Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 55
La cour était encore toute-puissante. Le cardinal Mazarin ménageait cette célèbre paix de Munster, par laquelle les Français et les Suédois furent les législateurs de l’empire, et qui fut enfin conclue en 1648. Le prince de Condé, par ses victoires, donnait à la France la supériorité qu’elle eut dans ce traité. L’Espagne, encore plus obérée que la France, ne paraissait pas une ennemie dangereuse ; ses finances étaient aussi épuisées que les nôtres, malgré ses trésors du nouveau monde. C’est le sort des nations d’être presque toujours très-mal gouvernées ; l’ambition de quelques grands les plonge dans la guerre ; de misérables intrigues, qu’on appelle politique, troublent l’intérieur de l’État tandis que les frontières sont dévastées ; l’économie est abandonnée ; les factions se forment, et les remèdes quelles feignent d’apporter au mal sont les plus pernicieux de tous les maux.
Le ministère de France persistait toujours dans cette malheureuse méthode de chercher des secours d’un moment. On augmenta l’impôt sur le pied fourché[1] et sur d’autres denrées ; on créa douze nouvelles charges de maîtres des requêtes, et on demanda de payer d’avance le droit annuel appelé paulette[2]. Aurait-on pensé qu’une cause si légère dût produire le bouleversement de l’État ? Mais l’édifice était ébranlé, le moindre vent pouvait le renverser, La guerre civile qui désolait alors l’Angleterre, et qui fit tomber sous la hache d’un bourreau la tête de Charles Ier, avait commencé par un impôt de deux shellings par tonneau de marchandise.
Mazarin ne pensait pas qu’à l’occasion de son édit le parlement pût s’unir avec les maîtres des requêtes, auxquels il reprochait si souvent de faire casser ses arrêts au conseil. Était-il vraisemblable qu’il se joindrait à la chambre des comptes, contre laquelle il s’était battu dans l’église de Notre-Dame ? Il était jaloux du grand conseil, qui jugeait les compétences des parlements et qui leur avait enlevé toutes les affaires ecclésiastiques, excepté les appels comme d’abus. Pouvait-il s’entendre avec la cour des aides dont il avait vu avec chagrin le droit d’enregistrer les édits des finances, et de juger des affaires contentieuses dans cette partie ? Il était encore moins vraisemblable que les pairs du royaume, offensés de l’égalité que les présidents affectaient avec eux, prissent le parti d’une compagnie qui les avait aliénés. Ils se croyaient, en qualité de pairs, non-seulement les premiers du parlement, mais l’essence du parlement, qui sans eux n’était qu’un simple tribunal de justice contentieuse, et qui ne pouvait changer de nature que quand il était honoré de leur présence. Ainsi tout concourait à faire penser à la reine et à son ministre que le parlement n’aurait ni la hardiesse ni le crédit de résister à leurs volontés ; et cependant ils se trompèrent.
La malheureuse vénalité des charges introduite en France, et la paillette qui perpétuait cette vénalité[3], furent les premières sources du mal. Tous les magistrats du royaume devaient, de neuf ans en neuf ans, payer ce droit de paulette qui assurait la possession de leurs charges à leurs familles.
L’édit nouveau remettait pour les neuf années suivantes le payement de ce droit ; il en délivrait les cours supérieures, mais il leur retranchait par compensation quatre années de gages. Ces gages sont si médiocres qu’il vaudrait beaucoup mieux n’en pas recevoir. Ce retranchement déplut. La cour, pour apaiser le parlement, l’excepta des autres cours, lui conserva ses gages, et crut par cet expédient le forcer au silence : ce fut tout le contraire[4]. Comment la cour ne s’apercevait-elle pas que le parlement aurait perdu tout son crédit parmi le peuple si, se laissant amollir par cette petite grâce, il avait paru oublier l’intérêt public pour son intérêt particulier, et qu’il ne pouvait se rendre respectable que par un refus ?
Le grand conseil, la chambre des comptes, la cour des aides, s’étant assemblés d’abord par députés, demandèrent au parlement la jonction pour s’opposer aux édits. Le parlement n’hésita pas un moment. Les quatre corps, que la cour croyait incompatibles, s’unirent ensemble. Le ministère, toujours prévenu de sa toute-puissance, cassa cet arrêt d’union[5] que Mazarin, parlant mai français, appelait l’arrêt d’oignon, en devenant par là aussi ridicule aux yeux du peuple qu’il était odieux. On méprisa l’ordre de la cour ; elle défendit jusqu’aux assemblées des chambres du parlement, et ces chambres s’assemblèrent. La reine fit arrêter cinq conseillers du grand conseil, et deux de la cour des aides. Cette sévérité irrita tous les esprits, mais ne produisit encore aucun mouvement.
Tous les maîtres des requêtes, de leur côté, s’assemblèrent dans la chambre appelée les Requêtes de l’hôtel. Ils signèrent un écrit par lequel ils promettaient de ne pas souffrir la création des douze nouvelles charges ; ils cessèrent de rapporter les affaires au conseil, comme le parlement cessait de rendre justice.
La reine manda les maîtres des requêtes ; elle était quelquefois un peu aigre dans ses paroles, quoique son caractère fût doux ; elle leur dit « qu’ils étaient de plaisantes gens de vouloir borner l’autorité du roi ».
Les souverains peuvent faire des actions de fermeté ; mais ils doivent bien rarement dire des paroles dures. Les maîtres des requêtes ne furent que plus affermis dans leur résolution. Le chancelier les interdit des fonctions de leurs charges ; ils s’interdisaient eux-mêmes.
Ils allèrent en corps au parlement s’opposer à l’enregistrement de redit ; ils furent reçus comme parties. Toute jalousie de corps cédait alors à la haine contre le ministère. Tous les petits intérêts étaient sacrifiés à l’amour de la nouveauté, et à l’esprit de faction qui animait toute la ville. Le parlement n’avait encore dans son parti aucun prince, aucun pair, ni même aucun seigneur. La reine, outrée contre lui, dit hautement plusieurs fois qu’elle ne souffrirait pas « que cette canaille insultât la majesté royale[6] ».
Ces paroles ne servirent pas à ramener les esprits. Le parlement demanda une réforme dans l’administration, et surtout la révocation des intendants de provinces, qu’il regardait comme des magistrats sans titre, instruments odieux des rapines du ministère, oppresseurs du peuple établis par la tyrannie du cardinal de Richelieu, et dont il fallait délivrer la France à jamais.
On criait encore davantage contre l’Italien Particelli d’Émeri, devenu surintendant, condamné autrefois à être pendu à Lyon[7], et monté, par les concussions, au faîte de la fortune. La clameur publique fut si forte, les factions si obstinées, que la cour se crut obligée de plier. Elle exila le surintendant dans ses terres, et promit la suppression des intendants de provinces. Cette condescendance enhardit les mécontents au lieu de les calmer. Le duc d’Orléans, oncle du roi, lieutenant général de l’État sous la reine, qui était alors attaché à elle, négocia avec le parlement, alla quelquefois au palais, eut des conférences chez lui avec les députés du corps : tout fut inutile.
Ces troubles ôtaient au ministère tout son crédit ; il ne pouvait ni emprunter des partisans, ni faire entrer les contributions ordinaires dans le trésor public. On avait encore à soutenir une guerre ruineuse ; la reine fut réduite à mettre en gage les pierreries de la couronne et les siennes propres, à renvoyer quelques domestiques du roi et des siens, à diminuer jusqu’à la dépense de la nourriture[8]. Il fallut encore que plusieurs personnes de la cour lui prêtassent de l’argent.
Dans cette extrémité, le cardinal Mazarin, qui ne se raidissait pas contre les difficultés comme Richelieu, lui conseilla de mener une seconde fois le roi son fils au parlement, pour accorder tout ce que l’état présent des affaires ne permettait pas de refuser.
Ce lit de justice[9] ne réussit pas mieux que le reste. L’avocat général Talon eut beau dire au jeune roi a qu’il fît réflexion sur la diversion naturelle des maisons célestes, sur l’opposition des astres et des aspects contraires qui composent la beauté de la milice supérieure » ; le chancelier ayant accordé de la part du roi plus qu’on ne demandait, et défendu seulement les assemblées des chambres, qui ne devaient pas se faire sans la permission de la cour, on s’assembla dès le lendemain.
Cette obstination fut d’autant plus douloureuse pour la reine que, dans ce temps-là même, la fille de Henri IV, femme de Charles Ier, roi d’Angleterre, se réfugiait en France avec ses enfants, et que le parlement d’Angleterre préparait l’échafaud sur lequel Charles Ier porta sa tête. Ce nom seul du parlement troublait le cœur d’Anne d’Autriche, quoique le tribunal de Paris appelé parlement n’eût rien de commun avec le parlement d’Angleterre. Le chagrin la rendit malade, et le peuple n’eut point pitié d’elle.
- ↑ Droit d’entrée sur les animaux à pied fendu ou fourché.
- ↑ Voyez le chapitre XLVII.
- ↑ Voyez page 17.
- ↑ Voyez, tome XIV, le chapitre IV du Siècle de Louis XIV.
- ↑ 13 mai 1648. (Note de Voltaire.)
- ↑ Mémoires de Motteville. (Note de Voltaire.)
- ↑ Le cardinal de Retz, dans ses Mémoires, dit que Particelli avait été condamné à être pendu. Mais l’arrêt du parlement, du 9 avril 1620, confirmatif d’une sentence de la Conservation de Lyon, porte seulement qu’il était condamné à faire amende honorable, pieds et tête nus, en chemise, avec un écriteau portant ces mots : Banqueroutier frauduleux. La Conservation de Lyon, tribunal de commerce, ne prononçait pas la peine de mort. (B.)
- ↑ Motteville. (Note de Voltaire.)
- ↑ 31 juillet 1648. (Id.)