Histoire du Canada (Garneau)/Tome II/Livre VII/Chapitre II

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Imprimerie N. Aubin (IIp. 338-391).

CHAPITRE II.




LIMITES.



1715-1744.

État du Canada : commerce, finances, justice, éducation, divisions paroissiales, population, défenses. — Plan de M. de Vaudreuil pour l’accroissement du pays. — Délimitation des frontières entre les colonies françaises et les colonies anglaises. — Perversion du droit public dans le Nouveau-Monde au sujet du territoire. — Rivalité de la France et de la Grande-Bretagne. — Différends relatifs aux limites de leurs possessions. — Frontière de l’Est ou de l’Acadie. — Territoire des Abénaquis. — Les Américains veulent s’en emparer. — Assassinat du P. Rasle. — Le P. Aubry propose une ligne tirée de Beaubassin à la source de l’Hudson. — Frontière de l’Ouest. — Principes différens invoqués par les deux nations ; elles établissent des forts sur les territoires réclamés par chacune d’elles réciproquement. — Lutte d’empiétemens ; prétentions des colonies anglaises ; elles veulent accaparer la traite des Indiens. — Plan de M. Burnet. — Le commerce est défendu avec le Canada. — Établissement de Niagara par les Français et d’Oswego par les Anglais. — Plaintes mutuelles qu’ils s’adressent. — Fort St.-Frédéric élevé par M. de la Corne sur le lac Champlain ; la contestation dure jusqu’à la guerre de 1744. — Progrès du Canada. — Émigration ; perte du vaisseau le Chameau. — Mort de M. de Vaudreuil (1725) ; qualités de ce gouverneur. — M. de Beauharnais lui succède. — M. Dupuy, intendant. — Son caractère. — M. de St.-Vallier second évêque de Québec meurt ; difficultés qui s’élèvent relativement à son siége, portées devant le Conseil supérieur. — Le clergé récuse le pouvoir civil. — Le gouverneur se rallie au parti clérical. — Il veut interdire le conseil, qui repousse ses prétentions. — Il donne des lettres de cachet pour exiler deux membres. — L’intendant fait défense d’obéir à ces lettres. — Décision du roi. — Le cardinal de Fleury premier ministre. — M. Dupuy est rappelé. — Conduite humiliante du Conseil. — Mutations diverses du siége épiscopal jusqu’à l’élévation de M. de Pontbriant. — Soulèvement des Outagamis (1728) expédition des Canadiens ; les Sauvages se soumettent. — Voyages de découverte vers la mer Pacifique ; celui de M. de la Vérandrye en 1738 ; celui de MM. Legardeur de St.-Pierre et Marin quelques années après ; peu de succès de ces entreprises. — Apparences de guerre ; M. de Beauharnais se prépare aux hostilités.


Nous revenons au Canada dont nous reprenons l’histoire en 1715. Après une guerre de vingt-cinq ans, qui n’avait été interrompue que par quatre ou cinq années de paix, les Canadiens avaient suspendu à leurs chaumières les armes qu’ils avaient honorées par leur courage dans la défense de leur patrie, et ils avaient repris paisiblement leurs travaux champêtres abandonnés déjà tant de fois. Beaucoup d’hommes étaient morts au combat ou de maladie, sous les drapeaux. Un plus grand nombre encore avaient été acheminés sur les différens postes dans les grands lacs et la vallée du Mississipi, d’où ils ne revinrent jamais. Cependant malgré ces pertes et les troubles de cette longue époque, et quoique l’émigration de France fût presque nulle, le chiffre des habitans n’avait pas cessé de s’élever. Lorsque la paix fut rétablie, il dut donc augmenter encore plus rapidement. En effet, sous la main douce et sage de M. de Vaudreuil, le pays fit en tout, et par ses seuls efforts, des progrès considérables. Ce gouverneur, qui revint en 1716 de France, où il avait passé deux ans, et qui apporta dans la colonie la nouvelle de la mort de Louis XIV et l’ordre de proclamer son successeur, s’appliqua avec vigilance à guérir les maux que la guerre avait faits. Conduisant avec un esprit non moins attentif les négociations avec les Iroquois, comme on l’a vu ailleurs, non seulement il désarmait ces barbares, mais il les détachait tout à fait des Anglais, en achevant de les persuader que leur intérêt était au moins de rester neutres dans les grandes luttes des blancs qui les entouraient. C’était assurer la tranquilité des Canadiens, qui purent dès lors se livrer entièrement à l’agriculture et au commerce, libres de toutes les distractions qui avaient jusqu’ici continuellement troublé leurs entreprises. À aucune autre époque, excepté sous l’intendance de M. Talon, le commerce ne fut l’objet de tant de sollicitude de la part de l’autorité, que pendant les dernières années de l’administration de M. de Vaudreuil. Cette importante matière occupa presque constamment ce gouverneur. Si les décrets qui furent promulgués à cette occasion, sont fortement empreints des idées du temps, et de cet esprit exclusif qui a caractérisé la politique des métropoles, ils annoncent toujours qu’on s’en occupait

Un des grands embarras qui paralysaient alors le gouvernement canadien, c’était le désordre des finances si étroitement liées dans tous les pays au négoce. Les questions les plus difficiles à régler sont peut-être les questions d’argent, aux temps surtout où le crédit est détruit. Aujourd’hui les besoins du luxe et des améliorations sont si grands, si pressans, que les capitalistes courrent d’eux-mêmes au devant des emprunteurs pour leur fournir des fonds qui ne leur seront peut-être jamais remboursés ; ils ne demandent que la garantie du paiement de l’intérêt ; et l’adresse des financiers consiste à trouver le secret d’en payer un qui soit le plus bas possible. À l’époque à laquelle nous sommes parvenus, il n’en était pas ainsi ; les capitaux étaient craintifs et exigeans, le crédit public continuellement ébranlé, était presque nul, surtout en France. De là les difficultés qu’y rencontrait l’État depuis quelques années, et qui précipitèrent la révolution de 89. Le Canada souffrait encore plus que le reste du royaume de cette pauvreté humiliante. Détenteur d’une monnaie de cartes que la métropole, sa débitrice, était incapable de racheter, il dut sacrifier la moitié de sa créance pour avoir l’autre, ne pouvant attendre. L’ajustement de cette affaire prit plusieurs années ; elle fut une des questions dans la discussion desquelles la dignité du gouverneur comme représentant du roi, eut le plus à souffrir.

La chose dont le Canada avait le plus de besoin après le règlement du cours monétaire, c’était l’amélioration de l’organisation intérieure rendue nécessaire par l’accroissement du pays. Les lois demandaient une révision, le code criminel surtout qui admettait encore l’application de la question. Heureusement pour l’honneur de nos tribunaux, ils eurent rarement recours à cette pratique en usage encore alors dans presque toutes les contrées de l’Europe, pratique qui déshonore l’humanité et la raison. Elle existait cependant dans notre code, on pouvait s’en prévaloir, et on le fit jusque dans les dernières années de la domination française[1]. L’agriculture, l’éducation étaient des objets non moins dignes de l’attention d’un homme d’état éclairé ; mais ils furent presque constamment négligés. M. de Vaudreuil, on doit lui rendre cette justice, s’occupa un moment de l’éducation, et il établit en 1722 huit maîtres d’école en différens endroits du pays. Nous n’avons pas voulu passer sous silence le seul acte de ce genre émané de l’autorité publique que l’on trouve dans les deux premiers siècles de notre histoire. Quant aux autres objets que nous venons d’indiquer, sauf le commerce, quoiqu’ils eussent besoin de modifications et de perfectionnemens, on ne s’en occupa point. L’immobilité est chère au despotisme. La défense du pays dut aussi préoccuper l’esprit du : gouverneur. Les fortifications de Québec, commencées par MM. de Beaucourt et Levasseur, et ensuite discontinuées parceque les plans en étaient vicieux, furent reprises en 1720 sur ceux de M. Chaussegros de Léry, ingénieur, approuvés par le bureau de la guerre. Deux ans après il fut résolu de ceindre Montréal d’un mur de pierre avec bastions, la palissade qui l’entourait tombant en ruine. L’état des finances du royaume obligea de faire supporter une partie de cette dépense par les habitans et les seigneurs de la ville.

M. de Vaudreuil, après avoir terminé les négociations avec les cantons, et l’affaire du papier-monnaie dont nous parlerons plus en détail ailleurs, fit faire une nouvelle division paroissiale de la partie établie du pays, qui était déjà, comme l’on sait, partagée en trois gouvernemens : Québec, Trois-Rivières et Montréal. On la divisa en quatre-vingt deux paroisses, dont 48 sur la rive gauche du St.-Laurent et le reste sur la rive droite. La baie St.-Paul et Kamouraska étaient les deux dernières à l’est, l’Île-du-Pads et Chateauguay à l’ouest. Cette importante entreprise fut consommée en 1722 par un arrêt du conseil d’état enrégistré à Québec.

Une autre mesure qui se rattachait à la division territoriale, était la confection d’un recensement. Depuis longtemps il n’en avait pas été fait de complet et d’exact. L’on comptait, d’après un dénombrement exécuté en 1679, 10,000 âmes dans toute la Nouvelle-France, dont 500 seulement en Acadie ; et 22,000 arpens de terre en culture[2]. Huit ans plus tard, cette population n’avait subi qu’une augmentation de 2,300 âmes. M. de Vaudreuil voulant réparer cet oubli, ordonna d’en faire un tous les ans avec autant de précision que possible pendant quelques années[3] L’on trouva par celui de 1721, 25,000 habitans en Canada, dont 7,000 à Québec et 3,000 à Montréal, 62,000 arpens de terre en labour et 12,000 en prairies. Le rendement de ces 62,000 arpens de terre atteignait un chiffre considérable ; il fut dans l’année précitée de 282,700 minots de blé, de 7,200 de maïs, 67,400 de pois, 64,000 d’avoine, 4,600 d’orge ; de 48,000 livres de tabac, 54,600 de lin et 2,100 de chanvre, en tout 416,000 minots de grain ou 6 ⅔ minots par arpent, outre 1 ⅔ livre de tabac, lin ou chanvre. Les animaux étaient portés à 59,000 têtes, dont 5,600 chevaux.

L’on voit par ce dénombrement que près de la moitié de la population habitait les villes, signe que l’agriculture était fort négligée. Le total des habitans faisait naître aussi, par son faible chiffre, de pénibles réflexions. Le gouverneur qui prévoyait tous les dangers du voisinage des provinces américaines, dont la force numérique devenait de plus en plus redoutable, appelait sans cesse l’attention de la France sur ce fait qu’elle ne devait plus se dissimuler. Dès 1714, il écrivait à M. de Pontchartrain : « Le Canada n’a actuellement que 4,484 habitans en état de porter les armes depuis l’âge de quatorze ans jusqu’à soixante, et les vingt-huit compagnies des troupes de la marine que le roi y entretient, ne font en tout que six cent vingt-huit soldats. Ce peu de monde est répandu dans une étendue de cent lieues. Les colonies anglaises ont soixante mille hommes en état de porter les armes, et on ne peut douter qu’à la première rupture, elles ne fassent un grand effort pour s’emparer du Canada, si l’on fait réflexion qu’à l’article XXII des instructions données par la ville de Londres à ses députés au prochain parlement, il est dit qu’ils demanderont aux ministres du gouvernement précédent, pourquoi ils ont laissé à la France le Canada et l’île du Cap-Breton ? » Dans son désir de voir augmenter la province, il proposa inutilement d’en faire une colonie pénale.

Le voluptueux Louis XV, qui cherchait dans les plaisirs à s’étourdir sur les malheurs de la nation, répondit aux remontrances de Vaudreuil en faisant quelques efforts qui cessèrent bientôt tout-à-fait ; il envoya à peine quelques émigrans, et les fortifications entreprises aux deux principales villes du pays, restèrent incomplètes au point que Montcalm, 30 ans après, n’osa se retirer derrière celles de Québec avec son armée, quoiqu’elles eussent encore été augmentées. En 1728 le gouverneur proposa de bâtir une citadelle dans cette capitale ; on se contenta de lui répondre : « Les Canadiens n’aiment pas à combattre renfermés ; d’ailleurs l’État n’est pas capable de faire cette dépense, et il serait difficile d’assiéger Québec dans les formes et de s’en rendre maître » (Documens de Paris).

Cependant un sujet qui dominait tous les autres, et qui devait être tôt ou tard une cause de guerre, inquiétait beaucoup le gouvernement ; ce sujet était la question des frontières du côté des possessions britanniques. La cour de Versailles y revenait fréquemment et avec une préoccupation marquée. Elle avait d’immenses contrées à défendre, qui se trouvaient encore sans habitans ; et les questions de limites, on le sait, si elles traînent en longueur, s’embrouillent de plus en plus. Le langage des Anglais s’élevait tous les jours avec le chiffre de leur population coloniale. Leur politique, comme celle de tous les gouvernemens, ne comptaient qu’avec les obstacles : la justice entre les nations est une chose arbitraire qui procède de l’expédience, de l’intérêt, ou de la force ; ses règles n’ont d’autorité qu’autant que la jalousie des divers peuples les uns contre les autres veille au maintien de l’équilibre de leur puissance respective ; elle a pour base enfin la crainte ou le glaive.

La grandeur des projets de Louis XIV sur l’Amérique, avait, comme ceux qu’il avait formés sur l’Europe, effrayé l’Angleterre, qui chercha à les faire avorter, ou à se les approprier s’il était possible. Elle disputa aux Français leur territoire, elle leur disputa la traite des pelleteries, elle leur disputa aussi l’alliance des Indiens. La période qui s’est écoulée de 1715 à 1744, si elle n’est pas encore une époque de guerre ouverte, est un temps de lutte politique et commerciale très vive, à laquelle des intérêts de jour en jour plus impérieux, ne laissent point voir de terme. Dans les premières années de l’établissement de l’Amérique, les questions de frontières et de rivalité mercantile n’avaient pas encore surgi ; on ne connaissait pas toute l’étendue des pays dont on prenait possession, il ne s’y faisait pas encore de commerce. Mais au bout d’un siècle et demi, les établissemens français, anglais, espagnols avaient fait assez de progrès pour se toucher sur plusieurs points, et pour avoir besoin de l’alliance ou des dépouilles des Indigènes, afin de faire triompher les prétentions nouvelles qu’ils annonçaient chaque jour. Les lois internationales, violées dès l’origine dans ce continent par les Européens, y étaient partout méconnues et sans force. Après que le pape se fut arrogé le droit de donner aux chrétiens les terres des infidèles, tout frein fut rompu ; car quel respect pouvait-on avoir en effet pour un principe qu’on avait enfreint, en mettant le pied dans le Nouveau-Monde, en s’emparant de gré ou de force d’un sol qui était déjà possédé par de nombreuses nations. Aussi l’Amérique du Nord présenta-t-elle bientôt le spectacle qu’offrit l’Europe dans la première moitié de l’ère chrétienne ; et une guerre sans cesse renaissante s’alluma entre les Européens pour la possession du sol.

Ils montrèrent une grande répugnance à se lier par un droit quelconque, en reconnaissant certains principes qui dussent servir de guide dans la délimitation de leurs territoires respectifs ; mais ils ne purent éviter d’en avouer quelques uns, car la raison humaine a besoin de suivre certaines règles même dans ses plus grands écarts. Quoique ces principes fussent peu nombreux et même peu stricts, on voulut encore souvent s’en affranchir. Après avoir reconnu que la simple découverte donnait le droit de propriété, ensuite que la prise de possession ajoutée à la découverte, était nécessaire pour conférer ce droit, on s’arrêta à ceci, que la possession actuelle d’un territoire, auparavant inoccupé, investissait seule du droit de propriété. L’Angleterre et la France adoptèrent à peu près cette interprétation, soit par des déclarations, soit par des actes. Partant de là il sera facile d’apprécier les différends élevés entre les deux nations relativement aux frontières de leurs colonies, lorsqu’il n’y aura que l’application du principe à faire. Quant aux difficultés provenant de l’interprétation différente donnée à des traités spéciaux, comme dans le cas des limites de l’Acadie, la manière la plus sûre de parvenir à la vérité sera d’exposer simplement les faits.

Après le traité d’Utrecht l’Angleterre garda l’Acadie sans en faire reconnaître les limites, et ne réclama point les établissemens formés le long de la baie de Fondy, depuis la rivière de Kénébec jusqu’à la Péninsule. Les Français restèrent en possession de la rivière St.-Jean et s’y fortifièrent ; ils continuèrent d’occuper de même la côte des Etchemins jusqu’au fleuve St.-Laurent sans être troublés dans leur possession. Telle fut quant à eux la conduite de la Grande-Bretagne ; mais à l’égard des Abénaquis, elle en suivit une autre, et la Nouvelle-Angleterre n’eut pas plus tôt reçu le traité qu’elle en fit part à ces Sauvages, en leur disant que la province cédée, c’est-à-dire l’Acadie, s’étendait jusqu’à sa propre frontière. Et pour les accoutumer en même temps à voir des Américains et les détacher des missionnaires français, elle leur en envoya un de sa façon et de sa croyance. Le ministre protestant s’établit à l’embouchure de la rivière Kénébec, où il commença son œuvre en se moquant des pratiques catholiques.

Le P. Rasle, Jésuite, qui gouvernait cette mission depuis un grand nombre d’années, n’eut pas plus tôt appris ce qui se passait, qu’il résolut de venger les injures faites à son Église. Il commença une guerre de plume avec le ministre à laquelle, bien entendu, les Abénaquis ne comprirent rien. Le protestant tomba dans la vieille ornière des injures et des accusations d’idolâtrie, ce qui était au moins une maladresse en présence de Sauvages ; le Jésuite l’emporta et son adversaire fut obligé de retourner à Boston. Les Anglais se rejetèrent alors sur le commerce qui leur était toujours si favorable, et, moyennant des avantages qu’ils promirent, ils obtinrent la permission d’établir des comptoirs sur la rivière Kénébec. Bientôt les bords de cette rivière se couvrirent de forts et de maisons ; ce qui excita les craintes des Indigènes. Ceux-ci questionnèrent leurs nouveaux hôtes, qui se crurent assez forts pour lever le masque, et répondirent que la France leur avait cédé le pays. S’apercevant trop tard qu’ils étaient joués, les Sauvages, refoulant pour le moment leur colère dans leur cœur, envoyèrent sans délai une députation à Québec pour savoir de M. de Vaudreuil si cela était fondé. Ce gouverneur leur fit dire que le traité d’Utrecht ne faisait aucune mention de leur territoire. Ils résolurent dès lors d’en chasser les nouveaux venus les armes à la main. C’est à cette occasion qu’apprenant les prétentions émises par la Grande-Bretagne, la France proposa en 1718 ou 19, d’abandonner le règlement de cette question à des commissaires, ce qui fut accepté ; mais les commissaires ne firent rien.

Cependant les Anglais avaient des doutes sur les dispositions des Abénaquis, qui leur faisaient des menaces (Jeffery), et ils crurent qu’il y aurait plus de sûreté pour eux s’ils avaient des otages entre leurs mains ; ils employèrent, pour s’en procurer, divers moyens qui passèrent pour des trahisons et les rendirent odieux aux Sauvages, qui commencèrent à murmurer. Le gouverneur de la Nouvelle-Angleterre, craignant un soulèvement, leur fit demander une conférence pour terminer leurs difficultés à l’amiable. Les Abénaquis y consentirent ; mais le gouverneur n’y vint point ; ce qui blessa profondément ces hommes susceptibles et fiers. Ils auraient pris les armes sans le P. de la Chasse, supérieur général des missions dans ces quartiers, et le P. Rasle, qui les engagèrent à écrire à Boston pour demander les otages qu’on leur avait surpris, et pour sommer les Anglais de sortir du pays dans deux mois. Cette lettre étant restée sans réponse, le marquis de Vaudreuil eut besoin de toute son influence pour les empêcher de commencer les hostilités : cela se passait en 1721.

Cependant les Américains attribuaient l’antipathie des naturels aux discours des Jésuites. On sait qu’ils portaient une haine profonde à ces missionnaires qu’ils voyaient comme des fantômes attachés dans les forêts aux pas des Indiens, pour leur souffler à l’oreille la guerre contre eux, et l’horreur de leur nom. Ils crurent que le P. Rasle était l’auteur de ce qui ne devait être attribué qu’à leur ambition ; et tandis que ce Jésuite employait toute son influence pour empêcher les Abénaquis de les attaquer, ils mettaient sa tête à prix et envoyaient vainement 200 hommes pour le saisir dans le village indien où il faisait ordinairement sa résidence. Ils furent plus heureux à l’égard du baron de St.-Castin, chef des Abénaquis et fils de l’ancien officier du régiment de Carignan, qui s’était aussi, lui, attiré leur vengeance. Il demeurait sur le bord de la mer. Un vaisseau bien connu parut un jour sur la côte ; il y monta comme il faisait quelquefois pour visiter le capitaine ; mais dès qu’il fut à bord il fut déclaré prisonnier et conduit à Boston (janvier 1721), où on le traita comme un criminel. Il y fut retenu plusieurs mois, malgré les réclamations de M. de Vaudreuil. Ayant été enfin élargi, il passa en France peu de temps après pour recueillir l’héritage de son père dans le Béarn ; il ne revint point en Amérique.

Ces actes qui portaient une grave atteinte à l’indépendance des Abénaquis, avaient comblé la mesure. La guerre fut chantée dans toutes les bourgades. Ils incendièrent tous les établissemens des Anglais de la rivière Kénébec sans cependant faire de mal aux personnes. Ceux-ci qui attribuaient aux conseils du P. Rasle tout ce que ces Indiens faisaient, formèrent un nouveau projet pour s’emparer de lui mort ou vif. Sachant l’attachement que ses néophites lui portaient, ils envoyèrent en 1724 onze cents hommes pour le prendre et pour détruire Narantsouak, grande bourgade qu’il avait formée autour de sa chapelle. Cerner le village entouré d’épaisses broussailles, l’enlever et le livrer aux flammes fut l’affaire d’un instant. Au premier bruit le vieux missionnaire était sorti de sa demeure. Les assaillans jetèrent un grand cri en l’apercevant et le couchèrent en joue. Il tomba sous une grêle de balles avec 7 Indiens qui voulurent lui faire un rempart de leurs corps. Les vainqueurs épuisèrent ensuite leur vengeance sur son cadavre. Ayant exécuté leur assassinat, car une expédition entreprise pour tuer un missionnaire n’est pas une expédition de guerre, ils se retirèrent avec précipitation. Les Sauvages rentrèrent aussitôt dans leur village, et leur premier soin, tandis que les femmes cherchaient des herbes et des plantes pour panser les blessés, fut de pleurer sur le corps de leur infortuné missionnaire.

« Ils le trouvèrent percé de mille coups, la chevelure et les yeux remplis de boue, les os des jambes fracassés, et tous les membres mutilés d’une manière barbare. Voilà, s’écrie Charlevoix, de quelle manière fut traité un prêtre dans sa mission au pied d’une croix, par ces mêmes hommes qui exagéraient si fort en toute occasion les inhumanités prétendues de nos Sauvages qu’on n’a jamais vu s’acharner ainsi sur les cadavres de leurs ennemis ». Après que ces néophites eurent lavé et baisé plusieurs fois les restes d’un homme qu’ils chérissaient, ils l’inhumèrent à l’endroit même où était l’autel avant que l’église fût brûlée.

La guerre, après cette surprise, continua avec vigueur et presque toujours à l’avantage des Abénaquis, quoiqu’ils ne fussent pas aidés des Français. M. de Vaudreuil ne pouvant leur donner de secours, n’empêchait pas cependant les tribus sauvages de le faire, en leur démontrant que les Anglais plus nombreux étaient plus à craindre que les Français, qui au contraire contribuaient par leur seule présence, malgré leur petit nombre, à la conservation de l’indépendance des nations indigènes[4].

En 1725, ce gouverneur étant à Montréal y vit arriver quatre députés du Massachusetts et de la Nouvelle-York, MM. Dudley, Taxter, Atkinson et Schuyler, pour traiter de la paix avec les Abénaquis, dont plusieurs chefs se trouvaient alors dans cette ville. Après avoir remis une réponse vague à M. de Vaudreuil, qui avait demandé satisfaction de la mort du P. Rasle, les envoyés cherchèrent à entrer secrètement en négociation avec les Indiens ; mais ces derniers, inspirés par le gouverneur, repoussèrent cette proposition, et voulurent que l’on s’assemblât chez lui.

L’on y tint plusieurs conférences dans lesquelles furent discutées la question des limites et celle des indemnités. L’ultimatum des Sauvages fut qu’ils conserveraient tout le territoire à partir d’une lieue de Saco à aller jusqu’à Port-Royal, et que la mort du P. Rasle et les dommages faits pendant la guerre seraient couverts par des présens.

Les Français, en mettant en oubli dans cette occasion leurs prétentions sur les terres baignées par les eaux de la baie de Fondy, ne faisaient que reconnaître l’indépendance des Abénaquis, comme ils avaient fait celle des Iroquois. L’on remarquera ici, que les Européens dans leurs négociations relatives au territoire des Sauvages, n’ont jamais tenu compte de ces peuples, tandis que leurs agens les regardaient souvent, comme dans le cas actuel, comme des nations libres et indépendantes.

Il était facile de prévoir, cependant, que les agens des colonies anglaises, si toutefois ils étaient autorisés à traiter de la paix, n’accepteraient point de pareilles propositions. Aussi se contentèrent-ils de répondre qu’ils feraient leur rapport à Boston. Ils se plaignirent ensuite du secours que l’on avait fourni aux Abénaquis contre la foi des traités, dont ils réclamèrent l’exécution, et demandèrent les prisonniers de leur nation qu’il y avait en Canada. Ils faisaient probablement allusion à la part qu’avaient prise aux hostilités les Indiens domiciliés dans cette province, comme les Hurons de Lorette.

Les Français qui redoutaient le rétablissement de la paix et le rapprochement des deux peuples, virent avec plaisir la rupture des conférences ; mais elles n’avaient été réellement qu’ajournées, car deux ans après, en 1727, un traité fut conclu entre les parties belligérantes à Kaskabé. Lorsque la nouvelle en parvint à Paris, le ministre en exprima son regret, sentant tout le danger que courrait désormais le Canada s’il était attaqué du côté de la mer. Il écrivit qu’à tout prix les missionnaires conservassent l’attachement des Abénaquis.[5]Trop d’intérêts leur dictaient d’ailleurs cette politique pour qu’ils ne la suivissent pas.

Quant à la délimitation de cette frontière que le P. Aubry avait proposé de fixer en tirant une ligne de Beaubassin à la source de la rivière Hudson, il paraît qu’il n’en fut plus question jusqu’après la guerre de 1744. Ce missionnaire canadien, illustré par la plume de Chateaubriand et le pinceau de Girodet dans un tableau remarquable, était en 1718 dans cette contrée. Il écrivait que l’Acadie se bornait à la péninsule, et que si on abandonnait les Sauvages, les Anglais étendraient leurs frontières jusqu’à la hauteur des terres près de Québec et de Montréal. L’humble prédicateur avait prévu les prétentions du cabinet de Londres 30 ans avant leur énonciation. La faute du gouvernement français fut de n’avoir pas distingué, par une ligne de division, chacune de ses provinces. Il n’y avait pas de limites tracées et connues entre l’Acadie et le Canada, et les autorités canadiennes comme celles de l’Acadie avaient fréquemment fait acte de juridiction pour les mêmes terres.[6]

Tel fut l’état des choses du côté de l’Acadie jusqu’au traité d’Aix-la-Chapelle. Les Français établis sur la rivière St.-Jean, le long de la côte des Etchemins, et depuis cette côte jusqu’au fleuve St.-Laurent, ceux mêmes qui habitaient les Mines, le voisinage de l’isthme et les autres pays les plus proches de celui qui avait été cédé à la Grande-Bretagne, ne s’aperçurent d’aucun changement dans leur état ou dans leurs possessions. Les Anglais ne tentèrent ni de les chasser du pays, ni de les obliger à prêter serment de fidélité au roi d’Angleterre.

Les vues et les prétentions des deux peuples n’étaient pas moins opposées touchant la délimitation de leurs frontières au sud-ouest de la vallée du St.-Laurent, et à l’est de celle du Mississipi. Mais ici la question se simplifiait. La France avait posé pour principe que les vallées découvertes et occupées par elle lui appartenaient avec toutes les terres arrosées par les eaux qui y tombaient ; ainsi elle réclama en vertu de ce principe le pays des Iroquois jusqu’à ce qu’elle l’eût abandonné par une stipulation expresse ; ainsi elle prit possession de l’Ohio non seulement par droit de découverte, mais aussi parce que cette rivière se jetait dans le Mississipi. L’Angleterre, plus lente à pénétrer dans l’intérieur du continent que sa rivale, et qui s’y était laissé fort devancer par elle, refusa d’admettre cette base dans ses négociations pour des raisons faciles à apprécier. À défaut de principe, elle se rejeta, pour justifier dans la suite ses envahissemens, sur le motif de la sûreté nationale, et, suivant l’accusation consacrée, sur l’ambition de la France, qui la menaçait toujours ainsi qu’elle se plaisait à le dire à ses peuples.

Pourtant le gouvernement français depuis l’ouverture du 18e siécle jusqu’à la révolution, était comme ces vieillards dont le génie a survécu à la force. Les grandes conceptions de Richelieu, de Colbert et de Louis XIV, relativement aux colonies, se conservaient en France ; elles éclairaient ses hommes d’état, qui tâchaient de les suivre ; mais leurs efforts échouaient devant le vice des institutions sociales, qui étouffait à la fois l’énergie et la liberté, l’industrie et l’émigration. Voyant que l’entreprise particulière ne réussissait pas pour peupler la Nouvelle-France, la cour donna à la colonisation en Canada un caractère presque militaire ; mais ce n’était pas tant comme moyen de coloniser le pays plus rapidement, que comme précaution pour défendre le territoire qu’on possédait déjà. Beauséjour, Niagara, le fort Duquesne furent ainsi des colonies purement militaires. Mais la ruine des finances et la caducité du gouvernement ne permirent point de suivre ce système sur une grande échelle. Peut-être eût-il été préférable dès le commencement d’avoir choisi la colonisation militaire, puisque Louis XIV avait rendu la nation plus guerrière que commerciale ; ou encore mieux les deux colonisations civile et militaire comme on le fit un moment du temps de Talon.

Par le traité d’Utrecht, la France avait cédé à la Grande-Bretagne les droits qu’elle prétendait avoir au territoire de la confédération iroquoise. C’était une cession plus imaginaire que réelle pour l’Angleterre, car les cinq cantons n’avaient jamais cessé de se regarder comme peuples libres et indépendans ; et si elle persistait à vouloir les soumettre à sa souveraineté, elle s’en faisait des ennemis irréconciliables. Le gouvernement français les reconnut de suite en refusant de négocier avec eux par l’intermédiaire de la Nouvelle-York. On a vu plus haut comment M. de Vaudreuil avait conclu un traité de paix directement avec la confédération, qui refusait de reconnaître la suprématie britannique, comme elle avait toujours fait celle de la France.

Cependant cette dernière se maintenait dans le haut de la vallée du St.-Laurent et dans le bassin du Mississipi par la traite qu’elle faisait et par l’alliance qu’elle avait contractée avec les tribus indiennes. L’Angleterre travaillait ouvertement ou en secret depuis longtemps à lui enlever l’une et l’autre. Aucun moyen ne fut plus efficace pour cela que celui qui fut adopté par la Nouvelle-York en 1720, sur la recommandation de son gouverneur, M. Burnet, et qui consistait à prohiber tout commerce avec le Canada. « Les Français, écrivait M. Hunter, gouverneur de la province anglaise, au Bureau du commerce à Londres, les Français ont des forts et des établissemens sur plusieurs points du Mississipi et des lacs, et ils réclament ces contrées et le commerce qui s’y fait comme leur appartenant ; si ces établissemens augmentent et continuent de prospérer, l’existence même des plantations anglaises sera menacée… je ne sache pas sur quoi ils fondent leur droit, et je ne vois de moyen de parer au mal que je viens de signaler, qu’en leur persuadant de l’abandonner. Ce qu’il y aurait ensuite de mieux à faire, ce serait d’étendre nos frontières et d’augmenter le nombre de nos soldats »[7].

Jamais homme d’état ne s’est exprimé avec plus de franchise. Ne se croyant pas obligé de voiler son langage, il dit les choses telles qu’elles sont. Il ne cherche point à s’autoriser de titres chimériques pour établir un droit de priorité en faveur de sa patrie ; il se contente de mentionner ses motifs qui sont tout d’intérêt : l’intérêt est sa règle, car de droit, même celui de possession, même celui de premier occupant qui dans le cas actuel est le meilleur, il n’en reconnaît pas.

M. de Vaudreuil suivait d’un œil jaloux tous les actes de ses voisins. Il vit toute la portée de la recommandation de M. Burnet, et du statut législatif qui avait été passé pour lui donner force de loi. Immédiatement il se mit en frais d’en contrecarrer les funestes conséquences. M. de la Joncaire reçut l’ordre (1721) d’établir un poste à Niagara, du côté du sud, afin d’empêcher les Anglais de s’introduire sur les lacs, ou d’attirer le commerce de ces contrées à Albany. C’était un homme intelligent et qui possédait à un haut degré cette éloquence figurée qui charment tant les Sauvages. Il obtint sans difficulté des Tsonnonthouans, par qui il avait été adopté et qui le chérissaient comme un de leurs compatriotes, la permission d’ouvrir un comptoir dans leur pays. Une députation envoyée auprès des Onnontagués, et composée du baron de Longueuil, du marquis de Cavagnal, fils du gouverneur, et de deux autres personnes, obtenait, de son côté, l’assentiment de ce canton au nouvel établissement. Aussitôt que la nouvelle en parvint à Albany, M. Burnet écrivit au gouverneur canadien pour protester contre cette violation du traité d’Utrecht ; celui-ci répondit que Niagara avait toujours appartenu à la couronne de France. Burnet, ne pouvant obtenir d’autre satisfaction, et ne voulant pas commettre lui-même d’hostilité, s’adressa aux Iroquois pour les engager à expulser les Français par la force. Il attachait avec raison une grande importance à ce poste, qu’il regardait comme funeste à sa politique, 1o parcequ’il protégeait la communication du Canada avec le Mississipi par l’Ohio, communication qu’il voulait interrompre au moyen de ses alliés ; et 2o parce que, si les Français y mettaient une garnison assez forte, ils seraient maîtres du passage du lac Ontario ; et qu’au contraire si le fort était démoli, les Sauvages occidentaux dépendraient des Anglais[8]. Burnet se plaignit vivement à tous les cantons, dont il mit quatre dans ses intérêts ; mais il ne put engager les Tsonnonthouans, ni à renvoyer Joncaire, ni à lui permettre à lui-même de s’établir dans leur pays. Alors il résolut d’ouvrir un comptoir sur cette frontière, et il choisit l’entrée de la rivière Oswégo à mi-chemin entre Niagara et le fort de Frontenac, vers lequel le poste de Joncaire devait acheminer la traite (1721)[9].

Les deux nations étaient décidées de se maintenir dans les positions qu’elles avaient ainsi prises. Louis XV écrivait de sa main sur un mémoire : « Le poste de Niagara est de la dernière importance pour conserver le commerce des pays d’en haut ». Il ordonna de bâtir un fort en pierre sur l’emplacement même de celui que M. Denonville y avait élevé autrefois, il rendit libre la traite de l’eau de vie aux Sauvages, comme elle l’était chez les Anglais, et rétablit la vente des congés qui furent fixés à 250 livres (1725). En même temps M. de Beauharnais reçut instruction d’empêcher aucun étranger de pénétrer sur le territoire français, soit pour commercer, soit pour étudier le pays ; il fut défendu aux Anglais de rester plus de deux jours à Montréal. Il y en avait beaucoup d’établis dans cette ville, ouvriers, marchands et autres. Il paraît que leur grand nombre avait excité les soupçons du gouvernement[10].

Le duc de New-Castle, ministre secrétaire d’état, se plaignit en vain à la cour de Versailles de l’établissement de Niagara, que l’Angleterre regardait comme un empiétement sur le territoire cédé par le traité d’Utrecht. M. Burnet écrivit aussi de nouveau à M. de Vaudreuil dans ce sens une lettre qui fut remise au baron de Longueuil, gouverneur par intérim après la mort du dernier, par M. Levingston alors en Canada ostensiblement pour son éducation, mais probablement chargé de quelque mission secrète.

Ne recevant aucune réponse favorable, le gouverneur de la Nouvelle-York commença à se fortifier à Oswégo ; et il répondit à la sommation que M. de Beauharnais lui fit porter en 1727 de se retirer de ce poste, en y envoyant une forte garnison pour le défendre en cas d’attaque. Oswégo possédait une double importance pour les Anglais ; il était nécessaire à leur projet de s’emparer de la traite des pelleteries, et il protégeait les établissemens que leurs colons formaient entre l’Hudson et le lac Ontario.

Ces difficultés et ces empiétemens amenaient l’un après l’autre des représailles. Voyant qu’il ne pouvait déloger Burnet du poste qu’il occupait sur le lac, M. de Beauharnais tourna sa position et vint élever un fort vers la tête du lac Champlain, à la pointe à la Chevelure (Crown Point). Ce lac, comme l’on sait, qui se décharge dans le St.-Laurent par la rivière Richelieu, tire ses eaux du plateau où prend sa source la rivière Hudson qui va se jeter du côté opposé dans la mer, à New-York. Entouré de montagnes vers le haut, ses rives s’abaissent graduellement à mesure qu’on approche de St.-Jean, bourg situé à son extrémité inférieure. M. de la Corne, officier canadien distingué, appela le premier l’attention sur l’importance d’occuper ce lac, qui donnait entrée dans le cœur de la Nouvelle-York. En effet, de la Pointe à la Chevelure on menaçait à la fois non seulement Oswégo et Albany, mais encore du côté de l’orient la Nouvelle-Angleterre. Aussi n’eut-elle pas plus tôt appris la résolution des Français, que la législature de cette dernière contrée vota une somme d’argent pour envoyer, conjointement avec la Nouvelle-York, une ambassade en Canada, afin de l’engager à abandonner cette position. En même temps elle pressa la première province d’exciter l’opposition des cinq nations. Mais ses démarches n’eurent aucune suite, et les Français, malgré les réclamations et les menaces, y construisirent le fort St.-Frédéric, ouvrage à machicoulis, et le gardèrent jusqu’à la fin de la guerre commencée en 1755. C’est ainsi que dans une lutte d’un nouveau genre, lutte d’empiétemens, lutte de sommations et de contre-sommations, les deux premières monarchies de l’Europe se disputaient pacifiquement, pour se les disputer ensuite les armes à la main, quelques lambeaux de forêts où déjà germaient sous leurs pas le républicanisme et l’indépendance.

Ces transactions, graves par les suites qu’elles devaient avoir, se passaient entre 1716 et 1744. Cependant, à la faveur de la paix, le Canada faisait des progrès, lents peut-être si l’on veut, parce qu’ils n’étaient dus qu’à l’accroissement naturel de la population, mais constans et assurés, malgré les ravages d’une épidémie, la petite vérole, fléau qu’on n’avait pas encore appris à dompter, et qui décima à plusieurs reprises la population blanche et indigène. Les défrichemens s’étendaient de tous côtés, les campagnes surtout se peuplaient, les habitans, reposés de leurs anciens combats, avaient pris goût à des occupations paisibles et plus avantageuses pour eux et pour le pays.

L’émigration laissée à elle même, avait aussi repris son cours, mais elle suffisait à peine pour combler le vide que laissaient ceux qui périssaient dans les longues et dangereuses pérégrinations qu’ils entreprenaient pour la traite des pelleteries. En 1725 cependant on voulut la ranimer. Il y eut une espèce de flux dans le cours émigrant. Le Chameau, vaisseau du roi, partit de France chargé d’hommes pour le Canada. Il portait M. de Chazel qui venait remplacer M. Begon, comme intendant, M. de Louvigny nommé au gouvernement des Trois-Rivières, et plusieurs officiers, ecclésiastiques et marchands. Cette émigration précieuse moins par le nombre que par les lumières et les capitaux qu’elle apportait, devait donner un nouvel élan au pays ; mais malheureusement elle ne devait point parvenir à sa destination. Une horrible tempête surprit le Chameau à la hauteur de Louisbourg, à l’entrée du golfe St.-Laurent, et le jeta, au milieu de la nuit, sur les rescifs de l’île encore sauvage du Cap-Breton, où il se brisa. Personne ne fut sauvé. Le lendemain la côte parut jonché de cadavres et de marchandises. La nouvelle de cet affreux désastre fit une douloureuse sensation dans toute la Nouvelle-France, qui ressentit longtemps cette perte. Lorsqu’elle était encore à la déplorer, elle en fit une autre, qui ne lui fut pas moins sensible, dans la personne de M. de Vaudreuil, qui expira le 10 octobre (1725) après avoir gouverné le Canada pendant 21 ans avec sagesse et l’approbation du peuple, dont il fut sincèrement regretté. Son administration ne fut troublée par aucune de ces querelles qui ont si souvent agité la colonie et divisé les grands fonctionnaires publics et le clergé ; et elle fut constamment signalée par des événemens heureux, dus en grande partie à sa vigilance, à sa fermeté, à sa bonne conduite, et aussi au succès qui accompagnait presque toutes ses entreprises ; car la chance entre pour beaucoup dans les événemens humains. Il eut pour successeur le marquis de Beauharnais, qui avait déjà été intendant à Québec après M. de Champigny. Nommé en 1705 à la direction des classes de la marine en France, il était capitaine de vaisseau lorsqu’il fut choisi par Louis XV pour administrer le gouvernement de l’importante colonie du Canada, où il n’arriva qu’en 1726, et dont les rênes lui furent remises par le baron de Longueuil qui les tenait depuis la mort du dernier gouverneur.

L’intendant Begon, que M. de Chazel venait relever, eut pour successeur M. Dupuy, maître des requêtes, ancien avocat général au conseil du roi, et fidèle disciple de l’esprit et des doctrines des parlemens de France. Il ne fut pas plutôt entré en fonctions, qu’il voulut augmenter l’importance du conseil supérieur dans l’opinion publique, inspirer à ses membres les sentimens d’un haut respect pour leur charge, et raffermir en eux cette indépendance de caractère qui sied si bien à une magistrature intègre, et qui a fait regarder les parlemens français comme les protecteurs, les défenseurs nés du peuple.

Jaloux des droits de la magistrature, esclave de la règle, le nouvel intendant ne fut pas longtemps dans le pays sans se voir aux prises avec plusieurs des autorités publiques, accoutumées à jouir d’une assez grande latitude dans leurs actes, et à exercer leurs pouvoirs plus suivant l’équité ou la convenance que suivant l’expression rigide de la lettre. Le premier différend grave qui s’éleva ainsi, naquit d’une circonstance fortuite, la mort de l’évêque de Québec, M. de St.-Vallier, qui avait succédé en 1680 à M. de Laval, forcé à la retraite par son grand âge et ses infirmités. Cette longue querelle que nos historiens ont ignorée, car aucun d’eux n’en fait mention[11], souleva le clergé et le gouverneur contre le conseil dirigé par M. Dupuy. En général le gouverneur et l’intendant étaient opposés l’un à l’autre ; c’étaient deux rivaux attachés ensemble par la politique royale pour s’observer, se contenir, se juger ; si l’un était plus élevé en rang, l’autre possédait plus de pouvoir, si le premier avait pour courtisans les hommes d’épée, l’autre avait les hommes de robe et les administrateurs subalternes ; mais ce système en rassurant la jalousie du trône, devait désunir à jamais ces deux grands fonctionnaires, mal que rien ne pouvait compenser. Jusqu’à présent l’intendant s’est rangé du côté du parti clérical ; aujourd’hui M. Dupuy occupe la position du gouverneur qui s’est rallié au clergé.

L’évêque de Québec mourut en décembre 1727, pendant l’absence de M. de Mornay, son coadjuteur depuis 1713. M. de Lotbinière, archidiacre, se préparait à faire les obsèques du prélat, en sa qualité de grand vicaire, lorsque le chapitre prétendit que ses fonctions avaient cessé comme tel par le décès de l’évêque ; que le siége épiscopal était vacant, et que c’était à lui, le chapitre, à régler tout ce qui avait rapport à l’inhumation du pontife et à l’élection de son successeur.

L’archidiacre repoussa cette prétention ; et sur le refus que l’on fit d’obtempérer aux ordres qu’il donnait en sa qualité de grand vicaire, il fit assigner devant le conseil supérieur, c’est-à-dire devant l’autorité civile, le chapitre pour répondre de sa rébellion. Le chapitre se contenta de déclarer avec dédain qu’il ne reconnaissait aucun juge en Canada capable de prendre connaissance des motifs du différend élevé entre lui et le plaignant, qu’il ne pouvait être traduit que devant l’official du diocèse, et qu’il en appelait au roi en son conseil d’état. C’était l’ancienne prétention cléricale de récuser les tribunaux civils ordinaires. M. Dupuy la traita de monstrueuse, le conseil supérieur tenant, disait-il, en ce pays la place des parlemens français, qu’il fallait reconnaître avant de pouvoir en appeler à la couronne. Des scènes de scandale suivirent ces premières altercations. Le chapitre se rendit tumultueusement, à la tête d’une foule de peuple, à l’Hôpital-Général, à l’entrée de la campagne, où était déposé le corps de l’évêque, auprès duquel il avait défendu aux fidèles d’aller prier ; il se précipita avec fracas dans la chapelle, manda devant lui la supérieure du monastère, la suspendit de ses fonctions et mit le couvent en interdit, afin d’empêcher sans doute la cérémonie des obsèques. Tout cela dénotait peu de respect pour la mémoire du chef du clergé que l’on venait de perdre, et rappelait aux plaisans quelques unes des scènes du Lutrin.

Cependant le conseil supérieur rendait son arrêt (janvier 1728) sur la vacance du siége épiscopal, qu’il déclara rempli attendu l’existence de M. de Mornay, coadjuteur et successeur désigné du dernier évêque, lequel avait même en cette qualité gouverné les missions de la Louisiane. Le chapitre se trouvait par là privé de faire aucun acte de juridiction diocésaine. Il avait bien bravé le conseil lors de l’inhumation, à présent que l’on était à l’important de l’affaire, il ne balança pas à se mettre en pleine insurrection contre lui. En conséquence, M. de Tonnancourt, chanoine de la cathédrale, monta en chaire le jour de l’Épiphanie avec un mandement contre l’intervention du pouvoir civil, qu’il lut aux fidèles, avec ordre à tous les curés de le publier au prône de leurs paroisses respectives. L’intendant fit informer immédiatement contre le chanoine audacieux. Toute la rivalité jalouse qui existait en France entre le clergé et les parlemens toujours quelque peu libéraux et jansénistes, se manifesta dans cette dispute, qui du reste n’eût intéressé que la chronique religieuse et les légistes canoniques, si, à cette phase de son progrès, le gouverneur ne fût intervenu tout à coup pour interrompre le cours des tribunaux. M. de Beauharnais alla beaucoup plus loin que M. de Frontenac dans cette intervention dangereuse. Il se déclara le champion du chapitre. Il se rendit le 8 mars au conseil supérieur avec son secrétaire par lequel il fit lire une ordonnance interdisant à ce corps toute procédure ultérieure dans l’affaire du clergé, et cassant les arrêts qui avaient déjà été rendus. Il voulut aussi imposer silence au procureur général. Cette haute cour tint en cette circonstance grave, une conduite pleine de dignité. Elle ordonna d’abord au secrétaire du gouverneur de se retirer, parcequ’il ne faisait pas partie du conseil ; elle protesta ensuite contre l’insulte faite à la justice ; et, par une déclaration motivée en présence du gouverneur lui-même, dans laquelle elle qualifia ses prétentions de téméraires autant que nouvelles dans la colonie, elle résolut de porter ses plaintes au roi de l’atteinte faite à l’indépendance et à l’autorité des tribunaux.

Le gouverneur sortit irrité. Il fit publier à la tête des troupes et des milices des villes et des campagnes, son ordonnance d’interdiction avec défense de recevoir les arrêts du conseil supérieur sans son ordre exprès. Le conseil répondit par une contre-ordonnance du 27 mars (1728) dans laquelle on trouve ces mots : « Les peuples savent bien et depuis longtemps que ceux qui ont ici l’autorité du prince pour les gouverner, ne peuvent en aucun cas se traverser en leurs desseins ; et que dans les occasions où ils sont en diversité de sentimens pour les choses qu’ils ordonnent en commun, l’exécution provisoire du projet différemment conçu, dépend du district dans lequel il doit s’exécuter ; de sorte que si le conseil supérieur a des vues différentes d’un gouverneur général en chose qui regarde la justice, c’est ce que le conseil ordonne qui doit avoir son exécution ; et de même s’il y a diversité de sentiment entre le gouverneur général et l’intendant sur des choses qui les regardent en commun, les vues du gouverneur général prévaudront si ce sont choses purement confiées à ses soins, telle qu’est la guerre et la discipline militaire hors de laquelle, étant défendu au gouverneur général de faire aucune ordonnance telle qu’elle soit, il ne peut jamais faire seul qu’une ordonnance militaire. Les ordonnances de l’intendant doivent de même s’exécuter par provision, quand ce dont il s’agit est dans l’étendue de ses pouvoirs, qui sont la justice, la police et les finances, sauf à rendre compte au roi de part et d’autre chacun en son particulier, des vues différentes qu’ils auront eues, à l’effet que le roi les confirme ou les réforme à son gré. Telle est l’économie du gouvernement du Canada[12]. »

Le conseil maintint la position qu’il avait prise, et sévit contre les rebelles. Quelques uns de ses membres cependant furent gagnés ou intimidés par M. de Beauharnais ; et l’un d’eux, le nommé Crespin, après avoir voté avec ses collègues, refusa de remplir certaines fonctions qu’ils lui avaient déférées temporairement dans la conduite du grand procès qui les occupait. On l’interdit. Cela se passait le 6 avril. Le 30 mars les troupes avaient été appelées une seconde fois sous les armes, et les officiers avaient déchiré à coups d’épée les nouveaux arrêts et les nouvelles ordonnances du conseil. Le gouverneur était résolu d’aller aux dernières extrémités. Les prisons furent forcées et tous les décrétés par justice du tribunal furent élargis et reçus au château St.-Louis. Les officiers qui osèrent désapprouver cette conduite furent mis aux arrêts. Non encore content, M. de Beauharnais, qui était à Montréal, adressa le 13 mai une lettre de cachet à son lieutenant à Québec, pour exiler les deux conseillers les plus opiniâtres, l’un M. Gaillard, à Beaupré, et l’autre M. d’Artigny à Beaumont. Ce coup d’état, qui était heureusement un fait inouï dans le pays, y fit une grande sensation. Jusqu’alors le cours de la justice avait été rarement interrompu, du moins avec cet éclat qui nous rappelle une triste époque, l’interdiction des deux juges canadiens de Québec en 1838. Le gouverneur voulait rendre le conseil incompétent en le réduisant à moins de cinq membres actifs, nombre nécessaire pour rendre les arrêts. L’intendant publia aussitôt une autre ordonnance (29 mai) en sa qualité de président et de seul chargé de le convoquer, pour enjoindre à tous ses membres de rester à leur poste, sous peine de désobéissance, et de ne tenir aucun compte de l’ordre illégal du gouverneur.

Le conseil se trouva ainsi en opposition à ce dernier et à la majorité du clergé. Les Récollets inclinant ordinairement pour le pouvoir civil, se rangèrent cette fois avec l’autorité militaire et ecclésiastique. Les Jésuites, contre leur usage, se tinrent, à ce qu’il paraît, à l’écart et observèrent une prudente réserve. Le roi avait été saisi de l’affaire dès le commencement, et l’on sut bientôt à quoi s’en tenir sur la conduite que suivrait le ministère. Ce qui se passait alors en France était d’ailleurs un avertissement suffisant pour les plus clairvoyans.


Le cardinal de Fleury avait remplacé le cardinal Dubois à la tête des affaires. Par une espèce d’ironie l’immoral Louis XV ne voulait être servi que par des cardinaux. Le nouveau ministre tâchait d’apaiser les troubles religieux qui agitaient le royaume à l’occasion de la bulle unigenitus. Cette bulle proclamait l’infaillibilité du pape ; et le cardinal avait promis de se vouer à sa défense pour obtenir le chapeau. « Comme prêtre, dit un auteur, il oublia qu’il se devait à la France et non à la cour de Rome ; il se fit juge opiniâtre des consciences, quand il ne fallait être que conciliateur. Il avait des vues bornées, peu de génie, beaucoup d’égoïsme ; il craignait les Jésuites et les servait afin de ne pas les avoir pour ennemis ».


Le concile provincial d’Embrun tenu en 1727, ayant condamné l’évêque de Senez, accusé d’avoir attaqué la fameuse bulle, le parlement et le barreau s’élevèrent contre le jugement, le parlement qui bravait alors la cour de Rome, en refusant la légende de Grégoire XII béatifié à la sollicitation des Jésuites, et qui s’élevait devant le cardinal comme l’opposant de ses vues. On conçoit quelle amertume cette conduite laissait dans le cœur du ministre, et dans quelle disposition d’esprit il reçut la nouvelle des démêlés entre le chapitre et le conseil supérieur de Québec, image du parlement de Paris. La querelle canadienne se confondit à ses yeux avec la querelle française. M. Dupuy fut immédiatement rappelé, et l’ordre envoyé, dès le 1 juin 1728, au conseil supérieur de lever les saisies du temporel des chanoines et curé de la cathédrale, qu’il avait ordonnées dans le cours des procédures.

Il y eut alors dans ce conseil un revirement d’opinion peu honorable pour ses lumières ou pour son indépendance. M. d’Artigny et M. Gaillard, s’étant présentés pour y prendre place comme à l’ordinaire, furent informés par M. Delino, qui le présidait en l’absence de son chef disgracié, qu’il avait été décidé qu’ils ne pourraient être admis jusqu’à ce que le roi se fût prononcé au sujet de la lettre de cachet du marquis de Beauharnais du 13 mai. Cette suspension dura jusqu’à l’arrivée du nouvel intendant, M. Hocquart, l’année suivante[13].

Tel fut le dénoûment de ce différend, dans lequel le conseil finit par jouer un rôle servile qui ne caractérise que trop souvent les autorités coloniales. M. Dupuy avait, aux premiers avis, remis sa charge afin de ne point partager la honte de ces rétractations.

Quant à l’élection de l’évêque, la position prise par l’autorité civile fut maintenue, puisque M. de Mornay succéda à M. de St.-Vallier en vertu de son droit de second dignitaire du diocèse. Cependant il ne vint point en Canada. M. Dosquet, nommé évêque de Samos, arrivé avec M. Hocquart en 1729, y fit les fonctions de pontife comme coadjuteur jusqu’en 1735, époque de la résignation de M. de Mornay et de la sienne. M. de Pourroy de l’Auberivières fut choisi pour remplir le siége vacant ; mais il mourut en arrivant à Québec en 1730. Enfin il eut pour successeur M. Dubreuil de Pontbriant, le premier Canadien qui ait porté la mitre. Sa nomination interrompit ces mutations fréquentes de la première charge ecclésiastique du pays.

Depuis 14 ans aucune expédition militaire n’avait appelé les Canadiens sous les drapeaux. C’était une chose inouïe dans nos annales. Mais tout à coup, en 1728, le bruit du tambour retentit sur les places publiques, et annonça aux habitans qu’il se passait quelque chose d’inaccoutumé parmi les peuplades de l’Occident. On sut bientôt en effet que c’était une des nations du Michigan qui avait pris les armes, les Outagamis. On demandait seulement quelques hommes de bonne volonté, qui se présentèrent. Cette expédition, quoique composée d’un petit nombre de guerriers, avait, comme la plupart de celles où s’étaient déjà distingués les Canadiens, quelque chose de vaste qui frappait l’imagination du soldat par l’immense distance et la solitude des pays à parcourir. Elle se mit en route pour le pays des Outagamis, nation farouche et cruelle. C’étaient les Iroquois, c’étaient surtout les colonies américaines brûlant de s’emparer du Détroit, qui l’avaient armée au commencement du siècle contre les Canadiens, qui la connaissaient à peine. « Ce peuple aussi brave que l’Iroquois, moins politique, beaucoup plus féroce, qu’il n’a jamais été possible, ni de dompter, ni d’apprivoiser, et qui semblable à ces insectes, qui paraissent avoir autant d’âmes que de parties de leurs corps, renaissent pour ainsi dire après leur défaite », ce peuple se trouvait partout, et était devenu l’objet de la haine de toutes les nations de ce continent. Depuis vingt-cinq ans les Outagamis ou Renards interrompaient le commerce, et rendaient les chemins presqu’impraticables à plus de cinq cents lieues à la ronde. Ils avaient presque tous été détruits dans la guerre de 1712, par M. Dubuisson. Le peu qui avait échappé au massacre, rôdait continuellement dans le voisinage des postes français. Ils infestaient par leurs brigandages et leurs meurtres, non seulement les rives du lac Michigan, mais encore toutes les routes qui conduisaient du Canada à la Louisiane, entravant par là gravement le commerce. Une seconde expédition entreprise contre eux deux ans après, par ordre de M. de Vaudreuil, et conduite par M. de Louvigny, lieutenant du roi à Québec, n’avait fait que les arrêter pendant un temps. Elle s’était terminée par un traité que ce commandant signa avec eux, suivant ses instructions, et par lequel il les obligea à céder leur pays à la France. Mais cela n’empêcha pas ces Sauvages de reprendre bientôt leurs anciennes habitudes de pillage, et de commettre des hostilités partout où ils se trouvaient. Ils engagèrent même plusieurs autres tribus à suivre leur exemple. M. de Beauharnais poussé à bout jura de les exterminer. Mais comment saisir des hommes nomades, qui n’ont point d’asile fixe, et qui s’échappent et disparaissent dans des régions inconnues sans qu’on puisse suivre leur trace ?

C’est ce que l’on essaya. 450 Canadiens et 7 à 8 cents Sauvages, commandés par M. de Ligneris, entrèrent sur leur territoire. Une portion de cette petite armée s’était mise en route, au commencement de juin, de Montréal. Elle avait remonté la rivière des Outaouais en canot, avait traversé le lac Nipissing, pénétré, par la rivière aux Français, dans le lac Huron, et traversé ce lac après y avoir été rejointe par le reste des Indiens. Arrivée à Michilimackinac le 1 août, elle débarquait enfin le 14 à Chicago, au fond du Michigan, après deux mois et neuf jours de marche.

Les premiers ennemis qu’elle eût à combattre, furent les Malhomines ou Folles-Avoines, ainsi nommés parcequ’ils se nourrissaient d’une espèce de riz qui croît en abondance dans les plaines marécageuses situées au sud du lac Supérieur. Le lendemain cette tribu, que les Outagamis avaient entraînée dans leur alliance, se présenta rangée en bataille sur le rivage pour s’opposer au débarquement des Français. Mais à peine leurs canots eurent-ils touché la terre, que les Canadiens et leurs alliés saisissant leurs haches et leurs fusils, s’élancèrent vers les Malhomines avec de grands cris. La mêlée fut vive mais courte, et l’ennemi partout rompu, fut complètement défait après avoir essuyé de grandes pertes.

Le bruit de l’arrivée et de la victoire de M. de Ligneris se répandit au loin en un instant. Toutes les tribus prirent la fuite, et celle des Outagamis une des premières. On se mit à sa poursuite ; on remonta la rivière aux Renards jusqu’à sa source, l’on s’avança jusqu’à la dernière bourgade de cette nation, sur une rivière qui tombe dans le Ouisconsin, à une trentaine de lieues du Mississipi. L’on trouva partout les villages déserts. Ne pouvant atteindre les habitans, l’on assouvit sa rage sur leurs villages et sur les dépôts de maïs qu’ils avaient laissés derrière eux ; le pays fut partout ravagé afin de leur ôter tout moyen de subsistance. Pas une bourgade, pas une cabane, n’échappa à la flamme. Cette irruption brusque et dévastatrice rendit, du moins pour quelque temps, la paix à ces contrées, et la sûreté aux communications entre le Canada et la Louisiane, qu’il entrait dans le plan de la France plus que jamais de rapprocher et de tenir unis.

Tandis que le gouvernement prenait ainsi des mesures pour la protection de la Nouvelle-France et de la Louisiane, il ne perdait pas de vue l’honorable mission qu’il s’était imposée, la découverte et l’exploration de tout l’intérieur de l’Amérique septentrionale. On avait découvert les deux grands fleuves et tous les grands lacs de cette partie du Nouveau-Monde ; on avait remonté à une grande distance les tributaires du Mississipi qui prennent leurs sources dans les Montagnes-Rocheuses ; on ambitionnait la gloire d’atteindre la mer Pacifique. Déjà un Sauvage Yasou, au rapport de Lepage Dupratz, avait fait ce voyage. Une pareille entreprise avait aussi été formée plusieurs fois chez les Français. M. de Beauharnais voulut enfin s’en occuper sérieusement et l’accomplir. Le pire lui semblait fait ; il croyait le reste chose facile ; l’on supposait alors le continent bien moins large au nord qu’il ne l’est en effet ; et que la mer, au lieu de reculer vers l’ouest, se rapprochait de l’est en s’élevant au pole. La figure de l’extrémité méridionale de l’Amérique, qui finit en pointe à la terre de Feu, et la longitude de la partie alors connue de ses côtes occidentales, partie qui ne venait guère en deçà du Mexique, pouvaient faire tomber dans cette erreur.

Quoiqu’il en soit, le gouverneur, sous l’inspiration du ministre, M. de Maurepas, résolut d’envoyer une expédition pour tenter cette découverte, et il choisit M. de la Vérandrye pour en être le chef. Cet homme qui ne possédait ni l’énergie ni la noble ambition de la Salle et de Perrot, avait néanmoins l’expérience des voyages, et l’on pouvait espérer un résultat satisfaisant. Il partit en 1738 avec ordre de prendre possession des pays qu’il découvrirait, pour le roi, et d’examiner attentivement quels avantages l’on pourrait retirer d’une communication entre le Canada ou la Louisiane et l’océan Pacifique. Le gouvernement avait l’intention de prolonger la ligne des postes de traite jusque sur cette mer. Les regards des Européens sans cesse tournés vers l’Occident, semblaient chercher cette terre promise qui avait embrasé le génie de Colomb, ce ciel mystérieux, et qui fuit toujours, vers lequel comme une puissance magique pousse continuellement la civilisation

M. de la Vérandrye passa par le lac Supérieur, longea le pied du lac Winnipeg, et remontant ensuite la rivière des Assiniboils, s’avança vers les Montagnes-Rocheuses qu’il n’atteignit pas cependant, s’étant trouvé mêlé dans une guerre avec les naturels dans laquelle il perdit une partie de ses gens, ce qui l’obligea d’abandonner son entreprise. Ce voyageur raconta ensuite au savant suédois, Kalm, qui visitait le Canada en 1749, qu’il trouva dans les contrées les plus reculées qu’il avait parcourues, et qu’il estimait être à 900 lieues de Montréal, de grosses colonnes de pierre d’un seul bloc, quelquefois appuyées les unes contre les autres, et d’autres fois superposées comme celles d’un mur ; que ces pierres n’avaient pu être disposées ainsi que de main d’homme, et qu’une d’elles était surmontée par une autre fort petite n’ayant qu’un pied de long sur quatre ou cinq pouces de large, portant sur deux faces des caractères inconnus. Cette petite pierre fut envoyée au secrétaire d’état, à Paris. Plusieurs des Jésuites qui l’avaient vue en Canada, assurèrent à Kalm que les lettres qui y étaient gravées, ressemblaient parfaitement à celles des Tartares. Les Sauvages ignoraient par qui ces blocs avaient été apportés là, et disaient qu’on les y voyait depuis un temps immémorial. L’origine tartare des caractères paraît très probable à Kalm ; elle semblerait en effet confirmer l’hypothèse d’une émigration asiatique, de qui serait descendue au moins une partie des tribus sauvages de l’Amérique.

L’on donna au pays découvert par M. de la Vérandrye, le nom de « Pays de la mer de l’Ouest », parce que l’on crut n’être pas bien éloigné de cette mer ; et on y établit une chaîne de petits postes pour contenir les Indigènes et faire la traite des pelleteries. Le plus reculé fut d’abord celui de la Reine, à 100 lieues à l’ouest du lac Winnipeg sur la rivière des Assiniboils ; on en construisit ensuite trois autres en gagnant toujours le couchant ; le dernier prit le nom de Paskoyac, de la rivière sur laquelle il était assis.

Sous l’administration de M. de la Jonquière, une nouvelle expédition fut mise sur pied pour la même fin. L’intendant Bigot était alors en Canada ; il forma, pour faire la traite en même temps que des découvertes, une société composée du gouverneur et de lui-même, de MM. Breard, contrôleur de la marine, Legardeur de St.-Pierre, officier plein de bravoure et fort aimé des Indiens, et de Marin, capitaine décrié par sa cruauté, mais redouté de ces peuples. Ces deux derniers furent chargés de l’œuvre double de l’association. Marin devait remonter le Missouri jusqu’à sa source, et de là suivre le cours de la première rivière sur laquelle il tomberait, qui irait se jeter dans l’Océan. St.-Pierre passant par le poste de la Reine, devait aller le rejoindre sur le bord de cette mer à une certaine latitude. Mais tout cela était subordonné à la spéculation pour laquelle on s’était associé, c’est-à-dire que les voyageurs interrompraient l’expédition dès qu’ils auraient amassé assez de pelleteries. Ils ne furent pas loin, et ils revinrent chargés d’une riche moisson. Les associés firent un profit énorme. M. Smith fait monter la part seule du gouverneur à la somme prodigieuse de 300,000 francs. La France ne retira rien de cette expédition, dont l’État fit tous les frais.

Cependant l’attitude que prenaient les colonies françaises et anglaises devenait de plus en menaçante, et la tournure des affaires en Europe annonçait une rupture prochaine entre les deux nations. La question des frontières, tenue en suspens par l’impossibilité de concilier les prétentions avancées de part et d’autre, laissait depuis longtemps les colons dans l’attente des hostilités. Dès 1785, M. Raensalaer, patron ou seigneur d’Albany, sous prétexte de voyager pour son amusement, et dans la prévision de la reprise des armes, vint en Canada, et informa secrètement le gouverneur que dans les dernières guerres, l’on avait ménagé leur pays, et que M. de Vaudreuil avait recommandé à ses alliés de n’y pas faire de courses ; que la Nouvelle-York avait fait la même chose de son côté, et qu’elle était encore disposée à en user de même.

En 1740 la guerre était devenue encore plus probable. M. de Beauharnais avait, sur les ordres de la cour, fait mettre les forts de Chambly, St.-Frédéric et Niagara en état de défense. Il travaillait aussi depuis longtemps à resserrer davantage les liens qui unissaient les Sauvages aux Français. Il tint à cet effet de longues conférences avec eux (1741), dans lesquelles il put s’assurer, que, s’ils n’étaient pas tous très attachés à notre cause, la puissance croissante de nos voisins, excitait leur inquiétude et leur jalousie. L’on faisait bien de ménager, de rechercher même ces peuples qui, d’après un dénombrement fait en 1736, de toutes leurs tribus depuis les Abénaquis jusqu’aux Mobiles, comptaient 15,675 guerriers.

  1. Procédures judiciaires déposées aux archives provinciales. Entre autres cas, nous avons remarqué ceux d’Antoine Hallé et du nommé Gaulet, accusés de vol en 1730, et celui de Pierre Beaudouin dit Cumberland, soldat de la compagnie de Lacorne, accusé d’avoir mis le feu aux Trois-Rivières en 1752. Ce dernier fut déshabillé et mis dans des brodequins, espèce de torture qui consistait à comprimer les jambes. Le nombre des questions à faire était fixé, et à chacune d’elles le supplice augmenté. M. Faribault s’occupe à recueillir quelques unes de ces procédures, et à les mettre en ordre pour les conserver. Rien ne sera plus propre à l’étude de la jurisprudence criminelle sous le régime français, que ces pièces authentiques. Elles révéleront à un homme de loi les qualités bonnes ou mauvaises de cette jurisprudence. Si le volume des écritures est un signe de sa bonté, on peut dire vraiment que le droit criminel qui régissait nos ancêtres était un des plus parfaits.
  2. Documens de Paris.
  3. L’on trouvera le résumé de ceux de 1719, 20 et 21 dans l’Appendice (A).
  4. Documens de Paris.
  5. Documens de Paris.
  6. Charlevoix était de la même opinion, car dans une lettre qu’il écrivit à la duchesse de Lesdiguières lorsqu’il voyageait en Canada huit ans après le traité d’Utrecht, il s’exprime ainsi. « Les Abénaquis ou Canibas voisins de la Nouvelle-Angleterre ont pour plus proches voisins les Etchemins ou Malécites, aux environs de la rivière de Pentagoët, et plus à l’est sont les Micmacs ou Souriquois, dont le pays propre est l’Acadie, la suite de la côte du Golfe St.-Laurent jusqu’à Gaspé » etc.
  7. Lettre du 9 juillet 1718 : Documens de Londres.
  8. I will do my endeavour écrit M. Burnet au Bureau du commerce, in the spring without committing hostility, to get our Indiens to demolish it. This place is of great consequence for two reasons, 1st. because it keeps the communication between Canada and Mississipi by the river Ohio open, which else our Indians would be able to intercept at pleasure, and 2d. if it should be made a fort with soldiers enough in it, it will keep our Indians from going over the narrow part of the lake Ontario by this only pass of the Indians without leave of the French, wo that if it were demolished the far Indians would depend on us".

    Documens de Londres.

  9. Documens de Paris. — Journal historique de Charlevoix.
  10. Lettre de M. Dupuy, intendant 1727.
  11. J’en ai trouvé tous les détails dans les régistres du conseil supérieur, et dans une pièce consignée dans l’Appendice (B) de ce volume, découverte pur M. Faribault dans les archives provinciales. Les limites précises des pouvoirs du gouverneur et de l’intendant qu’on a eu tant de peine à fixer, sont indiquées avec clarté dans plusieurs documens de ce grand procès.
  12. « Le gouverneur et lieutenant général dans le Canada n’a aucune autorité sur les cas d’amirauté, et nulle direction sur les officiers qui rendent la justice ». — Règlement de 1684 signé du roi et du grand Colbert, et un grand nombre d’autres règlemens rendus depuis dans le même sens.
  13. Registres de l’intendant, Registres du conseil supérieur.