Histoire du célèbre Pépé/10

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CHAPITRE X LE PETIT LÉOTARD

Les années passaient ainsi, et Pépé, content de son métier, ayant de bons camarades autour de lui, pris en affection particulière par Mme Alcindor, s’estimait parfaitement heureux. À force de s’appliquer et de copier des modèles, il commençait à dessiner passablement et à avoir le sentiment des couleurs. Mme Alcindor voyait d’un très bon œil ses talents de peintre, et elle lui laissait même esquisser des fresques fortement entachées de naïveté sur ses murs blancs, mais Alcindor et Gig n’avaient d’yeux que pour les trapèzes sur lesquels Pépé commençait à s’élancer dans le vide.

Pépé avait plus de neuf ans. C’était un bel enfant admirablement proportionné, à tête intelligente, jolie de lignes et déjà mâle.

— Quel gaillard il fera, dès ses quinze ans, disait Gig.

Pépé avait été rendre visite à Mme Giraud qui l’avait à peine reconnu tant il était changé.

Il lui demanda si elle avait donné de ses nouvelles aux Fougy. Il regrettait fort de ne pas leur avoir envoyé de lettre lui-même, ne sachant pas écrire. Il ajouta :

— Il faudra venir me voir, madame, quand je ferai le Léotard.

Mme Giraud lui demanda :

— Tu dois donc imiter Léotard ?

— Je le surpasserai, dit Pépé avec orgueil. Gig, le clown, affirme que je suis encore mieux fait que Léotard.

Son ancien petit camarade de Trouville, Édouard, le fils Giraud, le regardait avec admiration.

— Il faut me voir dans mon beau costume noir et or, lui dit Pépé.

— Nous irons le voir, n’est-ce pas, maman ? demanda Édouard.

— Oui, nous irons, dit Mme Giraud.

Quelques jours après, étant avec Mme Alcindor qui l’emmenait presque constamment avec elle, il avait été à la pension porter des confitures et des gâteaux à Mlle Colette Alcindor. Il la dévorait des yeux chaque fois qu’il la visitait.

— C’est elle que le public applaudirait, disait-il, si elle paraissait à cheval, comme Mametta ou Luisa.

— Tu la trouves toujours jolie, ma fille ? demandait Mme Alcindor.

— Oh ! elle est blanche et rose ! Il n’y a que les poupées dans les magasins qui soient jolies comme elle.

— Il est drôle, ce petit, avec son enthousiasme pour Colette, pensait Mme Alcindor.

Elle ramenait Pépé dans la maison de l’hivernage et alors continuait l’éducation du jeune successeur de Léotard.

Sous le vitrage du manège on avait suspendu deux trapèzes tenus par de longues cordes et il s’agissait de voler de l’un à l’autre. Il n’y avait ni matelas, ni filets, de ces filets avec lesquels les gymnastes ne craignent guère de se faire mal, quelle que soit la chute effrayante qu’ils fassent ; si Pépé tombait, il tombait sur la sciure de l’arène, et s’il tombait mal, il pouvait se casser une jambe ou se casser les reins. Aussi ses exercices étaient-ils attentivement suivis par les artistes du cirque Alcindor et, quand il s’élançait, tous faisaient silence et le regardaient avec angoisse.

C’était Gig qui avait pris sur lui de guider Pépé et de lui lancer les trapèzes. Sa responsabilité était grande. Il suffisait d’un trapèze lancé de travers ou mal lancé pour que Pépé le manquât et tombât. Aussi Gig devenait-il grave dès que Pépé commençait.

Celui-ci, en maillot, montait sur une plate-forme située à l’extrémité du manège. Gig lui lançait le premier trapèze que Pépé retenait de la main. Gig allait alors se placer sous le second trapèze auquel il se pendait afin que les cordes fussent tendues et la perpendiculaire absolue.

— Héhop ! faisait-il.

Pépé attirait fortement à lui le premier trapèze, puis il se lançait et imprimait à ce trapèze une longue oscillation qui le faisait presque toucher aux cintres.

Tout à coup on le voyait lâcher les mains, glisser, il restait suspendu par les jarrets, et claquant dans ses mains :

— Héhop ! criait-il à son tour.

Gig tirait violemment à lui le trapèze qu’il tenait et le lançait à la rencontre de celui sur lequel se trouvait Pépé.

L’enfant alors abandonnait le premier trapèze et, franchissant l’espace laissé vide entre les deux, il rattrapait le second avec ses mains, il lui imprimait un nouveau mouvement oscillatoire, puis il repassait de même sur le premier trapèze et revenait prendre sa place sur la plate-forme.

La première fois qu’il se lança, il n’attrapa le second trapèze que d’une main, tournoya et le lâcha. Gig, qui le suivait attentivement des yeux, le reçut dans ses bras.

D’exercice en exercice, Pépé s’enhardit, acquit plus de méthode, et bientôt il fit le Léotard avec une sûreté et une précision de mouvements qui ravit Gig et Alcindor.

— Il va avoir de fameux succès ! dit le patron.

Dans le cirque on était content de lui, tous, sauf une bonne bête, le caniche Moutonnet, auquel Margarita formait un nouveau camarade pour ses tours, Pépé étant devenu trop grand et devant bientôt devenir trop célèbre en s’envolant dans l’air de trapèze en trapèze pour rester le compère du brave caniche.

Cependant, Pépé n’abandonnait pas complètement Moutonnet, car il s’apercevait que celui-ci était triste.

— C’est mon premier camarade, pensait-il, en se rappelant le méchant Prussien, les voleurs et son affreuse nuit passée dans la rue.

Moutonnet lui reprochait certainement sa négligence. Cela se voyait. Il venait assez souvent le chercher à la maison, et, quand Margarita, cravache à la main, l’envoyait prendre son compère, Moutonnet courait d’abord à Pépé, et celui-ci devait le chasser. Moutonnet étonné et chagrin le regardait d’un air de doux reproche.

— Va, mon pauvre Moutonnet, disait Pépé en le caressant.

Quelquefois il allait encore à sa niche et passait une heure avec lui ; mais ce n’était plus que par acquit de conscience et pour le consoler.

Pépé commençait à avoir des soucis : le souci de son succès, de sa réputation d’artiste, dont Alcindor lui parlait constamment, et puis le souci de son dessin, car plus il dessinait, plus il sentait de passion pour la représentation de la nature sur le papier ou sur la toile. Il avait fait des progrès étonnants dans l’art du dessin, pour un enfant qui n’avait jamais reçu la plus mince leçon de qui que ce fût, qui s’y rapportât.

Il avait donc fait d’abord des bonhommes qui étaient on ne peut plus maigres ; puis il les avait engraissés et à la ligne avait succédé le rond ; il aurait composé des bonhommes en juxtaposant des saucisses que c’eut été à peu près son esthétique ; ensuite le bonhomme avait pris une sorte de forme qu’il lui avait donnée à force de regarder ses camarades et en se rendant compte de leurs proportions. Comme ils étaient presque toujours en maillot, il lui était facile de les étudier, et pour lui l’étude était si sérieuse qu’il en tirait des résultats.

Pépé était le vivant exemple de ce que peut produire le goût pour un art joint à l’application et au travail. Le pauvre Pépé savait à peine les lettres de l’alphabet, personne dans le cirque Alcindor ne pensait à lui donner des leçons de lecture et d’écriture, aucun des artistes du cirque n’estimant qu’on eût absolument besoin de savoir lire pour vivre. Jamais un maître ne lui avait montré de quelle manière on tient un crayon ou une plume. C’était de lui-même qu’il avait saisi un crayon, qu’il y avait habitué ses doigts ; c’était de lui-même qu’il avait dessiné des bonshommes, cherché la forme humaine, fait des chiffres, et il riait à belles dents quand il s’amusait à numéroter ses essais, depuis, son premier trait jusqu’au dessin ayant forme humaine, 1, 2, 3, 4, 5, 6.

Ce qu’il dessinait à présent ressemblait à quelque chose, et il faisait impitoyablement poser ses camarades.

Ses modèles, c’était Moutonnet, c’était Trilby, le joli petit poney, c’était Gig, c’était Luisa, Margarita, Mametta et Carlo. Il avait un mètre avec lequel il mesurait leurs membres afin d’établir les proportions de son dessin. Il parvenait ainsi à fixer dans son esprit la longueur et la largeur comparative des différentes parties du corps des êtres, et de son esprit les longueurs et les épaisseurs passaient dans son crayon, et du crayon sur son papier.

Pour les couleurs, il allait plus vite, car il se contentait de teintes plates qui faisaient ressembler ses dessins aux fresques antiques.


— Si vous êtes satisfaits du petit Léotard, dit-il un jour à ses patrons, donnez-moi des couleurs à l’huile et des pinceaux.

Mme Alcindor les lui acheta aussitôt et Pépé montra une joie exubérante. Ce qui l’ennuyait dans sa première boîte de couleurs, dans son aquarelle, c’est que, chaque fois qu’il était sorti des teintes plates, qu’il avait voulu revenir sur sa couleur ou la remanier, il n’avait réussi qu’à produire un horrible gâchis. Avec les couleurs à l’huile, c’était autre chose, il pouvait couvrir un ton d’un autre ton, revenir sur ce qu’il avait déjà fait, s’adonner à un véritable débordement de peinture.

La première fougue passée, il s’appliqua à se rendre compte de sa palette, de l’effet obtenu par le rapprochement des tons ou par le mélange des couleurs et de la manière dont il pouvait fixer la nuance des objets qui frappaient sa vue, et d’abord des brillants costumes des artistes du cirque Alcindor. Ses progrès, le pinceau à la main, furent beaucoup plus rapides que ceux qu’il avait obtenus avec son crayon.

— Il faudrait lui faire donner des leçons de peinture à cet enfant, disait Mme Alcindor.

— Rêves-tu ? s’écria son mari. Un peintre ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il ajouta :

— Des gens qui s’intitulent artistes on ne sait pourquoi, car ils sont aussi incapables de porter cinquante kilos à bras tendus que de dompter un cheval. Beau comme il est, cet enfant, hardi, déjà aussi fort que Léotard, tu voudrais qu’il ne quittât jamais un abominable pantalon qui cacherait sa jambe ! Qu’il ne volât pas aussi léger qu’une hirondelle d’un trapèze à l’autre ! Ce serait abaisser la nature humaine ! Tu déraisonnes, ma pauvre femme ! Quand on est beau, c’est pour se faire voir aux populations.

— Mon mari a raison, disait Mme Alcindor, qui toute sa vie n’avait vu admirer que la beauté et la force.

Mais quelqu’un qui avait été vivement frappé des dispositions de Pépé et qui ne le voyait pas avec plaisir vivre avec des saltimbanques, c’était Mme Giraud.

— Cependant, pensa-t-elle, il gagne sa vie honnêtement, dans ce cirque. Ce serait peut-être son malheur de l’en retirer. Ces Alcindor sont bons pour lui et il s’y plaît.

Et quand revint la foire au pain d’épice, elle alla voir Pépé en compagnie de M. Édouard.

Ce fut un grand jour pour Pépé que celui où, pour la première fois, il dut s’élancer dans l’air en pleine représentation.

Alcindor avait fait annoncer le début de Pépé dans les journaux. De grandes affiches où Pépé était représenté entre les deux trapèzes avaient été placardées dans tout Paris. Sur ces affiches on lisait en gros caractères : « Plus fort que Léotard. » Dans le faubourg Saint-Antoine, dans Vincennes, autour de la foire, dans la foire, le nom de « Pépé » se lisait en lettres immenses au-dessous de « Cirque Alcindor ». Le soir de son début, le cirque était bondé, on refusait le monde à la porte et une longue queue de curieux protestaient par leurs cris contre leur exclusion.

Le public s’écrasait littéralement et Mme Alcindor avait placé Mme Giraud et Édouard dans une petite loge qui n’était jamais occupée que par les patrons, les artistes ou leurs invités.

La première partie du spectacle mit les spectateurs en bonne humeur. Gig, Rig et Pig n’avaient jamais été plus souples ni plus anglais.

— Miousic ! criait Rig.

Margarita, après les exercices de Moutonnet, avait jonglé avec des verres, des assiettes et des couteaux ; l’illustre Barbasson avait embrassé une des plus jolies demoiselles de l’honorable société et le célèbre Alcindor avait monté Zéphyrin ; mais on attendait Pépé ; on trépignait.

— Pépé ! Pépé ! criait-on.

Dans la seconde partie, après les exercices de Coralia sur un cheval en liberté, Pépé parut enfin.

Il fut reçu par un tonnerre d’applaudissements auquel Mme Giraud et Édouard se mêlèrent vigoureusement.

Pépé était réellement beau.

Il parut au milieu de l’arène, éblouissant.

Il avait un maillot de soie complètement blanc, et sur ce maillot blanc, il n’y avait que la trousse et la fraise qui se détachassent, quoiqu’ils fussent blancs aussi, parce qu’ils étaient brodés d’or, ainsi que les souliers. Jamais Alcindor n’avait payé à un de ses artistes un costume aussi luxueux.

Dans son maillot blanc, dans ses reflets de soie et d’or, Pépé, admirablement pris dans ses formes d’enfant, avec ses traits réguliers, ses cheveux courts légèrement ondés, produisit un effet dont les femmes et les enfants tressaillirent.

— Qu’il est beau ! s’écria Édouard.

Cette exclamation, le public entier la répéta.

Pépé monta à sa plate-forme au moyen d’une échelle de cordes, et, de là-haut, il mesura l’espace. Il avait répété deux fois, la veille et dans la journée, l’exercice auquel il devait se livrer, mais, à la lueur du gaz, le cirque lui paraissait plus grand et les trapèzes plus éloignés, des trapèzes neufs dont la barre était garnie à chaque bout de lourdes boules de cuivre destinées à rectifier leur mouvement.

La distance à franchir était effectivement plus grande que dans le manège de la maison de l’hivernage ; il devait aller d’un bout du cirque à l’autre, par-dessus la tête des spectateurs. Au lieu de deux trapèzes, il y en avait trois, et ils étaient plus élevés au-dessus du sol. L’arc de cercle qu’ils décrivaient était plus long.

Gig, très grave, tenait le premier trapèze.

— Miousic ! cria Rig.

Pépé était sur sa plate-forme, il passait de la sciure sous ses souliers et dans ses mains afin de les avoir secs.

— Héhop ! fit-il.

Gig lui lança le premier trapèze que Pépé attrapa.

Gig courut au deuxième trapèze.

Aussitôt Pépé s’élança et balança deux ou trois fois son tra­pèze dans de longues oscillations de pendule, jusqu’à le faire toucher à l’armature de fer qui les attachait au faîte de la tente.

Le public faisait silence ; on eût entendu une mouche.

Pépé glissa, la tête en bas, retenu par les jarrets à la barre du trapèze.

Un frémissement passa dans les spectateurs.

— Héhop ! fit Pépé.

Gig lança le deuxième trapèze et alla au troisième qu’il lança immédiatement, tandis qu’Alcindor suivait anxieux le début de Pépé.

Le public fit un « Ah ! » prolongé ; quelques femmes pous­sèrent des cris d’effroi.

Pépé venait de passer du premier trapèze sur le second, avec une légèreté merveilleuse.

— Héhop !

Et Pépé filait au troisième trapèze sur lequel il s’asseyait et se balançait en envoyant des baisers à la foule qui l’applau­dissait, debout, enthousiasmée.

Gig arrêta les trapèzes et les rejeta.

Alors, avec une grâce exquise, Pépé reprit son vol, et re­passa d’un trapèze à l’autre, jusqu’à la plate-forme.

Si le public avait pu faire crouler une tente, le cirque aurait croulé.

Quand Pépé vint saluer au milieu de l’arène, tous les bou­quets des femmes, des oranges, jusqu’à un mouchoir d’une Méridionale enthousiaste lui furent lancés.

— Embrasse-moi dit Alcindor. Tu as été sublime ! Léotard est enfoncé.

Il reçut l’étreinte de tous ses camarades. Mme Giraud et Édouard étaient venus l’embrasser et le complimenter aussi.

— Il ne faut pas le tirer de ce cirque, pensa Mme Giraud ; il y sera heureux.