Histoire et description naturelle de la commune de Meudon/Chapitre II

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CHAPITRE II.

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DETAILS HISTORIQUES.
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II.


Origine.
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Il y a peu d’endroits, je crois, dont le nom latin ou latinisé, ait subi plus de modifications que celui de Meudon. Dans tous les ouvrages qui font mention de ce village, il s’appelle indifféremment Metiosedum, Moldunum, Meodum, Modunum, Meudum, Meudun, Campum meudoninse. Malgré cette richesse de désignations et les efforts des étymologistes notamment de Valois et Sanson, l’origine de Meudon ne paraît pas être aussi ancienne qu’on serait porté à le croire. La première de ces désignations qui se rencontre dans les commentaires de Jules-César[1], semble devoir plutôt appartenir à un bourg (probablement Choisy-le-Roi), situé entre Melun et Paris : Lorsque Labienus afin de rentrer sans perte à Sens, son quartier-général, fit descendre la Seine à une partie de son armée au moyen de bateaux qu’il avait amenés de Melun, pendant que l’autre remonterait le fleuve au milieu de la nuit avec tous ses bagages et en faisant grand bruit, l’auterke Camulogène » dont il avait espéré de détourner l’attention par celle manœuvre habile, envoya des troupes Gauloises vers Metiosedum avec ordre de s’avancer aussi loin que les bateaux des Romains. Suivant Bullet[2], Moldunum serait formé de deux mots celtiques : moel mol, pelée ; dun, montagne ; la terminaison um a été évidemment latinisée. « Il n’y a de titres certains qui fassent mention de Meudon, nous apprend Lebeuf[3], que depuis la fin du XIIe siècle ou le commencement du XIIIe ; dans ses titres ce lieu est appelé Meodum ou Meudon ou bien Meudun. Il est évident qu’on ne savait alors comment le latiniser, ce qui a duré ainsi pendant presque tout le Xlle siècle. Mais si l’on n’a pas d’époque sûre pour Meudon, ajoute cet auteur, il est aussi vrai de dire qu’on ne peut en donner entièrement l’étymologie ; il est certain que la fin du mot venant de dun, terme celtique, fait allusion à la profondeur corrélative du château et du villaie. En anglo saxon, en anglais et en flamand, mou et mul signifient sable, poussière ; c’est tout ce qu’on peut dire de plus approchant. » Ajoutons à cela qu’en effet les collines de Meudon sont couronnées par des dépôts de sable puissants, d’où l’on pourrait peut-être inférer enfin que Meudon signifie colline de sable.

La plus grande obscurité enveloppe donc les premières traditions de Meudon. Avant le commencement du XIIIe siècle, à peine en est-il fait mention, et encore depuis cette époque jusqu’à l’apparition d’un château vers l’an 1539, tout se réduit-il à de simples listes de bénéficiers et de seigneurs. Nul doute cependant que la commune de Meudon ait pu fournir un bon contingent à l’histoire de l’île-de-France ; son village est trop avantageusement situé pour qu’il n’ait pas été témoin de quelques événements militaires au temps des Romains ou des Normands, alors que les premiers étaient toujours en lutte avec les Gaulois, et que les seconds, sous la conduite de Roll le Norvégien, ravageaient tout le pays compris entre la Loire et la Seine et remontaient deux fois ce fleuve pour faire le siège de Paris et rançonner vers le commencement du Xe siècle le faible Charles III ; mais, à cette époque déjà reculée de nos annales, notre village était trop peu important pour que l’histoire se soit donné la peine de nous transmettre ce dont il a pu être le théâtre.

La difficulté de réunir en un seul chapitre tous les faits, petits et grands, qui appartiennent à la commune de Meudon, m’a déterminé, ainsi que je l’ai déjà annoncé dans la préface de cet ouvrage, à les grouper le plus naturellement possible ; j’ai préféré les localiser plutôt que de m’astreindre à suivre une aride chronologie ; cette méthode m’a permis aussi d’intercaler dans les chapitres relatifs à l’histoire naturelle, une foule d’anecdotes qui, sans la description du lieu ou des objets auxquels elles se rattachent, couraient risque d’offrir bien peu d’intérêt.

Village et Château.
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« Dans tous les pouillés du diocèse de Paris, la cure de Meudon est dite être à la pleine collation de l’évêque diocésain. Le premier de ces dénombrements de bénéfices remonte au XIIIe siècle ; à cette époque, l’abbé et les religieux de Saint-Germain-des-Prés se disaient gros décimateurs de Meudon ; ce fut en cette qualité qu’ils cédèrent, en 1244, au prieur de Saint-Martin-des-Champs, gros décimateur de Clamart, le droit de reportage des dîmes de terres cultivées sur le territoire de ce nom par les habitants de Meudon[4]. »

La cure de ce village a été desservie par quelques hommes remarquables, notamment Jacques de Beaulieu qui plaida contre les marguilliers en 1384, Antoine Grandet, prévôt de l’église de Saint-Nicolas-du-Louvre, connu par ses prédications et ses écrits.

On cite surtout le fameux François Rabelais à qui, en 1545, le cardinal Jean de Bellay, évêque de Paris, accorda la cure de Meudon. D’après les registres de l’évêché, il paraît n’avoir jamais rempli les fonctions curiales par lui-même, ce qui ne l’empêcha pas de jouir jusqu’à sa mort arrivée à Paris en 1553, des produits et des bénéfices attachés à son titre. Cette sinécure a eu au moins cela de bon, qu’elle a valu au pays une certaine célébrité ; elle ne pourra que s’accroître depuis qu’indépendamment d’un portrait du spirituel et caustique écrivain, dont le presbytère paraît avoir été en possession, on a donné son nom à l’une des nouvelles rues du village[5].

A Rabelais qui avait été constamment remplacé dans ses fonctions par Pierre Richard, son vicaire, assisté de quatre autres prêtres, succéda Gilles de Serres, clerc du diocèse de Beauvais. Moréri cite un des curés les plus renommés de Meudon, comme ayant fait imprimer tout ce qui a été écrit à la louange du célèbre Tourangeau.

« Quoiqu’il n’y ait point de titre qui fasse mention des droits de l’abbaye de Saint-Germain à Meudon avant le XIIIe siècle, il faut cependant reconnaître que ce monastère y possédait une seigneurie au moins dès le XIIe siècle, et que, sur ce territoire, se trouvait un vignoble. En 1245, l’abbaye avait un pressoir à Meudon et même, à ce qu’il paraît, une maison au Petit-Val-de-Meudon ; en 1518, elle obtint de François Ier l’établissement de trois foires et d’un marché ; la première foire avait lieu le jour de saint Leu et de saint Herbland et le lendemain ; la deuxième, le 3 février et le lendemain, la troisième, le mercredi de la Pentecôte et le lendemain. Le marché devait se tenir les lundis. La communauté de Saint-Germain consentit, 50 ans après, à l’aliénation de ce qu’elle avait de droits seigneuriaux à Meudon, justice haute, moyenne et basse, cens et champart, en faveur du cardinal de Lorraine, moyennant 400 livres de rente, et s’y réservant seulement des maisons, un pressoir, des terres, des prés et des vignes. Par la suite les religieux se défirent de tout ce qui leur restait à Meudon, en faveur de Servien surintendant des finances, moyennant 36,000 livres. »

Les seigneurs de la paroisse de Meudon sont connus depuis 500 ans environ ; les plus anciens portaient même le nom du village. « Le premier qu’il soit permis de citer avec confiance, est Erkembod de Meudon, chevalier désigné ainsi dans une charte de Maurice, évêque de Paris en l’an 1180. Le deuxième, Mathieu de Meudon, l’est comme témoin dans une lettre du même évêque 16 ans plus tard. Vers le même temps, un Pierre de Meudon de Muldonio, se trouva parmi les chevaliers de la Châtellenie de MontIheri qui tenaient quelques fiefs du roi ; un Amaury de Meudon, chevalier qui avait beaucoup de censives à Sèvres, vivait en 1236. »

« Etienne de Meudon cède, en 1231, à Eudes, abbé de Saint Germain, les dîmes de blé et de vin que lui avait abandonnées Amaury d’Issy. »

Robert de Meudon, panetier de Philippe IV dit le bel, en 1303, finit par être concierge de Saint-Germain-en-Laye ou capitaine de la forêt en 1337.

Henri de Meudon, chevalier, fut grand veneur sous Philippe VI, en 1334.

Citons encore une Jeanne de Meudon, femme de Guillaume-le-Bouteiller de Senlis, morte en 1353[6] ; Garnier de Meudon, maitre des requêtes en 1369 ; Jean de Meudon chevalier, dont le fils, Bureau de Meudon, fut échanson du roi, et la fille, Marguerite de Meudon, épousa Jean de Gaillonnet (surnommé le petit ermite), chevalier et chambellan du roi.

Ce fut en elle que s’éteignit la race des anciens Meudons[7].

« Le 17 juillet 1415, Jean de Mont-Revel, époux de Jeanne Gaillonnet, posséda le Cet noble du château de Meudon ; du consentement de sa femme, il le vendit à Augustin Ysbare. »

« Guillaume Sanguin (on cite avant lui un Claude Sanguin qui aurait été seigneur de Meudon en 1385), fut chef d’une famille qui posséda durant bien longtemps la seigneurie de Meudon. »

« En 1430, l’hôtel des Carneaux, un fief, rue des Cordeliers, un autre à Villebon-lez Meudon, Aubervilliers-lez-Meudon, dépendaient de Meudon. »

Antoine Sanguin, Jean Sanguin, Antoine Sanguin, héritèrent successivement de Meudon ; le dernier fut marguillier de la paroisse ; de chanoine de la Sainte-Chapelle, il devint évêque d’Orléans puis de Toulouse, enfin cardinal ; aussi l’appelait-on le cardinal de Meudon. Moyennant une rente de 1,200 livres par an, il fit, en 1527, à sa nièce Anne de Pisseleu, une donation, ratifiée dix ans plus tard, de la terre et seigneurie de Meudon qui relevait de celle de Marly.

Plus connue sous le nom de duchesse d’Étampes par suite de son mariage avec Jean de Bretagne, Anne de Pisseleu sut, par son esprit, non moins que par ses charmes, enchaîner le cœur de François Ier, qui vint pour la première fois la visiter à Meudon en l’année 1537. Non contente de plaire à son royal amant, elle se constitua la protectrice des peintres et des poètes de son temps ; sur la demande qu’elle lui fit, le roi lui accorda la permission de faire un parc autour de son château ; les terres qui devaient y entrer furent estimées et payées aux particuliers ; en 1546, tout fut terminé.

Séparée de biens d’avec son mari, la belle duchesse d’Etampes céda son domaine, en 1552, au cardinal de Lorraine, archevêque de Reims, moyennant une constitution de 3,000 livres de rentes.

Les religieux de Saint-Germain-des-Prés avaient encore alors à Meudon un fief dont ils firent échange, en 1570, avec le même cardinal.

La chapelle de la conception des Ramels à Saint-André-des-Arts avait, en 1548, une maison et un jardin à Meudon proche de la rue des Ménétriers.

Dubreul[8] fait mention de très anciennes ruines de thermes où se voyaient encore, en 1639, de vieux cabinets qu’on croyait avoir fait partie de ces étuves. Il y avait dans cet ancien château deux tours portant, l’une, le nom de Mayenne, et l’autre, celui de Ronsard.[9]. Le cardinal de Lorraine, possesseur des plus riches bénéfices de la France et dont l’opulence était extrême, ne négligea rien pour faire du domaine de Meudon une habitation somptueuse.

Il fit, sous Henri lI, construire un superbe château d’après les dessins de Philibert Delorme qui s’adjoignit le Primatice ; il occupait le point culminant de la colline, à 161 mètres au dessus du niveau de la Seine et d’où l’on découvre tout Paris ainsi que les plaines et coteaux environnants ; ses murailles étaient flanquées de tourelles en encorbellement ; la façade, rougie de briques, était accompagnée de quelques bustes et de balcons qui régnaient lout à l’entour ; des arcades et des pilastres ornaient le côté principal du bâtiment. Parmi les peintures de ses plafonds, se faisaient remarquer celles qui représentaient les sessions du concile de Trente où le cardinal avait assisté.

On admirait surtout dans le parc qu’il avait aussi fait agrandir, une grotte construite pour son neveu le duc de Guise, Henri de Lorraine qui hérita de Meudon après sa mort arrivée en 1574. On y lisait cette inscription sans doute faite pour lui : Quieti et musis Henrici II. Galliae PR. PP. PPS. Il ne reste plus de ce chef-d’œuvre, dû au même architecte, que la grande terrasse construite en briques rouges avec ses rampes et qui soutient le parterre situé au devant du château actuel.

Dès que le roi de Navarre, depuis Henri IV et son beau-frère Henri III, eurent opéré dans les environs de Paris la jonction de leurs forces contre celles de la Ligue, le premier de ces rois établit, le 30 juillet 1589, son camp à Meudon. Il y était encore le 2 août suivant, lors de l’attentat de Jacques Clément qui le fit monter sur le trône de France.

Charles et Henri de Lorraine héritèrent successivement du château, et le dernier de ce nom le vendit, en 1654, au comte Abel Servien, sur-intendant des finances de la baronnie de Meudon, moyennant le prix de 9,300 livres de rente ; on assure que ce seigneur fût le premier qualifié baron de Meudon ; il obtint, en 1655, la faculté d’étendre le parc de Meudon qu’il divisa sans doute le premier en carrefours, et de l’enclore de murailles, bien que les héritages acquis pour cet agrandissement fussent dans le voisinage des plaisirs du roi ; en 1656, on lui accorda encore l’établissement de deux foires franches à Meudon, les premiers lundis d’avril et d’octobre, et d’un marché franc tous les samedis ; l’année suivante, il acheta des religieux de Saint-Germain-des-Prés ce qu’il leur restait de bien à Meudon.

On doit surtout à Servien la magnifique et imposante terrasse qui domine tout le village ; elle n’a pas moins de 130 toises de longueur sur 70 de largeur ; elle a coûté des sommes immenses, car il a fallu égaliser le terrain, retrancher d’un côté de hautes pointes de rochers en pierre dure, et de l’autre combler des creux assez profonds, et, outre cela, élever des murs solides pour soutenir les terres et conserver le niveau ; on dit même que Servien fut forcé de rebâtir plus loin le village de Meudon et même l’église qui auraient été ensevelis par les terres rapportées.

Meudon fut vendu, en 1680, par le marquis de Sable, fils de Servien, à François Michel le Tellier marquis de Louvois, secrétaire d’État, qui avait ordre du roi d’en faire l’acquisition. Ce seigneur, après avoir fait quelques échanges avec les habitants, augmenta encore cette belle propriété qu’il entoura de magnifiques jardins ; elle devint alors assez vaste pour que ses extrémités joignissent celles des parcs de Versailles et de Saint-Cloud ; il contribua en outre aux embellissements du château, et fit mettre ses armes en face et au bas du pavillon du milieu désigné sous le nom de calotte de Meudon.

Avant que les réunions de l’Académie des inscriptions eussent été fixées au Louvre, le chancelier en forma quelques-unes dans son château, vers l’an 1683.

Deux ans après, Louis XIV et le dauphin vinrent visiter ce domaine.

Les ambassadeurs de Siam y mirent aussi les pieds l’année suivante, et ils remarquèrent très judicieusement que la pointe du clocher de la paroisse étant plus basse que le niveau de la terrasse, celle-ci devait par conséquent être très élevée.

Louis XIV, voulant rapprocher de sa personne le grand dauphin à qui mademoiselle d’Orléans de Montpensier avait, en 1691, légué Choisy-sur-Seine, appelé alors Choisy-Mademoiselle et plus tard Choisy-le-Roi, obtint de madame de Louvois l’échange de sa terre de Meudon avec celle de Choisy, moyennant 900,000 livres de retour.

Cette terre entre les mains d’un prince qui cherchait à imiter le roi son père, acheva de s’embellir ; après Versailles, rien n’égalait alors la beauté des appartements du château dont les croisées étaient vitrées par des glaces : les peintures, les dorures, les marbres, etc., s’y trouvaient en profusion ; on remarquait parmi les tableaux ceux de Lafosse, de Jouvenet, d’Audrand et d’Antoine Coypel. Sa galerie, sur les côtés de laquelle, l’habile pinceau de Martin (surnommé le Martin des batailles) avait représenté des campagnes et des sièges, renfermait un grand nombre de statues antiques et modernes, notamment deux statues en bronze très estimées, l’une antique d’un gladiateur et l’autre d’Esculape par Jean de Bologne. Il n’y manquait après la mort du grand dauphin, sur laquelle je reviendrai tout à l’heure, que les riches meubles envoyés en Espagne pour la part de Philippe V, duc d’Anjou, dans la succession de son père.

L’orangerie était aussi à cette époque une des plus belles qui existassent, tant par le nombre que par la grosseur remarquable des orangers placés les uns à côté des autres.

De nouvelles routes et de magnifiques avenues furent percées ; le célèbre Lenôtre agrandit et replanta les jardins qui se faisaient remarquer par une grande pièce de gazon appelée les Vertugadins dans le haras actuel et une autre pièce non moins vaste, connue sous le nom des Cloîtres, située au milieu du petit parc ; enfin, Meudon devint une résidence des plus agréables où Louis XIV aimait à venir passer auprès de son fils les moments qu’il pouvait arracher aux affaires. Ce monarque y séjournait même deux ou trois jours de suite.

Cependant ce vaste château ne suffit pas aux besoins du dauphin ; il en fit construire un autre à 50 toises environ au sud-est du deuxième, et sur l’emplacement de la fameuse grotte de Philibert Delorme. La chapelle fut bénite en 1709. Quand il fut avancé, le roi, qui n’avait fait que l’entrevoir, ne voulut pas y mettre les pieds ; il trouva qu’il ressemblait plutôt à la maison d’un riche financier qu’à celle d’un grand prince.

Malgré ce dédain du souverain, le dauphin, qui aimait passer sa vie obscurément entre la table, la chasse et quelques maîtresses, fit un long séjour à Meudon, et finit, comme son père, d’après ce que donne à entendre Saint-Simon, par un mariage de conscience, en épousant mademoiselle Choin, « grosse camarde brune qui, avec toute la physionomie d’esprit, et aussi le jeu, n’avait l’air que d’une suivante, et qui, longtemps avant cet événement, était devenue excessivement grasse, et encore vieille et puante[10]. »

« Du reste, pour l’honneur de mademoiselle Choin, il faut ajouter que lorsqu’elle était la maîtresse du dauphin, elle n’eut jamais de maison montée, pas même d’équipage, et qu’elle venait à Meudon et s’en retournait dans une simple voiture de louage ; elle eut l’art de se faire aimer de tout le monde par ses qualités et son affabilité. A la mort du dauphin qui eut lieu à Meudon, elle se retira dans le modeste logement qu’elle avait toujours conservé à Paris, et employa les vingt dernières années de sa vie, à toutes sortes de bonnes œuvres. »

Le grand dauphin tomba malade dans les premiers jours d’avril 1711. Louis XIV, ayant appris, le 9, qu’il était réellement atteint de la petite vérole qui faisait alors de grands ravages, se rendit à Meudon pour demeurer auprès de son fils pendant toute sa maladie, et de quelque nature qu’elle pût être. Par un motif très louable, le roi défendit à ses enfants d’y aller, et même à quiconque n’avait pas encore eu la petite vérole. Malgré les soins des médecins Boudin et Fagon, le dauphin succomba, âgé de cinquante ans, à la petite vérole pourprée, dans la nuit du mardi 14 au mercredi 15 du même mois. Louis XlV partit immédiatement avec madame de Maintenon pour Marly. Bientôt le château de Meudon se trouva désert ; l’infection du cadavre fut si prompte et devint si grande, que la Vallière, le seul des serviteurs qui soit resté constamment auprès de son maître, les capucins et autres personnes, furent obligés de passer la nuit dehors[11]. Son fils, le duc de Bourgogne, devenu deuxième dauphin et père de Louis XV, n’habita jamais Meudon, quoiqu’il eût fait achever le troisième château, et n’y fit que des apparitions passagères.

Depuis que Meudon a appartenu au roi, ce lieu a été favorisé de quelques privilèges ; en 1704, on réunit au bailliage les prévôtés de Clamart, de Fleury et de Châville, et il fut dit que les appellations ressortiraient dûment au parlement.

En 1726, au mois de septembre, tout le domaine de Meudon fut joint à la couronne, et, depuis lors, il n’a pas cessé d’en faire partie. C’est sans doute aussi depuis 1695 qu’il fut établi à Meudon une foire royale fixée au premier jour de juin.

Meudon semble avoir été de tout temps destiné à servir pour des expériences très remarquables.

Vers le milieu du XIIIe siècle, un médecin de Crémone, appelé d’Romani, imagina d’extraire la pierre de la vessie au moyen d’une méthode toute nouvelle, la cystotomie ou le grand appareil, caractérisée, comme on sait, par l’emploi du cathéter. Cette terrible opération de la taille fut appliquée la première fois en France en 1474, sous Louis XI, par Germain Colot[12], praticien attaché à l’école de médecine de cette époque, sur un francarcher de Meudon, condamné à être pendu au gibet de Montfaucon pour plusieurs larcins commis en divers lieux et même dans l’église de Meudon. Il fut donc abandonné à ce chirurgien pour servir à l’essai de son opération ; on avait promis à ce malheureux sa grâce, s’il se laissait opérer. Le roi ordonna de bien panser cet homme ; quinze jours après, il avait la vie sauve, se trouvait débarrassé d’une cruelle infirmité, el reçut en outre une somme d’argent[13].

Meudon et Belleville furent choisis, en 1695, pour faire le premier essai d’une machine qui n’est autre que le télégraphe actuel, inventée par Amontons, membre de l’Académie des Sciences, et qui avait alors pour but de correspondre avec un ami éloigné de huit ou dix lieues, et pourvu que le lieu où se trouvait cet ami pût être aperçu. Le dauphin voulut être présent à l’essai de Belleville, comme il l’avait été à celui de Meudon[14].

Pendant la révolution, l’ancien château élevé par le cardinal de Lorraine fut converti, d’après un ordre du comité de salut public, en un établissement destiné à faire de nouvelles recherches pour le perfectionnement des divers objets d’artillerie ou des machines de guerre[15]. On fit tout à l’entour des retranchements, afin de cacher le but qu’on Vêlait proposé ; on creusa de larges fossés ; des courtines et des redoutes furent élevées de distance en distance, etc. « Les habitants du bourg donnèrent à cette occasion une preuve éclatante de leur zèle patriotique ; ils offrirent tous leurs bras pour contribuer à la confection des travaux, et ils y mirent une telle activité qu’en peu de jours ils furent entièrement terminés. Les commissaires de la Convention furent si satisfaits de cet empressement que, sur la proposition du rapporteur Barrère, l’assemblée déclara que les citoyens de Meudon avaient bien mérité de la patrie, et qu’il serait inséré au bulletin une mention honorable de leur dévouement[16]. »

Une activité incroyable régnait dans l’atelier de Meudon ; les ouvriers y travaillaient nuit et jour, et, à tous moments, des charriots chargés de machines de guerre en sortaient pour se rendre aux frontières. Là, furent confectionnés ces aérostats, au moyen desquels on pouvait sans danger reconnaître les forces et les dispositions de l’ennemi ; c’est à l’emploi de ces nouvelles machines qu’est due, en très grande partie, la victoire de Fleurus en 1794.

« La découverte d’une méthode pour tanner en peu de jours les cuirs qui exigeaient ordinairement plusieurs années de préparation, a été, dans cette circonstance, inappréciable. On tannait à Meudon la peau humaine, et il est sorti de cet affreux atelier des peaux parfaitement préparées. Il en a été porté des pantalons[17]. Les bons et beaux cadavres des suppliciés étaient écorchés, et leur peau tannée avec un soin particulier. La peau des hommes avait une consistance et un degré de bonté supérieurs à la peau de chamois ; celle des femmes présentait moins de solidité, à raison de la mollesse du tissu[18]. »

L’année suivante, dans la fameuse journée du 13 vendémiaire (5 octobre) qui mit Bonaparte en évidence et le fit parvenir plus tard au commandement en chef de l’armée, le général Barras, qui, le matin, avait été investi de celui de l’armée intérieure, envoya à Meudon deux cents hommes de la légion de police qu’il tira de Versailles, cinquante cavaliers des quatre armes, et deux compagnies de vétérans ; il ordonna l’évacuation des effets qui étaient à Marly sur Meudon, fit venir des cartouches, et établit un atelier pour en faire à Meudon[19].

Les expériences dont j’ai parlé plus haut, entreprises dans le vieux château de Meudon, ayant compromis sa solidité, on résolut de le démolir[20] plutôt que de le réparer, ce qui eût occasionné une dépense considérable ; et cette démolition s’effectua dans le courant des années 1803 et 1804[21].

Le château neuf, quoique inférieur en grandeur à l’ancien, ne lui cédait point en magnificence. Tel qu’il a toujours été, les avant-corps sont décorés de colonnes doriques ; l’escalier est aussi éclairé que commode. Le grand vestibule d’entrée décoré autrefois par le chef-d’œuvre de Jean de Bologne, l’est aujourd’hui par le groupe de Zéphire enlevant Psyché, dû à l’habile ciseau de Rutxhiel ; la gracieuse statue de Pandore du même artiste occupe le vestibule du roi ; on admire aussi dans l’une des pièces du château toutes garnies de tableaux très estimés, le Cupidon de Chodet coulé par Soyer.

Du second étage on se rend de plein-pied dans le parc ; les jardins sont coupés en terrasses qui s’élèvent les unes sur les autres ; elles se terminent vers le midi par une pente insensible jusqu’au bas du coteau où il y a deux pièces d’eau et un canal au bout.

Après le couronnement de Napoléon, ce château, devenu palais impérial, prit beaucoup d’importance ; on y fit de grandes réparations, et il fut garni de meubles magnifiques confectionnés avec des bois indigènes ; on replanta également les jardins.

Napoléon voulait en faire un institut où il aurait rassemblé tous les princes de la maison impériale, notamment ceux des branches qu’il avait élevées sur des trônes étrangers « destinés, disait-il, à occuper divers trônes et à régir diverses nations ; ces enfants auraient puisé là des principes communs, des mœurs pareilles, des idées semblables, etc.[22]. »

Marie-Louise l’habita avec son fils le roi de Rome, presque constamment depuis 1812 et durant toute la campagne de Russie.

Dans ces derniers temps, pendant les troubles du Brésil et du Portugal, il a servi de demeure à don Pedro, roi de Portugal, à la reine sa femme et à sa fille dona Maria, aujourd’hui régnante. Le duc d’Orléans l’a aussi habité ; enfin il a été occupé depuis deux étés, par un illustre guerrier, le maréchal Soult, ministre de la guerre.

On arrive au château actuel de Meudon, par une longue avenue plantée de quatre rangs de tilleuls[23], qui, en se rejoignant aujourd’hui par le faite, constituent, à mon avis, une des promenades les plus agréables que l’on puisse rencontrer aux environs de Paris ; d’un côté, elle aboutit à la grande terrasse du château, et de l’autre, au chemin de fer qui la croise en passant sous un pont.

Il existait, il n’y a pas encore bien longtemps, sur la droite de cette avenue, en allant au château, une magnifique propriété connue sous le nom des Capucins ; l’enclos de plus de trente arpents qui en faisait partie leur fut donné, vers l’an 1570, par le cardinal de Lorraine ; c’est le premier établissement qu’ils eurent en France.

Après avoir appartenu en dernier lieu à M. Pérat, banquier, cette propriété est divisée, à l’heure qu’il est, en une foule de petites maisons de plaisance plus jolies les unes que les autres.

Depuis le 9 septembre 1840, le village de Meudon jouit de tous les avantages d’un chemin de fer qui passe à mi-côte, et dont le mouvement anime singulièrement la contrée.

Si, d’un côté, la commune a été défigurée, par suite de la tranchée profonde faite dans ses collines, pour obtenir une ligne de niveau sur tout le parcours du rail-way, d’un autre, elle s’en dédommage bien par la beauté du viaduc du Val-de-Fleury qui sert à franchir le profond vallon de ce nom ; voici, au reste, la description que donne M. Forgame de cette gigantesque construction[24].

« Ce viaduc, aussi remarquable par la pureté de son architecture que pour l’étonnante grandeur de ses proportions, comprend deux rangs d’arcades superposées ; chaque rang est composé de sept arches. Les arches inférieures présentent une ouverture de 7 mètres entre les culées et une hauteur sous clef également de 7 mètres. L’ouverture des arches supérieures est de 10 mètres, et leur hauteur sous clef est de 20 mètres ; les piles qui séparent ces dernières ont 3 mètres d’épaisseur ; l’épaisseur des piles du rang inférieur est de 4 mètres 80 centimètres. Le viaduc est terminé par des culées et présente une longueur totale de 142 mètres 70 centimètres. La hauteur de l’ouvrage au dessus du sol est de 36 mètres, mais l’élévation apparente est réduite à 31 mètres 55 centimètres au moyen d’un remblai qui sert à niveler transversalement le vallon.

La première pierre de ce magnifique monument, qui rappelles bien les grands aqueducs des Romains, et auquel on donna le nom de pont Hélène, en l’honneur de la duchesse d’Orléans, fut posée, le Ier octobre 1838, en présence de MM. Auguste Léo, administrateur-général, directeur banquier ; Payen et Perdonnet, ingénieurs en chef ; Jacqueminot, lieutenant-général ; le marquis de Dreux Brézé, pair de France, Teste et Fould (Bénédict), députés ; Fould (Achille) et le baron de Mecklembourg, propriétaires ; Usquin, membre du conseil municipal de Versailles ; le comte Perthuis, capitaine d’état-major ; et Talabot, députés, tous membres du conseil d’administration de la société anonyme du chemin de fer de la rive gauche de Paris à Versailles.

La route par laquelle on se rend de Paris à Meudon, était autrefois, comme elle est encore aujourd’hui, à partir des Moulineaux, rapide et dangereuse[25] ; mais, grâce au zèle éclairé et à la persévérance de M. Obeuf, maire actuel, qui joint à l’habileté consommée du chirurgien celle de l’administrateur, la commune va jouir prochainement d’une nouvelle route sans qu’il lui en coûte une obole[26]. Pour arriver à ce but, ce magistrat, plein d’énergie, n’a pas craint de s’exposer à une émeute qu’avaient suscitée quelques intérêts particuliers souvent blessés dans ces sortes d’occasions, mais qui devraient se taire en présence de l’intérêt général ; au lieu d’aller en ligne directe comme la route actuelle, elle contournera la montagne en partant toujours des Moulineaux, suivra le val à mi-côte, et aboutira à Meudon par une pente régulière de 64 millimètres par mètre. M. Obeuf a, en outre, fait élargir, aux dépens de sa propriété, un chemin vicinal qu’il a rendu carrossable, lequel permet actuellement de se rendre avec la plus grande facilité au château, tandis qu’auparavant il fallait gravir en droite ligne une côte excessivement apide.

Fleury.
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Le premier titre latin qui fasse mention de ce joli hameau, est de 1235 ; on disait alors Flory en langue vulgaire. Expilly[27] le désigne sous le nom latin de Merogis et lui assigne 16 feux en 1746.

On ne peut pas douter que l’abbé de Saint-Germain ait été réellement seigneur à Fleury ; car, en 1264, Girard, qui était à la tête de l’abbaye, imposa aux habitants de ce hameau aussi bien qu’à ceux d’Issy une nouvelle taille. Nous avons déjà vu que Fleury, vers l’an 1709, n’appartenait pas entièrement à la paroisse de Meudon ; la partie même où se trouvait une chapelle dépendait de Clamart.

Cette chapelle, rasée pendant les premiers troubles de la Ligue, fut rebâtie en 1644 ; il fut permis au chapelain d’y chanter vêpres en 1695, et le cardinal de Noailles, d’après l’avis des curés de Clamart et de Meudon, renouvela cette permission en 1710.

Fleury a eu une suite de seigneurs non interrompue, je me contenterai d’énumérer les principaux :

  • Jean de Saint-Benoit, drapier et bourgeois de Paris, était seigneur de Fleury le 10 juin 1342.
  • Jean Gentian, général et maître des monnaies du roi, avait le fief de Fleury en 1363 et 1371.
  • Oudart Gentian en 1391, 1399 et 1401.
  • Milet de Biancourt, seigneur en partie de Fleury. Pierre Gentian, Jean de Gentian, Guillemette, La Genlian, Jean Catin, Giles de Biancourt, etc., etc.
  • Marie de Feugerais, dame de Fleury, en partie, qualifiée épouse de Villeroy en 1551.
  • Jean Catin, etc., etc.
  • François de Machault, conseiller au parlement et commissaire aux requêtes du palais, obtint la permission de faire célébrer en l’oratoire de sa maison située à Fleury. Son fils aîné céda la seigneurie de Fleury à Servien, moyennant le prix de 4,666 livres.
  • François Chauvelin, avocat, avait une maison à Fleury en 1611.

Aujourd’hui ce paisible et délicieux hameau se fait remarquer par des maisons de campagne plus jolies les unes que les autres et dont la plupart sont contiguës à la forêt ; j’en citerai principalement une dans laquelle son propriétaire, M. Panckoucke, a réuni avec autant de goût que d’amour pour la science, une collection très intéressante des productions naturelles de toute la commune de Meudon.

C’est à la porte de Fleury que ne manque pas de se rendre, tous les ans, MM. Adrien de Jussieu et Joseph Decaisne à la tête d’une nombreuse cohorte d’étudiants, pour herboriser dans les bois environnants.

Là aussi, se tient un bal champêtre qui, longtemps, a été l’un des plus recherchés des environs de Paris. Un peu plus bas, au val de Fleury, on rencontre la belle propriété de la princesse Charlotte, morte récemment, et dont le nom est intimement lié à celui de l’infortuné duc d’Enghien.

Cette propriété et le bois de Fleury, vus aujourd’hui à travers les grandes arches du viaduc, alors surtout que le printemps a paré la terre de fleurs et de verdure, produisent un effet merveilleux. Encadrés par elles, ce sont autant d’immenses tableaux animés des couleurs les plus vives, que fait encore mieux ressortir la teinte uniforme et blafarde de la masse du viaduc.

Bas-Meudon.
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Jean de Meudon, sans doute frère de Henri de Meudon, chanoine de Noyon, légua, en 1343, aux Chartreux de Paris, son manoir du Val-de-Meudon, estimé la valeur de 30 livres de rente[28]. C’était une ferme avec un grand enclos fort peuplé de bons arbres fruitiers.

En 1556, Raoul Spifame faisait ordonner au roi Henri II, de convertir la ferme et métairie des Chartreux, en maison de fous entretenus par l’Hôtel-Dieu, auquel cas, le roi aurait donné aux Chartreux un autre bien ou leur aurait payé une rente.

Sous l’empire, cette grande propriété, dont la porte était ornée d’un buste de Virgile avec une inscription latine au dessous que le vandalisme a fait effacer depuis peu[29], a été habitée par le maréchal Berlhier ; elle appartient aujourd’hui à M. le vicomte de Lepine qui l’a mise en location ; après avoir servi de guinguette, elle est devenue une importante distillerie de fécule de pommes de terre.

Tout le monde connaît la belle manufacture située sur la rive gauche de la Seine, vis à vis l’île Séguin. Quoi qu’elle porte le nom de verrerie dite de Sèvres, elle n’appartient pas moins à Meudon.

Elle est admirablement placée pour la confection de ses produits : d’un côté, elle tire sa matière première ou le sable qui entre dans la composition de ses bouteilles, connues anciennement sous le nom de flacons, si recherchées et répandues sur tous les coins du globe, de la forêt même de Meudon ; et d’un autre côté, la Seine amène jusqu’à sa porte le charbon de terre dont elle fait une si grande consommation. Dans ces derniers temps, cette belle manufacture, habilement dirigée par M. Casadavan, a entrepris de faire des cristaux qui rivalisaient avec tout ce qu’il y a de plus beau en ce genre.

La verrerie est dominée, à Montalet, par l’agreste propriété de M. Scribe ; des mains de mademoiselle Lange, actrice du Théâtre Français, assez belle pour avoir pu représenter la statue de Pigmalion, elle passa dans celle du prince de Talleyrand qui l’augmenta considérablement[30] ; enfin Maret, le duc de Bassano, acheva de l’embellir pour y recevoir Bonaparte avec pompe[31].

Aux anciens écarts de Meudon que nous venons de décrire, il faut encore joindre Villebon, Aubervilliers, dont il sera parlé plus loin, à l’occasion de la forêt et des eaux, ainsi que le fief de Cottigny, celui du Coulombier assis au haut de Meudon, lieu dit Beauvoir, enfin la Pissote qui existait en 1430.


Bellevue.
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Ce hameau ne fait partie de la commune de Meudon que depuis la fondation du château ; auparavant il n’y avait sans doute sur le point où il se trouve, qu’un très petit nombre de maisons isolées et sans importance.

Destiné, à cause de son heureuse situation, à prendre un grand développement, il doit son origine à la fameuse marquise de Pompadour, qui, se rendant un jour de Sèvres au château de Meudon, fut frappée de la beauté du site où elle se trouvait et désira y avoir une maison de plaisance.

Louis XV, à qui la marquise avait inspiré la manie des bâtiments, et trop heureux de satisfaire à la fois son goût et les désirs d’une favorite toute puissante, l’aida de ses dons[32]. Un immense château s’éleva comme par enchantement ; les édifices furent confiés à Lassurance et les jardins à d’Isle, tous deux architectes renommés. Il fallut cependant faire l’acquisition d’un grand nombre de pièces de terre cédées avec empressement par leurs propriétaires qui, du reste, furent bien indemnisés.

Comme il n’existe plus guère de ce magnifique château, détruit, en vérité, pour le plaisir de démolir, que les deux ailes transformées aujourd’hui tant bien que mal en maisons de campagne, on voudra bien me permettre d’entrer à son égard dans quelques détails empruntés la plupart à Dulaure[33].

« En arrivant du côté de Meudon, on rencontrait deux pavillons carrés dont l’un existe encore ; puis, après avoir suivi une avenue de tilleuls conduisant dans une cour où étaient les écuries et la salle de spectacle, on pénétrait dans celle du château fermée de trois côtés par les ailes et le corps du bâtiment, et du quatrième, par une grille en fer doré qui la séparait du parc. La façade principale regardait Paris. »

II y avait au devant une terrasse qui existe encore et d’où l’on jouit d’une vue magnifique dont je parlerai plus loin. « Les faces latérales étaient accompagnées de plusieurs pièces de parterre à l’anglaise, entourées de beaux orangers et terminées par des bassins revêtus de marbre ; au bout de l’un d’eux, s’élevait un belvéder de gazon ; on descendait de la terrasse par des rampes jusqu’au pied de la colline que baigne la rivière, dans le cours tranquille de laquelle se réfléchissent les saules des îles Séguin et Billancourt.

Là se trouvait un pavillon appelé Brimborion construit également pour madame de Pompadour et devenu aujourd’hui une belle propriété particulière[34].

« On admirait surtout les jardins elle parc de Bellevue. Sa grande allée était occupée par un long tapis de verdure, eu l’on voyait au milieu d’un bassin la statue de Louis XV sculptée par Pigale ; le côté du jardin à droite de cette allée, était divisé en deux parties ; dans la première se trouvait un labyrinthe et dans la seconde plusieurs bosquets ornés de bassins, de grottes et de belles statues, notamment de celle de la marquise de Pompadour, due également au ciseau de Pigale ; l’autre côté du jardin était planté en quatre salles avec des allées tournantes. » Le parc, assez étendu du nord-est au sud-est, avait une contenance de cent arpents environ et communiquait avec la forêt de la couronne, au moyen de grandes allées qu’il est encore facile de reconnaître sur les bruyères de Sèvres, quoiqu’elles aient été cultivées depuis la révolution.

L’intérieur du château offrait tout ce que l’art et la richesse pouvaient alors fournir de plus beau, de plus recherché, de plus voluptueux : tout y respirait l’amour. La sculpture et la peinture portaient généralement dans leurs nombreuses productions l’empreinte d’ un goût aussi dépravé que l’étaient les mœurs à cette époque. On y distinguait des tableaux de Carle Vanloo, de Boucher[35], etc. « Louis XV affectionnait beaucoup Bellevue ; il le fit, pour ainsi dire, construire sous ses yeux, et se faisait même apporter à manger au milieu des ouvriers. Ce prince y coucha pour la première fois le 24 novembre 1750. » Trois ans après, on y joua le Devin du village ; la marquise de Pompadour, qui remplissait elle-même le rôle de Colin, envoya 50 louis à l’auteur[36], que cette pièce contribua tant à faire connaître à la cour. Le roi devint tellement épris de la résidence de Bellevue, qu’il se la fit céder, et elle tomba alors dans le domaine de la couronne.

Louis XVI en fit cadeau à ses tantes, Mesdames de France, qui reculèrent les limites du parc et augmentèrent encore l’agrément de ce séjour.

« En 1793, le château de Bellevue devint propriété nationale ; compris dans le même décret que Meudon, il fut conservé et entretenu aux dépens de la république ; mais au mépris de ce même décret, il fut plus tard vendu à M. Testu, qui le fit démolir en grande partie. » Il passa ensuite entre les mains d’une société qui en a fait le village le plus à la mode. En effet, aucun endroit des environs de Paris, à deux lieues à la ronde, n’offre aujourd’hui autant d’agréments que celui-ci. Quelques minutes après avoir quitté la capitale, grâce au chemin de fer, on se trouve tout transporté au milieu d’un séjour aussi agreste que riant, d’où l’on jouit de l’une des vues les plus étendues et les plus variées qui existent au monde ; aussi le prix des terres dans cette localité devient-il exorbitant ; on ne craint pas de les faire payer aussi cher que dans certains quartiers de Paris.

Indépendamment des deux ailes et de la terrasse, tristes restes du somptueux château de Bellevue dont je viens de parler, je dois encore mentionner, comme ayant appartenu à cette résidence royale, la fameuse tour de Marlborough, qui fait aujourd’hui le principal ornement de la belle propriété de M. Odier, banquier, et trois ou quatre maisonnettes connues sous les noms de la Ferme, du Cerf, de la Grange, de la Sablonnière, etc., converties aujourd’hui en charmantes résidences d’été. Dans la première, dont la distribution intérieure, et surtout le joli salon, ne paraissent guère avoir changé depuis que les tantes de Louis XVI sont venues y prendre du lait et manger des œufs frais, on remarque une rampe en fer battu, dont la forme rustique est certainement un chef-d’œuvre de serrurerie. Cette petite maison, construite dans un genre tout particulier, se distingue aussi des autres par un gigantesque paratonnerre fort à propos placé au centre de trois grands chênes dont les vigoureux rameaux tendent à se confondre au dessus du toit. La seconde, occupée aujourd’hui par M. Guillaume, à qui l’on doit la distribution régulière de Bellevue et tous ses agréments publics, est un joli chalet orné d’un bois de cerf dix cors, au dessous duquel on a gravé en lettres d’or, sur une table de marbre blanc, les circonstances qui ont accompagné sa mort dans le parc même de Bellevue[37].

Un immense réservoir servait autrefois à alimenter d’eau tout ce beau domaine ; mais comme les réparations à y faire auraient coûté un prix énorme, et qu’il devenait, lorsqu’il tarissait, un foyer d’infection pour les habitants, M. Guillaume eut l’heureuse idée d’y faire des saignées qui l’ont desséché complètement ; cet habile propriétaire avisa à un un autre moyen, qui lui a parfaitement réussi, pour suppléer à l’eau que ce réservoir fournissait autrefois en abondance. La pente naturelle du terrain lui a permis de mettre à profit la nappe aquifère contenue dans la couche argilo-sablonneuse, située entre les sables supérieurs et la formation gypseuse dont je parlerai plus loin avec détail ; il en a obtenu, au moyen d’une profonde tranchée, une source magnifique et intarissable, qui alimente aujourd’hui une foule de concessions et des bains publics.

On peut entendre, tous les dimanches en été, la messe à Bellevue, dans une chapelle dédiée à la sainte Vierge, patronne du hameau, dont la fête (l’Assomption), qui devient de plus en plus bruyante, par suite des milliers de personnes que le chemin de fer lui amène de Paris, a lieu, bien entendu, au mois d’août.

Meudon et ses hameaux sont depuis longtemps le rendez-vous, dans la belle saison, d’illustrations en tous genres. Dans la crainte de m’engager dans une liste trop étendue, je citerai seulement les principales personnes dont les noms sont parvenus à ma connaissance.

Le prince de Wagram, le duc de Bassano, etc., ont, ainsi que je l’ai déjà dit, habité le Bas-Meudon ; joignons à ces grandes célébrités militaires le général Schérer, le maréchal Ney qui, après la retraite de Russie, a occupé au Val, non loin des résidences de l’ambassadeur M. Bresson et de la princesse Charlotte, une propriété appartenant aujourd’hui à M. Duret ; M. Redouté, ce fameux peintre de fleurs, mort récemment à Paris ; l’éditeur, non moins connu, de la grande commission scientifique d’Égypte, aussi distingué par sa littérature profonde que par ses connaissances archéologiques et ethnographiques, madame Panckoucke, le général Barbou, la marquise de Pastoret, l’auteur des Messéniennes, Michelot, du Théâtre-Français, ont fait et font encore les délices de Fleury, tandis que le village de Meudon réclame : le général Montserrat, le député Méchin, M. Séné, ancien notaire, M. G. Odier[38], M. de Saint-Chéron, connu par ses écrits religieux, le général Lejeune, qui maniait si bien le pinceau malgré la cruelle blessure qu’un braconnier, dans le parc de Grosbois, lui avait faite à la main droite, M. Jacqueminot, général en chef de la Garde nationalede Paris, qui emploie un grand nombre d’ouvriers dans sa magnifique propriété naguère en la possession de M. Boucher ; c’est la seule du pays, pour le dire en passant, qui ait été complètement pillée et saccagée, en 1814, par les Russes et les Cosaques, irrités de ce qu’on y avait caché un trésor révélé par un de ces misérables comme il s’en trouve partout.

Bellevue, les Capucins, Montalet, etc., rivalisent aujourd’hui avec la partie la plus grande de la commune que nous venons de parcourir ; citons d’abord M. Lemaire, auteur des classiques latins, qui occupait dans la première de ces localités l’une des plus belles propriétés résultant du démembrement du parc ; dans celle de M. Obeuf, si heureusement exposée au bord de l’avenue conduisant au châleau de Meudon, M. Biol poursuit avec une rare activité la solution des problèmes les plus élevés de la physique ; un peu plus bas, à Montalet, M. Scribe a sans doute composé quelques-unes de ces nombreuses pièces qui paraissent tous les jours, comme par enchantement sur nos théâtres qu’elles ne cessent de charmer ; un peu plus haut, un autre auteur dramatique, non moins distingué, mais plus châtié et plus sobre, écrit de délicieuses comédies et place souvent la scène de ses pièces dans le lieu où il les a rêvées. Mademoiselle Rachel, vient s’inspirer sous les frais ombrages de Bellevue ; Monrose père y avait retrempé cette gaité à jamais perdue pour nous ; c’est aussi la résidence habituelle de MM. Thierry, Pichot, rédacteur en chef de la Revue Britannique, Emile Souvestre le romancier, et Bois-Milon, ancien secrétaire des commandements de S. A. R. le duc d’Orléans. A Bellevue encore, M. Joly, peintre distingué, a exécuté, d’après les beaux dessins de M. Auguste Mayer, ces lithographies où l’on retrouve si bien l’aspect des contrées septentrionales et qui l’ont l’ornement de l’atlas de l’expédition en Islande et au Groënland, entreprise sous la direction de M. Paul Gaimard ; madame Joly exerce son talent à faire de charmants paysages ; l’infatigable madame Brune, née Pagès, compose de saisissants tableaux d’histoire, qu’elle interrompt quelquefois, pour faire des portraits dignes des grands maîtres, pendant que son mari s’applique à nous représenter une nature pleine de charme et de poésie ; une autre dame qui marche avec succès, dans la carrière illustrée par les Didey, les Calame, etc., nous transporte par ses larges et hardies compositions, tantôt au pied de montagnes sourcilleuses, tantôt au milieu d’une forêt séculaire ; M. le baron de Koss, ambassadeur du roi de Danemarck, M. Rogier, ministre plénipotentiaire de Belgique, font trêve à leurs graves occupations diplomatiques ; M. Chambolle, rédacteur en chef du Siècle, MM. Odier, Rodrigue, banquiers, accourent oublier, l’un les débats de la tribune parlementaire, les autres, le bruit tumultueux de la Bourse ; M. Gilet rêve aux améliorations et aux embellissements dont la ville de Paris est encore susceptible, etc., etc.[39].

Invasions étrangères.
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Les événements des années 1814 et 1815 ont laissé de profonds souvenirs à Meudon ; on n’y oubliera pas de longtemps le séjour des alliés et surtout la présence des Prussiens et des Hanovriens. Meudon a vu les derniers efforts de la grande lutte militaire, qui, pendant près d’un quart de siècle, avait bouleversé toute l’Europe ; son humble territoire a, pour ainsi dire, donné la sépulture aux dernières victimes de tant d’hécatombes humaines sacrifiées au Dieu de la guerre.

Lors de la première occupation de Paris en 1814, le prince de Schwartzenberg ayant déclaré, dans sa proclamation du 31 mars, qu’ aucun logement militaire ne pèserait sur la capitale, il en résulta que les environs furent inondés de soldats de toutes les nations, notamment de Russes et de Cosaques. Meudon en eut sa bonne part et le séjour qu’ils y firent, coûta assurément autant à la commune que si elle eût été pillée et saccagée[40]. Indépendamment de cette lourde charge, il ont aussi fait éclater une affreuse maladie épidémique[41].

L’année suivante, le fameux Blücher, à la tête des Prussiens, voulant établir son quartier général à Saint-Cloud, avant d’attaquer Paris, par le côté ouest qu’il supposait le plus faible et non dominé par des hauteurs couronnées d’ouvrages fortifiés, tels que Montmartre et Belleville l’étaient en ce moment, envoya, le 1er juillet son fils à Saint-Germain de là à Versailles en traversant la forêt de Marly ainsi que les villages de Labretèche, de Saint-Nom et de Roquencourt.

De son côté, l’intrépide général Vandamme, à la tête des troupes françaises, s’était porté sur la route de Châtillon et occupait la plaine de Montrouge, depuis le village de ce nom jusqu’à. à Vaugirard. Tous les élèves de l’École Polytechnique étaient rassemblés à Montrouge avec leurs canons. Il y avait, dit-on, sur ces divers points plus de deux cent cinquante pièces en batterie. Le 1er juillet, on avait déjà fait sauter une des arches inachevées du pont de Sèvres et brûlé l’ancien qui était en bois.

Toutes ces dispositions étant prises, le général Excelmans se porta sur Versailles à la rencontre des Prussiens, et là se passa l’un des plus brillants faits d’armes qui aient illustré la chute de Napoléon, « expédition qui eût pu, suivant le Mémorial de Sainte Hélène, avoir des suites si importantes, dans le cas où elle eût été soutenue, ainsi que cela avait été décidé. » Quoiqu’elle ait eu lieu un peu loin du village de Meudon, mais cependant presque au milieu de sa forêt, j’ai cru devoir, afin de ne pas laisser une trop grande lacune dans le précis des événements militaires qui se sont passés à l’ouest de Paris, reproduire presqu’en entier le bulletin du 2 juillet qui la mentionne.

« L’ennemi avait occupé Versailles avec quinze cents chevaux. Le général Excelmans, ayant formé le projet de les enlever, dirigea en conséquence le lieutenant-général Pire avec le 1er et le 6e de chasseurs et le 44e régiment d’infanterie de ligne sur Ville d’Avray et Roquencourt, en leur recommandant de s’embusquer pour recevoir l’ennemi quand il repasserait sur ce point. De sa personne, le général Excelmans se porta par le chemin de Montrouge à Vélizy avec l’intention de rentrer à Versailles par trois points. Il rencontra, à la hauteur du buisson de Verrières, une forte colonne ennemie. Le 5e et le 15e de dragons, qui étaient en tête, la chargèrent avec une rare intrépidité. Le 6e et le 20e de dragons la prirent en flanc ; culbuté sur tous les points, l’ennemi laissa jusqu’à Versailles la route couverte de ses morts et blessés.

« Pendant ce temps-là, le lieutenant-général Pire exécutait son mouvement sur Roquencourt avec autant de vigueur que d’intelligence. La colonne prussienne, poussée par le général Excelmans, fut reçue par le corps du général Pire, et essuya à bout portant une vive fusillade du 44e régiment, et fut chargée par le 1er et le 6e de dragons qui la poursuivaient, et la poussaient fortement à la sortie de Versailles.

« Le résultat de ces belles affaires a été, l’entière destruction des deux régiments de hussards de Brandebourg et de Poméranie, les plus beaux de l’armée Prussienne.

« Les troupes françaises, infanterie et cavalerie, ont rivalisé de courage.

« Les hommes qui se sont le plus distingués dans cette circonstance, sont : le lieutenant-général Stroltz, les généraux Burthe, Vincent ; le colonel Briqueville, qui a été grièvement blessé ; les colonels Saint-Amand, Chaillot, Faudous, Schmidt et Paolini.

« On a l’ait dans ces deux all’aires beaucoup de prisonniers et pris environ un millier de chevaux.

« Les troupes ont été parfaitement secondées par les habitants des communes voisines qui ont assailli l’ennemi en tirailleurs, même avant l’arrivée de nos soldats. » On ne peut trop faire l’éloge de leur courage, ajoute le bulletin du 2 juillet. Un colonel prussien disait même à ce sujet, qu’on s’était battu avec un extrême acharnement, et qu’il ne s’était pas sauvé un seul homme de son régiment.

Cependant, le général Excelmans ayant rejoint le corps d’armée à Montrouge, où se trouvait aussi le malheureux général Labédoyère, l’ennemi rentra à Versailles le lendemain au matin de son expulsion.

Enfin, le 3 juillet à trois heures après minuit, les Prussiens, sous les ordres du général Ziéthen (le fils de Blücher avait été tué), s’étant approchés de Saint-Cloud et de Meudon, une vive fusillade s’engagea sur ces hauteurs ; elles furent enveloppées d’une épaisse fumée ; on se battit avec acharnement dans les vignes de ce dernier village, sur lequel pleuvaient les projectiles de tous genres ; mais, je dois le dire, il eut principalement à souffrir des Français qui, placés près de Fleury, tiraient sur les Prussiens retranchés sur la terrasse du château ; les obus, ne pouvant atteindre leur but, éclataient au dessus du village[42], qui subit une espèce de siège.

Le même jour, les ennemis s’emparèrent successivement d’Issy où ils s’établirent, de Vanves, Bagneux, Bernis, Bourg-la-Reine, etc., et à midi, les armées respectives étaient en présence ; toutes les dispositions se faisaient de part et d’autre pour une action décisive, lorsque MM. Bignon, chargé du portefeuille des relations extérieures ; de Bondy, préfet du département de la Seine, et Guilleminot, chef de l’état-major-général de l’armée de l’Ouest, d’une part ; le duc de Wellington et le feld-maréchal Blücher, d’une autre, signèrent une convention qui mit fin aux hostilités.

Dans le rapport adressé à Londres par le duc de Wellington, ce général annonçait que le maréchal Blücher avait éprouvé une vigoureuse résistance de la part des Français, en voulant prendre position sur la rive gauche de la Seine, et qu’elle avait été notamment très vive sur les hauteurs de Saint-Cloud et de Meudon[43] .

Catastrophe du chemin de fer de la rive gauche.
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Vingt-sept ans après ces désastres, où les riantes collines de Meudon furent jonchées de cadavres mutilés par l’artillerie, une nouvelle scène de carnage, encore plus affreuse que la première et due cette fois-ci au progrès de l’industrie à la vapeur, a rempli les mêmes lieux d’une consternation profonde : une bien triste célébrité est venue s’attacher à un chemin de fer qui faisait l’admiration des touristes ; c’est près de la station de Bellevue que s’est passé cet événement inouï jusqu’alors dans les annales de ces nouvelles voies de communication. De pareilles catastrophes ne sont pas heureusement de nature à se renouveler souvent. Celle dont Bellevue a été le théâtre a eu dans toute l’Europe un grand retentissement ; mais, si à quelque chose malheur est bon, il faut espérer, hâtons-nous de le dire, que, par les perfections qu’elle va provoquer, elle servira à prévenir ou à atténuer une foule de dangers inhérents au nouveau mode de transport « qui tend à s’établir comme un réseau dans toutes les contrées civilisées[44].

Il n’y a personne qui n’ait été, vers ces derniers temps, frappé de la vitesse extrême avec laquelle les convois du chemin de fer de la rive gauche se rendaient de Paris à Versailles, et réciproquement, surtout dans l’après-midi des beaux dimanches d’été, alors que l’administration tient à satisfaire la foule empressée qui encombre les salles d’attente, où souvent elle fait éclater des murmures d’impatience. Sans être prophète, il était facile de pronostiquer que s’il arrivait jamais un accident grave, ce devait être dans cette circonstance. Y avait-il en effet, à cette époque, pour l’observateur placé à Bellevue, là où le chemin subit plusieurs courbes, un spectacle plus imposant que celui de voir circuler à toute vapeur, suivant l’expression des mécaniciens chauffeurs, une vingtaine de wagons contenant autant de personnes qu’un vaisseau de ligne, remorqués par deux locomotives et leurs tenders ! Cette longue chaîne de voitures réunies bout à bout vacillait avec une si grande force par moments, que l’on aurait pu se figurer, en me servant d’un langage métaphorique, un monstre gigantesque à larges anneaux, vomissant feu et flamme, poussant les sifflements les plus aigus, se tordant et glissant comme un serpent dans les entrailles entrouvertes de la terre, et laissant après lui d’épais tourbillons de vapeur, de soufre et de bitume.

Un jour, cependant, ces prévisions, du moins les miennes, se réalisèrent d’une manière épouvantable[45]. Ce fut précisément un dimanche sur les six heures du soir, le 8 mai 1842, entre les stations de Bellevue et de Meudon qu’eut lieu un événement dont M. Cordier, pair de France, a le lendemain rendu compte à l’Académie des Sciences au nom de MM. Combes et de Sénarmont, ingénieurs en chef des ponts et chaussées, chargés du service des machines à vapeur du département de la Seine. Depuis ce rapport fait à la hâte, l’enquête judiciaire ayant eu le temps de réunir et d’élaborer tous les renseignements concernant cette terrible catastrophe, je vais, en lui donnant la préférence, reproduire presque complètement la pièce qui a servi de base au procès que l’administration du chemin de fer de la rive gauche a soutenu, plus de six mois après, devant le tribunal de police correctionnelle de Paris. « Le convoi[46] qui revenait de Versailles à Paris, entre cinq et six heures du soir, était traîné par deux locomotives, l’Éclair n° 2 et le Mathieu Murray, l’une de petite dimension à quatre roues placée en tête du convoi avec son tender ; l’autre, de grande dimension à six roues, construite par Sharpet et Roberts, suivait immédiatement avec son tender et le reste du convoi.

« II venait de passer sur le pont situé entre la station de Bellevue et la borne portant : 8 kilomètres ; quelques secousses réitérées, dont la cause était alors inconnue[47] jettent une tardive alarme ; le Mathieu-Murray franchit encore sans obstacle le passage de niveau qui coupe la route départementale n° 40, dite du Pavé-des-Gardes ; seulement il atteint et renverse en passant la guérite et la cabane du garde-barrière Carbon, puis il va s’abattre contre le talus de gauche ; la roue motrice gauche et l’avant de son châssis pénètrent dans le talus. La violence de l’obstacle et du choc arrête subitement le convoi ; l’Éclair, arrivant derrière de toute la force de sa vapeur contrariée et de l’élan du convoi, mais sans suivre la déviation gauche qu’a prise le Mathieu-Murray, brise les deux essieux du tender de cette première machine, en défonce la caisse, et la projette sur la gauche, hors de la voie, dans l’intérieur de l’angle formé par le croisement de la voie de fer avec la route n° 40.

« Placé entre la résistance du talus et cette nouvelle secousse, le Mathieu-Murray se couche sur le flanc droit, la petite roue de droite dans le fossé, son foyer sur la voie.

« L’Éclair, dont les roues gauches, dont la roue de derrière du moins, monte sur cet obstacle, verse à droite de la voie sur le flanc droit ; mais le mouvement que reçoit encore sa partie d’arrière, dont la petite roue est engagée dans le Malhieu-Murray, fait que dans la dernière position qu’elle prend sur le sol, sa tête est obliquement ramenée dans la direction de Versailles.

« L’angle que forment les trains d’arrière et les foyers des deux machines barre la voie. Le tender de l’Eclair, brisant son attelage, franchit l’obstacle, et, suivant la projection de gauche à droite imprimée par l’Eclair, va tomber dans sa position naturelle sur la voie de départ de Paris, à 8 ou 10 mètres en avant, sans autre dommage qu’un essieu forcé.

« Le premier wagon découvert franchit encore dans la première direction ; il va tomber en se brisant sur le flanc droit, et verse au pied du talus de droite des voyageurs plus ou moins contusionnés, que cette chute préserve de l’horrible destruction qui va s’accomplir derrière eux.

« Cependant l’élan s’amortit ; le deuxième wagon découvert ne franchit qu’incomplètement les machines ; son arrière-train reste suspendu sur elle, tandis que l’avant-train porte en avant, à terre, sur les charbons enflammés qu’ont répandus les foyers renversés des deux machines. Le premier wagon couvert s’élève et se pose en entier sur cette base qui va devenir un foyer d’incendie. Le deuxième wagon couvert, qui est la quatrième voiture, après avoir enfoncé de sa barre d’attelage la boite à fumée de l’Eclair, s’intercale encore dans cet échafaudage, dont l’élévation finit par n’être pas moindre de 10 mètres.

« Enfin, le poids du convoi lancé, pressant toujours avec violence les voitures qui, comme la diligence venant après, ne parviennent plus à gravir ce sommet placé devant elles, viennent s’écraser, pour ainsi dire, contre lui. Les parois se rejoignent, les banquettes intérieures se rapprochent presque entre elles, et broient les jambes des voyageurs qu’elles emprisonnent ainsi, non moins que les portières fermées à clef des voitures.

« Tout cela se passe avec moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Bientôt les charbons répandus sur le sol communiquent le feu aux voitures amoncelées ; la peinture qui les enduit, et, plus encore, les vêtements des victimes, en développent les progrès avec une effroyable rapidité. En dix minutes, il a irréparablement envahi tout ce qui est venu toucher à son foyer ; l’eau bouillante et la vapeur qui s’échappent des machines brisées, mêlent leurs ravages à ceux des flammes, et produisent les plus horribles blessures.

« On ne fut maître du feu qu’à neuf heures du soir. »

A ces détails authentiques, je crois pouvoir ajouter les suivants extraits des journaux de cette époque ; ils achèveront de peindre la scène lugubre qui s’est passée à Bellevue.

« Des habitations éloignées de dix minutes du chemin de fer, on entendait les cris des victimes. Ce bruit sinistre ne dura pas longtemps ; car à peine accourait on des maisons voisines que l’asphyxie avait produit son terrible effet. Les malheureux voyageurs des premiers wagons ne formaient plus que des débris calcinés qu’on retirait avec des crocs en fer du milieu de l’incendie, dont le reflet rouge se détachait au dessus des arbres. La chaleur du foyer était tellement intense, que les crochets semblaient se fondre dans les flammes avec les cadavres qu’on cherchait à leur disputer.

« Les secours (suivant une autre version) étaient déjà impossibles ; les flammes, chassées par le vent, trouvaient un aliment de combustion dans les peintures toutes récentes des voitures. L’incendie commença à six heures un quart, s’éleva en peu d’instants à une hauteur prodigieuse, et l’intérieur des wagons devint une fournaise ardente d’où il n’était pas permis de sortir. Les voyageurs qui parvinrent à abaisser les glaces des portières lurent asphyxiés par la fumée ; plusieurs autres, blessés par les premiers chocs, ne pouvaient naturellement se remuer et il fallut que ces malheureux attendissent ainsi la mort la plus horrible.

« Après la panique générale, on a pu juger alors de l’étendue du désastre : le feu s’était communiqué à l’amas de voitures et de chaudières brisées, au milieu duquel se débattaient les malheureuses victimes de cet accident ! Les unes couvertes de sang, les autres inondées d’eau brûlante, couraient ça et là autour des blessés, tandis que de plus infortunées périssaient consumées dans les flammes, sans qu’on pût leur porter secours.

« Ce fut avec grand peine qu’on parvint à retirer les cendres quarante-deux cadavres, dont sept seulement de femmes, presqu’entièrement consumés, et sur lesquels trente et un étaient entièrement méconnaissables. » En quelques instants, grâce à la charité publique et à l’intelligent concours de M. le commissaire de police Martinet, de M. le maire de Meudon, de la brigade de gendarmerie, de M. le curé de Meudon, des secours furent organisés de toutes parts.

Vingt-trois personnes, plus ou moins grièvement blessées, ont été immédiatement transportées dans les dépendances du château de Meudon que M. Empis, directeur des domaines et du contentieux de la liste civile, ainsi que MM. Amanton, soldat mutilé de Leipsick, et Maréchaux, venaient de convertir spontanément en ambulance. Quelques heures après, des chirurgiens de Paris, notamment MM. Amussat, Lisfranc, Lucien Boyer, Demeaux, Clocquet neveu, Carot, accoururent sur l’avis du préfet de police, et vinrent seconder le zèle de MM. Obeuf, père et fils.

Le roi, informé presqu’aussitôt de l’événement, donna des ordres pour que les appartements du château, fussent mis à la disposition des blessés, et pour qu’on leur prodiguât tous les soins, médicaments et objets nécessaires réclamés par leur état.

M. de Montalivet, intendant de la liste civile, vint le lendemain matin de très bonne heure, visiter les blessés et leur adresser des paroles d’encouragement. Enfin, M. le docteur Fouquier, par sa présence, acheva de combler les désirs de Sa Majesté.

C’était dans ce moment un bien triste spectacle ; les salles étaient encore dans tout le désordre de pansements précipités : un membre d’un côté, des instruments de chirurgie de l’autre, de la charpie et du sang partout ; ici, un malheureux qui avait rendu le dernier soupir ; là, un moribond recevant de M. Desprez les derniers secours de la religion. Il a fallu bien de l’énergie pour qu’un littérateur qui, la première fois de sa vie se trouvant au milieu de tant de blessés, voyait pratiquer de grandes opérations, demeurât toute la nuit et le jour suivant à l’ambulance du château, jusqu’à ce que sa présence n’eût plus été nécessaire. Mais que ne fait-on pas quand on joint la philantropie à son devoir !

Tous les individus qui purent supporter le brancard et désirèrent retourner à Paris, furent conduits avec les plus grands soins au Bas-Meudon, où un bateau à vapeur, frété exprés par M. Delessert, préfet de police, les attendait pour les transporter dans la capitale.

Au nombre des blessés qui restèrent au château, se trouvait une personne chez laquelle M. Demeaux, interne de l’Hôtel-Dieu, pratiqua l’amputation de la jambe, et qui a fait preuve d’un courage héroïque et d’une philanthropie bien dignes d’être mentionnés. M. Chegniau, commis-négociant de Bordeaux, au sortir des wagons, se trouvait avoir une jambe horriblement mutilée ; après qu’elle eut été tamponnée afin d’arrêter l’hémorragie, il demanda avec sang-froid à M. Obeuf qui se trouvait là, s’il était en danger de périr en restant dans cet état ; sur la réponse négative du chirurgien : En ce cas, lui répondit-il, laissez-moi et portez secours à d’autres personnes, on verra, après cela, à m’amputer la jambe, ce qu’il a supporté avec la plus grande résignation.

Parmi les nombreuses personnes qui se sont rendues utiles dans ce terrible instant, on a surtout remarqué M. Piard, brigadier de gendarmerie à Meudon, qui, au péril de sa vie, a arraché des flammes plusieurs victimes, notamment M. Gaujal, député, et sa femme. Son noble dévouement a reçu pour récompense la décoration de la Légion-d’Honneur. Le sieur Paillet, en retirant une femme d’un wagon enflammé, a fait preuve aussi d’une rare intrépidité. Citons encore le brigadier Oms et les gendarmes Corréad et Lanrumay, qui se sont distingués.

Du reste, les habitants de Meudon et de Bellevue ont rivalisé de zèle, d’empressement et de charité. C’était à qui recevrait le plus de blessés. Je citerai particulièrement les noms de MM. Poulain de Ladreux qui a reçu six blessés ; Seigneur, marchand de vin, neuf ; Cartier, huit ; Martin, cinq ; Lantin, greffier de la mairie de Meudon ; Collot, maçon ; Michel Sébastien, ouvrier employé à la descente du moellon ; Morin, journalier ; Simer, serrurier. Honneur aussi à M. Sachères qui, le plus à portée du lieu de l’événement, employa chez lui au pansement d’une foule de victimes une grande partie du linge de sa maison et même jusqu’aux rideaux. Dans cette cruelle circonstance, madame Sachères a dignement secondé son mari, en adressant des paroles de consolation et d’espérance à ses malheureux hôtes qu’elle entoura des soins les plus assidus[48].

Je ne dois pas aussi oublier de mentionner MM. Deramond, médecin à Bellevue, et Babie, officier de santé à Meudon, qui, de leur côté, n’avaient pas moins à faire que leurs confrères occupés au château.

On a remarqué également l’empressement avec lequel M. l’abbé Desprez, curé de Meudon, son vicaire, M. Rio, M. l’abbé Blainvel, curé de Sèvres et de Châville, ainsi que les séminaristes d’Issy, sont accourus sur le lieu de l’événement pour prodiguer leurs soins et les consolations de la religion à tous les malheureux qui appelaient la mort à grands cris comme un terme à leurs souffrances.

« Le lendemain de l’événement, le lieu où. est arrivé l’horrible catastrophe offrait encore un spectacle affreux : les deux locomotives broyées barraient le chemin. Le Mathieu-Murray portait l’empreinte sanglante du corps de son malheureux chauffeur qui avait été broyé contre elle par l’Eclair (quel nom funeste !) ou par une masse de 17,000 kilogrammes pesant, douée de la plus grande vitesse. On voyait ça et là des débris de wagons carbonisés, des ossements calcinés, des fragments de chapeaux, de chaussures, de robes, de châles, de voiles ensanglantés, et la troupe de ligne gardant ces funèbres dépouilles que venaient examiner des familles éplorées.

« A Sèvres, à Meudon, on ne rencontrait que des malheureux inquiets, au visage hagard, courant de tous côtés, cherchant dans tous les lieux convertis en dépôts, demandant à voir des débris humains, des cadavres, ou seulement des morceaux de robes, de gants, ou quelqu’autre fragment qui éclairât leurs investigations. »

Le regard penché au dessus de la tranchée où tant de victimes s’étaient débattues dans les angoisses les plus cruelles, et dans le fond de laquelle ces malheureux cherchaient en vain à reconnaître les traces d’un mari, d’une épouse, d’un enfant, d’un père ou d’une mère, d’un frère ou d’une sœur, d’un parent enfin ou d’un ami, ils semblaient écouter si des voix ne leur répondraient pas ces paroles de Job :

« Mes jours se sont dissipés comme de la vapeur, mes os sont tombés en poussière. »

Neuf montres, dont deux en or en état complet de conservation, ont été retrouvées ; cinq autres d’argent étaient fondues en partie ; l’une d’elles, reconnue pour avoir appartenu au malheureux Georges, marquait l’ heure fatale de six heures moins un quart ; les bijoux, l’argent monnayé des voyageurs ont été réduits en fusion. Entre autres objets, on a recueilli deux allumées sur l’une desquelles on lisait : Dutruge et Peysselon, unis le 6 mai 1842 !

Ce n’est que deux ou trois jours après que l’on a pu connaître les victimes, et encore le nom de beaucoup d’entre elles ne le serat-il jamais. On apprit alors avec un vif serrement de cœur que des familles entières avaient été anéanties. On en a cité entre autres une de la rue de la Poterie, partie au nombre de onze personnes, dont pas une n’aurait reparu ; mais, dans la crainte d’une exagération, j’aime mieux supposer que c’était une société d’un nombre semblable d’individus.

M. Dumont-d’Urville, sa femme et son fils, qui s’étaient rendus à Versailles pour voir jouer les eaux : à l’occasion de la fête du roi, ont été victimes de la catastrophe ; ce célèbre marin semblable à Cook, après avoir fait trois fois le tour du monde, devait aussi comme lui périr d’une mort violente, mais non sur l’élément qu’ils avaient bravé l’un et l’autre tant de fois. Les cendres presque entières de notre illustre voyageur étaient, de même que son corps, destinées à parcourir des espaces immenses ; l’Océan n’a pas été assez grand pour les recevoir, elles se sont dispersées dans les airs[49] !

Y a-t-il aussi un sort plus affreux que celui de M. Appiau ; cet ancien négociant de Bordeaux s’empressait de revenir de Versailles avec ses deux fils pour rejoindre sa femme qu’il avait laissée malade à Paris. Tous les trois furent enveloppés dans la catastrophe. M. Appiau, à qui l’on fut obligé d’amputer une jambe, eut le cruel désespoir de perdre un de ses fils dont il ne put retrouver le cadavre ; l’autre n’échappa heureusement à la mort que pour être mutilé et défiguré le reste de ses jours.

En somme, l’accident du chemin de fer a coûté la vie à cinquante-six personnes. Il y en a eu deux fois autant de blessées, et beaucoup d’entre elles, qui l’ont été grièvement, ne se rétabliront sans doute jamais. Rien de plus horrible n’est encore arrivé sur les chemins de fer !

En présence de pareils malheurs, il est difficile de ne pas s’abandonner aux plus amères réflexions. Hé quoi ! le navigateur le plus intrépide tremble à la vue des écueils, se figurant sans cesse que son vaisseau va s’entr’ouvrir ; le touriste répugne à s’approcher des bords d’un cratère qui sommeille, tandis qu’ici ces mêmes voyageurs, des familles entières, au retour d’une partie de plaisir, iront, pleins de confiance, affronter de mobiles volcans, et s’abandonner sans crainte aux plus audacieuses conceptions de l’industrie, à des machines dont la puissance seule devrait inspirer l’effroi ! Aussi, leur force motrice que l’homme qui veut tout maîtriser, tout plier à ses caprices, a empruntée à la terre, comme, dans les premiers âges du monde, il a dérobé le feu au ciel, vient-elle à s’échapper de ses mains débiles ou inattentives, elle renverse et brise tout. C’est l’image fidèle de nos réactions sociales, dans lesquelles l’esclave se rue sur le maître et le frappe sans pitié. Non seulement les malheureuses victimes sont mises en lambeaux, puis inondées d’eau et de vapeurs brûlantes, mais encore le feu presque immédiatement les carbonise, les réduit en cendres[50]. Que de pauvres êtres au milieu de tous ces éléments de destruction, effroyablement mutilés, brûlés, avaient pu encore conserver l’espoir d’échapper à ces terribles épreuves ! « Sauvez ma femme ! sauvez mon fils ! » s’était écrié M. Dumont-d’Urville[51]. Mais non, le feu activé par des résines et par le vent est venu presque aussitôt s’en emparer ; il n’a plus quitté sa proie qu’il ne l’eût rendue semblable à ces morceaux de coke qui, tout à l’heure, alimentaient le foyer des machines. « Jamais la mort, avec ses périls et ses douleurs, n’était accourue avec autant de rapidité au devant de ses victimes, a dit l’archevêque de Paris :

« Circumde derunt me dolores mortis, et pericula inferni invenerunt me[52]. »

Pour s’en convaincre, il fallait aller le lendemain au cimetière du Mont-Parnasse : là, sous un vaste hangar près duquel on jetait autrefois les suppliciés, entouré de cyprès, et sur un sol blanchi par du plâtre, comme s’il avait été mis à dessein pour mieux faire ressortir les terribles effets du feu, on aurait trouvé, exposées aux regards stupéfaits des hommes les plus habitués à la vue des cadavres, tels que les chirurgiens et les vieux militaires, trente et une masses informes plus ou moins calcinées. Ces résidus humains étaient privés de la plupart des membres, notamment des inférieurs. Les fibres musculaires, divisées et roussies par la flamme, ressemblaient de la manière la plus frappante à des bouts de câble goudronnés et épissés ; à l’exception de M. Dumont-d’Urville, d’un autre homme d’une stature non moins grande, et d’une jeune femme qui a dû être très belle, le crâne avait disparu entièrement chez ces malheureuses victimes[53]. L’intensité du feu avait été si grande, que l’émail des dents n’avait pas même résisté à cet agent ; il a fallu faire des ouvertures pour pouvoir reconnaître les sexes, ce qui a permis de constater quelques commencements de grossesse, et malgré cela n’a-t-on pu toujours y réussir. « On peut assurer, a dit M. Magendie, que jamais d’aussi affreuses lésions n’avaient été produites si instantanément et sur une aussi vaste échelle ; les incendies les plus horribles, tous les bûchers de l’antiquité et des temps modernes, n’offrent pas d’exemple analogue. » Je m’empresse d’ajouter, pour abréger ce lugubre tableau, que le peu de membres qui restaient adhérents aux troncs, témoignaient, par leurs contorsions, des souffrances atroces qu’ont endurées les victimes jusqu’à leur dernier soupir. Ce douloureux événement, dont je regrette de ne pouvoir reproduire tous les épisodes, à part sa gravité, devait encore, sous un autre rapport, acquérir plus de célébrité. Il s’est enregistré dans l’histoire des calamités, tout à côté de deux autres non moins désastreuses ; c’est un bien triste rapprochement à faire : Un épouvantable incendie a détruit, du 5 au 8 mai, le tiers de la ville de Hambourg et la plupart de ses édifices publics. Il y a eu un grand nombre de morts et de blessés ; près de deux mille maisons ont été détruites, et les pertes se sont élevées à 170 millions de francs. Le 7, un violent tremblement de terre s’est fait ressentir dans le golfe du Mexique ; il a renversé de fond en comble plusieurs villes de Saint-Domingue, sous les décombres desquelles des milliers d’individus ont été écrasés[54]. Le 8, a eu lieu la catastrophe du chemin de fer. Ainsi, la durée de cent heures, a vu s’accomplir sur différents points du globe trois événements qui, dans l’histoire de l’humanité, ne se présentent guère qu’à de longs intervalles. Il y a des époques fatales !

Enfin, une jolie chapelle gothique sous l’invocation de Notre-Dame-des-Flammes, bénite par M. Denis Affre, archevêque de Paris, a été élevée dans un champ de vignes près du théâtre témoin de tant d’infortunes, par M. Lemarié, architecte, à plusieurs personnes de sa famille qu’il y a perdues, ainsi qu’aux autres victimes. Toutes les âmes sensibles verront ce monument à la fois commémoratif et pieux, avec d’autant plus d’intérêt que le sol où ses fondations ont été jetées est imprégné de cendres humaines que le vent y a chassées[55].

Cette chapelle expiatoire est de forma triangulaire et présente un développement d’environ 4 mètres à chaque angle ; elle est entièrement construite en pierres de taille, appuyée sur trois colonnes supérieures également triangulaires, et surmontée d’une statue de petite dimension de sa patronne. Sur la façade principale,au dessus de la porte d’entrée, on lit : PAIX AUX VICTIMES DU VIII MAI ; à l’intérieur, au dessus de l’autel, est une seconde statue de Notre-Dame-des Flammes ayant pour socle, comme la première, un globe enflammé sur lequel est écrit. en caractères de feu : Aux Victimes Du VIII Mai MDCCCXLII ; et plus bas : O Bonne Marie, Défends-nous Contre Les Flammes De L’éternité ! Préserve-nous surtout des flammes de l’éternité ! Ce sont là les seuls ornements qui s’offrent à l’œil du visiteur.

La consécration a eu lieu le 16 novembre 1842, à dix heures du matin, par M. l’évêque de Versailles, assisté des curés de Meudon, de Sèvres et d’Issy, en présence d’un grand nombre de parents des victimes, des maire, adjoints et membres du conseil municipal de Meudon, et d’une immense population accourue de toutes les communes voisines.

Le tribunal, par des motifs qu’il serait trop long d’énumérer ici, a renvoyé tous les prévenus des fins de la prévention, et condamné les parties civiles aux dépens.

Nous ne nous permettrons d’exprimer qu’ un regret relativement à ce jugement si inattendu : c’est que dès l’origine, on n’ait pas ouvert une souscription en faveur de victimes dignes de tant d’intérêt. Tout le monde se serait empressé, les actionnaires et les employés du chemin de fer, les premiers de venir à leur secours. En supposant que le procès fait à l’administration eût été inévitable, le résultat de cette souscription aurait au moins servi à couvrir les frais de procédure.

Assurément, si les inondés du Rhône avaient accusé le Corps royal des ponts et chaussées de n’avoir pas pris des mesures suffisantes pour empêcher le fleuve de faire autant de ravages qu’il en a faits, la charité publique, grande et inépuisable en France, qui avait été implorée immédiatement, n’en aurait pas moins suivi son cours. En présence de forces majeures, telles que le feu et l’eau, la société ne manque jamais de se rendre solidaire envers les individus qui en ont été les victimes, mais pourvu cependant que des philantropes prennent l’initiative en temps opportun ; car les calamités, quand elles se reproduisent souvent ou à de courts intervalles, ainsi que nous n’en avons que trop la preuve, ont le triste privilège de se faire oublier réciproquement des masses.




    cette époque, on peut intercaler ici Jean le Bâcle, dit de Meudon, chevalier qui fut prévôt de Paris en 1359.

  1. Nam, et prœsidio è régione castrorum relicto, et parva manu Metiosedum versus missa, quae tantum progrederetur quantum naves processissent, reliquas copias contra Labienum duxerunt. COMMENTAIRES sur la guerre des Gaules, liv. 7e, § LXI.
  2. Mémoires sur la langue celtique ; Dictionnaire celtique, page 53
  3. Histoire du diocèse de Paris, tom VIII.
  4. Lebeuf.
  5. Dans une savante notice sur la vie et les ouvrages de F. Rabelais le bibliophile L. Jacob, n’élève aucun doute sur le séjour de l’illustre curé à Meudon et donne même des détails sur sa vie intime. « II s’acquittait autant que possible des devoirs de son ministère ; il ne laissait entrer aucune femme dans le presbytère, afin de ne pas donner prétexte à des calomnies que son grand âge aurait d’ailleurs démenties ; mais il recevait sans cesse la visite des savants et des personnages les plus distingués de Paris ; il s’occupait lui-même d’orner son église, il apprenait le plain-chant à ses enfants de chœur, et il montrait à lire aux pauvres gens. » — plus haut : « Il était bien accueilli au château par le duc et la duchesse de Guise qu’il appeIait ses bons paroissiens ; il les visitait souvent et familièrement, » etc. Tous ces détails sont en grande partie tirés d’un volumineux et indigeste manuscrit d’Antoine Leroy, chanoine de Sens, en 1649, et qui porte le titre d'Elogia Rabelaesina ; mais l’autorité de ce pangéyriste, qui a pris ses renseignements à Meudon, 50 ou 60 ans après la mort de Rabelais, n’est pas d’un grand poids pour l’abbé Lebeuf qui révoque en doute une partie des choses que Leroy a avancées. Quoi qu’il en soit, Meudon devint, à l’époque où Rabelais vivait et longtemps après sa mort, un but de promenade pour les Parisiens, selon ce dicton proverbial qu’on répétait encore au XVIIe siècle : « Allons à Meudon ; nous y verrons le château, la terrasse, les grottes et M. le curé, l’homme du monde le plus revenant en figure, de la plus belle humeur, qui reçoit le mieux ses amis et tous les honnêtes gens, et du meilleur entretien. » Enfin, longtemps après sa mort, on a vu sur la porie du presbytère ces deux vers, qui font allusion aux différents états qu’il a exercés durant sa vie :
    Cordiger, hinc medicus, tùm pastor et intus obivi :
    Si nomen quœris, te mea scripta docent.
  6. Parmi les personnes qui ont illustré Meudon vers
  7. Au commencement du règne de Charles VII, un riche bourgeois de Paris, appelé Jean de la Haye, et surnommé Piguet, possédait beaucoup d’héritages à Meudon. Le roi d’Angleterre les lui ôta pour les donner à Michel de la Tillaye, et ensuite à Dangueil, écuyer, en 1423.
  8. Supplément à son édition de 1630
  9. Ce poète, que le duc et la duchesse de Guise avaient attaché à leurs personnes, faisait une assez maigre chère dans la tour qui a porté son nom ; il contribua sourdement auprès de ses illustres hôtes, à faire passer Rabelais, qui les fréquentait aussi, pour un ivrogne qui n’avait pas d’autre Dieu que son ventre.
  10. Mémoires du duc de Sainl-Simon, tom. ix, p. 179.
  11. Durant sa maladie, on avait eu quelque espoir de le conserver ; aussi, les harengères de Paris, amies fidèles du dauphin, qui s’étaient déjà signalées à une forte indigestion qu’on avait prise pour une apoplexie, donnèrent-elles, dans cette circonstance, le second tome de leur zèle ; elles arrivèrent en plusieurs carrosses de louage à Meudon. Le dauphin voulut les voir ; elles se jetèrent au pied de son lit, qu’elles baisèrent plusieurs fois ; et, ravies d’apprendre de si bonnes nouvelles, elles s’écrièrent dans leur joie, qu’elles allaient réjouir tout Paris et faire chanter le Te Deum. » Mém. de S. Simon.
  12. Laurent Colot, son frère, fut lithotomiste de Henri II. Sa famille posséda le secret de l’opération de la taille jusqu’à la fin du XVIe siècle.
  13. Grandes chroniques de Saint-Denis.
  14. Le secret, dit Fontenelle, consistait à disposer dans plusieurs postes consécutifs des gens qui, par des lunettes de longue vue, apercevaient certains signaux, lesquels étaient autant de lettres d’un alphabet dont on n’avait le chiffre qu’à Paris et à Rome. La plus grande portée des lunettes réglait la distance des postes, dont le nombre devait être le moindre qu’il fût possible ; et, comme le second poste faisait des signaux au troisième, à mesure qu’il les voyait faire au premier, la nouvelle se trouvait portée de Paris à Rome presque en aussi peu de temps qu’il eu fallait pour faire les signaux à Paris.
  15. « On y faisait, vers la fin de 1794, des expériences sur la poudre de muriate suroxygénée de potasse, sur les boulets incendiaires, les boulets creux, les boulets à bague. Plusieurs recherches consistaient à remplacer ou à reproduire les matières premières que les besoins de la guerre dévoraient, pour multiplier le salin et la potasse que la fabrication de la poudre enlevait aux manufactures. Montgaillard, Histoire de France, tom. IV, pag. 289.
  16. La femme d’un journalier nommé Brizard, d’une grande beauté, a été, pendant la révolution, promenée à Meudon comme déesse de la liberté. Devenue mère d’une nombreuse famille, elle finit par tomber, ainsi que son mari, trop enclin à fréquenter les cabarets, dans la plus profonde misère. Je me ressouviens l’avoir vue se drapant encore dans des haillons, triste réminiscence du rôle glorieux qu’elle avait joué.
  17. II existe encore des livres qu’on a reliés avec la même matière ; le papier est imprégné de la graisse qui ne cesse de s’en échapper.
  18. Montgaillard, Histoire de France, tom. IV, p. 290.
  19. Mémoires de Bourienne, tom. Ier, pag. 91.
  20. On prétend que le consentement de Napoléon lui a été surpris.
  21. Les fûts des colonnes en marbre blanc veiné de rouge, de l’arc de triomphe de la place du Carrousel, en proviennent.
  22. Mémorial de Sainte-Hélène, tom. Ier, pag. 415.
  23. Ils ont remplacé des ormes séculaires, et c’est en grande partie, d’après le conseil de M. Obeuf, qui habite Meudon depuis une quarantaine d’années, que M. Godefroy, garde-général forestier d’alors, a donné la préférence à des tilleuls.
  24. Voyage pittoresque sur le chemin de fer de Paris à Versailles.
  25. Dans son parcours, il faut quelquefois sur huit mètres de longueur en monter un.
  26. Il paraît que l’administration du chemin de fer de la rive gauche s’est engagée à en faire les frais.
  27. Dictionnaire géographique des Gaules et de la France.
  28. Les mêmes Chartreux jouissaient aussi, à la même époque, du moulin des Rosiers, situé dans la plaine, vers Meudon. Il leur avait été donné par Bernard Potier, marquis de Blérencourt.
  29. On y lisait les vers suivants de Virgile :
    Haec super arvorum cultu pecorumque canebam,
    Et super arboribus. . . . . . . . . . . .
    GEORGIQUES, liv. IV.
  30. II fit désobstruer le chemin du Pavé-des-Gardes qui passe au devant de Montalet, qu’un amas considérable de terre et de pierres détachées de la colline voisine (ce qui vient de se reproduire) avait complètement intercepté, en renversant même les murs du côté opposé.
  31. C’est dans la même propriété qui fut, pendant quelque temps, le rendez-vous des libéraux, que Benjamin Constant s’est complètement luxé l’articulation du genou, ce qui l’obligea de porter une béquille jusqu’à la fin de ses jours.
  32. Le roi lui donna plusieurs terres considérables, sans compter d’énormes gratifications. (Biographie universelle, ancienne et moderne.)
  33. Histoire des environs de Paris.
  34. Elle a été longtemps occupée par la famille de M. Odier, pair de France.
  35. La collection de tableaux donnée au roi, par S. Slandish, vient de faire rentrer en France une des plus jolies compositions de Boucher, qui avait été enlevée de Bellevue pendant la révolution.
  36. J.-J. Rousseau, Confessions.
  37. Depuis, l’on a donné le nom du Cerf à une rue où il existe une maison dans les fosses d’aisance de laquelle un magnifique cerf, pourchassé par Charles X, est venu tristement terminer son existence.
  38. M. Odier occupe l’ancien potager du château.
  39. Au moment de faire imprimer ce chapitre, le bruit court,et j’apprends par la voie des journaux, heureusement non officiels, que la magnifique propriété de madame Delislc doit être achetée par le gouvernement, afin delà convertir en fortin destiné à défendre le pont de Sèvres.
    Adieu donc, si cela se réalise jamais, la solitude des bois environnants ! adieu surtout cette physionomie champêtre et bourgeoise qui a fait jusqu’à présent rechercher Bellevue avec tant d’ardeur !
  40. Je dois cependant avouer que la plus grande discipline ne cessa de régner parmi ces troupes ; on en aura une idée par la scène suivante dont je fus témoin. Les premiers soldats qui parurent dans le pays, le lendemain de l’entrée des ennemis à Paris, furent des fourrageurs du régiment de cuirassiers de la garde impériale russe. Arrivés sur la place du village, M. Bresson, frère du célèbre diplomate de ce nom, alors curé de Meudon, alla courageusement au milieu d’eux, s’informer de ce qu’ils voulaient. Apprenant que c’était du fourrage, il en dirigea quelques-uns chez mon père, qui demeurait près du presbytère. On crut devoir donner à l’un d’eux, qui l’avait sans doute demandée, une bouteille de vin ou d’eau de vie : toujours est-il que ce malheureux, étant retourné près de ses camarades, reçut, malgré l’intervention du bon curé, une volée de coups de plat de sabre sur ses épaules nues, et fut obligé de rapporter intacte la bouteille que nous lui avions remise.
    Ces soldats, et tous les Russes que j’eus l’occasion de voir par la suite, portaient le plus profond respect à Napoléon. Je n’en citerai qu’un exemple : on avait oublié de cacher chez mon père une grande médaille qui représentait le buste du héros ; loin de vouloir la fouler aux pieds ou de l’outrager d’une manière quelconque, ils ne manquaient pas, au contraire, de se découvrir, chaque fois qu’ils l’apercevaient accrochée à la cheminée, avec autant d’empressement qu’ils l’auraient fait devant une image de saint Nicolas, avec cette exclamation en mauvais français : « Napoléon, pas bon, mais grand capitaine ! »
    Nous eûmes aussi généralement à nous louer des officiers supérieurs russes et prussiens qui logèrent chez nous, je citerai principalement un colonel de Hullan qui devait sa vie, son grade et sa décoration à Napoléon. Fait prisonnier avec d’autres partisans du corps franc de Schill qui s’était soulevé pour affranchir son pays, il allait être fusillé comme tant d’autres, lorsque l’empereur fit grâce aux derniers. Quoique les circonstances l’aient forcé depuis à servir contre son bienfaiteur, une fois qu’il eut su avec qui il se trouvait, il nous prouva qu’il n’avait pas moins conservé pour lui la plus grande vénération.
    Quant au petit nombre de ceux dont nous avons conservé un souvenir désagréable, je ne puis m’empêcher de citer des Hanôvriens à la solde de l’Angleterre. Ils avaient à leur tête un officier anglais dont la femme, à la suite d’un assez long séjour chez mon père, n’eût pas scrupule d’emporter, pour tout remercîment des soins que ma mère lui avait prodigués ainsi qu’à son enfant, les plus beaux vases d’un service en porcelaine, ainsi que tout ce qu’elle put trouver de confortable à sa convenance ; ce gentleman voulut aussi un jour faire incendier la maison.
    Les mêmes hommes que je cite à regret n’ont laissé que des ordures après eux ; ces espèces de valions avaient converti les appartements en véritables écuries ; on n’osait pas approcher des fenêtres dans la crainte d’être couvert d’immondices. La vermine dont ils avaient infesté la maison, était si dégoûtante, qu’on fut même obligé de brûler les matelas et les couvertures dont ils s’étaient servis. Mais je m’arrête ; ma plume se refuse à retracer les traces ignobles de leur passage en 1815, lesquelles ne s’effaceront jamais de ma mémoire ; je me suis laissé dire aussi qu’ils avaient emmené de Paris une fille publique pour rester avec eux, et que cette malheureuse fut réduite à la dernière extrémité, par suite de leurs lubriques emportements.
  41. Cette affection, de nature typhoïde, avait un caractère tellement pernicieux, que, pour en citer un exemple, elle frappa sous le toit paternel tous mes frères et sœurs, et en enleva coup sur coup trois sur cinq que nous étions.
  42. Je possède encore des boulets et des biscaïens qui sont venus se perdre dans la propriété de mon père, située près de l’église. Encore enfants, et ne prévoyant aucun danger, ma sœur aînée et moi, nous courions voir le trou qu’ils avaient fait, et nous éprouvions un certain plaisir à entendre siffler les balles.
    Ajouterai-je, afin de donner une idée de ce que nos campagnes eurent à supporter dans cette cruelle circonstance, tandis qu’à Paris on se promenait paisiblement aux Tuileries ou ailleurs en grande toilette, que, le même jour, ma mère étant sur le point d’accoucher, son lit de douleur était dressé, lorsqu’un officier prussien, souillé de poussière, entra et s’y jeta tout habillé, malgré les remontrances qui lui furent faites, et que force fut d’en établir un autre où elle ne tarda pas à être délivrée. Le lendemain, elle fut obligée de se lever et de donner elle-même à manger à des soldats qui, pour obtenir de nouvelles bouteilles d’eau-de-vie, menaçaient de lui casser la tête avec celles qu’ils avaient vidées, et qu’ils brandissaient animés de la plus sauvage fureur.
  43. Lorsque les hostilités eurent entièrement cessé, les Russes, comme on sait, tirent encore un long séjour dans nos campagnes ; ils y restèrent jusqu’à ce que le gouvernement, par l’intermédiaire d’Ouvrard, se fut procuré les fonds nécessaires pour payer la solde qu’on leur devait. Cependant, le trait suivant, qui est bien propre au, caractère français, faillit mettre le village de Meudon à feu et à sang. On était encombré de Cosaques, lorsque survint, à l’occasion de la rentrée de Louis XVIII, un capitaine de dragons de la division Roussel, pour loger chez mon père avec ses chevaux. Ne trouvant plus de place, il conçut aussitôt le projet de s’en faire, bon gré, mal gré. A cet effet, il entra dans un appartement occupé par des Cosaques, et, l’ayant trouvé à sa convenance : Allons, camarades, s’écria-t-il immédiatement, fort ! fort ! (allons,retirez-vous !) » et en même temps il se mit à prendre leurs effets, à les jeter hors de la porte, et à coups de plat de sabre, il fit évacuer toute la maison, où l’on s’attendait à voir un horrible conflit. Il en fut à peu près de même chez les autres habitants ; et, sans tambour ni trompette, tous les soldats russes, étonnés, laissèrent la place libre aux Français et furent bivouaquer en plein air et à la belle étoile, sur l’avenue du château. Parmi les nombreux souvenirs que m’a laissés l’occupation de mon pays natal par les troupes étrangères et françaises, j’ai oublié de mentionner plus haut la présence du colonel de La Rochejaquelein qui, après le débarquement de Napoléon à Cannes en 1815, fut cantonné à Meudon et aux environs avec son régiment des grenadiers de la garde royale. L’ex officier d’ordonnance de l’empereur a laissé un souvenir trop agréable dans, ma famille, pour que je ne m’empresse pas de lui payer un juste tribut d’éloges ; cet excellent homme, après un assez long séjour chez mon père, ne pouvant parvenir à lui faire accepter une indemnité pécuniaire, lui laissa une partie de ses chevaux qui remplacèrent fort à propos, ceux dont d’autres personnes moins scrupuleuses s’étaient emparées.
  44. L’événement du chemin de fer a eu lieu au moment, que la chambre des députés discutait le projet de loi, concernant les grandes lignes qui doivent sillonner la France.
  45. Tout le monde a été d’accord pour attribuer cet accident à la trop grande vitesse du convoi sur un plan sensiblement incliné de 4 millim. par mètre. Des personnes échappées à ce désastre ont déclaré devant les tribunaux que le convoi allait avec une si grande rapidité, qu’il leur était impossible de remarquer les objets devant lesquels elles passaient, tels que les maisons, les arbres.
    Dans son rapport au préfet de Seine-et-Oise, M. Obeuf s’exprime ainsi : « Le convoi parti de Versailles à cinq heures et demie, parcourait le rail-way avec une vitesse extraordinaire ; à cinq heures trois quarts, il fut oui à coup arrêté sur notre commune, etc.
    « Le mécanicien George, Anglais, homme réputé capable, dirigeait le feu de la première locomotive ; il se croyait seul en état d’atteindre la vitesse qu’il disait sans cesse bien supérieure dans son pays ; il en a été la première victime ! »
  46. Il y avait 17 voitures, savoir : 2 wagons découverts de 30 places ; 3 diligences de 46 places ; 9 wagons couverts de 48 places ; 3 wagons à frein de 40 places. Total, 768 voyageurs environ.
  47. La rupture de l’essieu antérieur de la petite locomotive, tombée à 45 mètres à peu près de distance du point où s’est effectué le fatal dénouement, a eu lieu aux deux extrémités, près des collets contigus aux renflements qui sont encastrés dans les moyeux des roues ; le fer de cette barre, de 9 centimètres de diamètre, était devenu lamelleux, à larges facettes. Cette rupture, suivant la majorité des experts, paraît avoir été la cause déterminante de l’accident. MM. Lebas, Cave et Farcot au contraire, l’ont regardée comme étant secondaire ou subordonnée à la rupture du ressort de devant à droite, laquelle aurait déterminé un abaissement du châssis qui supporte l’appareil.
  48. Au milieu des soins que M. Obeuf, avec l’aide de son fils M, (Alexis Obeuf), a donnés à tous les blessés, il les a particulièrement dirigés vers le jeune Guillaud, élève de l’école polytechnique, qui a succombé dans son domicile ; vers un capitaine d’artillerie de Vincennes, dirigé par ses soins au Val-de-Grâce, atteint d’une fracture très grave de la jambe gauche ; vers M. Serrus, greffier de la justice de paix de Toulon, en réclamation à Paris pour des intérêts portugais, père de quatre enfants.
  49. II n’est resté de M. Dumont-d’Urville que la tête et le tronc, les cuisses ayant été aussi nettement enlevées que si elles eussent été tranchées. Chose remarquable ! parmi les 32 cadavres charbonnés que MM. Magendie, Amussat, Lucien Boyer, Georges Km pis et moi, avons été autorisés à examiner au cimetière Mont-Parnasse, dans l’intérêt de la science, celui du contre-amiral était pour ainsi dire le seul dont le crâne, d’une force et d’une dureté remarquables, eût résisté à l’action dévorante du feu ; il n’y avait que la table externe de consumée. Encore un degré de plus, et on n’eût jamais pu le reconnaître.
  50. Madame Wurmser, marchande de nouveautés de Rouen, morte des suites de ses blessures, était mère de deux jeunes enfants qu’on dit avoir péri dans les flammes, et dont on n’a pu retrouver aucune trace.
  51. On a remarqué une jeune fille qui, après avoir imploré des secours impuissants, s’est résignée à son sort ; elle se croisa les mains sur la poitrine, tourna ses regards vers le ciel, et sut mourir comme une martyre sur les bûchers de l’inquisition.
  52. Circulaire adressée aux curés de Paris.
  53. J’ai tenu entre les mains, le lendemain de l’évènement, un grand nombre de fragments de crânes, disséminés dans les décombres retirés de dessous les locomotives ; ils étaient tellement calcinés, ainsi que d’autres os, qu’ils ne renfermaient presque plus de matière animale, et se brisaient avec la plus grande facilité.
  54. Presque jour pour jour (8 février), la même calamité vient de peser sur la Guadeloupe, et n’a plus laissé qu’un monceau de ruines fumantes et de cadavres calcinés, à la place d’une ville naguère si belle et si populeuse.
  55. Tout ce qu’on put recueillir de ces cendres fut mis dans la blouse d’un ouvrier, et apporté dans cet état chez le curé de Meudon, qui s’était opposé vivement à ce qu’on les lavât pour en extraire l’or, l’argent et les pierres précieuses qu’elles pouvaient renfermer. Après leur avoir fait un suaire avec la plus belle pièce de son linge, M. Desprez déposa ces tristes restes dans le cimetière communal, avec autant de cérémonie que s’il se fût agi d’un cercueil.