Histoire du donjon de Loches/Chapitre XIII

La bibliothèque libre.
Edmond Gautier
Impr. de A. Nuret (p. 193-204).

XII

inscriptions

CACHOT DU PONT-LEVIS. — Le cachot situé au-dessus du portail d’entrée n’a pas dû perdre beaucoup de sa physionomie du XVe siècle. Une cheminée, un grossier lit de camp, un collier de fer scellé au mur par une lourde chaîne (Pl. VII), une fenêtre avec un épais grillage de bois, qui ne permet plus de pénétrer dans l’embrasure ; peut-être l’établissement de ce grillage est-il relativement moderne ; il a eu pour heureux effet de sauver des dégradations des prisonniers vulgaires de curieuses inscriptions. C’est là que nous trouvons ces deux vers que nous avons attribués à Ludovic le Maure :

Il n’y a au monde plus grande destresse
Du bon temps son souvenir en la tristesse

À quelque distance, au-dessous d’une inscription qui n’a laissé sur le mur que des traces jaunes impossibles à reconstituer, un cœur renfermant au centre la lettre F entourée des lettres SAV. SAN. Nous reconnaissons les caractères hardis et singuliers du duc de Milan. La lettre F au milieu du cœur est comme une signature ; c’est vraiment la première lettre du mot forza ; l’S comme dans les mots Sforzare, Sfrangiare, Sfrenara, Sfrondare, etc., n’est qu’une sorte de suffixe représentant la préposition ex des latins.

Nous pouvons encore lire dans l’embrasure de la fenêtre les curieuses inscriptions que voici.

Les deux premières sont en catalan du XVe siècle :

Qui ne sab de sospirar
Vinga sen assi estar
Car no sol sospirara
Mas de dolor gemira.
La mort y sera plus plaent
Que sofrir. i. lal turment
...Pigor es que morir
Que joen ayxi languir.

(Les deux derniers vers sont un peu effacés.)

A tuos mals los remedis magos
Ed pensar als bens qui son en nos.

Trois autres dans un dialecte allemand que nous ne saurions déterminer d’une façon précise (Pl. IX, no 1 et 2, et Pl. X, no 1).

Puis cette autre, un peu difficile à lire :

Esperdu est Geuffroy Regnault
Qui a tous jors premier l’assault
De quelle chose que cessait
Soit à bon droit ou à mal droit
Mais … chûn garde sa coffiance
…… tous hôe en soi panse
…… Que nous auron trestouz assez
Deffais quant seron trespassez.

Au-dessous de ce cachot et dans un petit corps de garde faisant partie de l’entrée du pont-levis, un nom écrit en beaux caractères du XVe siècle, sans date :

Plus loin, un cri de détresse qui fait encore tressaillir après trois siècles :

Ce nom et cette inscription ne paraissent pas avoir de rapport l’un avec l’autre. Nous remarquerons que toutes les inscriptions des souterrains se retrouvent a peu prés identiques dans le cachot du pont-levis.


LA TOUR RONDE. — L’impression de ce volume était déjà presque terminée lorsque nous avons découvert sous le badigeon d’une chambre de la Tour Ronde une série de belles inscriptions du XVe siècle qui méritent une description spéciale.

La salle qu’elles décorent est située au-dessus de la chambre de la Torture. Elle servait probablement de salle des gardes, à l’entrée du petit pont-lavis.

Elle a été, à une époque incertaine, divisée en deux parties dans le sens de la hauteur, de manière que le foyer de la cheminée se trouve dans le bas et le manteau à la partie supérieure. C’est sur le manteau de cette cheminée que nous avons pu lire l’inscription suivante :

qvid qvid delirant reges, plectvntvr achivi
seditione, dolis, scelere, atque libidine et ira
savonières — pvlchrvm est, — savonières
nil conscire sibi, nvlla pallescere cvlpa[1].

Nous ne nous attendions guère à rencontrer Horace sur les murs de la prison de Loches, et le mot savonières nous déroutait un peu. Est-ce un seigneur de ce nom ? Peut-être Thibault VII Chabot qui aurait été impliqué dans le procès de son parent Louis d’Amboise, condamné à mort avec les sieurs de Lezay et de Vivonne par le Parlement de Poitiers, en 1431, pour avoir voulu renverser le favori la Trémouille ?

Il nous est impossible aujourd’hui de vérifier ce fait, et nous nous contentons de reproduire notre inscription, en nous étonnant de voir au XVe siècle, au milieu des intrigues de cour et des guerres anglaises, un prisonnier assez versé dans la littérature antique pour se souvenir des épîtres d’Horace, et les appliquer a sa propre situation.

Cette découverte fut suivie de plusieurs autres.

Les quatre murs étaient décorés de phrases latines et françaises. Mais il nous paraît qu’elles doivent être attribuées à deux personnages différents. Voici celle qui se trouve à droite de la cheminée :

hinc michi prima mali labes,
hinc semper....

l’occasion fvt si grande qu’estant page aagé de 14 ans vne dame aagée de 40 (?) me vid a blois [] avec mes compagnons et fvt frappée d’vn amovr si demesvré.... en mo.. de qoi le roi estant adverti après avoir.... moiens evt recovrs avx pages.....


Combien nous avons regretté de ne retrouver que ces fragments ! L’inscription se continuait dans l’embrasure d’une fenêtre qui a été agrandie et enduite, de sorte que, derrière le revêtement de mortier, nous n’avons trouvé que la pierre mutilée.

Il est facile de reconnaître entre ces deux inscriptions un air de famille. Toutes deux sont tracées en noir. Les lettres sont à peu près de la même hauteur. Mais il suffit de comparer dans l’une et dans l’autre les lettres E, N, I, R, etc. pour reconnaître une notable différence. Il nous paraît impossible que dans deux écritures dues à la même main, la dissemblance entre les lettres que nous venons de signaler ait pu être si nettement tranchée, sans mélange de l’une à l’autre.

Quoi qu’il en soit, cette découverte nous a paru de nature à éveiller la curiosité du lecteur, et nous nous empressons d’en donner le dessin (Pl. XIII).

Nous retrouvons encore sur les autres murs, en mêmes caractères :

dixet insipiens in corde svo non est devs

initivm sapientie timor domini.
 

la semene et cettera sovbz la beste chevaline

Quant à la partie inférieure de cette pièce, nous n’avons encore pu découvrir que des fragments et des mots sans liaison. Nous constatons cependant que les inscriptions existent comme au-dessus, et nous espérons bien arriver à les déchiffrer.

ESCALIER DE LA TOUR. — Est-ce encore au seigneur de Savonières qu’il faut attribuer les sentences pieuses qui courent le long des murs de l’escalier ? Nous retrouvons la forme assez caractéristique de son écriture. Ces lignes montent avec les degrés en suivant les assises des pierres. Elles s’arrêtent à la porte de la chambre qu’il habitait. Ce que nous en avons recueilli est encore trop incomplet pour trouver place ici.

Plus haut, près de la porte qui donne sur la plate-forme, est la belle inscription attribuée à Philippe de Commines. (Voir le dessin, Pl. XVI, n° 1.)

Le nom Jaqs de Maves que nous avons reproduit ne nous paraît point en faire partie. Mais nous n’en dirons pas autant de la date « le 12 mai 1489 » qui nous semble bien de la même facture, malgré la différence des caractères. On comprend d’ailleurs que cette date pour le graveur n’avait pas la même importance que l’inscription et qu’il lui était naturel de traiter légèrement ce détail sans importance.

Du rapprochement de cette date avec celle de l’emprisonnement de Commines, qui est antérieur de dix ans au moins, et de ce fait allégué par quelques auteurs, que le célèbre historien ne savait pas le latin, on serait tenté de conclure qu’il faut l’attribuer à quelque autre, malgré une tradition constante. Nous regretterions d’être forcé de trancher cette question. Dans tous les cas, notre inscription conserverait encore sa magistrale beauté, indépendamment de l’origine illustre que nous nous refusons à lui enlever[2].

On lit encore à droite ce carré magique qui devait avoir cours au moyen âge, car nous l’avons retrouve à Beaulieu dans la maison dite d’Agnès Sorel :

S   A   T   O   R
A   R   E   P   O
T   E   N   E   T
O   P   E   R   A
R   O   T   A   S

Plus haut en lettres noires :

clamavi ad dominvm
cvm tribvlarem.
 
mvltvm incola fvit anima mea.

Dans le petit passage qui communique du premier étage de la maison du gardien avec la Tour-Ronde :

entres.messievrs.chez.le.roi.nostre.mestre

Et encore :

en.ronde.soldat.
en.ronde.yvrongne.et.prends.bien.garde
que.le.vin.ne.te.renverse.
dv.havlt.en.bas.des.rempars.

La partie écroulée de la Tour-Ronde contenait les appartements habités par Sforce, après qu’il eut quitté son cachot du Martelet. Dans ce nouveau logis, il fit ce qu’il avait fait dans le premier, et les inscriptions ne tardèrent pas à couvrir les murs. Nous en avons cité plusieurs en leur lieu. En voici une autre que nous trouvons dans des notes laissées par un archéologue lochois, M. Lesourd :


je congnois bien que plvsievrs sont de cevx
en ca que tant cvida
a qui sovbdain vng beaille congé
que vevlt tver son chien on lvi met svs
n. sav. san. n.
de estre enragé
ainsi estre de la povre personne
que on vevt haïr. seee.xcv.


Nous avons le regret d’avouer qu’il nous a été impossible de retrouver cette inscription. Nous croyons qu’elle devait être sur un mur qui n’existe plus. Mais la même pensée se répète dans quelques fragments que nous avons relevés avec soin. Ils se trouvaient sur deux murs dont l’un a disparu, de façon que nous n’avons que la fin des lignes :


vrs.sont.de.cevx
estre.recevx
av.conge.lon.donne
ien.on.lvi.met.svs
ire     la     one
personne             mes
xcv     nt        

Il en est de même de cette autre :


en ensuivant le
je a ceste fois


LE MARTELET. — À l’entrée de l’escalier se voient encore les restes de la belle inscription que nous avons déjà citée (voir page 96 et le dessin, Pl. XV).

Il y en aurait une autre au-dessous, dont on ne peut lire que les derniers mots :

          o maudis enchanteurs,
dans peu de tem               menteurs,
je sortirai     sauf     victoire.

 


Et des traces de tous les côtés. Tout cela est l’œuvre du prisonnier qui a décoré la salle de la Tour-Ronde de la belle inscription copiée Pl. XIII : hinc michi prima mali labes, etc.

Dans la première salle, qui sert aujourd’hui de cuisine aux prisonniers, de traces de lettres noires percent de tous côtés sous le badigeon.

En descendant quelques marches :

transire BENEFICIANDO.

CACHOT DE L’OUBLIETTE. — Indépendamment de la curieuse inscription de Guillemet déjà reproduite, nous en avons une autre tout auprès en mêmes caractères ; mais nous n’avons pu en lire que quelques mots : Hic Martinus nudum et pauperem…

Puis celle-ci qui nous paraît faire allusion à quelque fait oublié :

Mde de Savary a esté
enfermée icy en 1755,
venue de Boutarvilliers.

Et à côté ce commentaire peu bienveillant :

Mde de Savari a eu tort
de mettre son nom qui n’est pas beau.
Bruley, ce 22 octobre 1786.

Dans la petite tour ronde attenant au donjon et devenue, on ne sait comment, propriété particulière, de nombreuses inscriptions fort élégantes couvrent les murs. Le procédé adopté par leur auteur était d’un emploi difficile, car toutes les lettres sont en saillie.

Nous nous bornerons à citer les principaux de ces petits sujets sculptés avec tant de soin.

1o Trop ennuie a qui actend.

2o L’an mil iiijc lx viii le xio jour d’aoust feust mis Bernard de Beuquet seans par le roy à cause des moines du Lancry demeura 11 sepmaines.

À la suite est son blason, avec l’indication des émaux, « de gules, dantelles dor les besans d’argant. » (V. Pl. VIII, no 13).

3o

Qui vaut mieux amour ou justice ?
Et se tousiours amour estoit,
Ja point justice ne faudroit.
Pour ce que amour est follie,
Et loin justice establie, Responce
    Amour vaut mieux.

4o L’Ave Maria tout entier en mêmes caractères.

5o Un nom anglais écrit de la même manière :

Esward Zowel.

Nous sommes obligé de nous arrêter dans cette nomenclature qui finirait par fatiguer le lecteur et qui n’ajoute que des détails sans importance à l’histoire du Donjon.

Nous trouvons dans la notice de M. Baillargé, devenue très rare avec les dessins, l’indication d’une inscription qu’il appelle une véritable curiosité lapidaire. Voici comment il la décrit : « C’est une sorte de cartouche très adroitement agencé qui contient cinq légendes emblématiques en parfait rapport avec la situation du prisonnier Olbert Prendyegest, qui en est l’ingénieux auteur. Le premier membre de chaque légende occupe dans le cartouche une ligne supérieure au-dessus de l’emblème qui lui est approprié : le second membre de la même devise ou légende est écrit au-dessous. On voit d’abord, comme premier emblème, un cœur qui semble donner naissance à une tige très fournie de soucis, et plus loin deux autres cœurs, mais unis et triomphants, avec ces mots explicatifs, s’il faut endurer prenes en gré. L’auteur dans la seconde devise semble reconnaître la nécessité d’adopter pour lui-même cet excellent précepte. Il a sculpté une branche de chêne pour marquer la force de sa résolution et il ajoute : Je le feray si je puis. Vient ensuite une plante élégante ; c’est un symbole consolant : ay espérance de bien mayeur, dit-il ; et cette espérance qu’il conçoit amenant naturellement le prisonnier à se reporter vers celui de qui dépend la réalisation de ce vague et incertain bien mayeur dont il parle, l’écusson royal, image du trône lui-même et de la personne du roi de qui le coupable attend son pardon, domine toute la composition. Cette belle et touchante légende l’accompagne : Dieu le maintienne contre fortune ; et comme si ces mots ne rendaient pas encore le fond de son cœur, Olbert Prendyegest exprime son insuffisance en disant : Je vouldraye mieux mais je ne puis. — Deux vers latins, populaires au moyen-âge, complètent le tout ; ils sont ainsi conçus :

Si sapiens fore vis, sex serva que tibi mando
Quid loqueris, vel ubi, de queis, cui, quomodo, quando.

L’auteur du cartouche a signé Olbert Prendyegest. Il termine son travail par la citation de ce proverbe désolant :

« Povre homme, poy amis. »

Nous regrettons de n’avoir pu découvrir ce petit chef-d’œuvre, qui repose sans doute sous le badigeon impitoyable.

Nous regrettons plus encore que le format de ce livre ne nous ait pas permis de reproduire les peintures du cachot de Sforza. Il eût fallu leur faire subir une réduction que les règles de goût les plus élémentaires ne nous permettent pas d’accepter.

  1. Voir le dessin Pl. XII. — Les deux premiers vers appartiennent à la 2e épître d’Horace à Lollius, vers 14 et 15. Le dernier, rattaché à ce qui précède par les mots Pvlchrvm est, est tiré de la ire épître à Mécène, vers 61.
  2. Les premiers mots, dixisse me aliquando penituit, se retrouvent vers le milieu de l’escalier, au niveau des marches ; mêmes caractères.