Histoire du Privilége de Saint Romain/Cérémonial avant l’Ascension

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PREMIÈRE PARTIE.
Cérémonial avant l’Ascension.


Insinuation du privilége.

Dès le lundi de Quasimodo, le chapitre assemblé avait désigné les quatre chanoines qui devaient aller, cette année-là, insinuer le privilége de saint Romain au parlement, à la cour des Aides et au bailliage. Le lundi après la troisième semaine qui suivait Pâques, dix-huit jours avant l’Ascension, à huit heures du matin, ces quatre chanoines députés se réunissaient dans la cathédrale avec les quatre chapelains qui devaient les accompagner, et le tabellion ou secrétaire du chapitre, qui était toujours prêtre. Les chanoines étaient revêtus de leurs surplis et avaient leurs aumusses. Après avoir fait leur prière à genoux devant le crucifix, ces ecclésiastiques sortaient de la cathédrale. L’huissier-messager du chapitre les précédait, revêtu d’une robe mi-partie de rouge et de violet, coiffé d’un bonnet carré, et portant une verge ou bâton d’argent.


Ce que c’était qu’insinuer le privilége.

Insinuer le privilége, c’était le signifier, le notifier aux tribunaux, le leur faire inscrire de nouveau dans leurs registres, et les avertir de n’y point attenter. Cet usage avait pu être introduit dans un tems où l’échiquier ne tenant à Rouen ses assises que par intervalles, était souvent composé d’officiers nouveaux, de commissaires délégués par le roi, uniquement pour une session. Il fallait bien que le chapitre fît connaître à ces magistrats le titre ou le droit en vertu duquel ses députés venaient suspendre l’action de la justice criminelle ; le titre en vertu duquel ils viendraient, trois semaines après, leur demander un prisonnier et le soustraire à une condamnation capitale encourue ou déjà prononcée. Alors, insinuer était enseigner, comme le veut Saumaise. L’échiquier de Normandie étant devenu stationnaire en 1499, sous Louis XII, et ayant reçu, en 1515, de François Ier. le titre de parlement, on aura continué de notifier le privilège à des corps qui le connaissaient déjà fort bien. Les députés du chapitre se rendaient au parlement « marchant par les rues deux à deux, avec toute décence et modestie. » Lorsqu’ils étaient dans le Palais, un huissier avertissait messieurs de la grand’chambre. Le premier président donnait l’ordre de les introduire. Ils entraient et saluaient le parlement. Alors, un des quatre chanoines parlait en ces termes : « Messieurs, nous sommes députés par les doyen, chanoines et chapitre de l’église métropolitaine et primatiale de Rouen, pour vous supplier d’avoir agréable de leur accorder acte de l’insinuation qu’ils font, en la cour, du privilége de saint Romain, qui est tel que nul prisonnier criminel étant ès-prisons du roy, en cette ville, qui pourra y être amené ou s’y rendre, ne sera transporté de lieu en autre, interrogé, questionné (mis à la question), molesté, jugé ou exécuté, en quelque manière que ce soit ou puisse être, jusqu’à ce que ledit privilége ait sorti son plein et entier effet. »

Au dix-huitième siècle, la formule était telle que nous venons de la rapporter, ou à peu près. Dans les siècles précédens, une formule dans le même sens était précédée d’une harangue « dans laquelle l’orateur s’efforçoit, par quelque beau discours, de monstrer la dextérité de son esprit. » Aussi, à cette époque, le chapitre confiait-il ordinairement cette mission « aux jeunes chanoines freschement retournez des universitéz[1]. » Et Dieu sait comme ces jeunes prêtres se donnaient carrière ! Dans leurs discours emphatiques et boursoufflés, saint Augustin et Plutarque, Platon et saint Ambroise, Lactance et Ficinus, Isocrate et saint Paul, Virgile et Tertullien, Aristote et saint Jérôme étaient cités tour-à-tour, et toujours avec assez peu d’à-propos. « Nos roys (disait, dans une de ces occasions, maître Séquart) ne sont pas comme les anciens princes ethniques (païens) qui faisoient des jeux pour remarquer ung acte signalé. Dagoubert n’a pas institué des jeux pour représenter le miracle de monsieur sainct Romain, ains (mais)ung acte remarquable par personnes ecclésiastiques, par lesquels sont recherchéz tous actes d’humanité et de miséricorde. » Cette comparaison entre nos rois et les ethniques avait été précédée des définitions de la justice, du droit, de l’humanité, de la religion et de la clémence. Une autre fois, un chanoine orateur disait « que les Romains avoient pendu leurs chiens pour n’avoir pas abboyé les ennemiz. » Puis, par une transition un peu brusque, il en venait ensuite au privilége de saint Romain. Plus tard, on décida que toutes ces harangues seraient supprimées ; que le chanoine le plus ancien porterait la parole et se contenterait de prononcer la formule d’insinuation. Ce laconisme n’était pas du goût de tous les membres du chapitre. En 1695, l’abbé D’Eudemare devait porter la parole au nom des chanoines nommés pour aller insinuer le privilége. L’abbé D’Eudemare était un écrivain, un savant ; nous lui devons plusieurs ouvrages ; ne voulant point, apparemment, laisser passer cette occasion de faire briller son esprit devant la première cour souveraine de la province, il représenta au chapitre, quelques jours avant l’insinuation, « qu’il seroit à propos de ne point s’en tenir au formulaire, et qu’il debvoit estre libre aux députéz d’estendre leurs discours, et user de telles paroles qu’ilz trouveroient estre plus convenables. » Si le chapitre voulait que l’on s’en tînt au formulaire, il demandait à être déchargé de la commission qui lui avait été donnée, d’aller insinuer le privilége et de porter la parole. Puis, voyant, à l’attitude de ses confrères, que sa prétention allait être écartée, il jeta brusquement le formulaire sur la table de pierre du chapitre, en disant : Messieurs, voilà vostre prescript ; et il se retira. Ces paroles assez vives, et plus encore le geste peu mesuré qui les avait accompagnées, indisposèrent le chapitre. Il fut arrêté que l’abbé D’Eudemare exécuterait la commission dont il avait été chargé, et se servirait des termes portés par le formulaire, sans y rien changer ni ajouter. On notifia cette ordonnance à l’abbé D’Eudemare ; après quoi le haut doyen l’exhorta à « faire ce qui estoit de son debvoir, et se porter au respect et obéissance qu’il debvoit au chapitre. » Mais le bon abbé était opiniâtre ; il déclara qu’il refusait la commission, et « qu’absolument il ne la pouvoit exécuter, attendu mesme qu’il estoit incommodé en sa santé » ; et il sortit. Choqué de cette brusque déclaration, le chapitre décida qu’il serait enjoint à l’abbé d’Eudemare d’exécuter la commission « à peine d’estre mis, pour l’espace de trois mois, en perte de toutes ses distributions de l’église, lesquelles seroient appliquées, moitié au bureau de l’Hôtel-Dieu, l’autre au Lieu-de-Santé. » On voulait le faire rentrer pour lui notifier cette décision ; mais on le chercha en vain. Par ordre du doyen, le messager se transporta à la maison de ce chanoine, pour lui faire commandement de venir présentement au chapitre. L’abbé d’Eudemare répondit « qu’il se trouvoit mal et ne pouvoit venir. » Le jour de l’insinuation, il refusa de se réunir à ses collègues chargés d’aller faire l’insinuation. A l’en croire « son apothicaire luy avoit baillé deux prises de julep cordial et réfrigérant composé suivant l’ordonnance du sieur Acosta, docteur en médecine » : bref, il ne pouvait sortir. Le chapitre pensa que c’était se purger à contretems, et, « pour la contumace et désobéissance du sieur D’Eudemare à son ordonnance, arrêta, conformément aux conclusions du promoteur, que toutes les distributions qu’iceluy sieur D’Eudemare gaigneroit en la dicte église, de ce jour à trois mois, seroient retenues par le receveur pour estre employées aux nécessités de l’Hôtel-Dieu et du Lieu-de-Santé. » Ainsi, l’abbé d Eudemare ne fit point de discours, et, de plus, il paya une assez grosse amende. Lorsque l’orateur du chapitre avait prononcé la formule, le procureur-général prenait la parole. Le plus fréquemment, c’était pour consentir purement et simplement que la cour donnât acte au chapitre de l’insinuation faite par ses députés. Toutefois, il n’était pas rare, surtout au XVIe. siècle, que l’homme du roi saisît cette occasion pour adresser aux chanoines députés quelques représentations sur le mauvais usage que le chapitre avait pu faire précédemment du privilége. Le 2 mai 1547, Laurent Bigot, premier avocat-général, insista sur la nécessité de mettre un terme aux abus qui se commettaient. « Le roy qui concéda ce privilége, n’a pas (dit-il) entendu extendre icelluy aux cas si horribles, détestables et inhumains dont estoient coulpables ceulx que messieurs du chapitre ont, par cy-devant, esleu, crimes pour les quelz, mesme le vendredy sainct, le roy ne vouldroit donner grâce et rémission. » Vingt-sept ans après (le 4 mai 1574), Emeric Bigot De Thibermesnil, fils et successeur de Laurent, disait aux députés du chapitre : « Ce privilège procède de la clémence et piété ; mais si vous esliséz des criminelz indignes, c’est cruaulté. »

Du tems des harangues, le président de l’échiquier, ou le bailli, répondait aux chanoines : « Nous avons ouy vostre requeste ; et, au plaisir de Dieu, nous ferons tant que l’église sera contente ; » (Registre du chapitre, année 1423.) ou ; « Les gens du roy nostre sire feront si bien, se Dieu plest, que le privilége de monsieur sainct Rommain sera gardé comme l’on a accoustumé. » (Registre du chapitre, année 1444) Plus tard, au parlement, après que le procureur-général avait donné ses conclusions, le premier président prononçait un arrêt par lequel la cour donnait acte au chapitre de l’insinuation faite par ses députés. Au xviiie siècle, l’arrêt était conçu en ces termes : « La cour, ouï le procureur-général, a accordé acte aux doyen, chanoines et chapitre de l’église métropolitaine et primatiale de Normandie, de l’insinuation par eux faite, à la cour, du privilége de saint Romain, pour par eux en jouir en la manière accoutumée, et conformément aux modifications portées par les édits et déclarations de Sa Majesté. » Immédiatement le premier président envoyait un commis-greffier annoncer à la Tournelle et aux autres chambres du parlement que le privilége était insinué.

Les députés du chapitre sortaient du palais et se rendaient à la cour des Aides et au bailliage où ils faisaient la même insinuation, mais dans des termes un peu différens. Au parlement ils avaient supplié ; à la cour des Aides ils priaient ; au bailliage ils disaient : « Nous venons insinuer », etc. Ces différences dans le formulaire déplaisaient fort aux deux compagnies. La cour des Aides voulait qu’on se servît pour elle du mot supplier ; en 1688, cette cour refusa formellement de recevoir l’insinuation jusqu’à ce qu’on l’en suppliât. Déjà elle avait avec le chapitre un procès de préséance pendant au conseil du roi. Ce tribunal eut à juger un nouveau procès, dont nous avons parlé ailleurs et qui ne fut jamais entièrement terminé. Dès-lors, le chapitre n’envoya plus à la cour des Aides ses députés, qui n’auraient pas manqué d’y essuyer des refus et peut-être des affronts. Il se contentait de faire signifier, par un huissier, au greffe de la cour des Aides, un acte du promoteur de l’officialité, où il était dit que « vu le refus fait par cette cour de vouloir recevoir l’insinuation du privilége de saint Romain, en la manière accoutumée, messieurs du chapitre déclaraient, pour la conservation de leurs droits (comme ils avoient fait les années précédentes), qu’ils insinuoient le privilége dans les termes dont ils s’étoient servis, de tout temps immémorial, lesquels étoient ainsi conçus, etc. (Suivait la formule où le mot supplier ne se trouvait pas, et que, par ce motif, la cour des Aides ne voulait plus entendre.) Au bailliage, les députés du chapitre ne prioient même pas ; ils se contentaient de dire : « Nous venons pour vous insinuer, etc. Il en résulta que cette juridiction eut aussi son procès, que nous avons rapporté ailleurs, procès intenté sous prétexte que l’huissier du chapitre était venu dans le prétoire du bailliage, portant la baguette haute, ce qui, au dire de messieurs du présidial, était « un attentat à la majesté royale. » La baguette haute pouvait bien ne point agréer à ces magistrats, quoiqu’on l’eut ainsi portée, de tems immémorial, dans leur prétoire ; mais, au fond, ce qui leur déplaisait le plus, c’était que, bien loin de les supplier de recevoir l’insinuation, on ne les en priait même pas : voilà ce qu’ils ne pouvaient supporter. Ce long débat se termina par une scène annuelle passablement bouffonne ; nous l’avons décrite dans l’histoire. Tous ces démêlés venaient de plus haut. La cour des Aides et le bailliage avaient toujours vu avec jalousie et dépit le parlement s’arroger le droit de délibérer seul sur le cartel du chapitre, et envoyer, le jour de l’ascension, chercher dans leurs prisons des détenus qui, à raison de la nature de leurs crimes, n’étaient point ses justiciables naturels. Ce rôle passif et subordonné, à l’égard de délits de leur compétence, leur paraissait humiliant ; ces deux compagnies eurent, à ce sujet, avec le parlement, des démêlés que nous avons fait connaître. En sortant du bailliage, les chanoines retournaient à Notre-Dame, et se rendaient à la salle capitulaire, où le chapitre était assemblé, attendant leur retour. Le doyen les priait de faire connaître à la compagnie ce qui s’était passé lors de l’insinuation du privilége. Celui des chanoines qui avait porté la parole dans les diverses juridictions faisait un rapport fidèle et succinct des réponses que lui avaient adressées les magistrats, et des arrêts qui avaient été rendus, en ayant soin de signaler les termes insolites qui avaient pu être employés ; ces réponses étaient insérées aussi-tôt dans les registres ; et si quelque incident avait signalé l’insinuation, le chapitre s’occupait immédiatement d’y pourvoir. Le dernier reçu des quatre chanoines qui avaient insinué le privilége devait donner à dîner à ses trois confrères, aux quatre chapelains et au tabellion. On avait soin d’en nommer, chaque année, un qui n’eût pas encore donné ce repas.


Effets de l’insinuation.

A dater de l’insinuation ainsi faite dans les cours souveraines et au bailliage, les dix-nuit jours qui s’écoulaient jusqu’à l’Ascension étaient, pour les prisonniers, des jours de grâce ou de répit. Aucune exécution criminelle n’avait lieu ; on n’infligeait plus la question ; les prisonniers ne pouvaient être transportés hors de la ville ; aucune sentence de mort ne pouvait être rendue ; presque toute procédure criminelle cessait. La Tournelle était comme en vacance, et ses membres devaient, au besoin, aller suppléer à la chambre des enquêtes. (Arrêt du 17 mai 1571.)

En 1342, le chapitre eut, sur cette suspension de toutes procédures et exécutions, après l’insinuation, un scrupule assez étrange. Postérieurement à l’insinuation du privilége, Jean Desaubiers et Jean Fauc, du bailliage de Coutances « coupables de plusieurs roberies et murtres perpétrez en Costentin » avaient été arrêtés dans le pays de Caux par un prévôt des maréchaux chargé de les mener à Coutances pour y être jugés. En passant à Rouen ils furent mis en dépôt dans une prison et y couchèrent une nuit (c’était dans l’intervalle de l’insinuation à l’Ascension), emmenés dès le lendemain, ils furent conduits à Coutances où, à peu de jours de là, mais encore avant la fête, le bailli les condamna à mort, et les fit exécuter de suite, « pour grans et horribles crimes et maléfices par eulz commis en sa baillie. » Il sembla aux chanoines de Rouen que c’était un attentat à leur privilége, et ils portèrent plainte à l’échiquier. « Ce jugement, ceste exécution estoient (dirent-ils) faiz indeuement et en préiudice d’iceulz et contre les deffences faictes lors de l’insinuation, par MM. de l’Eschiquier. » Mais, à l’échiquier, on pensa que le chapitre n’avait aucun sujet de se plaindre, Jean Fauc et Jean Desaubiers n’ayant jamais été prisonniers à Rouen et n’ayant été exécutés que dans le Cotentin, par sentence du bailli de Coutances, et pour des crimes commis par eux dans ce pays. Il n’y avait rien dans tout cela qui pût préjudicier le chapitre, soit pour le présent, soit pour l’avenir, « ains le privilége demouroit en sa vertu, tout ainsi comme se les ditz jugement et exécution ne eussent oncques esté faiz. » Au reste, les maîtres de l’échiquier enjoignirent, de nouveau, aux baillis et vicomtes de « garder et mettre à effet le privilège saint Romain, de point en point, si comme accoustumé estoit, chascun an[2]. »

On se demanda, en 1509, si, lorsqu’un individu condamné à être fouetté par trois différens jours de marché, l’avait été déjà deux fois avant l’insinuation du privilége, il pouvait l’être une troisième après cette formalité remplie, ou si l’on devait surseoir à cette dernière fustigation jusque après la fête ? Le chapitre se plaignait de M. Daré, lieutenant du bailli, qui avait fait continuer, après l’insinuation, des fustigations commencées avant. Le lieutenant Daré n’avait point donné d’ordres ; il s’en prit donc au maître des hautes-œuvres, qui, de son côté, allégua l’ancien usage : « Autres foys, dit-il, en telles matières criminelles, commencéez à exécuter au devant de l’insignuation, j’ay tousiours parfaict les exécutions durant le temps du dict privilége. » Apparemment cet honnête bourreau n’aimait point à rester sans rien faire. On ne voit pas ce qui fut alors ordonné. Mais la même question s’étant présentée en 1555, relativement à deux individus condamnés à être fouettés trois fois et qui l’avaient été une fois seulement lorsqu’eut lieu l’insinuation, MM. de la Tournelle vinrent en consulatur à la grand’chambre, pour savoir si l’on pouvait faire fouetter encore ces deux condamnés avant l’Ascension ; et la grand’chambre décida que « le reste de l’exécution debvoit estre différé, jusques après le privilége passé. »

En 1574, les députés du chapitre, après avoir insinué le privilége au parlement, s’étant rendus au bailliage, furent étrangement surpris lorsqu’ils virent M. le lieutenant De Médine, qui les avait bien aperçus, prononcer, en leur présence, et avant qu’ils eussent parlé, une sentence qui condamnait au fouet un nommé Langlois. Mais leur étonnement fut bien plus grand encore lorsque, après avoir demandé et obtenu acte de l’insinuation du privilége et être sortis du prétoire, ils apprirent que l’on venait d’exécuter la sentence qu’ils avaient entendu prononcer. Ils dénoncèrent au parlement M. De Médine, comme ayant attenté au privilége de saint Romain, et le firent mander à la barre de la cour. Là, ils remontrèrent « que eux estant en leurs habitz d’esglise pour luy déclarer qu’ilz avoient insinué le privilége au parlement, il avoit prononcé une sentence de condamnation au fouet, et, par plus grand contemnement, il avoit faict exécuter la dicte sentence, après qu’on luy avoit eu signifié la dicte insinuation. » M. De Médine chercha à se justifier. La sentence dont on se plaignait avait, dit-il, été rendue une heure avant l’arrivée des chanoines. Cette sentence une fois rendue, il avait bien fallu la notifier au condamné ; prononcée, elle avait dû être immédiatement exécutée ; car, alors, « luy bailly avoit les mains liées, et il ne pouvoit faire autrement que de la faire exécuter. » M. Delaporte, procureur-général, dit que « depuys que l’on avoit commencé à labéfacter (corrompre) le privilége, la religion s’en ressentoit. On ne pouvoit reprocher à M. De Médine d’avoir agi par malice, il n’avoit esté meu que du zèle du bien public. Mais, de quelque dévotion et affection de justice qu’il eust esté meu, il connoissoit les usages, et auroit deu, avant que de prononcer la sentence, prier les chanoines de se retirer, plustost que d’attenter au privilége. » Le parlement fit défense au bailli de Rouen de prononcer et faire exécuter, désormais, une sentence criminelle après que le privilége aurait été insinué au parlement et que les chanoines se seraient présentés devant lui. M. De Bauquemare, premier président, après avoir notifié cet arrêt à M. De Médine, lui dit : « Monsieur le lieutenant, vous eussiez deu vous arrester, voyant entrer en vostre prétoire les chanoines et chapelains revestus de leurs surplis. »

En effet, à dater de l’instant où les députés du chapitre paraissaient dans l’enclos d’une juridiction, l’insinuation y était censée faite, et il fallait que toute exécution et même toute procédure criminelle cessassent. C’est ce que le parlement reconnut le 28 avril 1608. Ce jour-là, comme on délibérait à la grand’chambre sur des lettres closes et sur un arrêt du conseil qui ordonnaient d’envoyer à Paris un prisonnier accusé de meurtre, afin qu’il ne pût être élu le jour de l’Ascension et jouir du privilége de saint Romain, l’huissier étant venu avertir le parlement que les députés du chapitre arrivaient dans le Palais, on s’écria tout d’une voix « qu’il n’estoit plus besoin d’entrer en conférence, parce que les députés du chapitre estant entréz dans le Palais pour l’insinuation du privilége de saint Romain, l’effect des dictes lettres cessoit. » (Reg. du parlement, 28 avril 1608.)

Dans une circonstance semblable à celle que nous venons de rapporter, le chapitre fut moins heureux ; et, au mépris de l’insinuation, deux condamnés firent amende honorable, la torche au poing, presque sous les yeux des chanoines et chapelains députés. C’était le 7 mai 1555. Un médecin nomme Odouard, et le nommé Verdelaye, son complice, avaient été condamnés, par arrêt du parlement, à faire amende honorable et à être fouettés par trois jours de marché, dans les carrefours de Rouen. Comme on venait de lire cet arrêt au bailliage, et que les deux condamnés allaient être amenés dans le prétoire, pour y faire amende honorable, survinrent les députés du chapitre, chargés d’insinuer le privilége. Après l’avoir, dirent-ils, insinué, la veille, au parlement, ils s’étaient rendus, de suite, au bailliage ; mais ils avaient trouvé les portes de cette juridiction fermées, « à cause de la feste de monsieur sainct Jehan porte latine. » Le privilége était donc censé avoir été insinué la veille au bailliage, puisqu’il l’avait été au parlement, juridiction supérieure, et qu’il n’avait pas dépendu d’eux qu’il ne le fût partout. Conséquemment aussi l’exécution de l’arrêt rendu contre Odouard et Verdelaye devait être différée jusqu’après l’Ascension ; car, au moment où on en avait fait lecture au bailliage, « desjà ilz estoient revestus de leurs habitz de cérémonie, sur le pavé du roy, et en voye de venir céans pour venir réitérer l’insinuation. » Louis Mustel, avocat du roi, répondit que les exécutions des criminels ne cessaient, au bailliage, qu’à dater du jour où l’insinuation y était réellement faite. Qu’était-ce pour les officiers de cette juridiction qu’une prétendue insinuation, soi-disant faite au parlement, mais dont, eux, ils n’avaient aucune connaissance non plus que de la réponse du parlement, soit que cette cour souveraine eût consenti, soit qu’elle se fût refusée à entériner le privilége qu’on était allé insinuer à son audience ? Les députés du chapitre, à les en croire, étaient venus, la veille, au bailliage ; mais ne savaient-ils pas que « c’estoit ung jour de feste, et que, à telz jours, ne se sièt aulcune court ny jurisdiction ? » Rien donc ne pouvant empêcher l’exécution de la sentence, l’avocat du roi demanda que l’on passât outre. Le bailliage adopta ces conclusions « et, tost après ceste sentence prononcée, et ainsy que l’on admenoyt les deux prisonniers pour faire la dicte réparacion honnorable, les députés du chapitre déclarèrent, par la bouche de leur advocat, qu’ilz se portoient appelans de ceste sentence et protestoient d’attentat. » Mais, au mépris de cette déclaration, au mépris de cet appel, les deux prisonniers firent amende honorable, « en chemise, testes et piedz nudz, la torche au poing », puis, immédiatement, ils furent jetés dans un tombereau, et fouettés par les rues de Rouen. Nul doute que le chapitre ne se soit plaint amèrement de ce nouvel attentat à son privilége. Mais quel remède ! Qui était fouetté était fouetté.

Le 14 mai 1620, les chambres assemblées décidèrent que des arrêts du parlement qui condamnaient, l’un, la femme Mallet à l’amende honorable et au fouet, par trois jours de marché, pour adultère ; l’autre, deux faux témoins à la même peine, ne seraient exécutés qu’après que le privilége aurait sorti son effet « attendu qu’après l’insinuation du privilége, il ne se pouvoit plus faire aulcune exécution contre les prisonniers criminelz jusqu’à ce que le dict privilége eust sorty son effect. »

Mais la règle qui ordonnait la suspension de toutes procédures et exécutions, depuis l’insinuation jusqu’après le jour de l’Ascension, recevait des exceptions dans des cas extraordinaires. Le 5 mai 1542, l’abbé De Castignolles, official de Rouen, vint se plaindre au parlement de la lenteur avec laquelle le bailli procédait « contre ung grand nombre d’héréticques estans ès-prisons de la ville. » Le lieutenant-général du bailliage protesta « qu’il estoit disposé à donner force et aide aux juges ecclésiastiques, en tout ce qui luy seroit possible. Mais (disait-il) est survenue l’insinuation du privilége de monsieur sainct Romain, au moyen de quoy, j’ay les mains liées, jusques après le temps du dict privilége passé. » Soit que l’abbé De Castignolles fût moins engoué du privilége de saint Romain que ses confrères, ou qu’attaché comme eux à cette prérogative de l’église de Rouen, il eût encore plus à cœur de voir faire prompte justice des hérétiques, il répliqua vivement « que pour le dict privilége, ne debvoit estre supercédé de passer oultre à l’inquisition et perfection du procès des hérétiques, et qu’au dict privilège, en ce cas, ne debvoit estre obtempéré. » Le parlement lui donna gain de cause, et décida « que par les juges, tant ecclésiastiques que royaulx, debvoit estre procédé contre les faulteurs d’hérésie, nonobstant le prétendu privilège de sainct Romain, et durant iceluy. »

En mai 1550, lorsque les députés du chapitre vinrent au parlement pour insinuer le privilége, il n’était bruit, au Palais, que « d’ung cas fort énorme commis dans la nuit. » Plusieurs prisonniers de la conciergerie avaient été surpris faisant effraction pour ménager l’évasion de Jean Filleul et ses adhérens, chargés du crime d’hérésie et appelans d’une sentence qui les avait condamnés à être brûlés vifs. Devait-on surseoir aux procédures contre ces hérétiques et contre ceux qui avaient voulu les faire évader ? L’avocat-général Lefèvre pressa les chanoines députés de s’expliquer à cet égard. La réponse de ces ecclésiastiques fut telle qu’avaient pu le désirer les gens du roi. « En cas sy exécrable comme celluy qu’a récité monsieur l’advocat du roy, et crime d’hérésie, le chappitre n’entend empescher qu’il soit procédé à faire et parfaire le proceds des prisonniers et à y donner arrest, horsmis, toutes fois, l’exécution de mort et peine du dernier supplice. Il n’y a celluy, dans la compaignye du chappitre, qui voulust seulement avoir pensé à nommer pour jouir du privilége de monsieur sainct Romain ung prisonnier accusé d’hérésie, d’aultant que ceste engeance d’hérétiques pullule, ung chascun jour, au grand dommaige de l’esglise. » Le parlement décida qu’il serait procédé immediatement contre les individus coupables de l’effraction commise dans la nuit, « et autres hérétiques, jusques à y donner arrest définitif ; les exécutions toutefois sursises jusqu’après l’Ascension, et ce (disait l’arrêt) sans aucunement préjudicier au privilége de saint Romain et insinuation d’icelluy. » Le 13 avril 1554, le parlement ordonna encore qu’il serait sursis, après l’insinuation, à toutes procédures criminelles pendant le tems de l’insinuation, « réservé contre les accuséz d’hérésie. »

On ne portait aucune atteinte au privilége, en continuant de procéder contre le crime de lèze-majesté divine, crime qui, dans les tems même les plus favorables au droit de l’église de Rouen, fut toujours expressément exclus de la grâce du privilége. Il en était de même du crime de lèze-majesté humaine, nous l’avons vu par la charte de 1210, citée dans notre dissertation préliminaire. Aussi l’insinuation du privilége n’empêcha-t-elle jamais le parlement de procéder contre les individus accusés de ce dernier crime. En 1569, des entreprises avaient été tentées sur les villes du Havre et de Dieppe, par quelques gentilshommes normands, de la religion réformée, qui avaient à leur tête le sieur De Cateville. Ces entreprises échouèrent. De Cateville, et l’infortuné De Lindebeuf, à qui l’on ne pouvait faire d’autre reproche que de n’avoir pas trahi son ami, eurent la tête tranchée à Rouen, le 5 mars. Les complices de Cateville étaient nombreux ; on en avait arrêté quelques uns, qui étaient détenus dans les prisons de Rouen, lorsque les députés du chapitre vinrent au parlement insinuer le privilége. Le procureur-général les somma de déclarer s’ils entendaient empêcher qu’après l’insinuation, comme avant, le parlement jugeât et fît exécuter ces criminels de lèze-majesté, leur protestant que, si telle était leur prétention, « il demanderoit que le chapitre fût entièrement débouté de l’effect du privilége de sainct Romain. » Les chanoines répondirent « qu’ilz s’asseuroient bien que le chappitre ne vouldroit jamays eslyre aulcun des prisonniers coulpables de conspiracion, machinacion et trahison pour surprendre les villes et places du roy, ne des rebelles crimineulz de lèze-majesté divine et humaine. » Le parlement ordonna donc que, malgré l’insinuation, il serait procédé contre les rebelles, « tant par capture de leurs personnes, qu’interrogatoires, récolements, infliction de torture, aux jugements des procès et exécutions des dictz jugements. »

En 1574, quelques jours après l’insinuation, un homme ayant été surpris sur les remparts de Rouen, muni de chevilles avec lesquelles il travaillait à enclouer les canons, M. De Brévedent, lieutenant-général au bailliage, ordonna qu’on lui fît immediatement son procès. Le chapitre se plaignit de cet attentat au privilége, mais voyant que sa réclamation n’était pas favorablement accueillie, il demanda « qu’en cas que ce qu’en avoit faict, en cecy, M. De Brévedent, auroit esté chose si nécessaire et urgente qu’elle ne pouvoit estre différée pour le salut de la ville, attendu les guerres et hostilités ouvertes dedans ceste province, le parlement déclarât, du moins, que ceste procédure ne pourrait estre tirée à conséquence et préjudice du privilége de sainct Romain. » On contenta le chapitre par une déclaration de ce genre.

Le 28 avril 1592, après l’insinuation, le parlement ligueur séant à Rouen autorisa le prévôt de l’Union à faire immédiatement le procès à deux soldats accusés d’avoir volé deux boisseaux de farine a une pauvre femme qui les apportait à Rouen où on manquait de tout, et d’avoir, en d’autres rencontres, volé, pour les vendre, un grand nombre de vaches et de moutons. L’arrêt était fondé sur la « nécessité d’ung exemple publicq, pour la vollerie qui estoit par les dicts soldats, proche des portes de Rouen, notoirement congneue à tous ceulx qui estoient présens lors de l’appréhension du coupable. »

Je finirai par deux faits beaucoup plus récens. Le 24 avril 1752, lorsque les députés du chapitre vinrent insinuer le privilége, la ville de Rouen était depuis cinq jours désolée par une sédition. Le magasin des blés du roi (aux Cordeliers) avait été pillé ; la garde bourgeoise, qui avait voulu imposer aux séditieux, s’était vue assaillie par une nuée de pierres. M. Godard de Belbeuf, procureur-général, demanda que, malgré l’insinuation, le procès criminel commencé contre les séditieux fût continué et jugé ; il invoquait l’arrêt rendu en 1569, relativement aux complices de Cateville. Les députés du chapitre dirent « qu’ilz pouvoient asseurer la cour que l’intention de leurs collègues n’étoit pas de faire jouir du privilége aucun des coupables de la sédition et rebellion actuellement existante dans la ville. » Le parlement, en accordant acte au chapitre de l’insinuation du privilége, ordonna que le procès criminel commencé contre les séditieux serait continué et jugé, nonobstant cette formalité accomplie.

Enfin, en 1775, une révolte ayant éclaté à la fin d’avril et au commencement de mai, à Beaumont-sur-Oise, Pontoise, Saint-Germain-en-Laie, Magny, Gisors et Vernon, le 8 mai, lorsque les députés du chapitre vinrent insinuer le privilége, le parlement leur donna acte « pour en jouir en la manière accoutumée, conformément aux modifications portées par les édits et déclarations de sa majesté, et à l’exception du cas de sédition. »

Nous avons dit qu’après l’insinuation, les prisonniers détenus ne pouvaient plus être transportés hors la ville. Assez souvent cette règle fut violée, mais le chapitre se plaignit toujours avec beaucoup d’énergie de ces infractions à son privilége ; et, chaque fois, ses réclamations eurent un complet succès. C’est ce que prouvent plusieurs faits rapportés au commencement de l’histoire. En voici un nouveau : le 7 mai 1545, peu de jours après l’insinuation, Antoine Fautrel, condamné à mort par le bailli d’Etouteville, ayant appelé au parlement, fut d’abord ramené à Rouen, puis, le même jour, transporté hors de la ville. Le chapitre se plaignit au parlement, qui ordonna que Fautrel serait immédiatement réintégré aux prisons du Palais. Mais le droit de faire transporter les prisonniers avant l’insinuation ne pouvait pas être contesté aux juges. Aussi en usaient-ils largement ; et, quelquefois, ils réussirent ainsi à soustraire aux suffrages du chapitre ou de grands coupables ou des prisonniers qu’ils ne voulaient point lui donner. Le 13 avril 1554, quelques jours avant l’insinuation, le premier avocat-général, Laurent Bigot, représenta au parlement que les députés du chapitre viendraient, le lundi suivant, insinuer le privilége de saint Romain. « Vous avez plusieurs foys veu (dit-il) que les chanoines ont esleu des prisonniers chargéz des quatre cas réservez ou d’aulcun d’iceulx. En quoy vous vous estes souvent trouvéz fort empeschéz, et, aulcunes foys, fustes contrainetz de leur délivrer, par expédient, telz prisonniers, pour éviter à la sédition et commotion du peuple affluant, le jour de l’Ascension, en ceste ville de Rouen… Or, il y a, ès-prisons de la conciergerie, plusieurs prisonniers chargéz et convaincus des dicts cas réservéz ou d’aulcuns d’iceulx, spécialement deux prebtres meurtriers par guet-à-pens, et ung fratricide ayant tué son frère entre les bras de sa mère. C’est icy le cas de suivre la coustume, et de transporter telz prisonniers hors des prisons où le chapitre a pouvoir de choisir un prisonnier pour la fierte. » Le parlement l’ordonna ainsi, et fit conduire les prisonniers à Saint-Gervais. Ceux des lecteurs qui pourraient s’étonner d’entendre parler ici de quatre cas réservés, avant l’édit de 1597, voudront bien recourir à l’histoire (années 1512 et suivantes) ; ils verront que le parlement avait eu alors la prétention de modifier le privilége de saint Romain par un édit de décembre 1512, qui s’appliquait aux immunités de certaines églises de France, mais non au privilége de la fierte, confirmé, en entier, quelques jours avant, par une déclaration spéciale de novembre 1512, et maintenu depuis, dans son intégrité, par un édit du mois de février suivant.

En 1547, conformément aux ordres du roi, le nommé Fléches, qui avait commis un grand crime dont j’ignore la nature, fut, deux jours avant l’insinuation du privilége, transporté des prisons de Rouen dans celles d’une autre ville, et cela pour le temps du privilége. La même année, aussi avant l’insinuation, une batterie ayant eu lieu entre des habitans du village de Quevilly et les gens de plusieurs galères qui stationnaient dans le port de Rouen, le parlement évoqua l’affaire, et comme les matelots avaient fait prisonniers deux paroissiens de Quevilly, qu’ils retenaient dans leurs galères, le parlement envoya ces deux captifs aux prisons du Pont-de-l’Arche, « celles de Saint-Gervais estant chargées d’autres prisonniers. »

Mais le parlement usa de cette faculté si souvent et avec tant d’affectation, qu’enfin le chapitre ne put plus s’en taire. En 1538, les chanoines se plaignirent au roi de ce que « pour fraulder le privilége et iceluy énerver, et tenter, peu à peu et par succession de temps, le mectre au néant ou à mespris et contemnement, au temps où les députés du chapitre alloient insinuer le privilége dans les juridictions, les magistrats faisoient transporter hors de la ville les prisonniers qu’il leur plaisoit, en autres prisons et juridictions prochaines, et hors de la dicte ville, au grand scandalle et diminution du dit privilége, du quel ils devroient estre protecteurs, et au grant mespris et contemnement de la volunté du dict seigneur roy et de ses progéniteurs, et pour oster au chapitre la liberté d’élire le prisonnier qu’ils vouloient, dont estoit advenu, souventes foys, que les dictz prisonniers ainsy transportez en autres prisons et geôles, pour la petite seûreté d’icelles, ou aultrement, par la malice ou connivence des geoliers, ou diligences de parens et amys des dits prisonniers, avoient faict bris de prison, eulx fuys et évadés d’icelles, et les grandz délictz et horribles maléfices par eulx commis par ces moïens, demouréz impugnyz, et de façon que, par ces moïens, s’en estoient fuys et évadéz, pour une seule année, plus grant nombre que le dict glorieux sainct Romain et les chanoines de la dicte esglise n’en sçauroient avoir délivré en dix ans par le moïen du dit privilége. Particulièrement en l’année 1558, le parlement usa si bien du transport des prisonniers, que de tout le nombre des prisonniers demouréz en la conciergerie de la court et du bailliage et autres juridictions de Rouen, il ne s’en trouva que trois qui déclarèrent aux députés du chapitre vouloir prétendre la grâce du priyilége. »

Telle est la substance d’un mémoire que le chapitre présenta à Henri II, et dont peut-être il avait attendu beaucoup d’effet. Mais, malgré toutes ces précautions du parlement, la part du chapitre, surtout alors, était encore fort belle ; et ce fut, sans doute par ce motif que le mémoire resta sans réponse.

D’après l’édit de 1597, la fierte ne pouvait être donnée qu’à un prisonnier écroué avant l’insinuation. « Ne pourra (disait cet édit) estre prins ou choisy par le chapitre aucun, pour joyr du dict privilége, qu’il ne soit actuellement prisonnier lors et au jour de la dicte insinuation, sans qu’ilz en puissent prendre aucun de ceux qui, après le dict jour, seront emprisonnée, que nous avons, en ce cas v déclarez et déclarons indignes de la dicte grâce, défendant très expressément à nostre court de parlement d’admettre l’élection qui se pourra faire au préjudice des présents réglements. » Le parlement, dans l’arrêt par lequel il enregistra l’édit précité, confirmait cette règle par une exception en faveur des personnes emprisonnées après l’insinuation, pour acte commis depuis la dite insinuation, « ces personnes (disait l’arrêt) ne pouvant estre privées de l’élection pour jouir d’icelluy privilége. » Mais cette règle, souvent invoquée par les parties civiles et par les gens du roi, n’était pas suivie à la rigueur dans la pratique ; et encore en 1776, la fierte fut levée par le nommé Mainot, dont le crime remontait à un an environ, et qui n’était venu se constituer prisonnier que le jour même de l’Ascension, au matin ; on pourrait citer plusieurs exemples analogues.

Anciennement, les prisonniers amenés à Rouen par les officiers de justice, après l’insinuation, étaient, en arrivant, conduits aux prisons de Saint Gervais (registres du parlement, 19 avril 1595 et 21 avril 1633), parce que les députés du chapitre ne pouvaient alors aller dans ces prisons ; et on ne les ramenait à Rouen qu’après l’Ascension. Mais depuis, l’usage permettant que ces prisonniers et ceux détenus à Saint-Gervais pussent être admis au privilége, comme ceux écroués avant l’insinuation et dans la ville, cette précaution fut négligée comme superflue.

Les trois jours des Rogations et les premières heures du jour de l’Ascension étaient consacrés à la visite des prisons et à l’interrogatoire des détenus qui prétendaient au privilége.

Le lundi des Rogations, lorsque la procession de Notre-Dame, qui, ce jour-là, devait se rendre à Saint-Eloi, était arrivée auprès du Bureau des finances, les deux chanoines désignés pour aller visiter les prisons sortaient des rangs avec deux chapelains, le tabellion et le messager du chapitre, saluaient la procession, et se rendaient aux diverses prisons de la ville. Le mardi et le mercredi, ils faisaient la même chose, avec cette différence que le mardi, la procession se rendant à Saint-Gervais, c’était devant l’église Saint-Herbland qu’ils s’en séparaient. Le mercredi, ils ne la quittaient qu’à la Crosse, lorsqu’elle détournait par la rue de l’Oratoire (aujourd’hui de l’Hôpital), pour se rendre à Saint-Nicaise[3]. Ces trois jours, les chanoines, leurs chapelains et les officiers qui les accompagnaient, visitaient successivement toutes les prisons de la ville, en commençant par celles du bailliage.

D’anciens manuscrits nous apprennent qu’à leur arrivée au bailliage les envoyés de la cathédrale étaient accueillis avec les plus grands honneurs. Le bailli et le concierge « les recevoient doulcement et honnourablement », et les accompagnaient jusques dans l’intérieur de la prison. On les conduisait dans une chambre basse, nommée le parquet, « que le geollier avoit parée le plus honnourablement que il avoit peu, pour révérence de l’esglize et d’iceulx chanoines. » Cette chambre était jonchée d’herbes et de fleurs ; deux pavios (pavillons ou dais) et deux carreaux y avaient été placés pour les deux chanoines. Sur une table couverte d’un doublier d’une éclatante blancheur, était un magnifique crucifix d’argent doré[4]. A l’un des coins de la chambre, on voyait « ung buffet ou table sur lequel le geollier mectoit le registre des prisonniers, avec les clefz d’icelles prisons, tant des entrées de devant, de derrière, que des singulières prisons. » Après avoir installé les chanoines dans cette salle, le bailli prenait congé d’eux, en leur disant : « Messieurs, Dieu vous doint (donne) faire bonne élection ; vous estes seigneurs de léans ; allez partout où il vous plaira » ; et il se retirait. « Les chanoines demandoient le registre du geollier, avecques les clefz des prisons, les quelz registre et clefz le geollier leur bailloit sans contredict et mectoit devant eulx. » Les chanoines s’asseyaient, ainsi que le tabellion, qui avait devant lui tout ce qui était nécessaire pour écrire. Alors le plus ancien des deux chanoines ouvrait le livre des évangiles, et interpellait le concierge ou geolier, qui devait s’agenouiller et mettre la main sur le texte du livre saint, et il lui disait : « Vous jurez Dieu le créateur, par le sainct évangile que vous touchez présentement, et par la part que vous prétendez en paradis, que vous direz vérité sur ce dont vous serez enquis. » Après que le geolier avait répondu : « Oui, je le jure », le même chanoine lui disait : « Par le serment que vous venez de faire, avez-vous admis en vos prisons tous les prisonniers qui y ont esté admenéz ou s’y sont venus rendre, soit pour crime ou pour debte civile, depuis le jour de l’insinuation du privilège de monsieur sainct Romain, ou en avez-vous eslargy et exécuté quelques-ungs » ? On écrivait sa réponse, il la signait, ainsi que la liste des prisonniers détenus dans la geole, après l’avoir déclarée véritable sous le serment dont nous avons ci-dessus reproduit la formule. Alors il se relevait, et allait faire ouverture de toutes les prisons particulières ; les chanoines l’accompagnaient « et prenoient de la chandelle allumée pour voir partout ; et le geôlier monstroit à iceulx du chapitre tous les prisonniers et chacun d’eulx, sans en celler ou mucher aulcuns… il leur ouvroit aussi la grosse tour, et veoioient les prisonniers estans illec. » A cet instant, le geolier devait se retirer. « Je ne suis maiz (plus) geollier, disait-il aux chanoines, vous estes maistres de léans », puis, montrant aux chanoines la clé des portes extérieures des prisons du château, qui pendait à un pied de biche, il leur disait : « Vècy (voici) quant que je ay maiz de clefz, je ne suis maiz geollier ; vous estes seigneurs de léans », — « et il sortoit et alloit chez lui, ou s’esbatre à la fontaine du chasteau. » Ainsi, « dedans la geolle ne demouroient aucuns fors iceulx gens d’esglize et les diz prisonniers durant l’examen des prisonniers…… et s’en alloient les diz bailli et geollier ; et clouoit (fermait) le dict geollier l’uis d’icelles prisons ; et ne retournoit illec jusques ad ce que iceulx gens d’esglize appellâssent. »

C’était alors que commençait l’examen des prisonniers. Les chapelains, munis des clés « alloient de prison en prison, de cachot en cachot, chercher les prisonniers, et les amenoient devers les dictz chanoines ; c’estoient eulx qui ouvroient et clouoient (fermaient) les portes. » Les chanoines demandaient à chacun des prisonniers la cause de leur emprisonnement ; s’ils savaient en quoi consistait le privilége de saint Romain ; lorsqu’ils le savaient, on leur demandait s’ils s’en voulaient esjouyr ; lorsqu’ils l’ignoraient, on leur exposait l’excellence et dignité du privilége, et on leur disait que, « ne fussent-ils détenus que pour cause civile, néanmoins s’ils se souvenoient de quelque meurtre qu’ils eussent fait, l’église avoit les bras ouverts pour les recevoir, et nos sieurs du chapitre les mains tendues pour les tirer de peine, en faisant leur confession et déposition aux commissaires, qui la tiendroient aussi secrète comme presque sous le sceau de la confession auriculaire. » Tous les prisonniers ayant esté ouïs de cette façon, on engageoit ceux d’entre eux qui déclaroient prétendre au privilége, à se récolliger (recueillir) en eux-mêmes, à se recommander à Dieu et se disposer aux jour et heure qu’on leur indiquoit pour venir recevoir leurs confessions et dépositions. » Si quelqu’un des prisonniers faisait difficulté de comparaître devant les commissaires, ils pouvaient le contraindre soit en implorant l’aide du bras séculier, soit en le menaçant de le faire mettre au cachot, soit en l’y faisant mettre, selon la qualité des personnes. Les commissaires devaient aller trouver au lit ceux qui étaient malades.

Les prisonniers détenus pour crime de lèze-majesté étant exclus du bénéfice du privilége, il semble qu’ils ne pouvaient être examinés par les députés d’un chapitre qui n’avait pas le droit de les élire. Souvent, toutefois, les chanoines députés voulurent les interroger, et triomphèrent de la résistance que ne manquaient pas de leur opposer les commandans des prisons. Sans rappeler ici un fait de ce genre, consigné dans la première partie de l’histoire, nous dirons qu’en 1436, aux Rogations, les chanoines ayant su que dans la grosse tour du château étaient détenus Robert De Gaillarbosc, Girard D’Esquay, le bâtard D’Aunoy, Robert Bosquet et deux cordeliers, tous Français, accusés de trahison envers Henri V, c’est-à-dire de fidélité envers Charles VII leur roi légitime, les chanoines, sur le refus qu’on leur faisait de les laisser communiquer avec ces prisonniers, adressèrent des représentations énergiques à l’illustre Talbot, qui, enfin, donna l’ordre de les introduire dans la grosse tour, où ils examinèrent et interrogèrent les prisonniers. On les vit quelquefois chercher partout dans la ville, et interroger des individus mis en liberté depuis l’insinuation, sans doute parce qu’ils craignaient que la délivrance de ces prisonniers ne cachât quelque manœuvre. En 1442, le mardi des Rogations, ne trouvant plus dans les prisons du château trois Anglais déserteurs qu’ils y avaient vus la veille et qu’on avait mis en liberté, ils se rendirent à une hôtellerie près de la porte Jehan le Queu (paroisse de Saint-Denis du Mont) où ils avaient appris qu’étaient ces Anglais, et les interrogèrent. Ils allaient, nous l’avons dit, dans toutes les prisons de la ville, sans exception ; ils n’oubliaient donc pas celles de la Barbacane, petit château qui existait autrefois au bout du pont de pierre de Rouen ; ils visitaient les prisons de la Fontaine-Jacob, juridiction inférieure établie hors le faubourg Martainville ; celles d’Emandreville, autre juridiction dans le faubourg Saint-Sever ; de Saint-Gervais, dans le faubourg de ce nom. Enfin, comme il arrivait quelquefois que des personnes de distinction, au lieu d’être écrouées dans les prisons, étaient confiées à la garde des huissiers ou sergens, qui en répondaient à la justice, les députés du chapitre, après avoir visité toutes les prisons de la ville, « entroient avec la mesme auctorité, ès maisons des huissiers et sergentz, pour apprendre s’ilz cachoient aucun prisonnier[5]. » En 1529, le chapitre ayant su qu’une damoiselle était à la garde du premier huissier du parlement, envoya ses commissaires l’interroger dans la maison de l’huissier[6]. En 1614, les chanoines députés allèrent chez l’huissier Marc, interroger le sieur De Moulin-Chapelle et ses deux complices, que cet huissier avait en sa garde. Le lundi des Rogations, les commissaires et leur suite, en revenant des prisons, devaient, autant que possible, rejoindre la procession, avant qu’elle fût de retour à l’église, et rentrer avec elle dans la cathédrale.

Le mardi, les deux chanoines commissaires retournaient aux prisons, avec les mêmes solennités. Le concierge devait leur déclarer avec serment, si, depuis la veille, il avait reçu ou élargi quelque, prisonnier. Ensuite, les députés du chapitre faisaient venir, l’un après l’autre, les prétendans au privilége, pour procéder à leur examen et recevoir leurs dépositions. On demandait à chaque prétendant s’il persistait dans l’intention de s’éjouir du privilége de saint Romain ; on lui représentait « la dignité et excellence de ce privilége ; on l’admonestoit de ne mentir au Saint-Esprit et de dire nuement et simplement la vérité ; on lui en faisoit prêter serment sur l’évangile. » Chacun des prisonniers prétendans faisait sa confession ou déclaration relative au crime à raison duquel il sollicitait le privilége. Le tabellion écrivait les confessions et aveux de chacun des prisonniers. Ce tabellion était prêtre, sans quoi il n’eût pu assister à cet examen, et entendre ces confessions. (Registre capitul. du 15 mai 1477). La première fois qu’il assistait à cet examen, il devait prêter serment de garder le secret sur ce qu’il allait entendre. Longtems on rédigea en latin les confessions des prétendans à la fierte. Mais au xvie siècle, on reconnut que ces rédactions en latin assez barbare ne donnaient point au chapitre une idée bien nette et bien précise des crimes confessés par les prisonniers ; et, le 13 mai 1518, jour de l’Ascension, le chapitre ordonna qu’à l’avenir elles seraient rédigées en français, pour que les capitulans pussent voir plus exactement et plus en détail les particularités des crimes commis par les prétendans[7]. Toutefois, ce ne fut qu’en 1522 que l’on commença à rédiger ces confessions en français.

Le prisonnier à genoux devant le crucifix, jurait sur les saints évangiles de dire vérité. On lui demandait ses nom, surnom, âge, demeure, qualité, revenu ; sa religion, celle de ses père et mère ; où il avait communié les trois dernières pâques ; combien il y avait de tems qu’il était détenu en prison ; à l’instance de qui et pour quel objet ; pour quel sujet il prétendait au privilége ; quand, comment, et en quel lieu le crime avait été commis ; quelles diligences avaient été faites à raison de ce crime ; s’il avait eu recours à la grâce du prince ; s’il avait commis ou aidé à commettre quelque autre crime, et s’il avait quelques complices ; où il s’était retiré, lui ou ses complices, depuis l’action. Très-anciennement, les confessions des divers prétendans au privilége étaient consignées, à la suite les unes des autres, par le tabellion, dans un registre ou cahier qui était scellé par les chanoines commissaires « in quondam quaterno seu codice sigillo dicti Cavel canonici sigillato[8]. » Plus tard, chacune des confessions fut écrite sur une feuille séparée ; mais toujours des précautions furent prises pour qu’elles demeurassent secrètes. Quelquefois un prisonnier, en révélant aux chanoines députés les crimes dont il s’était rendu coupable, touché d’un vif repentir, s’abandonnait à la douleur et fondait en larmes. Jacques De Folleville, qui obtint la fierte en 1513, avait fait sa confession « avec une grande amertume de cœur et en répandant des larmes abondantes[9]. »

Après avoir employé la matinée à visiter les prisons, les commissaires revenaient à la cathédrale, « et volontiers l’ancien chanoine donnoit à disner, ce jour-là, à son collègue, au tabellion et aux deux chapelains assistans ; mais cela estoit de courtoisie et non de debvoir. » Le mercredi, après une troisième visite, dans laquelle les députés du chapitre avaient interrogé les prisonniers écroués depuis la veille, et demandé aux autres s’ils n’avaient rien à changer à leur déclaration, « si l’on en avoit le temps, les commissaires venoient se rendre au portail de l’église de Saint-Maclou, attendant que la procession passât. Chacun d’eux y reprenoit son rang et place ; et le plus jeune des chanoines traitoit, ce jour-là, son ancien, les deux chapelains et le tabellion. » Depuis la fin du xviie siècle, le lundi des Rogations, les chanoines commis à la visite des prisons se présentaient à la porte de la conciergerie de la cour des Aides (rue du Petit-Salut), accompagnés de deux chapelains, d’un secrétaire et d’un huissier. Ils « requéroient le concierge de leur laisser l’entrée libre. » Le concierge répondait « qu’il n’en avoit point d’ordre », et faisait refus d’ouvrir ; il refusait aussi de signer sa déclaration, et les députés du chapitre dressaient procès-verbal.

L’examen des prisonniers était toujours très-secret. « L’un prisonnier ne povoit veoir l’autre qui venoit au dict examen, ne autre personne séculière. » Les chapelains eux-mêmes, à ce qu’il paraît, n’assistaient point à ces interrogatoires ; car un témoin de la première enquête de 1425 rapporte « qu’il les véit, aucunes fois, avec le concierge, qui buvoient et faisoient bonne chière. » Il fallait bien vivre, en effet, quoique ce fût quatre-tems les trois jours des Rogations. De leur côté, les chanoines ne partaient pas à jeun de la prison. Déjà nous avons vu qu’on leur apportait « pain, vin et herbe. » Si c’eût été là tout leur repas, leur part n’aurait pas valu celle des chapelains, qui, « beuvoient avec le concierge, et faisoient bonne chière. » Mais de vieux manuscrits du chapitre nous rassurent pleinement à cet égard. On y voit que « de toute antiquité, en visitant les prisonniers prétendans au privilége de monsieur sainct Romain, les deux chanoines, les deux chapelains, le notaire ou tabellion, et les huissiers messaigers du chapitre, avoient coustume de prendre leur desjeûner en la geôle du bailliage, pendant les trois jours des Rogations et le jour de l’Ascension, aux frays et diligences des concierges. » Il vont jusqu’à nous apprendre qu’en 1453, les trois jours des Rogations, on donna aux chanoines du vin rouge, du vin blanc, du pain, du beurre frais, des œufs et des harengs en abondance. En 1450, le jour de l’Ascension, on leur donna, de plus, des tripes[10]. Mais, en 1586 et 1588, ces officiers présentèrent des requêtes au chapitre, pour lui exposer que « deux escus sol seroit petite somme, attendu la charté du vin et des vivres En conséquence ilz prioient le chapitre de les gratiffier de quelque honnesteté, à sa discrétion, oultre la dicte somme de deux escus. Quoy faisant, nous aurons (disaient-ils) courage de vous recepvoir de bien en mieulx, comme vostre grandeur le mérite, et prier à jamaiz pour l’augmentation de vos seigneuries. » Pour qui connaîtra la valeur de l’argent à cette époque, il demeurera constant qu’à ce prix on devait servir aux chanoines un déjeûner fort passable. L’usage de se saisir des clés se maintint, sans doute, tant que dura le privilége. Toujours, cette coutume existait-elle encore en 1600 ; car, le 2 mai de ladite année, après l’insinuation, le parlement se demanda s’il pouvait laisser emmener de la conciergerie et reconduire dans des juridictions du ressort quelques prisonniers condamnés au fouet. La raison de douter était que « le chapitre s’estoit saisy des clés de la conciergerie. » Mais l’affirmative fut résolue par le motif « qu’il n’y avoit exécution de mort encourue par aucun de ces prisonniers. »

L’usage voulait aussi que, les trois jours des Rogations et le jour de l’Ascension, le geolier présentât à chacun des cinq prêtres envoyés aux prisons, un citron, un touffeau (bouquet) et des oranges. Ces citrons, bouquets et oranges étaient dans un plat que le concierge déposait sur le bureau. Long-tems, le chapitre avait fait donner, après la fête, « ung escu de soixante solz » au concierge, pour ces touffeaux et citrons. En 1629, il donna soixante-dix solz ; en 1639, le geolier, trouvant « qu’il n’avoit esté salarié amplement les années passées, ne donna aux chanoines ny citrons, ny touffeaux selon la coustume. » Le chapitre arrêta qu’on « laisseroit à la disposition de cet officier d’en donner, et en cas qu’il en baillast, que on luy donneroit salaire. »

Du bailliage, les commissaires allaient, par la rue Percière, à la conciergerie du Palais ; de là, par les rues Massacre, du gros Orloge, passant devant l’église de Saint-Sauveur, ils allaient au château du Vieux-Palais. On invitait le gouverneur ou ceux qui le représentaient à faire le serment sur l’évangile, tel que nous l’avons rapporté. Du Vieux-Palais, on montait devant Saint-Éloi, et, par le Marché-aux-Veaux, à la rue aux Oucs, et, par-derrière Saint-Cande-le-Jeune, on allait à la conciergerie de la cour des Aides. Les commissaires passaient ensuite devant l’aître de Notre-Dame, et allaient à la conciergerie de la chambre des comptes ; de là à la conciergerie de la cour ecclésiastique, où le concierge devait leur présenter des touffeaux ; puis dans les autres prisons, et même chez les huissiers et sergens, comme nous l’avons dit plus haut.

  1. Manuscrit du XVIe. siècle. (Anciennes archives du chapitre.)
  2. Extrait du plus ancien registre de l’échiquier que possèdent les archives de la cour royale de Rouen. (Manuscrit sur vélin, petit in-f°.)
  3. Rituel manuscrit de la bibliothèque de Rouen, écrit dans le xviiie siècle.
  4. « Fuit eisdem ministrata quedam camera bassa, herbis viridibus parata, munita quâdam mensâ dupleario albo et mundo coopertâ, super quo erat quedam crux argenti deaurata ad yimaginem crucifixi depicta, pro jurando prisionarios. » (Reg. capit., xv sœculi, passim.)
  5. Réfutation de la response et escrit de M. Denys Bouthillier, contre la defense du privilege de saint Romain, archevesque de Rouen, page 153.
  6. Reg. du chapitre.
  7. « Die 13à » maii, festivà Ascensionis domini 1518, post electionem prisionarii, domini capitulantes, habita inter eos maturà deliberatione, concluserunt quod amodo confessiones prisionariorum scriptis redigantur gallicanis, ut de criminibus per eos perpetratis verior et amplior declaratio fieri possit. » (Reg. capit. Roth., 1518.)
  8. Registres capitulaires, passim.
  9. Registres capitulaires, 1513.
  10. « Honesta receptio cis facta fuit cotidiè, cum pane, vino albo et rubco et butiro recenti, alectis et ovis habundanter. » (Reg. capit., 1453.) « Et etiam, die Ascensionis, ipsis dominis canonicis ministraverat greolarius, cum pane et vino, omasa. » (Reg., 13 mai 1450.)