Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 30
Le 9 mai 1588 fut la journée qu’on nomme des Barricades, qui eut de si étranges suites. Le duc de Guise était arrivé dans Paris malgré les ordres du roi, en prétextant qu’il ne les avait pas reçus. Henri III, dont les gardes avaient été désarmés et arrêtés, sortit de Paris et alla tenir les seconds états de Blois. Il n’y eut aucun député du parlement de Paris ; presque tout ce qui composait les états était attaché aux Guises.
Le roi fut d’abord obligé de renouveler le serment d’union de la sainte Ligue, triste cérémonie dont il s’était lui-même imposé la nécessité. Cette démarche enhardit le clergé à demander tout d’une voix que Henri de Navarre fût déclaré exclus de tout droit à la couronne. Il fut secondé par le corps de la noblesse et par celui du tiers état.
L’archevêque d’Embrun, Guillaume d’Avençon, suivi de douze députés de chaque ordre, vint supplier le roi de confirmer leur résolution. Cet attentat contre la loi fondamentale du royaume était encore plus solennel que le jugement rendu contre le roi Charles VII[1], puisqu’il était fait par ceux qui représentaient le royaume entier; mais Henri III commençait déjà à rouler dans son esprit un autre attentat tout différent.
Il voyait le duc et le cardinal de Guise maîtres de la délibération des états : on le forçait à faire la guerre à Henri de Navarre, et on lui refusait de l’argent pour la soutenir. Il résolut la mort de ces deux frères. Le maréchal d’Aumont lui conseilla de les mettre entre les mains de la justice, et de les faire punir comme criminels de lèse-majesté. Ce parti eût été le plus juste et le plus noble, mais il était impossible. Une grande partie des pairs et des officiers du parlement étaient de la Ligue. On n’aurait pu d’ailleurs rien prouver contre le duc, déclaré par le roi même général de la sainte union. Il s’était conduit avec tant d’art à la journée des Barricades qu’il avait paru réprimer le peuple au lieu de l’exciter à la révolte. De plus, le roi avait donné une amnistie solennelle, et avait juré sur le saint sacrement d’oublier le passé.
Enfin, dans l’état des choses, au milieu des superstitions qui régnaient, les juges séculiers n’auraient pas osé condamner à la mort le cardinal de Guise. Rome, encore toute-puissante par les préjugés des peuples, donnait à un cardinal le droit d’être criminel de lèse-majesté impunément, et il eût été plus difficile, même selon les lois, de prouver les délits du cardinal que ceux du duc son frère.
Henri III fit assassiner le duc par neuf de ses gentilshommes, de ceux qu’on nommait les quarante-cinq. Il fallut préparer cette vengeance par beaucoup de perfidie : elle ne pouvait s’exécuter autrement. Le duc de Guise fut tué dans l’appartement du roi[2] ; mais cette troupe des quarante-cinq, qui avait trempé ses mains dans le sang de leur général, n’osa pas se charger du meurtre d’un prêtre. On trouva quatre malheureux soldats moins scrupuleux, qui le tuèrent à coups de hallebarde.
Ce double assassinat faisait espérer au roi que la Ligue, consternée, serait bientôt dissipée ; mais il s’aperçut qu’il n’avait commis qu’une atrocité imprudente. Le duc de Mayenne, frère des deux princes égorgés, arma pour venger leur mort. Le pape Sixte-Quint excommunia Henri III. Paris tout entier se souleva et courut aux armes.
Le véridique de Thou nous instruit que Henri de Navarre, ce même Henri IV dont la mémoire nous est si chère, avait toujours rejeté avec horreur les offres que plusieurs gentilshommes de son parti lui avaient faites d’assassiner Henri de Guise. Cependant il avait plus à se plaindre du duc de Guise que Henri III. C’était à lui précisément que Guise en voulait ; c’était lui que Guise avait fait déclarer par les états indigne de posséder jamais la couronne de France ; c’était lui que la l’action de Guise avait fait proscrire à Rome par une bulle où il était appelé « génération bâtarde et détestable de la maison de Bourbon » ; c’était lui qu’en effet le duc de Guise voulait faire déclarer bâtard, sous prétexte que sa mère, Jeanne de Navarre, avait été autrefois promise en mariage au duc de Clèves. Malgré tant de raisons, Henri IV rejeta constamment une vengeance honteuse, et Henri III l’exerça d’une manière qui devait révolter tous les esprits.
Toute la France, excepté la cour du roi, disait que l’assassinat était un aussi grand crime dans un souverain que dans un autre homme ; crime même d’autant plus odieux qu’il n’est que trop facile, et que de si affreux exemples sont capables de porter une nation à les imiter.
Anne d’Esté, mère des deux princes assassinés, et Catherine de Clèves, veuve du duc de Guise, présentèrent requête au parlement de Paris contre les assassins. Le parlement répondit :
« Vu par la cour, toutes les chambres assemblées, la requête à elle présentée, etc. ; tout considéré, ladite cour a ordonné et ordonne commission d’icelle être délivrée à ladite suppliante. »
(Du même jour.) Par un second arrêt, Mes Pierre Alichon et Jean Courtin furent nommés commissaires, le dernier janvier 1589, pour informer. Henri III avait ordonné qu’on fît le procès à la mémoire du duc ; il expédia une commission dans Blois. Le parlement, sur une nouvelle requête, rendit l’arrêt suivant :
« Vu par la cour, toutes les chambres assemblées, la requête à elle présentée par dame Catherine de Clèves, duchesse douairière de Guise, etc., qui, avertie que ceux qui ont proditoirement meurtri les corps (des Guises) s’efforcent de diffamer injurieusement leur mémoire par une forme de procès, ayant à cette fin député certains prétendus commissaires, au préjudice de la juridiction qui en appartient notoirement à ladite cour par les lois de France, privativement à tous autres juges, quels qu’ils puissent être : au moyen de quoi, icelle suppliante a appelé et appelle de l’octroi et exécution de ladite commission, requérant en être reçue appelante, et de tout ce qui s’en est ensuivi et pourra ensuivre, comme de procédures manifestement nulles et faites par des juges notoirement incompétents, et ordonne commission lui être livrée pour intimer sur ledit appel, tant ceux qui ont expédié et délivré ladite commission que les commissaires ; et néanmoins ordonner que dès à présent défenses leur soient faites, sur peine d’être déclarés infracteurs des lois certaines et notoires de France, et comme tels punis extraordinairement, de passer outre, ni entreprendre aucune cour de juridiction ou connaissance, etc. Tout considéré, ladite cour a reçu et reçoit ladite de Clèves appelante de l’octroi de ladite commission, exécution d’icelle et de tout ce qui s’en est ensuivi et pourra ensuivre... et cependant, fait inhibition et défenses particulièrement aux commissaires et tous autres de passer outre, etc. Fait en parlement, le premier jour de février 1589. Du Tillet. »
On rapporte encore une autre pièce imprimée chez Denis Binet, avec permission, 1589.
« Messieurs les députés des provinces du royaume de France, demandeurs selon l’exploit et libelle de M. Pierre Dufour Lévesque, en date du 12 janvier 1589, d’une part, et le peuple et consorts aussi joints, demandeurs d’une part, contre Henri de Valois, au nom et en la qualité qu’il procède, défendeur d’autre part ; disent par-devant vous messieurs les officiers et conseillers de la couronne de France, tenants la cour de parlement à Paris, que, pour les causes, raisons et moyens ci-après déduits :
« Ledit Henri de Valois, pour raison du meurtre et assassinat commis ès illustrissimes personnes de messieurs les duc et cardinal de Guise, sera condamné, pour réparation dudit assassinat, à faire amende honorable, nu en chemise, la tête nue et pieds nus, la corde au col, assisté de l’exécuteur de la haute justice, tenant en sa main une torche ardente de trente livres, lequel dira et déclarera en l’assemblée des états, les deux genoux en terre, qu’à tort et sans cause, malicieusement et témérairement, il a commis ou fait commettre ledit assassinat aux dessusdits duc et cardinal de Guise, duquel il demandera pardon à Dieu, à la justice et aux états. Que dès à présent comme criminel et tel déclaré, il sera démis et déclaré indigne de la couronne de France, renonçant à tout tel droit qu’il y pourrait prétendre, et ce, pour les cas plus à plein mentionnés et déclarés au procès, dont il se trouvera bien et dûment atteint et convaincu ; outre qu’il sera banni et confiné à perpétuité au couvent et monastère des hiéronymites, assis près du bois de Vincennes, pour là y jeûner au pain et à l’eau le reste de ses jours. Ensemble condamné ès dépens ; et à ces fins disent, etc. Par ces moyens et autres que la cour de grâce pourra trop mieux suppléer, concluent les demandeurs avec dépens. Pour l’absence de l’avocat, signé : Chicot. »
Cette pièce est plus que suspecte. Bayle, en la citant[3] à l’article Henri de Guise, aurait dû, ce me semble, faire réflexion qu’elle n’est point tirée des registres du parlement, qu’elle n’est point signée d’un avocat, qu’on la suppose signée par Chicot : c’est le même nom que celui du fou du roi. Il n’y est point fait mention de la mère et de la veuve des princes assassinés. Il n’était point d’usage de spécifier au parlement les peines que la justice peut infliger contre un coupable. Enfin cette requête doit être plutôt considérée comme un libelle du temps que comme une pièce judiciaire. Elle sert seulement à faire voir quel était l’emportement des esprits dans ces temps déplorables[4].
- ↑ Charles VII n’était encore que dauphin lorsque le parlement procéda contre lui ; voyez tome XII, page 46 ; et ci-dessus, page 467.
- ↑ Le 23 décembre 1588 (voyez une note du chant III de la Henriade, tome VIII, page 99 ; tome XII, pages 534-535 ; et ci-après, pages 538-539).
- ↑ Dans son Dictionnaire historique et critique.
- ↑ Cette dernière pièce nous paraît une plaisanterie contre les ligueurs. Les protestants, presque toujours privés en France de la liberté de se défendre, firent un grand usage de ces pièces supposées, dont personne n’a été la dupe lorsqu’elles ont paru, mais dont plusieurs ont été recueillies depuis comme des pièces authentiques.
Les deux autres pièces n’ont rien qui doive en faire soupçonner la vérité. Le duc de Guise avait été assassiné. N’eût-il été qu’un simple citoyen, le parlement devait faire le procès aux meurtriers. L'ordre du roi ne devait pas les mettre à l'abri de la condamnation. Ainsi le premier arrêt n'est qu'un acte de justice et de courage. Le second a pour objet la défense des lois du royaume et des droits du parlement. La duchesse de Clèves demandait que l'on poursuivît ceux qui avaient expédié et délivré la commission, ce qui était inculper les officiers de la chancellerie, et le secrétaire d'État qui avait signé cette commission. Le parlement eut la sagesse de ne point faire droit sur cette partie de la requête. ( K.)