Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 56

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CHAPITRE LVI.

DES BARRICADES, ET DE LA GUERRE DE LA FRONDE.

Non-seulement le brigandage des finances avait irrité les tribunaux et les citoyens, mais on était ulcéré de ces emprisonnements et de ces exils, armes de vengeance que les ministres employaient contre leurs ennemis au mépris des lois du royaume. On ne s’en était pas servi sous le gouvernement sage et ferme du grand Henri IV. Elles furent à peine remarquées sous le despotisme de Richelieu, qui occupa les bourreaux encore plus que les geôliers.

Mazarin, plus doux que Richelieu, ne répandit point de sang ; mais il avait fait mettre en prison à Vincennes le duc de Beaufort, qui n’avait d’autre crime que de lui disputer son autorité, et d’être à la cour son rival en crédit. Le cardinal de Retz, dans ses Mémoires, dit « qu’on fut saisi d’un étonnement respectueux quand on vit Jules Mazarin faire enfermer le petit-fils de Henri IV, et exiler toute sa famille ; qu’on se croyait fort obligé au ministre de ce qu’il ne faisait pas mettre quelqu’un en prison tous les huit jours ; et que Chapelain admirait surtout ce grand événement. »

Ce Chapelain, dont le nom est devenu si ridicule, pouvait, tant qu’il voulait, admirer servilement cet abus du pouvoir. La maison de Vendôme avait des amis dans le parlement, qui n’admiraient point du tout une telle conduite, et qui excitaient toujours la compagnie contre le ministre.

La bataille de Lens, gagnée par le prince de Condé, enhardit la cour à se venger enfin du parlement. On fit arrêter le président Potier de Blancménil[1], le conseiller Broussel ; et on envoya saisir plusieurs autres magistrats qui échappèrent[2].

Broussel était un vieillard de soixante et treize ans, vénérable et cher au peuple par ses cheveux blancs, et parce qu’il logeait dans un quartier rempli de populace, mais plus encore parce qu’il était l’instrument des chefs de parti dans le parlement, qui mettaient toujours dans sa bouche ce qu’ils avaient dans l’esprit ; il proposait les avis les plus hardis, et croyait les avoir imaginés.

Quand on eut enlevé ce vieillard, la populace se souleva comme si on lui avait arraché son père. Elle ne fut excitée par aucun homme considérable ; la servante de Broussel commença l’émeute, et fut la première cause des Barricades. Les bourgeois se joignirent au peuple, le parlement aux bourgeois : et bientôt après une partie de ceux qu’on appelait grands alors s’unit au parlement.

Le lendemain de l’enlèvement des magistrats et de l’émotion du peuple fut la journée des Barricades. Le peuple renouvela ce qu’il avait fait sous Henri III, mais avec encore plus d’emportement et plus d’effusion de sang. Le cardinal de Retz, alors simple coadjuteur de l’archevêque de Paris, se vante, dans ses Mémoires, d’avoir été l’unique auteur de cette sédition mémorable qui commença la guerre civile ; il y eut sans doute une très-grande part.

Cet archevêque avait trois passions dominantes : la débauche, la sédition, et la vaine gloire. On le vit en même temps se livrer à des amours quelquefois honteux, prêcher devant la cour, et faire la guerre à la reine sa bienfaitrice.

On sait que d’abord le cabinet, alarmé des Barricades, fut obligé de rendre les magistrats emprisonnés. Cette indulgence enhardit les factieux, La reine mère fut enfin obligée de fuir deux fois de Paris avec le roi son fils, les princes et son ministre. Et la seconde fois qu’elle se tira des mains des factieux, ce fut pour aller à Saint-Germain[3], où toute la cour coucha sur la paille, tant ce voyage fut précipité. Le prince de Condé, touché des larmes de la reine et flatté d’être le défenseur de la couronne, prépara le blocus de Paris. Le parlement, de son côté, nomma des généraux et leva des troupes. Chaque conseiller du parlement se taxa à cinq cents livres. Vingt membres de ce corps, qui étaient l’objet de la haine de leurs confrères parce qu’ils avaient acheté leurs charges de la nouvelle création sous le cardinal de Richelieu, donnèrent chacun quinze mille livres pour obtenir la bienveillance du reste de la compagnie. Elle fit payer cinquante écus par chaque maison à porte cochère ; elle fit saisir jusqu’à six cent mille livres dans les maisons des partisans de la cour. Avec cet argent extorqué par la rapine et par un arrêt, elle fit des régiments de bourgeois, et on eut plus de troupes contre la cour que la cour n’en eut contre Paris.

Le parlement, en faisant ces préparatifs, déclara le cardinal premier ministre ennemi de l’État et perturbateur du repos public, lui ordonna de sortir du royaume dans huit jours ; et, passé ce temps, ordre à tous les Français de lui courre sus, ancien formulaire des déclarations de guerre de monarque à monarque.

Cependant le grand Condé, avec sept ou huit mille hommes, tenait Paris bloqué et en alarmes. On sait quel mépris il avait pour cette guerre qu’il appelait la guerre des pots de chambre, et qui selon lui ne devait être écrite qu’en vers burlesques. On ne se souvient aujourd’hui que du ridicule de cette première campagne de la Fronde ; des vingt conseillers au parlement[4], qu’on appela les quinze-vingts parce qu’ils avaient fourni chacun quinze mille livres à l’armée parisienne ; du régiment du coadjuteur, nommé le régiment de Corinthe, à cause du titre d’évêque de Corinthe que portait alors le cardinal de Retz ; de la défaite de ce régiment, appelée la première aux Corinthiens : enfin des chansons plaisantes satiriques qui célébraient les exploits des bourgeois de Paris.

La duchesse de Nemours dit que, dans une conférence accordée à quelques députés des rebelles, on leur fit accroire que le prince de Condé se faisait servir régulièrement à son dîner un plat d’oreilles de Parisiens. Malgré toutes ces plaisanteries, qui caractérisaient la nation, il y eut du sang répandu, des villages ruinés, des campagnes dévastées, un brigandage affreux, et beaucoup d’infortunés.

C’était dans ce temps-là même que le cardinal Mazarin venait de mettre la dernière main à la paix de Westphalie : il ajoutait l’Alsace à la France, et le parlement le déclarait ennemi de l’État et ordonnait qu’on lui courût sus.

Assez de livres sont remplis des détails de tous ces troubles, des factions de Paris, des intrigues de la cour, et de ce flux et reflux continuel de réconciliations et de ruptures : notre plan est de ne rapporter que ce qui concerne le parlement. Les Mémoires de la duchesse de Nemours nous apprennent qu’un des motifs qui avaient déterminé le grand Condé à favoriser Mazarin, et à se déclarer contre le parlement, fut qu’un jour ayant été aux chambres assemblées pour apaiser les troubles naissants, et ayant accompagné son discours d’un de ces gestes d’un général victorieux, qu’on pouvait prendre pour une menace, le conseiller Quatre-Sous lui dit que c’était un fort vilain geste dont il devrait se défaire. Les murmures de l’assemblée, que le cardinal de Retz appelle si souvent la cohue des enquêtes, excitèrent la colère du prince. Il fallut que ses amis l’excusassent auprès de Quatre-Sous ; mais à ce mouvement de colère s’était joint un motif plus noble, celui de secourir l’enfance du roi opprimée, et la reine régente outragée.

Toutes les guerres civiles qui avaient désolé la France furent plus funestes que celle de la Fronde ; mais on n’en vit jamais qui fût plus injuste, plus inconsidérée, ni plus ridicule. Un archevêque de Paris et une cour de judicature armés contre le roi, sans aucun prétexte plausible, étaient un événement dont il n’y avait point d’exemple, et qui probablement ne sera jamais imité.

Dans cette première petite guerre de la Fronde, on négocia beaucoup plus qu’on ne se battit ; c’était le génie du cardinal Mazarin. La cour envoya un héraut d’armes, accompagné d’un gentilhomme ordinaire du roi, au parlement de Paris. Le héraut ne fut point reçu, sous prétexte qu’on n’en envoyait qu’à des ennemis, et que le parlement ne l’était pas ; mais quelques jours après le parlement donna audience à un envoyé du roi d’Espagne, qui promit, au nom du roi son maître, dix-huit mille hommes contre le cardinal Mazarin[5].

Cette proposition de l’Espagne hâta la paix de la cour et des frondeurs. La reine mère ramena son fils à Paris ; mais les affaires ne furent que plus brouillées.

Le prince de Condé demanda hautement le prix de ses services. Le cardinal trouva le prix trop exorbitant, et, pour réponse à ses griefs, il le fit mettre en prison à Vincennes[6], lui, le prince de Conti son frère, et le duc de Longueville, son beau-frère. Le peuple, qui avait fait des barricades pour l’emprisonnement de Broussel, fit des feux de joie pour celui du grand Condé. Mais cet emprisonnement, qui semblait devoir assurer la tranquillité publique en inspirant la terreur, ne produisit qu’une seconde guerre civile. Le parlement prit enfin parti pour ce même prince contre lequel il avait levé des troupes. On vit la mère du grand Condé venir présenter requête à la porte de la grand’chambre, et implorer la protection de tous les conseillers en s’inclinant devant eux à mesure qu’ils passaient.

Le parlement de Bordeaux députa au parlement de Paris, et s’unit avec lui. Mazarin fut obligé de sortir de Paris[7], et d’aller lui-même délivrer les princes qu’il avait fait transférer au Havre-de-Grâce. Le parlement le bannit du royaume par arrêt, avec nouvel ordre à tous les sujets du roi de lui courir sus.

Par un second arrêt[8], il commit les conseillers Bitaut et Pitou pour aller informer contre lui sur la frontière, et pour l’amener prisonnier à la Conciergerie en cas qu’ils le trouvassent.

Par un troisième arrêt, il mit la tête du cardinal à prix, et fixa ce prix à cinquante mille écus.

Par un quatrième arrêt, il fit vendre ses meubles et sa bibliothèque pour avoir de quoi payer cette tête.

Par un cinquième arrêt, quand le cardinal revint dans le royaume, à la tête d’une petite armée, pour se joindre aux troupes du roi, il envoya deux conseillers[9] pour informer contre cette armée : l’un d’eux, qui était ce même Bitaut, fut pris, et renvoyé sans rançon avec indulgence.

L’avocat général Talon dit alors au coadjuteur dans le parlement : Nous ne savons ce que nous faisons ; mais les princes, les généraux, les chefs de parti, les ministres, ne le savaient pas davantage.

Ce n’était pas seulement une guerre civile, c’étaient cent petites guerres civiles qui changeaient chaque jour d’objet et d’intérêt à la cour, dans Paris, dans les provinces, partout où l’incendie était allumé. Les princes, les chefs, les ministres, les femmes, tous faisaient des traités et les rompaient. Le jeune roi erra en fugitif au milieu de son royaume. Le prince de Condé, qui avait été le soutien de la France, en devint le fléau ; et Turenne, après avoir trahi la cour, en fut le libérateur.

Enfin la cause du roi prévalut ; la reine mère ramena son fils victorieux à Paris[10]. Ce même peuple qui avait accablé d’outrages la famille royale signala son inconstance ordinaire en tournant ses emportements contre le parlement. On chantait au Louvre, au Palais-Royal, au Luxembourg, dans la cour du Palais, dans les places, dans les églises, cette chanson si longtemps fameuse, quoique très mauvaise :

Messieurs de la noire cour,
Rendez grâces à la guerre ;
Vous commandiez à la terre,
Vous dansiez au Luxembourg ;
Petites gens de chicane,
            Canne
Tombera sur vous ;
Et l’on verra madame Anne
Vous faire rouer de coups.

Cette chanson ridicule montre l’esprit du temps auquel les plus grandes affaires avaient été traitées au cabaret et en vaudevilles.

Le roi ramena le cardinal Mazarin[11] ; tout fut tranquille dans Paris, et les séditieux furent punis.

  1. Nicolas Potier de Novion de Blancménil, reçu président à mortier en 1645, devint, en 1678, premier président du parlement de Paris. Il fut membre de l’Académie française.
  2. Tous ces détails se retrouvent dans le Siècle de Louis XIV, chap. IV et V, et dans les Mémoires du temps.
  3. 6 janvier 1649. (Note de Voltaire.)
  4. Voyez chapitre IV du Siècle de Louis XIV.
  5. Cet envoyé était un moine bernardin que le gouverneur des Pays-Bas employait dans des détails d’intrigues et d’espionnage. Le coadjuteur fabriqua avec lui de fausses lettres de l’archiduc au parlement, pour qu’il put jouer le rôle d’ambassadeur, et le parlement fut la dupe de cette comédie. (K.)
  6. 18 janvier 1650. (Note de Voltaire.)
  7. 9 février 1651. (Id.) — C’est ainsi qu’on lit dans toutes les éditions ; mais ce n’est probablement qu’une faute d’impression. Mazarin était sorti de Paris le 6 février. (B.)
  8. 11 mars 1651. (Note de Voltaire.)
  9. Janvier 1652. (Note de Voltaire.)
  10. 21 octobre 1652. (Id.) — Dans les éditions données par l’auteur, cette date était placée au dernier alinéa de ce chapitre. La transposition a été faite par M. Renouard, en 1819. (B.)
  11. Voyez la note qui précède.