu précis où ces richesses pouvaient être ; mais cette ignorance même servait d’encouragement à l’exagération. Si l’enthousiasme se refroidissait par intervalle, ce n’était que pour occuper plus vivement les esprits quelque temps après. Cette disposition générale à une crédulité avide, pouvait devenir un merveilleux instrument dans des mains habiles ».

Law sut mettre ces vagues croyances à profit. Ce financier avait commencé ses opérations en établissant avec la permission du régent en 1716 une banque avec un capital de 1200 actions de mille écus chacune. La nouvelle institution dans ces sages limites, augmenta le crédit et fit un grand bien, car elle pouvait faire face à ses obligations facilement ; mais on avait toujours les yeux tournés vers la Louisiane, et c’est là où l’on devait trouver l’or pour payer les dettes de l’État. En 1717 la compagnie d’Occident fut rétablie par Law ; on lui céda immédiatement la Louisiane et on l’unit à la banque ; on donna encore à cette association la ferme du tabac et le commerce du Sénégal. Dans la supposition du succès, elle devait dégénérer en un affreux monopole. Mais à cette époque on était incapable de juger des avantages ou des désavantages de ces grandes opérations ; et à venir encore jusqu’à nos jours, les opinions des hommes les plus éclairés sont opposées et contradictoires sur la matière.

Quoiqu’il en soit, les actions de la compagnie d’Occident se payaient en billets d’État que l’on prenait au pair quoiqu’ils ne valussent que cinquante pour cent dans le commerce. Dans un instant le capital de 100 millions fut rempli ; chacun s’empressait de porter un papier décrié, croyant le voir bientôt racheté en bel or de la Louisiane. Les créanciers de l’État qui entrevoyaient leur ruine dans l’abaissement graduel des finances, se prirent à cette spéculation, comme à leur seul moyen de salut. Les riches entraînés par le désir d’augmenter leur fortune, s’y lancèrent avec des rêves dont Law avait soin de nourrir la cupide extravagance. « Le Mississipi devint un centre où toutes les espérances, toutes les combinaisons se réunissaient. Bientôt des hommes riches, puissans, et qui pour la plupart passaient pour éclairés, ne se contentèrent pas de participer au gain général du monopole, ils voulurent avoir des propriétés particulières dans une région qui passait pour le meilleur pays du monde. Pour l’exploitation de ces domaines, il fallait des bras : la France, la Suisse et l’Allemagne fournirent avec abondance des cultivateurs, qui, après avoir travaillé trois ans gratuitement pour celui qui aurait fait les frais de leur transportation, devaient devenir citoyens, posséder eux-mêmes des terres et les défricher ».

Cependant le gouverneur et le commissaire-ordonnateur de la Louisiane avaient été changés. M. de la Motte Cadillac avait eu pour successeur M. de l’Espinay, et M. Duclos M. Hubert ; mais quelque temps après, M. de Bienville fut nommé commandant général de toute la Louisiane. Les Français occupaient alors Biloxi, l’île Dauphine, la Mobile, Natchez et Natchitoches sur la Rivière-Rouge. Ils avaient aussi commencé des établissemens sur plusieurs autres points du pays. Biloxi était redevenu chef-lieu. Le port de l’île Dauphine avait été abandonné pour l’Ile aux Vaisseaux. L’obstination que l’on mettait à demeurer sur une côte stérile, pour ne pas s’éloigner de la mer, démontre que le but de la colonisation de cette contrée avait été jusque là tout commercial. Enfin l’on commença à croire que les bords du Mississipi présentaient de plus grands avantages pour la situation d’une capitale. On résolut d’aller chercher un asile sur la rive gauche de ce fleuve, dans un endroit que M. de Bienville avait déjà remarqué à 30 lieues de l’Océan. Ce gouverneur avec quelques pauvres charpentiers et faux-sauniers y jeta, en 1717, les fondemens d’une ville qui est aujourd’hui l’une des plus populeuses et des plus riches du Nouveau-Monde. Il la nomma Nouvelle-Orléans en l’honneur du duc d’Orléans, régent du royaume. La Louisiane avait eu pour fondateur un Canadien illustre dans nos annales, la capitale de ce beau pays allait devoir son existence également à un de nos compatriotes. M. de Pailloux fut nommé gouverneur de la nouvelle ville, où arriva l’année suivante un vaisseau qui avait été agréablement trompé en trouvant 16 pieds d’eau dans l’endroit le moins profond du Mississipi. L’on ne croyait pas que ce fleuve fut navigable si haut pour les gros navires. On transféra seulement en 1722 le gouvernement à la Nouvelle-Orléans. On ne pouvait se résoudre dans cette province à perdre la mer de vue, tandis qu’en Canada l’on cherchait au contraire à s’en éloigner en s’élevant toujours sur le St.-Laurent pour suivre la traite des pelleteries dans les forêts.

La compagnie d’Occident n’avait pas été plus tôt en possession de la Louisiane qu’elle avait travaillé à organiser un nouveau gouvernement, et à former un système d’émigration propre à assurer le rapide établissement de cette province, et surtout l’exploitation des mines abondantes dont le métal précieux devait payer la dette nationale, ce chancre qui dévorait la France et minait déjà le trône si fier de sa royale et antique dynastie.

Dans la nouvelle organisation M. de Bienville fut nommé gouverneur général et directeur de la compagnie en Amérique ; M. de Pailloux, major-général ; M. Dugué de Boisbriand, autre Canadien, commandant aux Illinois, et M. Diron, frère de l’ancien commissaire-ordonnateur, inspecteur-général des troupes.

La Louisiane avait été cédée à la compagnie en 1717 ; dès le printemps suivant huit cents colons sur trois vaisseaux quittaient la Rochelle pour cette contrée. Il y avait parmi eux plusieurs gentilshommes et anciens officiers, au nombre desquels était M. Lepage Dupratz qui a laissé d’intéressans mémoires sur cette époque pleine d’intérêt. Cette émigration se dispersa sur différens points. Les gentilshommes étaient partis avec l’espoir d’obtenir de vastes seigneuries en concession, et d’introduire dans la nouvelle province une hiérarchie nobiliaire comme il en naissait alors une en Canada. Law lui-même voulut donner l’exemple. Il obtint une terre de quatre lieues en carré, à Arkansas, qui fut érigée en duché ; et il fit ramasser quinze cents hommes, tant Allemands que Provençaux pour la peupler ; il devait encore y envoyer 6000 Allemands du Palatinat ; mais c’est dans ce moment même (1720) que croula sa puissance éphémère avec l’échafaudage de ses projets gigantesques qui laissèrent sur la France les ruines de la fortune publique et particulière. Le contrecoup de cette grande chute financière, qui n’avait encore rien eu de pareil chez les modernes, ébranla profondément la jeune colonie, et l’exposa aux désastres les plus déplorables. Des colons rassemblés à grands frais plus de mille furent perdus avant l’embarquement à Lorient. « Les vaisseaux qui portaient le reste de ces émigrans ne firent voile des ports de France qu’en 1721, un an après la disgrâce du ministre ; et il ne put donner lui-même aucune attention à ce débris de sa fortune. La concession fut transportée à la compagnie ». Cette compagnie ne donna point l’ordre de cesser d’acheminer les colons vers l’Amérique. Une fois en route ces malheureux ne pouvaient arrêter, et la chute du système les laissait sans moyens. On les entassait sans soin et sans choix dans des navires et on les jetait sur la plage de Biloxi, d’où ils étaient transportés dans les différens lieux de leur destination. En 1721, les colons furent plus nombreux que jamais ; on les embarquait en France avec une imprévoyance singulière. L’on n’avait pas à Biloxi assez d’embarcations pour suffire à les monter sur le Mississipi. Il y eut encombrement de population, les provisions manquèrent et la disette apparut avec toutes ses horreurs ; on n’eut plus pour vivre que les huitres que l’on pêchait sur le bord de la mer. Plus de cinq cents personnes moururent de faim, dont deux cents de la concession de Law. L’ennui et le chagrin en conduisirent aussi plusieurs au tombeau. La mésintelligence, la désunion, suite ordinaire des malheurs publics, se mit dans la colonie ; l’on forma des complots, et l’on vit une compagnie de troupes Suisses qui avait reçu ordre de se rendre à la Nouvelle-Orléans, passer, officiers en tête, à la Caroline[2].

Ce sont ces désastres qui engagèrent enfin à abandonner Biloxi, cette rive funeste, et la Nouvelle-Orléans devint définitivement la capitale de la Louisiane.

Il ne faut pas croire néanmoins que tant d’efforts, quoique mal dirigés, fussent sans fruit. Nombre d’établissemens furent commencés, réussirent et sont aujourd’hui des places considérables. Sans doute l’on eût pu faire mieux, beaucoup mieux ; mais Raynal exagère singulièrement le mal. Une colonisation forte, permanente, puissante, se fait graduellement, se consolide par ses propres efforts et la jouissance d’une certaine liberté. Ne fût-il mort personne à Biloxi, les émigrans eussent-ils tous été des cultivateurs laborieux, intelligens, persévérans, et l’on sait que ces qualités manquaient à beaucoup d’entre eux, encore le succès prodigieux qu’on attendait ne se serait pas réalisé : on a vu jusqu’à quel degré on avait élevé les espérances de la France. Les mines du Mississipi devaient payer la dette nationale, et la Louisiane elle-même devait relever son commerce et former un empire français. On fut cruellement trompé sur tous ces points. Ce désappointement amer causa une sensation si profonde, resta tellement empreint dans les esprits, que longtemps après il influençait encore la plume irritable de l’historien des deux Indes, et que le sage Barbé-Marbois ne put au bout d’un siècle échapper totalement à l’impression qu’il avait laissée dans sa patrie. Ces espérances qu’on avait formées s’appuyaient sur une base chimérique, le système de Law, sur lequel il convient maintenant de rapporter les jugemens qu’on a prononcés.

« Dans leur appréciation, les uns comme M. Barbé-Marbois, disent que « Law après avoir persuadé aux gens crédules que la monnaie de papier peut, avec avantage tenir lieu des espèces métalliques, tira de ce faux principe les conséquences les plus extravagantes. Elles furent adoptées par l’ignorance et la cupidité, et peut-être par Law lui-même, car il portait de l’élévation et de la franchise jusque dans ses erreurs.

« Les hommes éclairés résistèrent cependant, et beaucoup de membres du parlement de Paris opposaient à ses impostures les leçons de l’expérience. Vaine sagesse ! Jean Law parvint à persuader au public que la valeur de ses actions était garantie par des richesses inépuisables que recélaient des mines voisines du Mississipi. Ces chimères appelées du nom de système de Law, ne différaient pas beaucoup de celles qu’on s’est efforcé de nos jours de reproduire sous le nom de Crédit. Quelques-uns ont prétendu que tant d’opérations injustes, tant de violations des engagemens les plus solennels, étaient le résultat d’un dessein profondément médité, et que le régent n’y avait consenti que pour libérer l’État d’une dette dont le poids était devenu insupportable. Nous ne pouvons adopter cette explication. Il est plus probable qu’après être entré dans une voie pernicieuse, ce prince et son conseil furent conduits de faute en faute à pallier un mal par un mal plus grand et à tromper le public en se faisant illusion à eux-mêmes. Si au contraire ils avaient agi par suite d’une mesure préméditée, il y aurait encore plus de honte dans cet artifice que dans la franche iniquité du Directoire de France, quand en 1797 il réduisit au tiers la dette publique ».

D’autres ayant Say à leur tête, attribuent le naufrage du système à une autre cause. « Les gouvernemens qui ont mis en circulation, dit ce grand économiste, des papiers-monnaies, les ont toujours présentés comme des billets de confiance, de purs effets de commerce, qu’ils affectaient de regarder comme des signes représentatifs d’une matière pourvue de valeur intrinsèque. Tels étaient les billets de la banque formée, en 1716, par l’Écossais Law, sous l’autorité du régent. Ces billets étaient ainsi conçus :

La banque promet de payer au porteur à vue… livres, en monnaie de même poids et au même titre que la monnaie de ce jour, valeur reçue, à Paris, etc.

La banque, qui n’était encore qu’une entreprise particulière, payait régulièrement ses billets chaque fois qu’ils lui étaient présentés. Ils n’étaient point encore un papier-monnaie. Les choses continuèrent sur ce pied jusqu’en 1719 et tout alla bien[3]. À cette époque, le roi, ou plutôt le régent remboursa les actionnaires, prit l’établissement entre ses mains, l’appela banque royale, et les billets s’exprimèrent ainsi :

« La banque promet de payer au porteur à vue… livres, en especes d’argent, valeur reçue à Paris etc.

« Ce changement, léger en apparence, était fondamental. Les premiers billets stipulaient une quantité fixe d’argent, celle qu’on connaissait au moment de la date sous la dénomination d’une livre. Les seconds ne stipulant que des livres, admettaient toutes les variations qu’il plairait au pouvoir arbitraire d’introduire dans la forme et la matière de ce qu’il appellerait toujours du nom de livres. On nomma cela rendre le papier-monnaie fixe : c’était au contraire en faire une monnaie infiniment plus susceptible de variations, et qui varia bien déplorablement. Law s’opposa avec force à ce changement : les principes furent obligés de céder au pouvoir, et les fautes du pouvoir, lorsqu’on en sentit les fatales conséquences, furent attribuées à la fausseté des principes. »

Telles sont les opinions d’un homme d’état et d’un économiste célèbre. L’un et l’autre, trop exclusifs dans leurs idées, n’ont peut-être pas dit toute la vérité. Say, ne faisant aucune attention aux entreprises étrangères à la banque de Law, semble attribuer uniquement sa catastrophe à l’altération des monnaies. Marbois partant d’un autre principe, l’impute à la base chimérique donnée à cette banque, en la faisant dépendre du succès des compagnies orientale et occidentale rétablies ou formées par le financier étranger. Ne pourrions nous pas dire plutôt que le système de Law était prématuré pour la France ; et qu’il ne pouvait convenir qu’à une nation très commerçante et qui fût déjà familière avec les opérations financières et le jeu du crédit public. Or l’on sait que les Français en général ne l’étaient pas alors. C’était là la grande faute du système qui commença à éclairer la France, dit Voltaire, en la bouleversant. Avant lui, « il n’y avait que quelques négocians qui eussent des idées nettes de tout ce qui concerne les espèces, leur valeur réelle, leur valeur numéraire, leur circulation, le change avec l’étranger, le crédit public ; ces objets occupèrent la régence et le parlement.

« Adrien de Noailles duc et pair, et depuis maréchal de France, était chef du conseil des finances… Au commencement de ce ministère l’État avait à payer 900 millions d’arrérages ; et les revenus du roi ne produisaient pas 69 millions à 30 francs le marc. Le duc de Noailles eut recours en 1716 à l’établissement d’une chambre de justice contre les financiers. On rechercha les fortunes de 4410 personnes, et le total de leurs taxes fut environ de 219 millions 400 mille livres ; mais de cette somme immense, il ne rentra que 70 millions dans les coffres du roi. Il fallait d’autres ressources ».

On s’adressa au commerce. Il était peu considérable comparativement parlant ; les guerres l’avaient ruiné, on voulut le faire grandir tout-à-coup en formant un crédit factice, comme si le commerce était fondé sur le crédit et non le crédit sur le commerce. On oublia qu’il manquait à la France un capital réel, l’esprit d’entreprise et d’industrie. Law avait senti le vice de la situation, et c’est pour cela qu’il faisait de si grands efforts pour augmenter le négoce du royaume en activant l’établissement des possessions d’outre-mer. Mais les ressources dont il jetait ainsi la semence allaient venir trop tard à son secours ; d’ailleurs dans son ardeur fiévreuse, il s’en était laissé imposer sur les avantages que présentait, par exemple, le Nouveau-Monde. Il crut ou feignit de croire que la Louisiane renfermait des richesses métalliques inépuisables et capables de suppléer à tous les besoins. Il se trompa. On a pu voir ce qu’était cette contrée et ce que l’on pouvait attendre d’elle. Force fut donc à Law, faute d’un Pérou, faute de marchandises, faute d’industrie, faute enfin d’autres valeurs réelles, d’asseoir son papier-monnaie sur le numéraire seulement qu’il y avait en France. Ce papier il fallut l’augmenter, on altéra les espèces, en leur donnant aussi à elles une valeur factice ; de là la ruine du système ; cette opération absurde amena une banqueroute. L’on s’aperçut alors que, relativement à la Louisiane du moins, le système était fondé sur une chimère.

Après cette catastrophe la compagnie d’Occident, cessionnaire de tous les droits de Law, n’en conserva pas moins la possession du pays, qu’elle continua de gouverner et d’exploiter comme un monopole. Ce système avait déjà coûté 25 millions. « Les administrateurs de la compagnie qui faisait ces énormes avances, avaient la folle prétention de former dans la capitale de la France le plan des entreprises qui convenaient à ce nouveau monde. De leur hôtel, on arrangeait, on façonnait, on dirigeait chaque habitant de la Louisiane avec les gênes et les entraves qu’on jugeait bien ou mal favorables au monopole. Pour en cacher les calamités on violait, on interceptait la correspondance avec la France. « Les morts et les vivans, disait Lepage Dupratz, sont également à ménager pour ceux qui écrivent les histoires modernes, et la vérité que l’on connaît est d’une délicatesse à exprimer qui fait tomber la plume des mains de ceux qui l’aiment ». Quant à l’établissement du pays par l’émigration des classes agricoles de France, le régime féodal y mettait obstacle. Les nobles et le clergé, possesseurs du sol et du gouvernement, n’avaient garde de favoriser l’éloignement des cultivateurs, et d’acheminer les vassaux dont ils tiraient toute leur fortune sur le Nouveau-Monde. Aussi très peu de paysans français ont-ils quitté le champ paternel pour venir en Amérique à aucune époque. En un mot, rien en France au commencement du dernier siècle n’était capable de donner une forte impulsion à la colonisation.

Malgré ces entraves, malgré toutes ces fautes et les malheurs qui en furent la suite, néanmoins l’on fit encore plus qu’on n’aurait pu l’espérer, et les établissemens formés en différens endroits de la Louisiane, assurèrent la possession de cette province à la France. L’hostilité de l’Espagne, les armes des Sauvages et la jalousie des colonies anglaises ne purent lui arracher un pays qu’elle conserva encore longtemps après avoir perdu le Canada.

Outre les cinq ou six principaux établissemens formés par les Français dont on a parlé ailleurs, l’on en avait encore commencé d’autres aux Yasous, au Baton-Rouge, aux Bayagoulas, aux Ecores-Blancs, à la Pointe coupée, à la Rivière-Noire, aux Paska-Ogoulas et jusque vers les Illinois. C’était occuper le pays sur une grande échelle ; et toutes ces diverses plantations se maintinrent et finirent la plupart par prospérer.

Pendant que Law était tout rempli de ses opérations financières, des événemens survenus en Europe avaient mis les armes aux mains de deux nations qui semblaient devoir être des alliés inséparables, depuis le traité des Pyrénées, la France et l’Espagne. Albéroni fut le principal auteur de cette levée de boucliers funeste pour le pays qu’il servait et pour lui-même.

Albéroni, observe un auteur moderne, avait les projets les plus ambitieux et les plus vastes ; autrefois prêtre obscur dans l’État de Parme, espion et flatteur du duc de Vendôme, qu’il suivit en Espagne, il était parvenu de cette vile condition à la plus haute fortune ; il était cardinal et ministre absolu du faible Philippe V, qu’il gouvernait de concert avec la reine, et voulait relever la puissance espagnole pour accroître la sienne ; il semblait enfin aspirer à jouer le rôle d’un Richelieu. L’Angleterre, la France, l’Empire et la Hollande conclurent à Londres (2 août 1718), un nouveau traité qui reçut le nom de quadruple alliance. L’empereur y renonça pour lui-même et pour ses successeurs, à toute prétention à la couronne d’Espagne, à condition que Philippe V lui restituerait la Sicile et remettrait la Sardaigne au duc de Savoie. On somma le roi d’Espagne d’accéder à ce traité dans le délai de trois mois ; mais Albéroni conspirait alors avec la duchesse du Maine contre le régent, et reçut cette proposition avec une hauteur insolente. Tout était préparé pour le succès de son projet : des troupes espagnoles devaient être jetées en Languedoc et en Bretagne, où existaient déjà des germes de révolte ; on s’emparerait du régent, qu’on renfermerait dans une forteresse ; on convoquerait les États-Généraux ; on obtiendrait l’annulation des traités de Londres et de La Haye ; on ferait déclarer le duc d’Orléans déchu de son droit de succession à la couronne, et la régence serait déférée à Philippe V, qui se trouverait alors sur les premiers degrés d’un trône auquel il tenait bien plus qu’à la couronne que son aïeul Louis XIV avait placée sur sa tête. Le prince de Cellamare, ambassadeur d’Espagne, était l’agent accrédité de cette conspiration, dans laquelle la duchesse du Maine avait entraîné quelques grands seigneurs et beaucoup d’intrigans subalternes. Tout le secret de l’affaire fut découvert dans les papiers d’un abbé Porto-Carréro, qu’on arrêta sur la route d’Espagne, où il se rendait pour prendre les derniers ordres d’Albéroni.

Le régent dès qu’il fut instruit du complot montra la plus grande vigueur. Il fit arrêter l’ambassadeur de Philippe V, et punir les complices de la duchesse du Maine. Il déclara ensuite la guerre à l’Espagne qui eut la France et l’Angleterre sur les bras, l’Angleterre comme signataire du traité de la quadruple alliance et parce qu’Albéroni avait cherché à y ranimer le parti du prétendant, le prince Charles, auquel il avait offert des secours. Les Espagnols furent partout malheureux ; ils furent battus sur mer par les Anglais, et sur terre par les troupes françaises qui envahirent leur pays, conduites par le maréchal de Berwick. Ils reçurent aussi des échecs en Amérique où M. de Sérigny fut envoyé avec trois vaisseaux pour s’emparer de Pensacola que l’on trouvait trop rapproché de la Louisiane, et que d’ailleurs l’on convoitait depuis longtemps, parceque c’est le seul port qu’il y ait sur toute cette côte depuis le Mississipi jusqu’au canal de Bahama. Don Jean Pierre Matamoras y commandait. Attaquée du côté de la terre par 700 Canadiens, Français et Sauvages, sous les ordres de M. de Chateauguay, et du côté de la mer par M. de Sérigny, la place se rendit (1719) après quelque résistance, et la garnison et une partie des habitans furent embarquées sur deux navires français pour la Havane. Mais ces deux navires étant tombés en route au milieu d’une flotte espagnole, furent enlevés et ils entrèrent comme prises là où ils croyaient paraître en vainqueurs.

La nouvelle de la reddition de Pensacola fit une grande sensation dans la Nouvelle-Espagne et le Mexique. Le vice-roi, le marquis de Valero, mit en mouvement toutes les forces de terre et de mer dont il pouvait disposer, et dès le mois de juin don Alphonse Carrascosa entra dans la baie sur laquelle cette ville est bâtie avec 12 bâtimens, 3 frégates et 9 balandres portant 850 hommes de débarquement. À la vue des Espagnols, une partie de la garnison composée de déserteurs, de faux-sauniers et autres gens de cette espèce, passa à l’ennemi ; le reste, après s’être à peine défendu, força M. de Chateauguay à se rendre. La plupart de ces misérables entrèrent immédiatement au service espagnol, et les autres furent jetés par Carascosa, pieds et poings liés à fond de cale des vaisseaux. Il rétablit ensuite Don Matamoras dans son gouvernement et lui laissa une garnison suffisante.

Après cette victoire, le vice-roi espagnol décida de chasser les Français de tout le golfe du Mexique, et Don Carnejo fut chargé de cette tâche avec son escadre à laquelle devaient se rallier tous les vaisseaux de sa nation qu’il rencontrerait. Carrascosa de son côté tourna ses voiles vers l’île Dauphine et la Mobile qu’il croyait prendre sans beaucoup de difficultés ; mais tous ces projets des Espagnols finirent malheureusement. D’abord un détachement des troupes de Carrascosa fut défait par M. de Vilinville à la Mobile, ce qui l’obligea d’abandonner l’attaque de cette place ; ensuite il fut repoussé lui-même à Guillory, ilot de l’île Dauphine autour de laquelle il roda pendant quatorze jours comme un vautour qui épie sa proie. Le brave Sérigny déjoua tous ses mouvemens, quoiqu’il eût pourtant avec lui moins de 200 Canadiens et le même nombre de Sauvages sur lesquels il put compter, le reste de ses forces se composant de soldats mal disposés dont il se défiait plus que des ennemis mêmes.

Leurs attaques ayant été repoussées, les Espagnols durent s’attendre, suivant l’usage de la guerre, à se voir assaillis à leur tour. En effet, le comte de Champmêlin arriva avec une escadre française pour reprendre Pensacola. M. de Bienville fut chargé d’investir la place par terre avec ses Canadiens et ses Sauvages, tandis que le comte de Champmêlin lui-même l’attaquerait par mer. Ce projet fut exécuté avec promptitude et vigueur. Carascosa avait embossé sa flotte à l’entrée du port et hérissé le rivage de canons ; après deux heures et demie de combat, tous les vaisseaux espagnols amenèrent leurs pavillons ; et le lendemain, Bienville ayant continué une fusillade fort vive toute la nuit avec Pensacola, cette ville se rendit pour prévenir un assaut. On fit de 12 à 15 cents prisonniers, parmi lesquels se trouvaient un grand nombre d’officiers. On démantela une partie des fortifications et on laissa quelques hommes seulement dans le reste.

Ce fut après cette campagne que le roi crut devoir récompenser les officiers canadiens qui commandaient à la Louisiane depuis sa fondation, et aux efforts desquels il devait la conservation de cette colonie, qui était leur ouvrage ; car les colons européens, concessionnaires, et autres, périssant de faim ou dégoûtés du pays, désertaient par centaines, surtout les soldats, et se réfugiaient dans les colonies anglaises. Cela alla si loin que le gouverneur de la Caroline crut de son devoir d’en informer M. de Bienville. Le pays se vidait avec autant de rapidité qu’il s’était rempli. Les principaux d’entre les Canadiens étaient MM. de Bienville, de Sérigny, de St.-Denis, de Vilinville et de Chateauguay, « Les colons les plus prospères, dit Bancroft, c’étaient les vigoureux émigrans du Canada qui n’avaient guère apporté avec eux que leur bâton et les vêtemens grossiers qui les couvraient ». Le gouvernement français n’avait pas en effet de sujets plus utiles et plus affectionnés. Renommés par leurs mœurs paisibles et la douceur de leur caractère dans la paix, ils formaient dans la guerre une milice aussi dévouée qu’elle était redoutable. Louis XV nomma M. de Sérigny capitaine de vaisseau, récompense qui était bien due à sa valeur, à ses talens et au zèle avec lequel il avait servi l’État depuis son enfance, n’ayant jamais monté à aucun grade dans la marine qu’après s’être distingué par quelqu’action remarquable ou par quelque service important. M. de St.-Denis reçut un brevet de capitaine et la croix de St.-Louis. M. de Chateauguay fut nommé au commandement de St.-Louis de la Mobile. Cependant la guerre tirait à sa fin. Excitée par un ministre ambitieux, sans motifs raisonnables qui pussent la justifier, elle n’apporta, comme on l’a déjà dit, que des désastres à l’Espagne. La paix signée le 17 février 1720, mit fin à cette querelle de famille. Albéroni disgracié, fut reconduit en Italie, escorté par des troupes françaises, et y acheva sa vie dans l’obscurité, après s’être un instant bercé de l’espoir de changer la face du monde. L’on déposa les armes en Amérique comme en Europe, et le port de Pensacola, pour lequel on se battait depuis trois ans, fut rendu aux Espagnols.

La paix avec cette nation fut suivie de près par celle avec les Chicachas et les Natchés, qui avaient profité de la guerre pour commettre des hostilités contre la Louisiane. Ces heureux événemens, successivement annoncés, allaient enfin laisser respirer le pays qui ne demandait que du repos, quand un ouragan terrible qui éclata le 12 septembre 1722, y répandit partout la désolation. La mer gonflée par l’impétuosité du vent, franchit ses limites et déborda dans la campagne renversant tout sur son passage. La Nouvelle-Orléans et Biloxi furent presque renversés de fond en comble, et les infortunés habitans durent recommencer la construction de ces villes comme pour la première fois.

Jusqu’à cette époque, le gouvernement ne s’était point occupé du soin des âmes dans la Louisiane, Le pieux Charlevoix qui arrivait de cette contrée, appela en 1723 l’attention de la cour sur cette mission. Les intérêts de la religion et de la politique, les idées traditionnelles, le système suivi dans la Nouvelle-France, tout devait recommander ce sujet important au bon accueil du gouvernement. « Nous avons vu, observe cet historien, que le salut des Sauvages fut toujours le principal objet que se proposèrent nos rois partout où ils étendirent leur domination dans le Nouveau-Monde, et l’expérience de près de deux siècles nous avait fait comprendre que le moyen le plus sûr de nous attacher les naturels du pays, était de les gagner à Jésus-Christ. On ne pouvait ignorer d’ailleurs qu’indépendamment même du fruit que les ouvriers évangéliques pouvaient faire parmi eux, la seule présence d’un homme respectable par son caractère, qui entende leur langue, qui puisse observer leurs démarches, et qui sache en gagnant la confiance de quelques uns se faire instruire de leurs desseins, vaut souvent mieux qu’une garnison ; on peut du moins y suppléer, et donner le temps aux gouverneurs de prendre des mesures pour déconcerter leurs intrigues », Cette dernière raison fut sans doute d’un plus grand poids que la première auprès du voluptueux régent et de la plupart des membres de la compagnie des Indes, à cette époque d’indifférence et d’incrédulité. Des Capucins et des Jésuites furent envoyés pour évangéliser les Indigènes, surtout pour les disposer favorablement envers les Français.

L’an 1726 fut le dernier de l’administration de M. de Bienville, administration rendue si difficile et si orageuse par le vice du système de M. Crozat, et par la chute mémorable de celui de Law. Les désastres qui en furent la suite n’empêchèrent pas néanmoins les Français de se maintenir dans le pays et de triompher dans la guerre avec les Espagnols. Lorsque M. Perrier, lieutenant de vaisseau, arriva au mois d’octobre pour remplacer M. de Bienville, qui passa en France, il trouva la Louisiane assez tranquille au dehors, bonheur acquis après des luttes de toute espèce et dont elle devait s’empresser de jouir, car il se formait déjà dans le silence des forêts et les conciliabules secrets des barbares un orage beaucoup plus menaçant que tous ceux qu’elle avait eu à traverser jusqu’à ce jour, et qui devait l’ébranler profondément sur sa base encore si fragile.

La Compagnie d’Occident avait fait place à la compagnie des Indes, créée en 1723, et dont le duc d’Orléans s’était fait déclarer gouverneur. « Le privilège embrassait l’Asie, l’Afrique et l’Amérique. On voit dans les délibérations de cette association, composée de grands seigneurs et de marchands, paraître tour à tour l’Inde, la Chine, les comptoirs du Sénégal, de la Barbarie, les Antilles et le Canada. La Louisiane y tient un rang principal. L’utilité publique, autant que la grandeur et la gloire du monarque, avait fait accueillir, sous Louis XIV, les premiers projets de la fondation d’une colonie puissante. Mais dans l’exécution, rien n’avait répondu à cette intention : la nouvelle compagnie se montra encore moins habile que celle qui l’avait précédée. On cherche en vain dans ses actes les traces du grand dessein colonial formé par le gouvernement. On trouve presqu’à chaque page des nombreux régistres qui contiennent les délibérations de l’association, des tarifs du prix assigné au tabac, au café et à toutes les denrées soumises au privilége. Ce sont des discours prononcés en assemblée générale pour exposer l’état florissant des affaires de la compagnie, et on finit presque toujours par proposer des emprunts qui seront garantis par un fonds d’amortissement. Mais l’amortissement était illusoire ; les dettes s’accumulèrent au point que les intérêts ne purent être payés, même en engageant les capitaux. Des bilans, des faillites, des litiges, et une multitude de documens, prouvent que les opérations, ruineuses pour le commerce, ne furent profitables qu’à un petit nombre d’associés.

« Rien d’utile et de bon ne pouvait en effet résulter d’un tel gouvernement. Une circonstance prise parmi une foule d’autres, fera juger jusqu’où purent être portés les abus.

« Le gouverneur et l’intendant de la Louisiane étaient, par leurs fonctions, comme interposés entre la compagnie et les habitans pour modérer les prétentions réciproques et empêcher l’oppression. Mais ces magistrats étaient nommés par les sociétaires eux-mêmes. On lit dans les actes, que pour attacher aux intérêts de la compagnie le gouverneur et l’intendant, il leur est assigné des gratifications annuelles et des remises sur les envois de denrées en France. Les suites de ce régime furent funestes à la Louisiane sans enrichir les actionnaires ».

C’est pendant que toutes ces transactions occupaient la compagnie des Indes, transactions qui avaient leur contrecoup dans la colonie, que les nations indigènes depuis l’Ohio jusqu’à la mer, formèrent le complot de massacrer les Français. Il fallait peu d’efforts pour faire prendre les armes aux Sauvages contre les Européens, qu’ils regardaient comme des étrangers incommodes et exigeans, ou des envahisseurs dangereux. C’étaient pour eux des ennemis qui, parlant au nom de l’autel et de la civilisation, prétendaient avoir droit à leur pays, et les traitaient sérieusement, de rebelles s’ils osaient le défendre. D’abord ces Européens se conduisirent bien envers les naturels qui les reçurent à bras ouverts ; mais à mesure qu’ils augmentaient en nombre, qu’ils se fortifiaient au milieu d’eux, leur langage devenait plus impératif ; ils commencèrent bientôt à vouloir exercer une suprématie malgré les protestations des Indiens. Il en fut de même partout où ils s’établirent en Amérique, c’est-à-dire là où ils ne furent pas obligés de s’emparer du sol les armes à la main. Les Français, grâce à la franchise de leur caractère, furent toujours bien accueillis et en général toujours aimés des Sauvages. Ils ne trouvèrent d’ennemis déclarés que dans les Iroquois et les Chicachas, qui ne voulurent voir en eux que les alliés des nations avec lesquelles ils étaient eux-mêmes en guerre. Les Français en effet avaient constamment pour politique d’embrasser la cause des tribus au milieu desquelles ils venaient s’établir.

On sait avec quelle jalousie les colonies anglaises les voyaient s’étendre le long du St.-Laurent et sur le bords des grands lacs. Elles en ressentirent encore bien davantage lorsqu’elles les virent prendre possession de l’immense vallée du Mississipi. Les Chicachas se présentèrent ici, comme les Iroquois l’avaient fait sur le St.-Laurent, pour servir leurs vues. Les Anglais qui les visitaient se mirent par leurs propos à leur inspirer des sentimens de défiance et de haine contre les Français ; ils les peignirent comme des traitans avides, et des voisins ambitieux, qui les dépouilleraient tôt ou tard de leur territoire. Petit à petit la crainte et la colère se glissèrent dans le cœur de ces Sauvages naturellement altiers et farouches, et ils résolurent de se défaire une bonne fois d’étrangers, qui semblaient justifier en effet une partie de ces rapports en augmentant tous les ans le nombre de leurs établissemens, de manière qu’il n’allait bientôt plus rester une seule bourgade indienne dans la Louisiane. Pour l’exécution d’un pareil dessein, il fallait un secret inviolable, une dissimulation profonde, beaucoup de prudence et l’alliance d’un grand nombre de tribus, afin que les victimes fussent frappées dans tous les lieux à la fois par la nation même au sein de laquelle elles pourraient se trouver. Plusieurs années furent employées pour mûrir et étendre le complot. Les Chicachas, qui en étaient les premiers auteurs, conduisaient toute la trame. Ils n’y avaient point fait entrer ceux qui étaient attachés aux Européens comme les Illinois, les Arkansas, et les Tonicas. Toutes les autres tribus l’avaient embrassé, soit volontairement, soit après y avoir été entraînées ; chacune devait faire main basse sur l’ennemi commun dans sa localité, et toutes devaient frapper le même jour et à la même heure depuis une extrémité du pays jusqu’à l’autre.


Les Français, ignorant ce qui se passait, ne songeaient qu’à jouir de la tranquillité profonde qui les environnait. Les tribus qui formaient partie du complot redoublaient pour eux les témoignages d’attachement, afin d’augmenter leur confiance et leur sécurité. Les Natchés leur répétaient sans cesse qu’ils n’avaient point d’alliés plus fidèles ; les autres nations en faisaient autant, c’était un concert d’assurances d’amitié et de dévouement. Bercés par ces protestations perfides, ils dormaient sur un abîme. Heureusement, la cupidité des Natchés et l’ambition d’une partie des Chactas, une des plus nombreuses nations de ce continent, et qui voulaient tirer parti de cette catastrophe, trahirent une trame si bien ourdie, et la dévoilèrent avant qu’elle eût pu s’exécuter complètement.


Comme on l’a dit, le jour et l’heure du massacre des Français avaient été pris. La hache devait se lever sur eux à la fois dans tous les lieux où il en respirerait un. Leur plus grand établissement était chez les Natchés. M. de Chepar y commandait. Quoique cet officier se fût brouillé avec les naturels, ceux-ci feignaient avec cette dissimulation dont ils ont poussé l’art si loin, d’être ses plus fidèles amis ; ils en persuadèrent si bien ce commandant, que, sur des bruits sourds qui se répandirent qu’il se formait quelque complot, il fit mettre aux fers sept habitans qui avaient demandé à s’armer pour éviter toute surprise ; il porta de plus, par une étrange fatalité, la confiance jusqu’à recevoir soixante Indiens dans le fort et jusqu’à permettre à un grand nombre d’autres de se loger chez les colons et même dans propre maison. On ne voudrait pas croire à une pareille conduite, si Charlevoix ne nous l’attestait, tant elle est contraire à celle que les Français avaient pour règle constante de tenir avec les Sauvages.

Les conspirateurs se préparaient sans bruit, et, sous divers prétextes, venaient prendre les postes qui leur avaient été assignés au milieu des établissemens français. Pendant que l’on attendait le jour de l’exécution, des bateaux arrivèrent aux Natchés chargés de marchandises pour la garnison de ce poste, pour celle des Yasous ainsi que pour les habitans. L’avidité des barbares fut excitée, leurs yeux s’allumèrent à la vue de ces richesses ; leur amour du pillage n’y put tenir. Oubliant que leur démarche allait compromettre le massacre général, ils résolurent de frapper sur le champ, afin de s’emparer de la cargaison des bateaux avant sa distribution. Pour s’armer ils prétextèrent une chasse voulant présenter, disaient-ils, au commandant du gibier pour fêter les hôtes qui venaient de lui arriver ; ils achetèrent des fusils et des munitions des habitans et, le 28 novembre 1729, ils se répandirent de grand matin dans toutes les demeures en publiant qu’ils partaient pour la chasse, et en ayant soin d’être partout plus nombreux que les Français. Pour pousser le déguisement jusqu’au bout, ils entonnèrent un chant en l’honneur de M. de Chepar et de ses hôtes. Lorsqu’ils eurent fini, il se fit un moment de silence ; alors trois coups de fusil retentirent successivement devant la porte de ce commandant. C’était le signal du massacre. Les Sauvages fondirent partout sur les Français, qui, surpris sans armes et dispersés au milieu de leurs assassins, ne purent opposer aucune résistance ; ils ne se défendirent qu’en deux endroits. M. de la Loire des Ursins, commis principal de la compagnie des Indes, attaqué à peu de distance de chez lui, tua quatre hommes de sa main avant de succomber. À son comptoir, huit hommes qu’il y avait laissés, eurent aussi le temps de prendre leurs armes ; ils se défendirent fort longtemps, mais ayant perdu six des leurs, les survivans réussirent à s’échapper ; les Natchés eurent huit de tués dans cette attaque. Ainsi leurs pertes se bornèrent à une douzaine de guerriers tant leurs mesures avaient été bien prises. En moins d’un instant deux cents Français périrent dans cette boucherie, il ne s’en sauva qu’une vingtaine avec quelques nègres la plupart blessés ; 150 enfans, 60 femmes et presqu’autant de noirs furent faits prisonniers.

Pendant le massacre, le Soleil ou chef des Natchés, était assis sous le hangar à tabac de la compagnie des Indes, attendant tranquillement la fin de cette terrible tragédie. On lui apporta d’abord la tête de M. de Chepar, qui fut placée devant lui, puis celles des principaux Français qu’il fit ranger autour de la première ; les autres furent mises en piles. Les corps restèrent sans sépulture et devinrent la proie des chiens et des vautours ; les Sauvages ouvrirent le sein des femmes enceintes et égorgèrent presque toutes celles qui avaient des enfans en bas âge, parcequ’elles les importunaient par leurs cris et leurs pleurs ; les autres jetées en esclavage furent exposées à toute la brutalité de ces barbares couverts du sang de leurs pères, de leurs maris ou de leurs enfans. On leur dit que la même chose s’était passée dans toute la Louisiane, où il n’y avait plus un seul de leurs compatriotes, et que les Anglais allaient venir prendre leur place.

Tel fut le massacre du 28 novembre des Français, Raynal raconte différemment la cause qui fit avancer cette catastrophe, mais sa version quoique plus romantique semble par cela même moins probable. D’ailleurs le témoignage de l’historien de la Nouvelle-France mérite ici le plus grand poids. Contemporain de ces événemens dont il venait de visiter lui-même le théâtre, et ami du ministère qui a dû lui donner communication de toutes les pièces qui avaient rapport à ce sujet, il a été plus qu’un autre en état d’écrire la vérité.

La nouvelle de ce désastre répandit la terreur dans toute la Louisiane. Le gouverneur, M. Perrier, en fut instruit le 2 décembre à la Nouvelle-Orléans. Il fit partir sur le champ un officier pour avertir les habitans, sur les deux rives du Mississipi, de se mettre en garde, et en même temps pour observer les petites nations éparpillées sur les bords de ce fleuve.

Les Chactas, qui n’étaient entrés dans le complot que pour profiter du dénoûment, ne bougèrent point. Les Natchés ignoraient la haine que cette nation ambitieuse leur portait. Ils ne savaient pas qu’elle méditait depuis longtemps leur destruction ou leur asservissement, et que ce n’avait été que la crainte des Français qui l’avait arrêtée quelques années auparavant. Avec une politique astucieuse mais profonde, les habiles Chactas les encouragèrent dans leur coupable projet, afin de les mettre aux prises avec les Européens. Ils avaient jugé que ceux-ci les appelleraient à eux, et qu’alors ils pourraient se défaire facilement de cette nation. L’événement justifia leur calcul.

M. Perrier ne pénétra pas d’abord cette politique ténébreuse, et quand il l’aurait fait, cela ne l’aurait pas empêché de se servir des armes des Chactas pour venger l’assassinat des siens. La plupart des autres tribus qui avaient pris part au complot, voyant le secret éventé et les colons sur leurs gardes, ne remuèrent point. Celles qui se compromirent par des voies de fait, payèrent cher leur faute. Les Yasous, qui avaient, au début de l’insurrection, surpris le fort qui était au milieu d’eux et égorgé les dix-sept Français qui s’y trouvaient, furent exterminés. Les Corrois et les Tioux subirent le même sort. Les Arkansas, puissante nation de tout temps fort attachée aux Français, étaient tombés sur les premiers et en avaient fait un grand massacre ; ils poursuivirent aussi les Tioux avec tant d’acharnement qu’ils les tuèrent jusqu’au dernier. Ces événemens, la réunion d’une armée aux Tonicas et les retranchemens qu’on faisait partout autour des concessions, tranquillisèrent un peu les colons, dont la frayeur avait été si grande, que M. Perrier s’était vu obligé de faire détruire par des nègres une trentaine de Chaouachas qui demeuraient au-dessous de la Nouvelle-Orléans, et dont la présence faisait trembler cette ville !

M. de Perrier fit ceindre la Nouvelle-Orléans d’un fossé auquel il ajouta quelques petits ouvrages de campagne ; il fit monter au Tonicas deux vaisseaux de la compagnie, puis il forma pour attacher les Natchés, une petite armée dont il donna le commandement au major Loubois, n’osant point encore quitter lui-même la capitale, parceque le peuple avait quelques appréhensions sur la fidélités des noirs. Toutes ces mesures firent rentrer dans les intérêts des Français, les petites nations du Mississipi, qui s’en étaient détachées. Dès lors l’on put compter sur des alliés nombreux ; l’on n’avait jamais douté de l’affection des Illinois, des Arkansas, des Offagoulas et des Tonicas, et l’on était sûr maintenant des Natchitoches qui n’avaient point inquiété M. de St.-Denis, et des Chactas tout en armes contre les Natchés. La Louisiane était sauvée.

Cette nouvelle attitude dans les affaires était due à l’énergie de M. Perrier. « Il ne pouvait opposer à la foule d’ennemis qui le menaçaient de toutes parts que quelques palissades à demi-pourries, et qu’un petit nombre de vagabonds mal armés, et sans discipline ; il montra de l’assurance et cette audace lui tint lieu de forces. Les Sauvages ne le crurent pas seulement en état de se défendre, mais encore de les attaquer ».

Ce gouverneur écrivait au ministère le 18 mars 1730 : « Ne jugez pas de mes forces par le parti que j’ai pris d’attaquer nos ennemis ; la nécessité m’y a contraint. Je voyais la consternation partout et la peur augmenter tous les jours. Dans cet état j’ai caché le nombre de nos ennemis et fait croire que la conspiration générale est une chimère, et une invention des Natchés pour nous empêcher d’agir contre eux. Si j’avais été le maître de prendre le parti le plus prudent, je me serais tenu sur la défensive et aurais attendu des forces de France pour qu’on ne pût pas me reprocher d’avoir sacrifié 200 Français de 5 à 600 que je pouvais avoir pour le bas du fleuve. L’événement a fait voir que ce n’est pas toujours le parti le plus prudent qu’il faut prendre. Nous étions dans un cas, où il fallait des remèdes violens, et tâcher au moins de faire peur si nous ne pouvions pas faire de mal ».

Loubois était aux Tonicas avec sa petite armée destinée à agir contre l’insurrection. La mauvaise composition de ses troupes qui servaient par force et ne subissaient qu’avec peine le joug de la discipline, apporta dans ses mouvemens une lenteur qui était d’un mauvais augure. M. Lesueur arrivant à la tête de 800 Chactas, ne le trouvant point aux Natchés, attaqua seul ces Sauvages et remporta sur eux une victoire complète. Il délivra plus de 200 Français ou nègres. L’ennemi battu se retira dans ses places fortifiées devant lesquelles Loubois n’arriva que le 8 février (1730), et campa autour du Temple du Soleil. Le siége fut mis devant deux forts qu’on attaqua avec du canon, mais avec tant de mollesse, que le temps de leur reddition parut très éloigné. Les Chactas, fatigués d’une campagne qui durait déjà depuis trop longtemps à leur gré, menacèrent de lever leur camp et de se retirer. On ne pouvait rien entreprendre sans ces Indiens qui, sentant qu’on avait besoin d’eux, affectaient une grande indépendance. Il fallut donc accepter les conditions qu’offraient les assiégés, et se contenter de l’offre qu’ils faisaient de rendre tous les prisonniers qu’ils avaient en leur possession. Dans toute la colonie cette conclusion de la campagne fut regardée comme un échec, et le gouverneur sévèrement blâmé. M. Perrier écrivit à la cour pour se justifier, que les habitans commandés par MM. d’Arembourg et de Laye avaient montré beaucoup de bravoure et de bonne volonté, mais que les soldats s’étaient fort mal conduits. Les assiégés étaient réduits à la dernière extrémité ; deux jours de plus et on les aurait eus la corde au cou ; mais on se voyait toujours au moment d’être abandonné par les Chactas, et leur départ aurait exposé les Français à recevoir un échec et à voir brûler leurs femmes, leurs enfans et leurs esclaves comme les en menaçaient les barbares. Les Chicachas qui tenaient toujours les fils de la trame, et qui avaient voulu engager les Arkansas et nos autres alliés à entrer dans la conspiration générale, ne levaient point le voile qui les cachait encore ; ils se contentaient de faire agir secrètement leur influence. Les Chactas, quoique sollicités vivement par les Anglais, qui accompagnèrent leurs démarches de riches présens, de se détacher des colons de la Louisiane, refusèrent d’abandonner la cause de ces derniers, et ils jurèrent une fidélité inviolable à M. Perrier, qui s’était rendu à la Mobile pour s’aboucher avec eux et contrecarrer l’effet de ces intrigues. Les secours qui venaient d’arriver de France avaient contribué beaucoup à raffermir et à rendre plus humbles ces barbares, qui se regardaient déjà avec quelque espèce de raison comme les protecteurs de la colonie.

Cependant la retraite de M. de Loubois avait élevé l’orgueil des Natchés ; ils montraient une hauteur choquante. Il était aisé de voir qu’il faudrait bientôt mettre un frein à leur ardeur belliqueuse. Comme à tous les Indiens, un succès ou un demi-succès leur faisait concevoir les plus folles espérances ; parceque leurs forteresses n’avaient pas été prises, ils croyaient faire fuir les Français devant eux comme une faible tribu. Cette erreur fut la cause de leur perte ; les hostilités qu’ils commirent leur attirèrent sur les bras une guerre mortelle. Le gouverneur avait formé avec les renforts qu’il avait reçus et les milices, un corps d’environ 600 hommes, qui s’assembla dans le mois de décembre (1730) à Boyagoulas. Il partit de là deux jours après, et remonta le Mississipi sur des berges pour aller attaquer l’ennemi sur la rivière Noire, qui se décharge dans la rivière Rouge à dix lieues de son embouchure. À la nouvelle des préparatifs des Français, la division se mit parmi les malheureux Natchés, et elle entraîna la ruine de la nation entière. Au lieu de réunir leurs guerriers ils les dispersèrent ; une partie alla chez les Chicachas, une autre resta aux environs de leur ancienne bourgade. Quelques uns se retirèrent chez les Ouatchitas, un plus grand nombre errait dans le pays par bandes, ou se tenait à quelques journées du fort qui renfermait le gros de la nation, le Soleil et les autres principaux chefs, et devant lequel les Français vinrent asseoir leur camp. Intimidés par les seuls apprêts des assiégeans, ils demandèrent à ouvrir des conférences. Perrier retint prisonniers les chefs qu’on lui avait députés pour parlementer, et surtout le Soleil, qu’il força d’envoyer un ordre aux siens de sortir de leur fort sans armes. Les Natchés refusèrent d’abord d’obéir à leur prince privé de sa liberté ; mais une partie ayant obtempéré ensuite à ses ordres ; le reste, voyant tout perdu, ne songea plus qu’à guetter l’occasion d’échapper aux assiégeans, ce à quoi ils réussirent. Ils profitèrent d’une nuit tempêtueuse pour sortir du fort avec les femmes et les enfans, et ils se dérobèrent à la poursuite des Français.

L’anéantissement de ces barbares n’était pas encore complet. Il restait à atteindre et à détruire tous les corps isolés dont nous avons parlé tout à l’heure, lesquels pouvaient former une force d’à peu près quatre cent fusils. Lesueur s’adressa au gouverneur pour avoir la permission de les poursuivre, promettant de lui en rendre bon compte. Il fut refusé. M. Perrier n’avait pas dans les Canadiens toute la confiance que la plupart méritaient, et élevé dans un service où la discipline et la subordination sont au plus haut point, il ne pouvait comprendre qu’on puisse exécuter rien de considérable avec des milices qui ne reconnaissent d’autre règle que l’activité et une grande bravoure. Il aurait sans doute pensé autrement, s’il eût fait réflexion qu’il faut plier les règles suivant la manière de combattre de ses ennemis. Les mêmes préjugés s’étaient élevés dans l’esprit de Montcalm et de la plupart des officiers français dans la guerre de 1755, et cependant ce furent ces mêmes Canadiens qui sauvèrent dans les plaines d’Abraham les troupes réglées d’une complète destruction.

Perrier de retour à la Nouvelle-Orléans, envoya en esclavage à St.-Domingue tous les Natchés qu’il ramenait prisonniers, avec leur grand chef, le Soleil, dont la famille les gouvernait depuis un temps immémorial et qui mourut quelques mois après au cap Français. Cette conduite irrita profondément les restes de cette nation orgueilleuse et cruelle, à qui la haine et le désespoir donnèrent une valeur qu’on ne leur avait point encore connue. Ils se jetèrent sur les Français avec fureur ; mais ce désespoir ne fit qu’honorer leur chute et révéler du moins un noble cœur. Ils ne purent lutter longtemps contre leurs vainqueurs, et presque toutes leurs bandes furent détruites. St.-Denis leur fit essuyer la plus grande défaite qu’ils eussent éprouvée depuis leur déroute par Lesueur. Tous les Chefs y périrent. Après tant de pertes ils disparurent comme nation. Ceux qui avaient échappé à la servitude ou au feu, se réfugièrent chez les Chicachas auxquels ils léguèrent leur haine et leur vengeance.

  1. Carte publiée par l’Académie française.
  2. Charlevoix : Journal historique.
  3. Voyez dans Dutot, volume II, page 200, quels furent les très bons effets du système dans ses commencemens.