Histoire du Canada et des Canadiens français/Partie 2/Chapitre 7

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CHAPITRE VII


L’avenir du Canada français.


Nous voici parvenus au terme de cette étude. Nous avons suivi depuis ses origines, à travers les luttes et les crises de son histoire, ce peuple intéressant, fils du nôtre et qui a su conserver intacts, au milieu des conjonctures les plus contraires, l’esprit, la langue et les mœurs que nous lui avons transmis. Nous avons admiré l’énergie des premiers colons dans leurs efforts pour la conquête de ce sol sévère que leur offrait tour à tour et leur disputait l’Indien capricieux et farouche. Nous avons suivi, dans leurs courses aventureuses, ces hardis voyageurs, ces intrépides « coureurs des bois » qui s’enfonçaient dans les forêts profondes, remontaient dans leurs canots d’écorce lacs et forêts, et traçaient de leur pied infatigable les premiers chemins de la civilisation sur le vaste continent américain. Nous avons noté la jalousie grandissante de l’Angleterre en face de ces établissements des Français qui, des froids rivages du détroit de Belle-Île jusqu’aux bouches du Mississipi, sous le ciel brûlant de la Louisiane, formaient une chaîne ininterrompue, dont les anneaux étaient ces postes militaires que défendaient, avec une intrépidité si insouciante de la mort, ces soldats raccolés un peu partout dans nos provinces et qui justifiaient si bien leurs sobriquets ordinaires : La Déroute, la Liberté, Trompe-la-mort, Sans-façon, Va-de-bon-cœur ! Nous avons vu comment cette jalousie de l’Angleterre, excitée par les animosités de ses propres colons, s’était de plus en plus traduite en actes et en conflits, en dépit des assurances d’amitié qu’échangeaient souvent les cabinets de Londres et de Versailles. Nous avons dit comment la frivolité aveugle de la cour de Louis XV finit par lâchement abandonner, en laissant succomber sous le nombre ses vaillants défenseurs, la Nouvelle France d’Amérique, ces « quelques arpents de neige », disait le courtisan Voltaire, qui avaient été arrosés de la sueur et du sang de tant de bons Français. Nous avons dit aussi comment le gouvernement de Louis XVI laissa échapper, lors de la guerre de l’indépendance américaine, une occasion unique de ressaisir sur les Anglais cette perte de la couronne coloniale de l’ancienne France, et comment les Canadiens français, de leur côté, laissèrent passer — par crainte ou défiance de leurs voisins, — le moment, propice de reconquérir leur indépendance et d’assurer à leur race la possession d’un vaste État qui aurait pu embrasser dans ses limites toute la partie de l’Amérique du Nord située au-dessus du 42e degré de latitude. Nous avons suivi avec intérêt les péripéties par lesquelles a passé, depuis lors, la race canadienne-française et dont quelques-unes lui ont fait durement sentir et expier cette erreur de jugement et de conduite. Nous avons vu comment, menacés un moment d’être étouffés sous la poussée de l’immigration anglaise et sous les prétentions exorbitantes de ces immigrés, les Canadiens français ont pourtant triomphé de tous les dangers qui entouraient leur nationalité, ont conquis des droits égaux à ceux de leurs dominateurs, finalement ont maintenu leur prépondérance dans toute la province de Québec et repris un pied important dans toutes les autres provinces qui composent actuellement la Confédération ou Puissance du Canada.

Une question se pose en finissant : Quel est l’avenir de cette nationalité franco-canadienne ? Qu’adviendra-t-il de ces deux millions d’hommes de race et de langue française, dont la moitié se groupe en masse compacte sur les deux rives du Saint-Laurent, dont l’autre moitié est disséminée un peu partout dans toute la partie septentrionale de l’Amérique du Nord, mais avec des centres de groupement importants sur les côtes du golfe Saint-Laurent, dans l’ouest de la province d’Ontario, dans la région du nord-est des États-Unis, enfin dans le Manitoba et les territoires du Nord-Ouest canadien ? Conserveront-ils la vitalité puissante qui les a jusqu’à présent caractérisés et transmettront-ils à leurs descendants le trésor de leur langue, de leur littérature, de leurs traditions, de tout ce qui fait la race, ou bien — cédant à la pression de ce monde anglo-américain auquel ils se trouvent mêlés, et vis-à-vis duquel, pris dans son ensemble, ils ne forment qu’une faible minorité, — perdront-ils peu à peu leurs traits distinctifs, pour se fondre, plus ou moins confusément, dans la masse qui les entoure ? En un mot, continueront-ils ou non de former un peuple à part et dans le cas de l’affirmative quelles pourront bien être, sur le continent américain, les destinées de ce peuple, les chances de son expansion, les frontières probables de son apanage, les perspectives de ses relations futures tant avec son ancienne mère-patrie qu’avec la grande République américaine et avec le gouvernement britannique dont il accepte encore aujourd’hui la suzeraineté nominale ? C’est à ces diverses questions que nous voulons, dans ce dernier chapitre, essayer de répondre selon nos lumières.


Tout d’abord affirmons de nouveau que nous croyons profondément à l’avenir de la nationalité franco-canadienne. Les exemples sont rares dans l’histoire moderne de nationalités complètement absorbées, étouffées sous la pression de nations plus fortes, alors même qu’une prescription plusieurs fois séculaire semblerait avoir couvert les faits de conquête et d’oppression de leurs vainqueurs. Notre siècle, en particulier, a vu le réveil de plusieurs nationalités qu’on avait pu croire éteintes depuis plusieurs siècles et dont quelques-unes sont même arrivées à reconquérir, sur leurs antiques oppresseurs, leur pleine indépendance politique. Telle la Grèce, récemment arrondie de la Thessalie ; telles la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, délivrées du joug séculaire des Turcs. La constitution actuelle du royaume d’Autriche-Hongrie a rendu aux Hongrois l’indépendance nationale dont ils se montraient si justement jaloux et, à leur tour, les Tchèques de Bohême, les Moraves, les Galliciens, les Croates et Dalmates commencent, en face des Allemands et des Madgyars, à rappeler les souvenirs et à revendiquer les droits de leur origine slave. La Pologne, brutalement coupée en trois tronçons, reste toujours la Pologne et aspire à ressouder son unité brisée. Si le rêve du panslavisme se réalise un jour, il aura à réclamer presque jusqu’aux portes de Berlin, dans le haut bassin de la Sprée et dans la forêt de la Lusace, les débris persistants de la nation wende, mais il serait juste en retour qu’il rendît leur indépendance aux Finlandais, aux Esthoniens, aux Lettes, aux Lithuaniens, qui ne sont guère plus russes que les Messins ne sont prussiens. Car, après des siècles et des siècles de conquête et d’administration étrangère, ces races, malgré l’absence pour quelques-unes d’une littérature nationale, malgré l’état d’infériorité sociale de leurs représentants, se maintiennent avec une énergie incroyable, rien n’étant persistant et vivace sur terre comme le sentiment de la nationalité.

Or, si ce sentiment devient de plus en plus le pivot de l’histoire et si, comme nous l’avons vu, des nationalités depuis longtemps vaincues et opprimées se sont réveillées de nos jours avec une telle énergie que la diplomatie européenne — fort peu disposée pourtant, comme on le sait, à prendre le parti des opprimés contre les oppresseurs, — a dû consacrer pourtant leur indépendance politique, il n’est pas probable qu’un peuple qui a désormais, comme c’est le cas des Canadiens français, tous les organes de la vie et qui, sous la suzeraineté purement apparente et nominale de la Grande-Bretagne, jouit d’une indépendance politique très réelle et s’administre à peu près comme il l’entend, — il n’est pas probable, disons mieux : il est impossible que ce peuple, surtout quand il réunit les conditions de force, de santé morale, d’intelligence, de patriotisme qui distinguent nos cousins du Canada — s’abandonne lui-même, et se laisse jamais dominer, étouffer par ses voisins d’une langue et d’une origine différente. Le passé, à ce point de vue, répond de l’avenir. Quand on se rappelle que les deux millions de Canadiens français d’aujourd’hui (nous comprenons les Acadiens dans ce chiffre) descendent tous ou presque tous de ces dix mille colons Saintongeais, Poitevins, Bretons, Percherons, Normands, transportés de 1608 à 1703 sur les côtes d’Amérique ; quand on a vu avec quelle fermeté et quelle habileté tout à la fois, ces fils de laboureurs, abandonnés du même coup par leur métropole et par l’aristocratie de la colonie, ont maintenu contre la politique tour à tour astucieuse et violente du gouvernement anglais, leurs franchises, leurs institutions héréditaires, et ont enfin, après de longues luttes, reconquis leur autonomie, on ne peut qu’admirer une si merveilleuse force d’expansion et de résistance ; et comme il n’est pas probable que leurs qualités les abandonnent tout à coup, il n’y a aucune raison de penser que l’avenir ne répondra pas aux promesses du passé et aux espérances du présent.

Pour nous placer à ce seul point de vue, que la fécondité de la population franco-canadienne demeure pendant cent ans encore ce qu’elle a été depuis un siècle et comme, par le seul excédant des naissances sur les décès, cette population se double tous les vingt-cinq ans, les statisticiens auront à relever l’existence, dans vingt-cinq ans, de quatre millions ; dans cinquante ans, de huit millions ; dans soixante-quinze ans, de seize millions ; dans cent ans, de trente-deux millions d’âmes. De la sorte, — si les proportions dans les tables de population restaient ce qu’elles ont été pendant les cinquante dernières années, — la population de la Nouvelle-France d’Amérique atteindrait ou même dépasserait, à la fin du XXe siècle, la population si malencontreusement stationnaire de la vieille France d’Europe.

Mais une objection s’offre d’elle-même au seuil de ces calculs de démographie comparée. Notre planète n’est pas indéfiniment extensible. Un jour viendra, et ce jour n’est peut-être pas très éloigné, où la terre comptera autant d’habitants qu’elle en peut nourrir. Les espaces autrefois incultes se resserrent ; les landes mêmes et les marécages se peuplent en Europe, les moindres oasis des déserts d’Afrique ont leurs habitants. En Asie, les plaines si incomparablement fertiles de la Chine et de l’Inde ont, dès maintenant, un trop plein de population, et l’on sait que les famines sont presque endémiques dans la vaste péninsule hindoustanique dont l’Angleterre s’est fait une ferme si lucrative. L’Australie et les îles de l’Océanie se sont vues en ce siècle envahies par la race indo-européenne devant laquelle fondent peu à peu, comme la cire au brasier, les races indigènes. Un phénomène semblable s’est produit dans les deux Amériques où la race indienne, de tout temps très clairsemée, n’a pu soutenir la concurrence de la race blanche et s’est presque complètement fondue, dissipée devant elle. L’audax Japeti genus, la race audacieuse de Japhet, qui a pris sa place sur le continent américain ne verra pas non plus s’étendre d’une façon illimitée ce far-west où se portent, de nos jours, les pas pressés des émigrants. Dans les vastes étendues des bassins du Mississipi et du Missouri, du Rio del Norte, des Colorados, de l’Orégon, etc. tous les lots susceptibles de culture seront bientôt répartis. La question se pose donc, — s’il est dans les destinées de notre planète de rouler encore sur son axe pendant plusieurs siècles en portant à sa surface les générations humaines, — de savoir où l’on trouvera la place pour héberger et nourrir ces milliards d’humains que la progression normale de la race fera de plus en plus pulluler sur notre globe ? Serait-il vrai, comme on l’a pronostiqué, que la destinée des générations futures fût de mourir de faim sur une planète trop étroite ? Nous ne nous engagerons pas dans l’examen de ces hypothèses peu rassurantes, et nous laissons à la Providence le soin de pourvoir, tant qu’elle le jugera bon, à la conservation de notre espèce. Nous ne rechercherons pas non plus à quels peuples, dans ces luttes pour l’existence que l’avenir réserve probablement à nos descendants, restera la victoire et la suprématie définitive. L’intelligence, le travail, la moralité, le courage, le nombre et la fécondité des races seront évidemment les éléments essentiels du succès dans ces rencontres, et il est probable qu’un partage se fera entre les races supérieures, qui répartira la terre entière entre dix ou douze grands États ou confédérations d’États. Quoi qu’il en soit de ces prévisions, il suffit à notre sujet d’établir que le peuple canadien français, quoi qu’il ne soit encore qu’un faible groupe dans l’ensemble des nationalités, est, par ses qualités physiques, morales et intellectuelles, des mieux armés pour ce struggle for life, et l’un de ses avantages particuliers est justement qu’il peut s’étendre pendant longtemps encore sur le continent d’Amérique sans s’y trouver trop à l’étroit et sans avoir à redouter l’excès de sa fécondité.

Les Canadiens français ont, en effet, cet avantage précieux de n’avoir pas de voisins ni par conséquent de rivaux (nous ne comptons pas les tribus d’Esquimaux ni d’indiens) dans toute l’immense région qui s’étend au nord des Laurentides et du lac Saint-Jean, région sévère, sans doute, d’un climat âpre et d’une fertilité douteuse, mais pas assez pourtant pour être inhabitable et pour ne pouvoir nourrir, un jour, quand nécessité fera loi, quelques millions d’hommes. Toute l’étendue du territoire qui s’étend au nord de l’Outaouais jusqu’à la baie d’Hudson et à la rivière de Rupert fait aussi partie du patrimoine désigné et pour ainsi dire exclusif, des Canadiens français. Que si, en s’avançant plus à l’ouest, par-delà le lac Supérieur, dans l’immense région qui se rattache au système hydrographique du lac Winnipeg, de l’Arthabaska et du Mackenzie, la race française a à compter dès à présent avec la concurrence de la race anglo-saxonne qui a posé en même temps qu’elle, ses premiers jalons sur ces étendues, il n’en est pas moins vrai que cette immense région s’ouvre et s’ouvrira pendant longtemps encore, sans obstacle, à tous les colons et descendants de colons qu’il plaira aux Canadiens français d’y envoyer. Après avoir dépouillé sur cette question de la colonisation du Nord-Ouest canadien, le dossier réuni par Mgr  Taché dans son Esquisse sur le Nord-ouest, M. de Lamothe s’exprime ainsi :

« En résumé, nous trouvons dans l’ancien département du Nord-Ouest près de cinquante millions d’hectares — l’étendue de la France — susceptibles de culture dans un avenir plus ou moins rapproché. Si l’on réfléchit que ces cinquante millions d’hectares cultivables sont adossés à près de quatre-vingt-cinq millions d’hectares de forêts ; qu’ils avoisinent, en outre, quinze millions de terres impropres à la culture, mais éminemment favorables à l’élevage en grand du bétail (le désert) ; qu’ils ont devant eux une superficie égale à près de six fois la France (trois cents millions d’hectares) de territoires de chasse, où des facilités de communication parviendront peut-être à créer une certaine activité industrielle par la découverte et l’exploitation des divers minerais que recèlent les roches primordiales du terrain laurentien ; on ne trouvera pas exagérée la fixation du chiffre de population que peut faire vivre la région du Nord-Est, à cinquante millions d’habitants à peu près, — au prorata des portions centrale et méridionale de la Russie d’Europe, situées à peu près sous la même latitude et dans les mêmes conditions de climat et de production.

« Ajoutez à cela les cent millions d’hectares des deux Canadas et des provinces maritimes, les immenses étendues, encore inexplorées pour la plupart, de la terre de Rupert et du Labrador, au nord de la Hauteur-des-Terres, et l’on arrivera aisément au chiffre de cent millions d’êtres humains pour la population future de l’Amérique anglaise du Nord. Si notre race maintient vis-à-vis de ses rivaux Anglo-Saxons, les proportions numériques d’aujourd’hui, c’est une nation néo-française de quarante millions d’âmes qui prospérera un jour au nord des grands lacs et du quarante-neuvième parallèle, si même, d’ici-là, la loi mystérieuse qui préside aux migrations des peuples ne déplace point l’équilibre au profit de la race la plus féconde et la plus septentrionale[1]. »

On le voit, la place n’est pas à la veille de manquer à l’expansion de la race franco-canadienne, celle-ci devînt-elle plus nombreuse que la postérité d’Abraham. Elle se trouve donc, à ce point de vue, dans des conditions d’avenir particulièrement favorables.

Mais si le développement de la race française dans l’Amérique du Nord ne saurait, de longtemps, être gêné par le manque d’espace ou l’insuffisante étendue de l’aire cultivable, ne pourrait-il être entravé par des obstacles tenant à la politique ? Battue dans des guerres d’invasion, conquise, administrée par ses vainqueurs, une nation risque bien, — témoin la Gaule d’autrefois, témoin l’Irlande dans les temps modernes, — de perdre avec son indépendance, sa langue et son caractère distinctif ; ou si, comme la Pologne morcelée, comme la Bohême pressée sur ses flancs par les Tudesques, elle sait maintenir les traits caractéristiques de sa race, elle s’alanguit, s’étiole et souffre sous le joug et sous la pression des étrangers.

Mais, à ce point de vue encore, les Canadiens français ont cette bonne fortune de n’avoir, autant qu’on en peut juger, rien à craindre des entreprises de leurs voisins. Si les Gaulois ont perdu leur langue au contact de la civilisation romaine, c’est que leur langue était l’instrument plus ou moins fruste de la pensée à peine éveillée d’un peuple barbare. Encore la vieille langue des Kymro-Celtes s’est-elle perpétuée, à travers dix-huit siècles, au fond de notre Bretagne, de même que dans les montagnes du pays de Galles et dans les Highlands de l’Écosse. Exemple merveilleux de la vitalité des langues même les moins littéraires et en apparence les plus barbares ! Mais si la langue des Gaulois et si celle des Basques, plus ancienne encore, ont pu, quoique sans monuments littéraires, — sans commerce possible avec d’autres langues sœurs, — braver l’effort des langues des conquérants, des administrateurs, des savants, des officiers, et se maintenir, comme un rocher de granit, au milieu du flot montant des langues modernes avoisinantes, — quelle résistance n’offrira pas le français, la langue dont Henri Estienne au XVIe siècle déjà, soutenait la « précellence » et qui, depuis lors, a si bien justifié son apologète par la quantité d’ouvrages de génie qu’elle amis au jour ! Cette précellence du français, qui en a fait la langue de la société polie de tous les pays, n’est pas près de disparaître. « Il est de plus en plus certain, écrit un auteur[2], que l’Europe demeurera toujours le centre principal de la civilisation. Or la langue anglaise, sur le continent européen, n’a pas grand avenir. Le caractère bien connu — et d’ailleurs si digne d’estime — des Anglais, n’est pas propre à répandre l’usage de leur langue. Un Français aime à causer ; l’Anglais volontiers se tait, il est froid et orgueilleux. La langue française n’aurait pas été, depuis deux siècles, aimée et cultivée en Europe, si elle avait été parlée partout par des gens aussi renfermés en eux-mêmes. Il y a dans ce quant-à-soi insulaire un obstacle sérieux au succès, à la propagation de la langue anglaise au milieu des autres peuples. Chez les peuples du Midi, le français lui sera toujours préféré ; chez les peuples slaves, jusqu’ici, il en est de même. Reste l’Allemagne, où le français occupe depuis deux cents ans une place si prépondérante. Il sera peut-être obligé de la partager ; il n’est pas probable qu’il en soit dépossédé. » Pour ces raisons et pour beaucoup d’autres, les Néo-Français d’Amérique n’abaisseront pas le drapeau de leur belle et glorieuse langue maternelle devant la langue anglaise qui n’est elle-même, dans la moitié pour le moins de son vocabulaire, qu’une dérivée de la leur. Ce véhicule parfait, clair et élégant, de la pensée humaine, que la diplomatie universelle a adopté et qu’adoptera peut-être un jour, comme autrefois le latin, la science universelle, les Canadiens français se montreront jaloux de le transmettre à leurs enfants, non-seulement par piété filiale ou par intérêt national, mais par goût du beau et par souci de l’esthétique en matière littéraire. Nous avons dit dans une étude publiée ailleurs. et que nous reproduisons plus loin[3], de combien d’ouvrages estimables, sinon encore de chefs-d’œuvre, la langue française, maniée par les fils des colons canadiens, a déjà enrichi notre commun trésor littéraire. Un peuple qui a déjà, comme les Canadiens, une littérature propre, et qui peut au surplus puiser incessamment à la source toujours jaillissante de la plus riche littérature du monde, n’est pas en danger de perdre sa langue, comme une tribu barbare isolée qui se trouve tout d’un coup mise en contact forcé et continuel avec une race conquérante et supérieure. Ethnologiquement et politiquement les égaux des Anglais, les Canadiens français ont passé la crise la plus difficile et la plus périlleuse pour leur nationalité naissante. Ils sont arrivés à l’âge d’homme ; ils ont pris conscience de leur valeur, de leur force et de leur nombre et désormais ils n’ont plus, — pour peu qu’ils restent fidèles à eux-mêmes, et dignes du passé de leur race, — rien à craindre des entreprises ou des empiètements de leurs voisins.

La conquête pour eux est un fait du passé, — un fait même dont leurs pères furent irresponsables, car s’il n’avait tenu qu’à eux, on l’a vu, et si la politique de la cour de Versailles avait été à la hauteur de leur courage, les Anglais n’auraient jamais pris pied sur les rives du Saint-Laurent. Si les conséquences en furent d’abord affligeantes et funestes, les administrateurs anglais essayant de traiter les Canadiens en outlaws comme les conquérants normands avaient autrefois traité les Anglo-Saxons, on a vu que cet état de choses n’a pas duré longtemps et que les Canadiens français ont su non seulement se rétablir sur le pied d’une pleine égalité sociale et politique avec leurs anciens dominateurs, mais encore faire participer leur langue au bénéfice de cette égalité dans tous les actes de la vie officielle et publique de la Confédération dont ils font partie.

Ce traitement durera aussi longtemps que la Confédération elle-même, car fussent-ils toujours la minorité, hors la seule province de Québec, ce n’est pas à une minorité si nombreuse, si importante et intellectuellement si bien armée, que la majorité anglo-saxonne (d’ailleurs divisée contre elle-même par une foule de causes politiques et religieuses) pourrait jamais retirer ses droits acquis, sans risquer, par le seul essai, de disloquer la Confédération. Personne d’ailleurs n’y songe du côté des Anglo-Canadiens et, moins que personne, le gouverneur nommé par la couronne anglaise, qui sent fort bien que l’existence de l’élément français au Canada est la meilleure garantie qu’a l’Angleterre contre l’absorption du « Dominion » dans la puissante République voisine. Cette absorption serait probablement depuis longtemps une chose faite si le Canada n’avait été peuplé que d’Anglais, d’Écossais ou d’Irlandais, et si les Franco-Canadiens n’avaient, au temps de la guerre de l’Indépendance et depuis, lors de la guerre de 1812, montré par des actes leur répugnance à l’annexion.

L’annexion du « Dominion » aux États-Unis est pourtant dans l’ordre des choses possibles à un moment donné[4]. La majorité des Canadiens français, surtout dans les rangs des conservateurs catholiques, paraît considérer cette éventualité comme un malheur. La plupart des historiens et publicistes qui ont écrit sur le Canada se sont rangés à ce point de vue. « L’union actuelle, écrit l’un d’eux, est cimentée par un mutuel intérêt. Sans la sympathie des Franco-Canadiens, il sera tôt ou tard difficile à l’Angleterre de se maintenir dans l’Amérique du Nord ; mais d’autre part, sans le soutien de l’Angleterre, il eût été à peu près impossible, et il serait encore malaisé pour les Canadiens de se garantir, non-seulement contre la conquête, mais contre l’absorption américaine[5]. »

Pour notre compte, nous trouvons ces craintes excessives. Nous avons dit, dans une autre partie de cet ouvrage, pourquoi nous considérions que les Canadiens français auraient dû profiter de l’occasion inespérée qui s’offrait à eux, au temps de la guerre de l’indépendance, de s’affranchir de la domination anglaise et d’entrer, comme un État distinct et largement autonome, dans la confédération des États-Unis d’Amérique. Nous convenons qu’aujourd’hui les circonstances sont bien changées, puisque le lien de dépendance du Canada vis-à-vis de l’Angleterre est purement nominal et ne peut gêner la libre expansion du peuple canadien français ; tandis qu’un lien formé avec les États-Unis serait assez fort pour être quelquefois gênant. D’autre part, comme un très grand nombre de Canadiens français ont émigré et se sont établis aux États-Unis, notamment dans les États du Nord et de l’Ouest, il arrive que la frontière, une frontière assez arbitraire en somme, partage en deux tronçons, appelés à vivre sous deux drapeaux différents, une nationalité qui est une par l’origine, par les mœurs et par les aspirations. L’entrée du Canada dans l’Union ferait cesser cette séparation regrettable et fortifierait l’élément canadien-français en réunissant au faisceau primitif des branches aujourd’hui dispersées et qui ne sont rejointes que par le lien plus ou moins artificiel et relâché de la « Société de Saint-Jean-Baptiste, le patron des Canadiens ».

En tous cas, admît-on avec les partisans du statu quo que « le plus grand » danger qui menace la nationalité canadienne-française, fût l’absorption du « Dominion » dans la République américaine, on nous permettra de faire observer que ce danger, fût-il prochain — ce qui n’est pas démontré — n’est pas tellement redoutable puisque nombre de Canadiens français, qu’on ne saurait sans injure accuser de manquer de patriotisme, peuvent, de la meilleure foi du monde et non sans invoquer à leur tour de bonnes raisons, soutenir la thèse de l’entrée dans l’Union américaine, et puisque cette thèse se discute au grand jour dans les journaux du Canada, non-seulement sans provoquer de répression judiciaire, mais sans éveiller même chez les adversaires ces saintes colères que provoquerait partout la défense d’une thèse impie et anti-patriotique.

C’est qu’en effet, l’annexion du Canada aux États-Unis, si elle s’opère quelque jour, ne changera pas grand’chose à l’état actuel des personnes ou des institutions dans le pays annexé. Rien ne ressemble plus à la constitution des États-Unis — sauf en ce qui concerne le choix du premier magistrat de l’État, — que la constitution des Provinces-Unies du Canada. Supposé que demain le Parlement canadien signifie à l’Angleterre l’indépendance complète du Canada et, — décidant de remercier de ses services le marquis de Lansdowne (le gouverneur général qui a succédé, l’an passé, au marquis de Borne) — confie aux comices populaires le soin d’élire de quatre ans en quatre ans le président de la Puissance, le Canada sera devenu, du jour au lendemain, une République presque en tous points semblable à la République des États-Unis. Supposé maintenant qu’après demain la plus petite des deux Républiques (nous disons la plus petite au point de vue de la population, car au point de vue du territoire toutes deux occuperaient sensiblement la même superficie) veuille s’absorber dans la grande, les provinces de Québec, d’Ontario, de Nouvelle-Écosse, de Nouveau-Brunswick, de Manitoba deviendraient autant d’États qui continueraient, pour toutes les affaires qui sont actuellement du ressort des législatures provinciales, de s’administrer eux-mêmes comme ils l’entendraient et suivant la législation particulière qu’il leur plairait d’adopter. Seulement, pour ce qui regarde les affaires d’intérêt politique général et international, ils enverraient leurs députés à Washington au lieu de les envoyer comme aujourd’hui à Ottawa, et ils concourraient, pour leur part, à l’élection du président des États-Unis au lieu de recevoir de Londres le gouverneur que leur envoie la Couronne britannique.

Gardant leurs droits de citoyens (et personne ne songerait à les en priver) dans le nouvel ordre de choses comme dans l’ancien ; pouvant, grâce au régime fédératif de la grande République, maintenir dans leurs États particuliers une large autonomie (il est probable, si jamais le Canada entre dans l’Union, que la majorité des Canadiens voteront avec « les démocrates », partisans de l’autonomie élargie des États, contre les « républicains » plus portés à « centraliser » et à resserrer le lien fédéral) ; libres, il faut l’espérer du moins, de conserver leur langue pour l’usage public comme pour l’usage privé, nous ne voyons pas ce qui manquerait aux Canadiens français, pour maintenir et pour défendre, sous ce nouveau régime comme sous l’ancien, leurs institutions, leurs mœurs et leur langue.

Sans doute, une des conséquences de l’absorption du Canada dans les États-Unis pourrait être une invasion pacifique du territoire canadien par des établissements américains. Mais ce danger est bien problématique si l’on songe que les invasions, pacifiques ou non, suivent plus volontiers la route du Nord au Midi que la route contraire. D’ailleurs sur la lisière méridionale de son domaine actuel, la population française est déjà trop dense pour avoir à craindre cette invasion, et ce sont bien plus les États américains qui se ressentiraient, comme ils s’en ressentent déjà, de l’immigration canadienne que les États canadiens ne feraient de l’immigration américaine.

Concluons que : quel que soit, au point de vue politique, l’avenir du Canada, — soit qu’il reste comme aujourd’hui, organisé en confédération, sous la tutelle plus ou moins nominale de l’Angleterre ; soit qu’il proclame son indépendance de cette tutelle, tout en maintenant la confédération de ses provinces et en se constituant en puissance souveraine, avec un président élu, des ambassadeurs et le reste ; — soit enfin qu’il s’adjoigne librement ou qu’il soit annexé, plus ou moins contre son gré, à l’Union américaine, — la race franco-canadienne n’a rien à craindre, dans tous ces cas, des circonstances politiques extérieures, si seulement elle conserve, au dedans, les vertus et les qualités qui font les peuples dignes de vivre et de prospérer.

Il se peut, au surplus, que l’absorption du Canada dans l’Union américaine, si elle se réalise un jour, ne soit qu’une phase passagère de l’histoire de l’Amérique du Nord.

On peut constater dans le jeu de l’histoire des sociétés humaines, comme dans le mécanisme des sphères célestes, l’action d’une double force, l’une centripète, d’autre centrifuge, l’une qui pousse à la centralisation, à la cohésion des parties disjointes, à la formation de puissants empires ou de vastes fédérations d’États, l’autre qui tend à la décentralisation par la dislocation de ces États ou le morcellement de ces empires, surtout quand ils ont été constitués au mépris des traditions, des liens et des affinités ethnologiques.

C’est la première de ces forces qui a, du chaos féodal des divisions en duchés, comtés et provinces, dégagé peu à peu l’unité française, la République « une et indivisible » ; c’est elle qui a fait, de nos jours, l’unité de l’Italie et de l’Allemagne.

C’est la seconde qui, en dépit de l’administration la plus savante, la plus autoritaire et la plus centralisée qui fut jamais (l’Église de Rome en a hérité), a brisé autrefois le faisceau tout factice de l’empire romain. C’est elle qui morcelle aujourd’hui l’empire ottoman en rendant à l’indépendance des nationalités trop longtemps opprimées. C’est elle qui menace de briser un jour l’assemblage hétérogène de l’empire d’Autriche-Hongrie. C’est elle enfin qui a partagé le continent hispano-américain en huit ou dix républiques indépendantes et rivales, malgré leur commune origine et leur langue commune.

C’est de la lutte et de l’alternance de ces deux forces qu’est faite l’histoire politique de l’humanité. Les États-Unis peuvent éprouver tour à tour l’une et l’autre. Que de peine le Nord n’a-t-il pas eu déjà à maintenir l’Union contre les « Confédérés » du Sud que des intérêts divergents, — dont la question de l’esclavage n’était qu’une partie, — poussaient à rompre le lien fédéral ! Ce lien, rétabli de nouveau par la force des armes, mais impatiemment supporté par les politiciens du « Solid South » est-il désormais indissoluble ? Il serait difficile de le croire. D’ailleurs ce n’est pas seulement le Sud agricole et planteur qui peut répugner à la domination du Nord manufacturier et commerçant, et entraîner un jour dans sa cause tous les États du bassin du Mississipi ; les États de la côte du Pacifique qui regardent sur l’immense étendue du Grand Océan et sont appelés à rattacher « l’extrême Ouest » à « l’extrême Orient » par le courant du commerce et de la navigation, consentiront-ils toujours à se mouvoir dans l’orbite d’une puissance qui a son centre politique à Washington et sa métropole commerciale à New-York, sur le rivage de l’Atlantique ?…

Ou bien les États-Unis se maintiendront sur la base d’un système fédératif très large, comme le demandent les « démocrates », et dans ce cas le Canada n’aura rien à craindre de leurs entreprises et le relâchement de leur unité garantira son indépendance ; ou bien, comme le demandent certains « républicains », ils tendront à renforcer de plus en plus le nœud de la centralisation au détriment de l’autonomie des divers États, et dans ce cas, ce sera — par suite du conflit des intérêts locaux comprimés — la dislocation possible ou même probable de l’Union en trois ou quatre républiques dont chacune occupera encore un territoire et comptera une population fort respectable par l’étendue et le nombre. Que cette séparation se fasse un jour (et elle se fera, croyons-nous, par la force des choses), et la Confédération canadienne, qui peut compter, avant trente ans, une dizaine de millions d’âmes, dont près de la moitié sera d’origine française, se trouvera en mesure de traiter d’égale à égale avec ces républiques voisines. Supposez que la confédération canadienne, à son tour, sous l’action de cette même force que nous avons appelée « centrifuge », se divise à un moment donné, en deux ou trois États autonomes qui circonscriront leurs frontières respectives d’après leurs rapports d’intérêts ou de nationalité, et nous ne désespérons pas de voir un de ces États, presque exclusivement français de race et de traditions, arborer et faire respecter de ses voisins la bannière, remise à neuf, de la « Nouvelle-France » d’Amérique. Et cette nation nouvelle qui pourrait, sans empiéter sur personne, posséder un territoire quatre ou cinq fois grand comme celui de la France européenne ne serait pas, suivant toute probabilité, la moins vivace ni la moins forte des républiques de l’Amérique du Nord.


Traitera-t-on de chimères ces vues d’avenir ? Nous n’y contredirons pas, sachant trop bien, suivant la pensée du poète, que « l’avenir n’est à personne » qu’à Dieu seul. Mais il est une mesure, permise de Dieu, où l’avenir des peuples, comme l’avenir des individus, dépend d’eux-mêmes, de leur énergie, de leur moralité et de leurs efforts. Encore une fois, car c’est toujours à cela qu’il en faut revenir, que les Canadiens français soient fidèles à leur passé, qu’ils s’inspirent des meilleures leçons de l’histoire de leurs pères, qu’ils soient toujours dignes d’être cités en exemple pour la fécondité de leurs familles, pour leur courage, leur ardeur au travail, leur patriotisme et leur moralité, et ils éprouveront, d’une manière ou de l’autre, l’effet de cette bénédiction dont parle l’Écriture : « La justice élève les nations… Heureux le peuple dont l’Éternel est le Dieu ! »

Ces perspectives d’extension, de grandeur et d’indépendance d’une nationalité qui est vraiment « la chair de notre chair » sont bien faites pour nous intéresser, nous Français d’Europe, si nous avons conservé le juste souci de l’avenir de notre race et de notre nom. Suivant la remarque de M. de Lamothe, « aujourd’hui les Anglo-Saxons, les Hispano et Lusitano-Américains, les Slaves et, sur une moindre échelle, les Français eux-mêmes, ont occupé ce qu’il y avait de plus fertile et de plus habitable pour la race caucasienne sur la surface de notre planète ; les émigrants des autres peuples ne pourront que se fondre dans les masses déjà fixées au sol. Le Germain deviendra, aux États-Unis, un Anglo-Saxon de langue, d’éducation et d’idées ; l’Italien, transplanté à la Plata, n’est plus, au bout d’une ou deux générations, qu’un créole espagnol. Aux Français, il reste l’Afrique du Nord et le Canada. Puissent-ils ne pas l’oublier au milieu de leurs discordes intestines !

« Et qu’on ne vienne pas nous dire, poursuit notre auteur, que nous n’avons point à nous intéresser à des pays peuplés jadis par notre race, mais dont les destinées échappent aujourd’hui au contrôle direct de la France européenne ! qui sait les surprises que peut nous réserver l’avenir relativement au groupement des peuples, et qui ne voit quelle influence exercent sur la marche des évènements contemporains, les questions de langage et de nationalité ? Mieux que nous, les Slaves semblent avoir compris combien les destinées d’une branche quelconque de la race intéressent la race tout entière. Les luttes soutenues au nom de l’idée nationale, qu’elles aient pour théâtre Alger ou Montréal, Winnipeg ou l’île Maurice, Strasbourg et Metz ou Haïti, devraient réveiller dans la mère-patrie un écho sympathique. Volontiers je dirais : Là où est la race, là surtout où est la langue, là est la patrie. »

C’est donc un devoir, un devoir certain pour la France, de cimenter les nœuds qui l’attachent à son ancienne colonie et d’aider les Canadiens-français, dans la mesure où elle le peut faire, à maintenir leur langue et à fortifier leur indépendance nationale. Et le meilleur moyen qu’on puisse employer pour cela, c’est une reprise active par les échanges, le négoce et les voyages, des rapports trop distendus depuis plus d’un siècle, entre la France et le Canada.

La reprise de ces rapports entre les deux peuples est tellement indiquée et nécessaire, elle serait si avantageuse à l’un et à l’autre, au point de vue économique seulement, pour négliger en ce moment le côté national et moral, qu’on ne s’explique pas les hésitations et la lenteur avec laquelle s’ébauchent les premières lignes de cette reprise. « Il importe à la France aussi bien qu’au Canada, écrit M. de Molinari, l’économiste bien connu, que cette trop longue période d’abandon ou d’oubli ait enfin un terme. La France retrouvera quand elle le voudra, sur les bords du Saint-Laurent, un marché presque indéfiniment extensible pour ses capitaux et ses produits ; elle y retrouvera aussi une place de refuge assurée pour sa langue et sa civilisation… Le Canada, de son côté, puisera, dans la reprise et l’extension de ses relations avec son ancienne métropole, la force nécessaire pour résister au courant qui l’entraîne dans l’orbite de son puissant voisin. La puissance de ce courant s’est naturellement augmentée depuis l’avènement de la politique protectionniste au Canada. Les industriels protégés comprennent fort bien qu’un marché intérieur de 4 millions de consommateurs ne saurait leur suffire, et ils soupirent après une union douanière qui leur accorderait une part dans un marché privilégié de 55 millions… Mais en admettant que ce Zollverein américain vînt à se constituer, il y a grande apparence que le gros associé mangerait le petit ; autrement dit que l’union politique ne tarderait guère à suivre l’union commerciale. Que le Canada cherche et trouve au contraire un nouveau point d’appui au dehors, que son marché s’agrandisse du côté de l’Europe, qu’un faisceau grossissant d’intérêts le rattache non plus seulement à l’Angleterre, mais à la France, et le courant qui le pousse vers les États-Unis sera neutralisé. Alors le danger d’une annexion éventuelle se trouvera conjuré, l’indépendance de ce « Dominion » sera assurée[6]. »

Le commerce direct de la France avec le Canada n’est aujourd’hui qu’une bagatelle ; il ne dépasse pas une quinzaine de millions de francs sur un chiffre total d’un milliard ; et en admettant même que le commerce indirect, par la voie d’Angleterre, fasse monter ce chiffre à une cinquantaine de millions, ce ne serait jamais que 5% de l’ensemble des importations et des exportations de la Puissance[7]. N’y a-t-il pas quelque chose d’humiliant dans ces chiffres ? Et, en admettant même avec M. de Molinari, que la barrière du système ultra-protectionniste pratiqué par le Canada soit le plus grand obstacle à une reprise sérieuse des relations commerciales entre les deux pays, n’y a-t-il pas à gémir encore de voir la disproportion choquante qui existe entre le chiffre des affaires faites entre la France et le Canada et le chiffre des affaires faites entre le Canada et l’Angleterre, quoique cette dernière ne soit pas moins atteinte que nous par les droits protecteurs que le Canada a établis à sa frontière.

Un vigoureux effort de nos armateurs, de nos commerçants et de nos industriels, serait donc nécessaire pour ouvrir à la France, au moins sur un pied d’égalité avec l’Angleterre, un marché dont on est loin encore de soupçonner toute la valeur. La question vaut la peine qu’on s’y arrête. Les débouchés d’exportation pour notre industrie se sont singulièrement rétrécis dans ces derniers temps, et nos Chambres de commerce ont fait entendre, sur ce point, des doléances significatives. C’est en partie de cette situation qu’est sorti le mouvement d’opinion qui nous pousse, depuis quelque temps, à l’extension de notre territoire colonial. On veut des colonies pour avoir des débouchés. Mais, avant que le Congo, Madagascar, le Tonquin, la Cochinchine ou la Nouvelle-Calédonie soient des colonies assez bien assises pour nous offrir les avantages qu’on s’en promet, il nous faudra du temps et de la patience. Le lien de dépendance administrative importe d’ailleurs beaucoup moins, en ces matières, que le lien de parenté et de langue, et c’est ainsi que de toutes les « colonies » que la France a projetées au dehors, celle qui lui rapporte le plus et lui procure, à moins de frais, le marché le plus profitable et le plus sûr, c’est l’essaim de Français qui habite la République argentine et qui n’est relié à la France par aucun lien politique ou administratif. Les vraies colonies d’un peuple sont donc les lieux où sa race est établie, où sa langue est parlée et où les échanges commerciaux lui sont facilités par cette double communauté de langue et de race. Alors même que le Cap, l’Australie, le Canada-Anglais seraient devenus indépendants comme les États-Unis d’Amérique, l’Angleterre ne cessera pas d’entretenir avec ces divers pays des relations actives et d’y avoir des débouchés ouverts pour les produits de ses manufactures de Manchester et de Birmingham, et Liverpool ne laissera pas d’être le grand point de départ et d’arrivée des échanges avec ces contrées comme il l’est actuellement des échanges avec l’Amérique du Nord. Alors même que toutes les colonies d’origine anglaise briseraient un jour le lien qui les rattache à leur métropole, les Anglais y maintiendront toujours, dans la concurrence commerciale, leur supériorité sur les peuples d’autre race et d’autre langue.

Sachons donc apprécier à sa haute valeur et utiliser, là où il se trouve, cet avantage précieux que crée la parenté d’origine et la communauté de langue. Nulle part, hors de nos frontières, la race française n’est établie en un faisceau aussi dense et sur une plus vaste étendue de territoire qu’au Canada. Songeons que l’Algérie elle-même, qui est pour ainsi dire à nos portes et vers laquelle tant d’efforts se sont portés depuis cinquante ans, ne compte actuellement que 200, 000 Français de race à peine, tandis que la seule province de Québec en compte, à elle seule, plus d’un million !

Il y a trente ans, un Canadien français, M. Barthe, publiait un livre intitulé : Le Canada reconquis par la France ; rappelant à la France oublieuse qu’elle avait conservé là-bas l’affection d’un peuple fidèle et déjà hors de page, il engageait l’ancienne mère-patrie à renouer pacifiquement la chaîne de parenté, brisée par le malheur des temps antérieurs. Cette invitation, lancée au milieu du bruit de l’Exposition universelle de 1855, fut alors à peine entendue. L’Institut de France, à qui elle était spécialement adressée, n’y prêta qu’une oreille distraite. La France pensait alors à d’autres entreprises, moins pacifiques, et, à peine revenue des champs de la Crimée où le sang versé de ses enfants lui procura une gloire si stérile, elle s’apprêtait à faire de nouveau « parler la poudre » pour assurer l’indépendance et l’unité de l’Italie, avant-propos (comme le vit l’œil clairvoyant de Thiers !) de l’unité de l’Allemagne sous la suprématie prussienne. On sait ce que nous a valu cette politique à la Don Quichote et de quel prix l’Italie est prête à payer aujourd’hui le service que nous lui avons alors rendu ! Si du moins, corrigés par les dures leçons du passé, et guéris de nos habitudes de chevalerie errante au profit d’une vague idéologie, nous savions « nous recueillir » suivant le mot d’un diplomate russe[8] et faire servir ce recueillement à nous corriger de nos défauts nationaux et à acquérir les vertus qui nous manquent !…

Apprenons du moins, pour rester dans le sujet de ce livre, à rectifier, en matière coloniale, la politique si souvent mal avisée et malheureuse des gouvernements du passé. On a souvent accusé la France d’inaptitude à fonder des colonies. Il est certain, — ce livre l’a souvent montré, — que bien des erreurs ont été commises, en matière coloniale, par les divers gouvernements qui se sont succédés chez nous. Toutefois, l’existence même du peuple franco-canadien est là pour témoigner que cette prétendue inaptitude n’est rien moins qu’absolue. Il a tenu, en somme, à bien peu de chose que le tiers du Nouveau-Monde ne fût aujourd’hui français. L’Afrique nous offre aujourd’hui un nouveau champ de colonisation, d’où nous saurons, espérons-le, ne nous laisser éliminer par personne ; l’expérience du passé devra nous y servir d’enseignement pour l’avenir. L’histoire des Canadiens français est là pour nous dire comment peuvent se fonder les colonies vivaces et pour démentir l’opinion qui tendrait à contester la puissance expansive et prolifique de notre race.

Que l’exemple de ce jeune peuple, sorti vainqueur de tant de difficultés et déjà mûr pour les grands devoirs du self-government, serve aux aînés d’encouragement et de leçon ! Comprenons aussi qu’un de nos intérêts les plus chers est de presser dans la nôtre cette main d’association que nous tend si cordialement un peuple frère et fils du nôtre. Nous nous fortifierons mutuellement par ce rapprochement et par les échanges féconds d’idées, de capitaux, de produits qui en résulteront. Ainsi, l’instrument d’oppression qu’avait forgé l’Anglais conquérant achèvera de se briser ; ainsi le Canada français sera pacifiquement, par un lien d’autant plus solide qu’il sera purement moral et volontaire, rattaché à son ancienne et naturelle métropole ; ainsi, la main dans la main, comptant sur ce que Gambetta appelait « la justice immanente des choses », (ce qui n’est qu’un autre nom de l’action providentielle de Dieu dans le monde), la mère et la fille, la vieille France d’Europe et la nouvelle France d’Amérique, pourront travailler, confiantes, à l’accomplissement de leurs destinées !


FIN
  1. Cinq mois chez les Français d’Amérique, p. 335.
  2. M. Eugène Ritter. La langue française et les langues étrangères. Revue suisse, no d’avril 1883.
  3. La langue et la littérature françaises au Canada. Bibliothèque universelle. Livraison d’août 1883. Voir à l’Appendice de cet ouvrage.
  4. Voir dans la Revue des Deux-Mondes, livraison du 1er  avril 1879, un article de M. de Varigny : « La doctrine de Monroe et le Canada. »
  5. Rameau. La France aux colonies, p. 245
  6. L’Irlande, le Canada, Jersey, p. 267.
  7. Ibid, p. 249.
  8. « La Russie se recueille » disait le prince Gortschakoff après la guerre de Crimée.