Histoire grecque (Trad. Talbot)/Livre 1

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Histoire grecque (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Histoire grecqueHachetteTome 1 (p. 405-431).
LIVRE II.  ►

HISTOIRE GRECQUE[1].




LIVRE PREMIER.




CHAPITRE PREMIER.


Succès des Athéniens dans l’Hellespont. — Alcibiade est arrêté par Tissapherne ; son évasion. — Victoire des Athéniens à Cyzique. — Mort de Mindare. — Pharnabaze secourt les Lacédémoniens. — Agis marche contre Athènes ; il est repoussé.


(Avant J. C. 411, 410.)


Après ces événements[2] et quelques jours écoulés, Thymocharès arrive d’Athènes avec un petit nombre de vaisseaux. Aussitôt les Lacédémoniens et les Athéniens se livrent un combat naval : les Lacédémoniens sont vainqueurs, sous la conduite d’Hégésandridas.

Peu de temps après[3], au commencement de l’hiver, Doriée[4], fils de Diagoras, part de Rhodes et arrive dans l’Hellespont au point du jour. La vigie des Athéniens, qui l’annonçait, en donne avis aux stratéges. Ceux-ci font voile contre lui avec vingt vaisseaux. Doriée s’enfuit devant eux, et tire ses trirèmes sur terre aux environs du Rhétéum[5]. Les Athéniens s’approchent et engagent le combat sur terre et sur mer, jusqu’à ce qu’ils se retirent à Madytus[6] vers le reste de l’armée, sans avoir rien fait.

Mindare[7], qui offrait dans Ilion un sacrifice à Minerve, voit le combat et se porte vers la mer à leur secours : il tire les trirèmes à flot et part pour soutenir les gens de Doriée. Les Athéniens s’avancent à sa rencontre et livrent, près du rivage d’Abydos, une bataille navale qui se prolonge du matin au soir. Il y avait doute sur qui était vainqueur ou vaincu, quand Alcibiade[8] arrive avec dix-huit navires : aussitôt les Péloponésiens s’enfuient vers Abydos. Pharnabaze[9] survient à leur secours, et s’avance à cheval dans la mer, aussi loin que possible, combattant lui-même et excitant les cavaliers et les fantassins qui l’accompagnent. Les Péloponésiens réunissent leurs vaisseaux, se rangent en bataille et combattent près de terre. Les Athéniens s’en retournent à Sestos, après s’être emparés de trente vaisseaux ennemis qu’ils trouvent vides, et avoir repris les vaisseaux qu’ils avaient perdus. De là, sauf quarante vaisseaux, ils sortent de l’Hellespont et prennent différentes directions, pour ramasser de l’argent. Thrasyllus, un des stratéges, cingle vers Athènes, pour annoncer cette nouvelle et pour demander des hommes et des vaisseaux. Après cela Tissapherne arrive dans l’Hellespont : Alcibiade se rend vers lui avec une seule trirème, pour lui apporter des présents hospitaliers et des gages d’amitié : Tissapherne le fait saisir et enfermer à Sardes, disant que le roi lui a donné l’ordre de faire la guerre aux Athéniens. Trente jours après, Alcibiade, avec Mantithéus[10], prisonnier en Carie, se procure des chevaux, et tous deux s’enfuient de nuit à Clazomènes.

Les Athéniens de Sestos, apprenant que Mindare va faire voile contre eux avec six cents vaisseaux, s’enfuient de nuit à Cardia[11]. Alcibiade les y rejoint de Clazomènes avec cinq trirèmes et un bâtiment côtier. Mais informé que les vaisseaux des Péloponésiens se sont rendus d’Abydos à Cyzique, il va lui-même par terre à Sestos et ordonne à ses vaisseaux de l’y rejoindre en faisant le tour. Quand ils sont arrivés, comme il était sur le point de lever l’ancre pour aller combattre, Théramène survient avec vingt vaisseaux, venant de Macédoine, ainsi que Thrasybule avec vingt autres vaisseaux, venant de Thase, tous deux ayant recueilli de l’argent. Alcibiade leur commande aussitôt d’abattre leurs grandes voiles pour le suivre, et cingle vers Parium. Tous les vaisseaux réunis à Parium, au nombre de quatre-vingt-six, partent la nuit suivante, et le lendemain, à l’heure du déjeuner, ils arrivent à Proconèse. Là, ils apprennent que Mindare est à Cyzique, ainsi que Pharnabaze, avec les troupes de terre. Ils restent donc toute la journée en cet endroit. Le lendemain, Alcibiade convoque une assemblée, où il représente la nécessité d’un combat naval, d’un combat sur terre, d’un combat sous les murs. « En effet, dit-il, nous n’avons pas d’argent, et les ennemis reçoivent tout en abondance des mains du roi. »

La veille, quand on avait mouillé, il avait réuni autour de lui tous les vaisseaux, même les petits, afin que personne ne pût annoncer aux ennemis le nombre des vaisseaux, et il avait fait proclamer que quiconque serait surpris gagnant le rivage opposé, serait puni de mort. L’assemblée dissoute, il se prépare au combat et se dirige sur Cyzique, par une pluie battante. Arrivé près de Cyzique, grâce à une éclaircie et aux rayons de soleil, il aperçoit les vaisseaux de Mindare manœuvrant loin du port, de manière à ce qu’il leur coupe la retraite ; il y en avait soixante. Les Péloponésiens voyant les trirèmes des Athéniens beaucoup plus nombreuses qu’auparavant et déjà près du port, s’enfuient vers la terre : ils mouillent et font face à l’ennemi qui cingle sur eux. Albiciade fait faire un détour à ses vingt vaisseaux et descend à terre. Mindare l’apercevant, descend aussi, combat sur terre et meurt ; les siens prennent la fuite. Les Athéniens ramènent tous les vaisseaux à Proconèse, excepté ceux des Syracusains ; les Syracusains les avaient brûlés eux-mêmes. Le lendemain, les Athéniens cinglent vers Cyzique. Les Cyzicènes, abandonnés des Péloponésiens et de Tissapherne, reçoivent les Athéniens. Alcibiade reste vingt jours dans cette ville, reçoit des Cyzicènes de fortes sommes, sans leur faire aucun mal, et se retire à Proconèse. De là il fait voile vers Périnthe et Sélybrie. Les Périnthiens reçoivent l’armée dans leurs murs ; les Sylébriens ne la reçoivent pas, mais ils donnent de l’argent. Ensuite, on se rend à Chrysopolis de Chalcédoine, on la fortifie, et on y établit un comptoir qui prélève le dixième sur les vaisseaux venant de l’Euxin ; on y laisse une garde de trente vaisseaux sous les ordres des deux stratéges, Théramène et Eubule, chargés de surveiller la place, ainsi que les vaisseaux qui sortaient, et de faire tout le mal possible aux ennemis. Les autres stratéges se rendent dans l’Hellespont. Hippocrate, second de Mindare, adressait une lettre à Sparte ; on la prend, on l’envoie à Athènes ; elle contenait ces mots : « C’en est fait de nos succès ; Mindare n’est plus : les hommes ont faim ; nous ne savons que faire[12]. »

Pharnabaze exhorte toute l’armée péloponésienne et les Syracusains à ne pas se désespérer pour quelques planches : il n’en manque pas dans le pays du roi ; tout va bien tant que les corps sont saufs ; puis il donne à chacun un habillement et la solde de deux mois. Il arme en outre les matelots et établit des gardes sur son littoral. Ensuite il réunit les stratéges des villes et les triérarques, leur ordonne de construire à Antandros autant de trirèmes que chacun en a perdu, leur fournit de l’argent et leur dit de tirer du bois de l’Ida. Pendant que les vaisseaux se construisent, des Syracusains, unis aux habitants d’Antandros, achèvent une partie des murs et sont les mieux tenus des troupes de la garnison. Aussi, à Antandros, le titre de bienfaiteurs et le droit de cité est-il accordé aux Syracusains. Pharnabaze, ayant tout disposé de la sorte, part sur-le-champ au secours de Chalcédoine.

Vers le même temps, il est annoncé aux stratéges syracusains qu’ils sont bannis par le peuple. Ils rassemblent alors leurs soldats, et, par l’organe d’Hermocrate, ils déplorent leur malheur d’être tous frappés d’un exil injuste et illégal, engagent les soldats à être à l’avenir aussi braves que par le passé, à se montrer toujours zélés pour leurs devoirs ; puis ils leur ordonnent de se choisir des chefs jusqu’à l’arrivée de ceux qu’on a nommés à leur place. Les troupes s’écrient qu’ils doivent garder le commandement ; c’est surtout le vœu des triérarques, des épibates[13] et des pilotes. Les stratéges leur remontrent qu’il ne faut pas se révolter contre sa patrie, et que, si l’on a quelque chose à leur reprocher, on a le droit de la parole. « Souvenez-vous, ajoutent-ils, de toutes les victoires navales que vous avez gagnées, de tous les vaisseaux que vous avez pris avec vos seules forces, de toutes les occasions où, réunis à d’autres troupes, vous vous êtes, sous notre commandement, montrés invincibles et solides à votre poste grâce à votre valeur et à votre dévouement, et sur terre et sur mer. » Personne n’ayant rien à leur reprocher, ils restent en fonctions jusqu’à l’arrivée des stratéges qui leur succèdent, Démarque, fils d’Épidocus ; Myscon, fils de Ménécrate ; et Potamis, fils de Gnosias. La plupart des triérarques font serment de les faire rappeler en arrivant eux-mêmes à Syracuse, les comblent d’éloges et les laissent se retirer où ils veulent. Ceux surtout qui avaient été particulièrement liés avec Hermocrate le regrettaient à cause de son activité, de son zèle, de son humeur affable ; chaque jour, en effet, matin et soir, il réunissait près de sa tente ceux qu’il savait les plus distingués des triérarques, des pilotes et des épibates, leur communiquait ce qu’il avait l’intention de dire ou de faire, et leur apprenait à parler, en les contraignant tantôt à s’exprimer sans préparation, tantôt après avoir médité. Par là Hermocrate avait acquis une grande considération dans le conseil ; il était regardé comme parlant le mieux et donnant les meilleurs avis. Comme il avait accusé Tissapherne à Lacédémone[14], et que son accusation, soutenue par le témoignage d’Astyochus, avait paru fondée, Hermocrate se rend auprès de Phamabaze, qui lui offre de l’argent avant même qu’il en demande, et il rassemble des troupes mercenaires et des trirèmes pour retourner à Syracuse. Sur ces entrefaites, les successeurs des stratéges syracusains arrivent à Milet, où ils prennent le commandement des vaisseaux et de l’armée.

Vers le même temps il se déclare à Thase une sédition dans laquelle les partisans de Lacédémone et l’harmoste lacédémonien Étéonicus ont le dessous. Le Lacédémonien Pasidippas, accusé de l’avoir préparée avec Tissapherne, est exilé de Sparte ; et, comme il avait réuni la flotte des alliés, on envoie Cratésippidas pour en prendre le commandement : celui-ci la trouve à Chios.

À la même époque et pendant que Thrasyllus est à Athènes, Agis fait une sortie de Décélie[15] et vient fourrager jusqu’aux murailles mêmes des Athéniens. Thrasyllus sort à la tête des Athéniens et de tous les étrangers qui sont dans la ville, et range ses troupes le long du gymnase du Lycée, prêt à aller combattre, si les ennemis s’avancent. À cette vue, Agis se retire promptement, et quelques-uns de ses traînards sont tués par les troupes légères. Les Athéniens, pour ce motif, sont encore plus disposés à accorder à Thrasyllus ce qu’il est venu demander, et décrètent qu’il pourra lever mille hoplites, cent cavaliers et cinquante trirèmes. Agis, voyant de Décélie de nombreux vaisseaux de blé entrer à pleines voiles dans le Pirée, déclare qu’il n’y a aucune utilité à ce que ses troupes bloquent si longtemps les Athéniens du côté de la terre, si on ne les empêche de s’approvisionner par mer. À Lacédémone, les magistrats croient que le meilleur parti est d’envoyer à Chalcédoine et à Byzance Cratistus, fils d’Aristomène, et Cléarque, fils de Rhamphius, proxène[16] des Byzantins. Cet avis est adopté, et Cléarque part avec quinze vaisseaux équipés par les Mégariens et les autres alliés : c’étaient plutôt des vaisseaux propres à transporter des soldats que de bons voiliers ; aussi trois d’entre eux sont-ils coulés bas dans l’Hellespont par les neuf vaisseaux athéniens continuellement occupés à guetter les bâtiments ennemis ; les autres s’enfuient à Sestos, d’où ils se réfugient à Byzance.

Ainsi finit cette année, dans laquelle les Carthaginois, sous la conduite d’Hannibal[17], envahissent la Sicile avec une armée de dix myriades de soldats, et prennent en trois mois deux villes grecques, Sélinonte et Himère.


CHAPITRE II.


Thrasyllus se rend à Samos ; il est battu à l’attaqué d’Éphèse. — La flotte athénienne gagne Lampsaque. — Expédition d’Alcibiade contre Abydos. — Défaite de Pharnabaze ; ravage du pays du roi.


(Avant J. C. 409.)


L’année suivante, celle de la XCIIIe Olympiade, où Évagoras d’Élis remporta le prix de la course nouvelle des chars à deux chevaux, et Eubotas de Cyrène, celui du stade, Euarchippus étant éphore à Sparte, et Euctémon archonte à Athènes, les Athéniens fortifient Thoricum. Thrasyllus, de son côté, prend les vaisseaux qui lui ont été décrétés, arme de peltes cinq mille matelots pour qu’ils puissent faire également le service des peltastes, et s’embarque au commencement de l’été pour Samos. Il y reste trois jours, puis il cingle vers Pygéla[18]. Il en ravage le territoire et fait le siége. Quelques habitants de Milet, étant venus au secours des assiégés, poursuivent les troupes légères athéniennes qui se trouvaient dispersées ; mais les peltastes et deux loches d’hoplites viennent soutenir les troupes légères, tuent tous les Milésiens, sauf quelques-uns, s’emparent de deux cents boucliers et élèvent un trophée. Le lendemain, ils cinglent vers Notium[19], et, après y avoir fait leurs préparatifs, ils se dirigent sur Colophon. Les habitants de Colophon se rangent de leur parti. La nuit suivante, ils font une invasion en Lydie, où le blé était mûr, incendient plusieurs villages, et s’emparent de l’argent, des esclaves et d’un riche butin. Le Perse Stagès, qui était dans la contrée, profitant du moment où les Athéniens étaient dispersés hors du camp pour butiner à leur compte, fond sur eux avec sa cavalerie, leur fait un prisonnier et leur tue sept hommes. Thrasyllus, après cet exploit, ramène ses troupes à la mer, afin de voguer vers Éphèse. Tissapherne, devinant son dessein, rassemble une nombreuse armée et dépêche des cavaliers pour exhorter tout le monde à venir à Éphèse défendre Diane.

Thrasyllus, dix-sept jours après l’invasion, fait voile vers Éphèse et débarque ses hoplites près du Coressus[20] ; mais il fait demeurer la cavalerie, les peltastes, les épibates et le reste des troupes près du marais, de l’autre côté de la ville, et, au point du jour, il fait avancer ses deux corps d’armée. Les troupes de la ville marchent à leur rencontre, renforcées des alliés commandés par Tissapherne, et des Syracusains appartenant soit aux vingt vaisseaux nommés plus haut, soit à cinq autres qui se trouvaient arrivés récemment avec les stratéges Euclès, fils d’Hippon, et Héraclide, fils d’Aristogène. Ajoutons-y deux vaisseaux de Sélinonte[21]. Toutes ces troupes marchent d’abord contre les hoplites campés près du Coressus. On les met en fuite, on en tue près de cent, et, après avoir poursuivi les fuyards jusqu’à la mer, on se trouve contre les troupes du marais. Là aussi les Athéniens sont mis en déroute, et il en périt près de trois cents. Les Éphésiens élèvent un trophée sur le champ de bataille, et un autre près du Coressus. Ils donnent des prix de valeur aux Syracusains et aux Sélinontins, soit en général, soit à plusieurs en particulier pour leur bravoure, et ils accordent à jamais l’immunité des impôts à ceux qui voudront se fixer en cet endroit. Les Sélinontins, dont la ville avait été détruite[22], reçoivent également le droit de cité.

Les Athéniens relèvent leurs morts à la faveur d’une trêve, s’en retournent à Notium, leur donnent la sépulture et font voile vers Lesbos et l’Hellespont. Pendant qu’ils mouillent devant Méthymne, ville de Lesbos, ils voient vingt-cinq vaisseaux syracusains qui revenaient d’Éphèse : ils leur courent sus, en prennent quatre avec leurs équipages, et poursuivent le reste jusqu’à Éphèse. Thrasyllus envoie à Athènes tous les prisonniers, sauf l’Athénien Alcibiade, qu’il fait lapider : c’était un cousin et un compagnon d’exil d’Alcibiade. De là, Thrasyllus cingle vers Sestos avec le reste de l’armée. De Sestos l’armée entière passe à Lampsaque. Cependant arrive l’hiver, durant lequel les Syracusains, enfermés dans les carrières du Pirée, creusent le roc, s’évadent de nuit et s’enfuient, les uns à Décélie, les autres à Mégare. À Lampsaque, Alcibiade veut rassembler toutes ses troupes en un seul corps ; mais ses anciens soldats ne veulent pas être réunis à ceux de Thrasyllus, n’ayant pas été vaincus, et ceux-ci venant d’essuyer une défaite. Ils passent tous l’hiver à Lampsaque, s’y fortifient, et font une expédition contre Abydos. Pharnabaze vient au secours de cette ville avec une nombreuse cavalerie : il est défait et mis en fuite. Alcibiade le poursuit avec ses cavaliers et cent vingt hoplites commandés par Ménandre, jusqu’à ce que l’obscurité lui dérobe les fuyards. Depuis ce combat les soldats se mêlent, et l’on fraternise avec les troupes de Thrasyllus. Il se fait encore cet hiver quelques excursions sur le continent, dans lesquelles on ravage le pays du roi.

Dans le même temps les Lacédémoniens laissent se retirer librement, à la faveur d’une convention, les Hilotes révoltés, qui s’étaient retirés et mêlés à Coryphasium[23]. Vers la même époque, les Achéens trahissent les colons d’Héraclée Trachinienne[24] dans un combat général contre les Œtéens, leurs ennemis : de sorte qu’il en périt près de sept cents avec Labotas, harmoste de Lacédémone.

Ainsi finit cette année, dans laquelle les Mèdes, qui s’étaient révoltés contre Darius, roi des Perses, rentrèrent sous son autorité.


CHAPITRE III.


Siége de Chalcédoine par les Athéniens ; ils font la paix avec Pharnabaze et s’emparent de Byzance.


(Avant J. C. 408.)


L’année suivante, le temple de Minerve, à Phocée, est frappé de la foudre et réduit en cendres. Sur la fin de l’hiver, Pantaclès étant éphore, et Antigène archonte, au commencement du printemps, la vingt-deuxième année de la guerre, les Athéniens cinglent vers Proconèse avec toute l’armée, vont de là mouiller devant Byzance, et campent devant Chalcédoine. Les Chalcédoniens, informés de l’arrivée des Athéniens, avaient déposé tout leur avoir chez les Thraces de Bithynie, leurs voisins[25]. Alcibiade prend avec lui quelques hoplites et sa cavalerie, fait longer la côte aux navires, se rend chez les Bithyniens et demande les trésors des Chalcédoniens. En cas de refus, il déclare la guerre : on les lui livre. Alcibiade, de retour au camp avec son butin et la garantie d’un traité, fait investir Chalcédoine d’une mer à l’autre par toute l’armée, et ferme le fleuve autant que le peut un rempart de bois. Alors Hippocrate, harmoste lacédémonien, fait sortir ses troupes de la ville pour livrer le combat. Les Athéniens se déploient vis-à-vis, en ordre de bataille, et Pharnabaze, hors de l’enceinte, vient secourir les assiégés avec son armée et une nombreuse cavalerie. Hippocrate et Thrasyllus combattent longtemps tous deux avec les hoplites, jusqu’à ce qu’Alcibiade arrive au secours avec quelques hoplites et ses cavaliers. Hippocrate est tué, et sa troupe s’enfuit dans la ville. En même temps, Pharnabaze, qui ne pouvait rejoindre Hippocrate, à cause du peu d’espace laissé entre le fleuve et les retranchements, se retire vers l’Héracléum[26] des Chalcédoniens, près duquel il avait son camp. Alcibiade parut alors par l’Hellespont et par la Chersonèse, afin de recueillir de l’argent. Les autres stratéges[27] conviennent avec Pharnabaze, au sujet de Chalcédoine, que Pharnabaze payera vingt talents aux Athéniens, et qu’il conduira au roi des députés athéniens : les Athéniens et Pharnabaze s’engagent par des serments d’après lesquels les Chalcédoniens payeront aux Athéniens le tribut accoutumé et lui livreront les sommes dues, à condition que les Athéniens n’entreprendront pas d’hostilité contre eux avant le retour des députés qui sont auprès du roi. Alcibiade n’était point présent à ces serments, il était alors devant Sélybrie. Cette ville prise, il vient à Byzance, amenant les Chersonésiens en masse, des troupes de Thrace et plus de trois cents hommes de cavalerie. Pharnabaze, jugeant nécessaire de lui faire prêter serment, attend à Chalcédoine qu’il soit revenu de Byzance. Mais Alcibiade, dès qu’il est arrivé, déclare qu’il ne jurera pas, si Pharnabaze aussi ne renouvelle pas son serment devant lui. Il jure ensuite à Chrysopolis, en présence de Métrobate et d’Arbate, envoyés par Pharnabaze, et celui-ci, à Chalcédoine, prête le serment public devant Euryptolème et Diotime, représentants d’Alcibiade ; après quoi ils se donnent des gages particuliers.

Pharnabaze part aussitôt après, et commande aux envoyés qui doivent se rendre auprès du roi de le rejoindre à Cyzique. Les envoyés des Athéniens étaient Dorothée, Philodice, Théogène, Euryptolème, Mantithéus, et avec eux les Argiens Cléostrate et Pyrrholochus. Il y avait également des députés lacédémoniens, Pasidippidas et autres, et puis encore Hermocrate, déjà banni de Syracuse, et son frère Proxène.

Cependant les Athéniens assiégent Byzance qu’ils ont investie et qu’ils inquiètent par des projectiles et des assauts. Dans Byzance se trouvait l’harmoste lacédémonien Cléarque, et avec lui quelques périèques[28] et un petit nombre de néodamodes[29], ainsi que des Mégariens commandés par Hélixus de Mégare, et des Béotiens conduits par Cératadas. Les Athéniens, voyant qu’ils n’arrivent à rien par la force, persuadent quelques Byzantins de leur livrer la ville. L’harmoste Cléarque ne supposait personne capable de cette trahison. Après avoir tout organisé pour le mieux et confié la défense de la ville à Cératadas et à Hélixus, il se rend vers Pharnabaze, sur le continent opposé, afin d’obtenir de lui la paye des soldats, de rassembler des vaisseaux que Pasidippas avait laissés en observation dans l’Hellespont, de les réunir à d’autres qui étaient à Antandros et à ceux qu’Hégésandridas, second de Mindare, avait en Thrace, puis d’en faire construire de nouveaux, et, avec toutes ces forces réunies, de harceler les alliés des Athéniens et de faire lever le siége de Byzance. Dès que Cléarque est parti, ceux qui veulent livrer la ville de Byzance se mettent à l’œuvre. C’étaient Cydon, Ariston, Anaxicrate, Lycurgue et Anaxilaüs. Cet Anaxilaüs, cité plus tard en jugement à Lacédémone, comme coupable de trahison, fut absous pour avoir, non point trahi, mais sauvé la ville, où il voyait les femmes et les enfants mourir de faim, étant d’ailleurs lui-même Byzantin, et non pas Lacédémonien. Or, Cléarque faisait délivrer aux soldats lacédémoniens tout le blé qui était dans la ville. C’était pour cela qu’Anaxilaüs disait avoir introduit l’ennemi, et non par l’appât de l’argent ou par haine des Lacédémoniens.

Dès que tout est prêt pour le dessein, les conjurés ouvrent la porte appelée porte de Thrace, et introduisent Alcibiade avec l’armée athénienne. Hélixus et Cératadas, qui ne savent rien du complot, se portent en armes sur la place publique avec toutes leurs troupes ; mais, voyant les ennemis maîtres de tous les postes et se sentant dans l’impossibilité d’agir, ils se rendent et sont envoyés à Athènes. En descendant au Pirée, Cératadas s’échappe dans la foule et se réfugie à Décélie.


CHAPITRE IV.


Ambassade inutile des Athéniens en Perse. — Alcibiade est nommé généralissime.


(Avant J. C. 407.)


Pharnabaze et les députés apprennent les événements de Byzance à Gordium[30], ville de Phrygie, où ils passaient l’hiver. Au commencement du printemps, ils s’acheminent vers le roi, et rencontrent, à la descente, l’ambassade lacédémonienne, composée d’un nommé Béotius et d’autres députés, qui leur annoncent que les Lacédémoniens ont obtenu du roi tout ce qu’ils demandaient. On rencontre également Cyrus, qui avait reçu le commandement de toutes les provinces maritimes, et qui devait soutenir les Lacédémoniens. Il était porteur d’une lettre munie du sceau royal et adressée à tous les habitants des bas pays, avec ces mots : « J’envoie Cyrus en qualité de caranos des peuples qui s’assemblent dans le Castole[31]. » Caranos veut dire souverain. Les députés athéniens, après avoir appris ces nouvelles et vu Cyrus lui-même, désirent d’autant plus vivement se rendre vers le roi, ou sinon, retourner dans leur patrie ; mais Cyrus commande à Pharnabaze de lui livrer les députés, ou tout au moins de ne pas les laisser retourner chez eux, ne voulant pas que les Athéniens fussent instruits de ce qui s’était passé. Pharnabaze, pour qu’ils n’aient rien à lui reprocher, les retient tout le temps nécessaire, en leur disant tantôt qu’il les conduira vers le roi, tantôt qu’il les renverra à Athènes. Mais, au bout de trois ans, il prie Cyrus de les relâcher, en lui représentant qu’il a juré de les reconduire jusqu’à la mer, s’il ne les mène pas au roi. On les envoie donc à Ariobarzane[32], qui reçoit l’ordre de les reconduire ; celui-ci les mène à Cios de Mysie, d’où ils rejoignent par mer le reste de l’armée.

Alcibiade, voulant retourner à Athènes avec ses troupes, fait voile directement vers Samos, d’où il entre dans le golfe Céramique, en Carie, avec vingt vaisseaux. Après avoir prélevé vingt talents sur ces contrées, il revient à Samos. Thrasybule, avec trente vaisseaux, se rend en Thrace, où il réduit les places qui avaient passé aux Lacédémoniens, et entre autres, Thase, qui avait été dévastée par la guerre, les dissensions et la faim. Thrasyllus rentre à Athènes avec le reste de l’armée. Avant son arrivée, les Athéniens avaient élu trois stratèges : Alcibiade exilé, Thrasybule absent, et Conon qui était dans la ville.

De Samos, Alcibiade, avec ses vingt trirèmes et son argent, se rend à Paros, d’où il se dirige droit vers Gythium[33], pour observer les trente trirèmes qu’il savait que les Lacédémoniens y préparaient, et pour s’assurer comment son retour serait accueilli par sa patrie. Voyant que la ville lui est favorable, qu’on l’a élu stratége, et que ses amis en particulier l’engagent à revenir, il entre au Pirée le jour où la ville célébrait les Plyntéries[34], où l’on couvre d’un voile la statue de Minerve, ce que quelques-uns regardèrent comme de mauvais augure pour lui et pour la ville, attendu que, ce jour-là, pas un Athénien n’oserait entreprendre un acte sérieux. Au moment où il débarque au Pirée, la foule du Pirée et celle de la ville se presse autour des vaisseaux pour admirer et pour voir cet Alcibiade, que plusieurs assurent être le meilleur de tous les citoyens : « Seul, disent-ils, il a montré l’injustice de son bannissement ; il a été victime de gens qui ne le valent pas, qu’il écrasait de son éloquence, et dont toute la politique n’allait qu’à leur intérêt personnel. Lui, au contraire, il a toujours travaillé au bien commun par l’emploi simultané de ses ressources et de celles de la ville. Quand il a voulu être jugé sans délai sur l’accusation portée contre lui comme profanateur des mystères, ses ennemis ont fait rejeter une demande qui paraissait juste, et ont profité de son absence pour le bannir de sa patrie. Alors, esclave de la misère, il s’est vu forcé de servir ses plus cruels ennemis, exposé chaque jour à perdre la vie, voyant ses amis les plus intimes, ses concitoyens, ses proches, la ville entière, commettre de grandes fautes, sans pouvoir leur être d’aucun secours à cause des entraves de son exil. Ce n’est pas d’hommes comme lui, ajoutaient-ils, qu’on doit craindre des révolutions et des bouleversements, puisque la faveur du peuple le met au-dessus de tous ceux de son âge et l’égale à ceux qui sont plus vieux que lui, tandis que ses ennemis semblent à son égard ce qu’ils étaient auparavant, prêts à faire périr, dès qu’ils en auront la puissance, tous les meilleurs citoyens : aussi sont-ils demeurés en place, parce que le peuple s’en contente, à cause de l’absence de citoyens qui vaillent mieux[35]. »

Le parti opposé disait qu’Alcibiade était la cause unique de tous les maux qu’on avait soufferts, et qu’on risquait de voir ce général attirer à lui seul sur la ville tout ce qu’elle avait à redouter de fâcheux.

Alcibiade, après avoir abordé au rivage, ne descend pas tout de suite à terre, dans la crainte de ses ennemis ; mais il se tient sur le pont, et cherche à voir si ses amis sont là. Apercevant son cousin Euryptolème, fils de Pisianax, et ses autres parents et amis, il débarque et monte à la ville avec cette escorte, déterminée à le protéger contre une attaque. Dans le conseil et dans l’assemblée, il se défend d’avoir profané les mystères, et dit qu’il est victime d’une injustice. Après avoir présenté plusieurs raisons du même genre sans rencontrer un seul contradicteur, parce que l’assemblée ne l’aurait pas souffert, il est proclamé, à l’unanimité, généralissime absolu, comme seul capable de rendre à la république son ancienne puissance. Alors il fait sortir toutes les troupes, afin que la procession des mystères, qui, à cause de la guerre, avait dû se faire par mer, puisse reprendre la route de terre[36] ; puis il lève une armée de mille cinq cents hoplites, de cent cinquante chevaux et de cent vaisseaux.

Le troisième mois après son débarquement, il fait voile contre Andros, qui avait quitté le parti des Athéniens, et on lui adjoint Aristocrate et Adimante, fils de Leucolophidès, comme stratéges des troupes de terre. Alcibiade débarque son armée sur le territoire d’Andros, à Gaurium, met en fuite les Andriens qui s’étaient portés à sa rencontre, les renferme dans leurs murs, après leur avoir tué quelques hommes et tous les Lacédémoniens qui se trouvaient avec eux, élève un trophée, et, après être resté là quelques jours, fait voile vers Samos, où il commence les hostilités.


CHAPITRE V.


Lysandre défait les Athéniens pendant l’absence d’Alcibiade. — Rappel d’Alcibiade. — Conon lui succède.


(Avant J. C. 407.)


Quelque temps auparavant[37], les Lacédémoniens avaient envoyé Lysandre prendre le commandement de la flotte, à la place de Cratésippidas, dont les pouvoirs étaient expirés. Lysandre, arrivé à Rhodes, y rencontre les vaisseaux, fait voile pour Cos et Milet, et de là pour Éphèse, où il attend avec soixante-dix vaisseaux que Cyrus arrive de Sardes. Celui-ci arrivé, Lysandre va le trouver avec les envoyés lacédémoniens. Ils se plaignent de Tissapherne[38], racontent ce qu’il a fait, et prient Cyrus de pousser la guerre le plus vivement possible. Cyrus leur répond que c’est précisément là ce que son père lui a recommandé, que c’est aussi son intention, et qu’il fera tout ce qui dépendra de lui. Il ajoute qu’il a apporté avec lui une somme de cinq cents talents ; si elle ne suffit pas, il prendra sur les fonds particuliers que son père lui a donnés ; et si ce n’est point encore assez, il fera mettre en pièces le trône sur lequel il est assis : ce trône était d’or et d’argent.

Ils louent cette réponse et l’engagent à donner aux matelots une drachme attique[39], en lui représentant que cette augmentation de paye fera déserter les matelots athéniens et lui épargnera ainsi de grandes dépenses pour la suite. Cyrus les approuve, mais il déclare qu’il lui est impossible d’aller contre les instructions du roi : aux termes du traité, il doit donner trente mines[40] par mois pour chaque vaisseau que les Lacédémoniens voudront entretenir.

Lysandre ne dit rien pour le moment ; mais, à la fin du repas, Cyrus lui porte une santé et lui demande ce qu’il pourra faire qui lui soit le plus agréable. Lysandre répond : « C’est que tu augmentes d’une obole[41] la solde de chaque matelot. » Dès ce moment, elle fut de quatre oboles, tandis que, auparavant, elle n’était que de trois. Cyrus paye, en outre, l’arriéré de la solde, et fait même distribuer un mois d’avance, ce qui redouble le zèle des soldats. Les Athéniens, à cette nouvelle, perdent courage et envoient, par l’entremise de Tissapherne, des députés à Cyrus ; mais il ne les reçoit point, quoique Tissapherne l’en prie et l’engage à travailler, comme il l’avait fait lui-même, sur les conseils d’Alcibiade, à ce qu’aucun peuple n’acquière de la puissance, mais à ce qu’ils s’affaiblissent tous par leurs dissensions intestines.

Lysandre, après avoir réuni sa flotte à Éphèse, fait tirer sur terre ses vaisseaux au nombre de quatre-vingt-dix, et se tient tranquille, occupé à les radouber et à faire reposer ses hommes. De son côté, Alcibiade, apprenant que Thrasybule a quitté l’Hellespont pour venir fortifier la ville de Phocée, fait voile vers lui, après avoir laissé le commandement de la flotte à son second Antiochus, avec ordre de ne pas s’approcher des vaisseaux de Lysandre. Cependant Antiochus, avec son vaisseau et un autre, cingle de Notium[42] vers le port d’Éphèse, et va longer les proues de ceux de Lysandre. Lysandre ne met d’abord en mer qu’un petit nombre de vaisseaux avec lesquels il lui donne la chasse ; mais, quand il voit les Athéniens venir au secours d’Antiochus avec un plus grand nombre de vaisseaux, il dirige sur eux toute sa flotte rangée en bataille. Alors les Athéniens, restés à Notium, tirent à la mer toutes leurs trirèmes et prennent le large chacun devant soi. Ils engagent ainsi une bataille navale, les Lacédémoniens en bon ordre, les Athéniens avec leurs vaisseaux dispersés, jusqu’à ce qu’enfin ces derniers s’enfuient après avoir perdu quinze trirèmes : la plupart de ceux qui les montaient s’échappent, quelques-uns sont faits prisonniers. Lysandre emmène avec lui les vaisseaux pris, élève un trophée à Notium, et cingle de là vers Éphèse : les Athéniens se retirent à Samos.

Après ce combat, Alcibiade, étant venu à Samos, prend toute la flotte, la conduit vers Éphèse, et gagne l’entrée du port des Éphésiens, où il se range en bataille, au cas où l’on voudrait accepter le combat. Comme Lysandre ne bouge pas, à cause de l’infériorité numérique de ses vaisseaux, Alcibiade retourne à Samos. Les Lacédémoniens, peu de temps après, s’emparent de Delphinium[43] et d’Éïon[44].

Quand on apprend à Athènes la nouvelle de ce combat naval, on s’indigne contre Alcibiade, et on attribue la perte des vaisseaux à sa négligence et à sa mauvaise conduite. On élit dix nouveaux stratéges : Conon, Diomédon, Léon, Périclès, Érasinide, Aristocrate, Archestrate, Protomachus, Thrasyllus, Aristogène. Alcibiade, voyant aussi l’armée mal disposée contre lui, prend une seule trirème et se retire dans son château en Chersonèse.

Conon part aussitôt d’Andros avec ses vingt vaisseaux, et va, d’après le décret des Athéniens, prendre le commandement de la flotte à Samos[45]. À la place de Conon, l’on envoie à Andros Phanosthène avec quatre vaisseaux. Celui-ci, ayant rencontré deux trirèmes thuriennes, les prend avec leur équipage. Les Athéniens gardent dans les fers tous les prisonniers, excepté Doriée, leur chef, Rhodien de naissance, qui avait été précédemment obligé de fuir de Rhodes et d’Athènes, pour échapper à la peine de mort prononcée contre lui par les Athéniens : il jouissait du droit de cité à Thurium ; on eut pitié de lui, et on le relâcha sans même exiger de rançon.

À son arrivée à Samos, Conon trouve la flotte découragée : il complète soixante-dix trirèmes, au lieu des cent et quelques qui existaient auparavant, met à la voile, suivi des autres stratéges, et fait çà et là des descentes sur le territoire ennemi qu’il ravage.

Ainsi finit cette année, dans laquelle les Carthaginois envahissent la Sicile avec une flotte de cent vingt trirèmes et une armée de terre de douze myriades. Vaincus d’abord dans un combat, ils prennent Agrigente par la famine, après un siége de sept mois.


CHAPITRE VI.


Callicratidas succède à Lysandre. — Leurs différends. — Conon assiégé dans Mitylène. — Bataille des Arginuses gagnée par les Athéniens.


(Avant J. C. 406.)


L’année suivante, remarquable par une éclipse de lune arrivée le soir[46] et par l’incendie du vieux temple de Minerve à Athènes, Pityas étant éphore, et Callias étant archonte à Athènes, les Lacédémoniens envoient Callicratidas remplacer à la flotte Lysandre, dont les fonctions venaient d’expirer avec la vingt-quatrième année de la guerre. Lysandre, en lui remettant les vaisseaux, dit à Callicratidas qu’il les lui remet après avoir été thalassocrate et vainqueur dans un combat naval. Mais celui-ci lui réplique qu’il doit auparavant partir d’Éphèse, côtoyer à gauche l’île de Samos, où stationnent les vaisseaux athéniens, et lui remettre la flotte à Milet, et qu’alors il le reconnaîtra comme thalassocrate[47]. Lysandre répond qu’il se soucie peu de tout cela, puisqu’un autre a le commandement. Alors Callicratidas ajoute aux vaisseaux qu’il a reçus de Lysandre cinquante autres fournis par Chios, Rhodes et autres pays alliés ; et, sa flotte entière se trouvant réunie, au nombre de cent quarante navires, il se prépare à cingler à la rencontre de l’ennemi. Mais il apprend que les amis de Lysandre cabalent contre lui : non-seulement ils n’apportent pas de zèle au service, mais ils sèment de méchants traits dans les villes ; que les Lacédémoniens font une grande faute en changeant les commandants de la flotte, qu’il arrive ainsi des gens sans talent, sans connaissance de la marine et de la manière de gouverner les hommes ; en envoyant des gens sans expérience et inconnus dans ces pays, ils courent grand risque de s’attirer des malheurs. Callicratidas assemble alors les Lacédémoniens présents et leur parle ainsi :

« Il m’est indifférent de rester chez moi, et, si Lysandre ou tout autre se prétend plus fort en marine, je n’ai, pour ma part, rien à opposer. Mais, comme j’ai reçu de l’État le commandement de la flotte, je ne puis faire autre chose qu’exécuter de mon mieux les ordres qu’on m’a donnés. Quant à vous, sans perdre de vue l’objet de mon ambition et les griefs qu’on a contre notre patrie, griefs que vous connaissez aussi bien que moi, dites-moi ce qui vous paraît le meilleur, de rester ici ou de m’en retourner chez moi, pour annoncer ce qui se passe à l’armée. »

Personne n’osant lui dire autre chose, sinon qu’il devait obéir aux ordres de Sparte et s’acquitter de sa mission, il se rend vers Cyrus et lui demande de l’argent pour payer ses troupes. Cyrus le prie d’attendre deux jours. Callicratidas, piqué de ce renvoi et de ses stations à la porte, se fâche et dit que les Grecs sont bien malheureux de courtiser les barbares pour de l’argent ; il ajoute que, s’il rentre jamais dans sa patrie, il fera tout ce qu’il pourra pour réconcilier les Athéniens avec les Lacédémoniens. Cela dit, il part pour Milet. De là, il envoie des trirèmes à Lacédémone pour chercher de l’argent, convoque l’assemblée des Milésiens et leur dit :

« Mon devoir, Milésiens, est d’obéir aux magistrats de mon pays, et j’espère que vous montrerez de votre côté le plus grand zèle à soutenir cette guerre, parce que, habitant au milieu des barbares, vous avez eu à souffrir beaucoup de leur part. Il faut donc que vous donniez l’exemple aux autres alliés, afin que nous fassions au plus tôt le plus de mal possible à l’ennemi, en attendant le retour de ceux que j’ai envoyés à Lacédémone pour rapporter de l’argent : car ce qui restait ici, Lysandre, à son départ, l’a remis à Cyrus comme superflu, et Cyrus, chaque fois que je me suis présenté chez lui, m’a renvoyé : ce qui fait que je n’ai pu me résoudre à être continuellement à sa porte. Toutefois, je vous promets de vous donner des marques de reconnaissance proportionnées aux avantages que nous remporterons, pendant que nous serons à attendre les fonds de Lacédémone. Mais, avec l’aide des dieux, montrons aux barbares que nous n’avons pas besoin de tomber en admiration devant eux pour nous venger de nos ennemis. »

Quand il a dit ces mots, plusieurs se lèvent, et surtout ceux qu’on accusait d’être au nombre de ses adversaires. La crainte les pousse à fournir les moyens de se procurer de l’argent et à s’engager eux-mêmes en particulier pour une certaine somme. Callicratidas, à l’aide de cet argent et de celui de Chios, donne à chaque matelot cinq drachmes pour la route, et part pour Méthymne de Lesbos. Les Méthymniens refusant de se rendre, vu qu’ils avaient une garnison athénienne et qu’ils tenaient pour le parti athénien, il assiége la ville et s’en empare de vive force. Les soldats pillent toutes les richesses qui s’y trouvent ; mais Callicratidas fait rassembler tous les esclaves sur l’agora, et, malgré les instances des alliés qui veulent faire vendre aussi les citoyens de Méthymne, il déclare que, tant qu’il aura le commandement, il s’opposera de tout son pouvoir à ce qu’aucun Grec soit réduit en esclavage. Le lendemain, il relâche la garnison athénienne et tous les citoyens, et fait vendre tous les esclaves qu’on a pris. Il fait dire à Conon qu’il l’empêchera bientôt d’être l’amant de la mer, et, le voyant mettre à la voile au point du jour, il le poursuit et lui coupe le chemin de Samos, afin qu’il ne puisse s’y réfugier.

Conon échappe avec ses vaisseaux, qui étaient bons marcheurs, vu qu’il avait choisi dans ses nombreux équipages les meilleurs rameurs, dont il avait garni un petit nombre de navires, et se réfugie à Mitylène avec deux des dix stratéges, Érasinide et Léon[48]. Callicratidas, qui le poursuivait avec cent soixante-dix vaisseaux, entre en même temps que lui dans le port. Conon, prévenu dans son dessein par les ennemis, se voit obligé de risquer devant le port un combat naval dans lequel il perd trente vaisseaux : les hommes s’enfuient à terre. Les Athéniens tirent ensuite à sec, sous les murs de la ville, les quarante navires qui leur restent. Alors Callicratidas jette l’ancre dans le port, bloque l’ennemi en en gardant l’entrée, et fait venir par terre une masse de Méthymniens, et par mer des troupes de Chios : il lui arrive aussi de l’argent de Cyrus.

Conon, assiégé par terre et par mer, ne pouvant se procurer de vivres nulle part, ayant à nourrir une grande quantité d’hommes dans la ville, et les Athéniens ne lui envoyant point de secours, met à la mer ses deux meilleurs navires ; il les équipe avant le jour, en choisissant les meilleurs rameurs de la flotte, fait descendre les épibates dans le creux des vaisseaux, et tend, pour les masquer, des rideaux d’abri. Le jour se passait ainsi ; le soir, dès qu’il faisait sombre, il les faisait descendre à terre, afin que sa manœuvre échappât à l’ennemi. Le cinquième jour, après s’être approvisionnés en conséquence, ils attendent jusque vers midi, et voyant alors les gardes mal faites, quelques-unes même endormies, ils voguent hors du port, un navire se dirigeant vers l’Hellespont, et l’autre gagnant le large. Aussitôt on se jette à leur poursuite ; chacun se met où il peut, on coupe les ancres ; on se réveille, on court aux armes en désordre, sur le rivage où l’on venait de dîner ; on s’embarque, on se met à la poursuite de la trirème qui a gagné la haute mer, et on l’atteint au soleil couchant ; on la prend après un combat, et on la ramène avec ses hommes vers le reste de l’armée. Mais celle qui s’était dirigée vers l’Hellespont échappe et parvient à Athènes, où elle donne la nouvelle du blocus. Cependant Diomédon arrive avec douze vaisseaux au secours de Conon et vient mouiller dans le canal des Mityléniens. Mais Callicratidas, fondant sur lui à l’improviste, lui prend dix de ses vaisseaux. Diomédon s’enfuit avec le sien et un autre.

En apprenant ce qui s’est passé ainsi que le blocus, les Athéniens décrètent un secours de cent dix vaisseaux, où ils embarquent tout ce qui est en âge de porter les armes, esclaves et hommes libres. Cette flotte est équipée en trente jours, au bout desquels elle met à la voile : elle portait aussi une nombreuse cavalerie. Ils commencent par cingler vers Samos, où ils s’adjoignent dix vaisseaux samiens ; puis ils rassemblent encore plus de trente vaisseaux des autres pays alliés, dont ils forcent les habitants à s’embarquer en masse pour l’expédition : ils réunissent de même tous les vaisseaux qu’ils avaient dehors ; de sorte que le nombre total s’élève à plus de cent cinquante.

Callicratidas, apprenant que la flotte de secours est à Samos, laisse à Mitylène cinquante vaisseaux sous le commandement d’Étéonicus, met à la voile avec les cent vingt autres, et va souper dans l’île de Lesbos, au cap Malée, vis-à-vis de Mitylène. Il se trouvait que le même jour les Athéniens soupaient aux îles Arginuses, situées vis-à-vis de Lesbos, non loin du cap Malée[49]. Apercevant des feux pendant la nuit, et apprenant que c’étaient les Athéniens, Callicratidas lève l’ancre vers minuit pour tomber sur eux à l’improviste ; mais il survient une forte pluie et des tonnerres qui l’empêchent de tenir la mer. Au point du jour, l’orage dissipé, il se dirige sur les Arginuses. Aussitôt les Athéniens s’avancent à sa rencontre, l’aile gauche en tête et dans l’ordre suivant : Aristocrate est à l’extrême gauche avec quinze vaisseaux, puis vient Diomédon avec quinze autres ; Périclès[50] est posté derrière Aristocrate, Érasinide derrière Diomédon. Après Diomédon viennent les Samiens avec dix vaisseaux rangés sur une seule ligne ; ils étaient commandés par un Samien, nommé Hippée, et suivis immédiatement par les dix vaisseaux des taxiarques, rangés aussi sur une seule ligne ; venaient ensuite les trois trirèmes des navarques et le reste de la flotte alliée. À la tête de l’aile droite est Protomachus avec quinze vaisseaux, puis Thrasyllus, avec quinze autres ; Protomachus avait avec lui Lysias avec le même nombre de vaisseaux ; Thrasyllus est appuyé par Aristogène. Ils avaient choisi cet ordre de bataille, afin d’empêcher l’ennemi de forcer leur ligne, leurs vaisseaux étant moins bons.

Les trirèmes lacédémoniennes étaient disposées en face, toutes sur un seul rang, et se préparaient à forcer la ligne ennemie pour la prendre à revers, étant plus faciles à manœuvrer. Callicratidas commandait l’aile droite. Hermon de Mégare, son second, lui dit qu’il ne ferait pas mal de se retirer, attendu que les Athéniens avaient la supériorité du nombre. Callicratidas répond que ce ne sera pas un grand malheur pour Sparte, s’il vient à mourir, mais qu’il serait honteux de fuir. Bientôt le combat s’engage : il dure longtemps ; les vaisseaux, d’abord serrés, se dispersent. Callicratidas, jeté dans la mer par un choc de son vaisseau, ne reparaît plus. Protomachus et les siens, à l’aile droite, enfoncent l’aile gauche lacédémonienne. Alors commence la déroute des Péloponésiens, qui s’enfuient, les uns à Chios, la plupart à Phocée. Les Athéniens reviennent aux Arginuses ; ils avaient perdu vingt-cinq vaisseaux avec tous leurs hommes, sauf quelques-uns qui avaient gagné terre ; la perte des Péloponésiens était de neuf vaisseaux lacédémoniens, sur dix en tout, et de plus de soixante autres appartenant aux alliés.

Les stratéges athéniens décident de charger les triérarques Théramène et Thrasybule, et quelques taxiarques, d’aller avec quarante-sept trirèmes à la recherche des vaisseaux naufragés et des hommes du bord, tandis qu’eux-mêmes, avec le reste de la flotte, cingleront vers les vaisseaux restés à l’ancre devant Mitylène, sous les ordres d’Étéonicus. Ils voulaient accomplir cette mission, mais un vent et un orage violent les en empêchent : ils restent en place et érigent un trophée. Étéonicus reçoit la nouvelle du combat par un bateau de service ; il le renvoie aussitôt, avec ordre de dire à ceux qui le montent de retourner sans bruit en arrière, de ne communiquer avec personne, et de revenir soudain vers la flotte avec des couronnes, en criant que Callicratidas a gagné la bataille et que tous les vaisseaux athéniens ont péri. Ainsi font-ils : lui même, aussitôt après leur retour, offre des sacrifices pour l’heureuse nouvelle, et ordonne en même temps aux soldats de prendre leur repas, aux marchands d’embarquer sans bruit leurs marchandises, afin de s’en aller par mer à Chios, la brise étant favorable, et aux trirèmes de suivre au plus vite. Il emmène de son côté l’armée de terre à Méthymne, après avoir mis le feu au camp. Conon, voyant les ennemis en fuite et le vent favorable, tire ses vaisseaux à la mer, vogue à la rencontre des Athéniens, qui avaient déjà quitté les Arginuses, et leur apprend la ruse d’Étéonicus. Les Athéniens poursuivent leur route jusqu’à Mitylène, d’où ils se rendent à Chios, puis ils retournent à Samos, sans avoir rien fait.


CHAPITRE VII.


Procès et condamnation des généraux qui n’ont pu ensevelir les morts.


(Avant J. C. 406.)


À Athènes, on dépose tous les généraux, excepté Conon, auquel on adjoint Adimante et Philoclès. Deux des généraux qui avaient assisté au combat naval, Protomachus et Aristogène, ne retournent point à Athènes. Dès que les six autres, Périclès, Diomédon, Lysias, Aristocrate, Thrasyllus et Érasinide, sont arrivés, Archédémus, chef du peuple et distributeur du diobole[51], propose une amende contre Érasinide, qu’il accuse dans le tribunal de s’être emparé dans l’Hellespont de sommes appartenant au peuple. Il l’accuse également pour sa gestion de stratége : le tribunal décrète l’arrestation d’Érasinide.

Ensuite les stratéges donnent des explications dans le conseil sur la bataille navale et sur la violence de la tempête. Timocrate ayant dit qu’il fallait les jeter en prison et les traduire devant le peuple, le conseil les fait arrêter. Bientôt après a lieu une assemblée, où Théramène, entre autres, accuse vivement les stratéges, déclare de toute justice qu’ils expliquent pourquoi ils n’ont pas relevé les naufragés, et, pour prouver que les stratéges n’allèguent aucune autre excuse, il lit une lettre, adressée par eux au conseil et au peuple, où ils rejettent la faute sur la tempête seulement. Chaque stratége se défend alors en quelques mots, le temps légal ne leur ayant pas été accordé. Ils racontent ce qui s’est passé : tandis qu’eux-mêmes cinglaient contre l’ennemi, ils ont confié le soin de relever les naufragés à des triérarques capables, qui avaient déjà rempli les fonctions de stratéges, à Théramène, à Thrasybule, et à d’autres du même rang. S’il faut accuser quelqu’un à propos de ces enlèvements des corps, on ne peut s’en prendre qu’à ceux qui en ont été chargés. « Et cependant, ajoutent-ils, l’accusation ne nous amènera point à mentir et à prétendre que ceux-là mêmes sont coupables : c’est la violence seule de l’orage qui a empêché d’enlever les corps. » À l’appui de cette déclaration, ils produisent comme témoins les pilotes et un grand nombre d’autres personnes de l’expédition. Ces paroles persuadent le peuple : plusieurs particuliers se lèvent et s’offrent pour caution. On décrète de remettre l’affaire à la prochaine assemblée, vu l’heure avancée qui ne permettait plus de voir les mains. En attendant, le conseil devant délibérer sur la question, on proposera au peuple la marche à suivre dans le jugement des prévenus.

Sur ces entrefaites, survient la fête des Apaturies[52], durant laquelle les frères et les parents se rassemblent les uns chez les autres. Théramène et ses adhérents préparent donc un grand nombre de gens vêtus de noir, rasés jusqu’à la peau, afin qu’ils viennent à l’assemblée comme parents des morts ; et ils persuadent à Callixène d’accuser les stratéges dans le conseil. On convoque ensuite une assemblée, où le conseil, par la bouche de Callixène, rend son arrêt : « Attendu que les accusations contre les stratéges et la défense de ces derniers ont été entendues dans l’assemblée précédente, les Athéniens sont appelés à voter tous par tribus. Pour chaque tribu seront disposées deux urnes : un héraut publiera dans chaque tribu que ceux qui regardent les stratéges comme coupables de n’avoir pas relevé les corps des vainqueurs dans le combat naval doivent déposer leur vote dans la première urne, et ceux d’un avis contraire, dans la seconde. S’ils sont déclarés coupables, ils seront punis de mort et livrés aux Onze, leurs biens confisqués, et le dixième consacré à la déesse. »

Alors un homme paraît devant l’assemblée et dit qu’il s’est sauvé sur un tonneau de farine d’orge ; qu’il a été chargé par ceux qui ont péri d’annoncer au peuple, s’il échappait, que les stratéges n’ont point recueilli ceux qui ont combattu vaillamment pour la patrie.

Cependant Euryptolème, fils de Pisianax, et quelques autres, accusent Callixène d’avoir présenté un décret contraire aux lois. Un certain nombre de voix parmi le peuple leur applaudissent, mais la masse s’écrie qu’il est fort étrange de ne pas laisser le peuple faire ce qu’il lui plaît. Là-dessus, Lyciscus prend la parole et dit qu’il faut envelopper ces gens dans le même décret que les stratéges, s’ils ne laissent pas l’assemblée tranquille : le tumulte recommence dans la foule : on est forcé de retirer l’accusation. Mais quelques-uns des prytanes disant qu’ils ne feront point voter contrairement aux lois, Callixène monte de nouveau à la tribune et répète l’accusation contre les stratéges. D’autres s’écrient qu’il faut décréter d’accusation ceux qui sont d’un avis opposé. Les prytanes effrayés consentent tous à faire voter, à l’exception de Socrate, fils de Sophronisque. Celui-ci déclare qu’il ne fera rien que de conforme aux lois. Alors Euryptolème monte à la tribune et prononce le discours suivant en faveur des stratéges :

« Athéniens, c’est pour accuser sur quelques points et pour défendre sur d’autres Périclès, mon parent, et Diomédon, mon ami intime, que je monte à cette tribune, et pour vous donner les conseils que je crois les plus utiles à toute la cité. J’accuse ces stratéges, parce qu’il se sont opposés à leurs collègues qui voulaient annoncer par une dépêche au conseil et au peuple qu’ils avaient chargé Théramène et Thrasybule de recueillir les naufragés avec quarante-sept trirèmes, et que ceux-ci ne les avaient point recueillis. Maintenant ils portent tous en commun le poids de la faute qui a été particulièrement commise, et en retour de leur philanthropie passée, ils courent aujourd’hui le risque de succomber à une intrigue ourdie par les coupables et par leurs ennemis. Mais il n’en sera point ainsi, si je puis vous convaincre d’agir suivant la justice et la religion, et si vous cherchez à savoir la vérité afin de n’avoir pas plus tard à vous repentir et à reconnaître que vous avez commis une grande faute contre les dieux et contre vous-mêmes. Je vous donne un conseil avec lequel vous ne sauriez être trompés ni par moi, ni par personne. Sachez trouver les coupables, infligez-leur le châtiment que vous voudrez, soit à tous, soit à chacun séparément ; mais accordez-leur, si ce n’est plus, du moins un jour pour leur défense, et ne vous fiez pas à d’autres plus qu’à vous-mêmes.

« Vous le savez tous, Athéniens, le décret de Canonus[53] est très-sévère : il porte que celui qui a lésé le peuple athénien, devra se défendre chargé de fers en présence du peuple, et que, s’il est déclaré coupable, il sera puni de mort et jeté dans le barathrum, ses biens confisqués et le dixième consacré à la déesse. Je demande que les stratéges soient jugés d’après ce décret, et par Jupiter, mon parent Périclès, tout le premier ; car il serait honteux pour moi de m’intéresser plus à lui qu’à l’État. Mais si cette proposition ne vous agrée point, jugez-les d’après la loi sur les sacriléges et sur les traîtres, laquelle porte que celui qui trahira l’État ou qui dérobera des objets sacrés sera jugé par un tribunal, et que, s’il est condamné, il sera inhumé hors de l’Attique et ses biens confisqués. Quelle que soit donc la loi que vous préférez, Athéniens, jugez ces hommes séparément, et divisez la journée en trois parties : dans la première vous vous rassemblerez et vous déclarerez s’ils vous paraissent coupables ou non ; la seconde sera consacrée à l’accusation ; la troisième à la défense. Grâce à ces mesures, les coupables seront frappés du plus grand châtiment ; mais ceux qui ne sont pas coupables seront libérés par vous, Athéniens, et ne périront pas innocents[54].

« Quant à vous, jugez selon la loi, et respectez les dieux et vos serments ; craignez de servir les intérêts des Lacédémoniens, en condamnant illégalement, sans forme de procès, des hommes qui viennent de les battre et de leur enlever soixante-dix navires. Que craignez-vous, pour agir avec tant de précipitation ? Est-ce que vous ne pouvez pas faire périr ou libérer qui bon vous semble, en jugeant d’après la loi, et non contre la loi, comme le voudrait Callixène, qui a persuadé au conseil de proposer au peuple de tout englober dans un seul vote ? Peut-être ferez-vous périr quelque innocent, et plus tard vous vous en repentirez. Songez alors quelle douleur stérile, surtout si c’est la mort d’un homme que vous avez à vous reprocher. Votre conduite serait étrange, si Aristarque, après avoir d’abord aboli la démocratie et livré Œnoé aux Thébains, vos ennemis[55], eût obtenu de vous un jour pour se défendre comme il l’entendait, et qu’alors tout se soit passé selon les lois, tandis que ces stratéges, qui ont tout fait à votre gré et vaincu vos ennemis, seraient privés des mêmes droits. Mais non, vous ne le voudrez pas, Athéniens : respectant ces lois que vous avez établies, et par lesquelles vous êtes devenus si grands, n’essayez jamais de rien faire contre elles.

« Reportez-vous aux circonstances mêmes qui ont causé la faute de vos stratéges. Vainqueurs dans la bataille navale, ils étaient revenus à terre : Diomédon veut que tous les vaisseaux aillent à la file les uns des autres recueillir les épaves et les naufragés, tandis qu’Érasinide demande que la flotte entière se porte au plus vite contre l’ennemi à Mytilène. Thrasyllus dit que les deux opinions peuvent se concilier, si on laisse une partie des vaisseaux Sur le lieu du combat et qu’on vogue avec les autres contre les ennemis. Cet avis prévaut : l’on décide que chacun des huit stratéges laissera trois vaisseaux de la division, auxquels on ajoutera les dix vaisseaux des taxiarques, les dix des Samiens et les trois des navarques. Cela faisait ensemble quarante-sept vaisseaux, quatre pour chacune des trirèmes submergées. Au nombre des taxiarques laissés à la tête de cette division étaient Thrasybule et Théramène, celui qui, dans l’assemblée précédente, accusait les stratéges : le reste de la flotte cingle contre l’ennemi.

« Qu’y a-t-il dans tout cela qui ne soit sage et bien concerté ? N’est-il donc pas juste que, si devant l’ennemi il y a eu des fautes, ce soient les chefs de l’expédition qui en rendent compte, et que, si ceux qui étaient commis à l’enlèvement des corps n’ont pas exécuté les ordres des stratéges, ils soient eux-mêmes traduits en jugement ? Mais je puis dire en faveur des uns et des autres que la tempête les a empêchés de rien faire de ce que les stratéges avaient ordonné. Vous en avez pour témoins ceux qui sont parvenus à se sauver eux-mêmes : parmi eux est un de vos stratéges qui a échappé au naufrage de son vaisseau, et qu’on voudrait aujourd’hui envelopper dans un même jugement avec ceux qui ont manqué à l’accomplissement de leur devoir, quoique lui-même eût eu besoin de leur secours. Athéniens, ne vous conduisez pas au milieu de la victoire et du bonheur comme le feraient des vaincus et des infortunés ; n’imputez pas à l’incurie un malheur inévitable envoyé par un dieu ; ne confondez pas l’impossibilité d’agir avec la trahison, et ne condamnez pas ceux à qui la tempête n’a pas permis d’obéir. Il serait beaucoup plus juste de récompenser avec des couronnes les vainqueurs, que de les condamner à mort en écoutant les conseils des méchants. »

Ce discours achevé, Euryptolème émet l’avis que les prévenus soient jugés suivant le décret de Canonus, chacun séparément ; l’avis du conseil était qu’on prononçât sur tous un seul et unique arrêt.

Lorsqu’on en vient au voix, la proposition d’Euryptolème est d’abord adoptée ; mais sur les protestations solennelles de Ménéclès, on procède à un second vote, par lequel on adopte la proposition du conseil ; et aussitôt après on condamne à la peine de mort les huit stratéges qui avaient livré la bataille navale. On exécute les six qui étaient présents.

Peu de temps après, les Athéniens se repentent et décrètent que ceux qui ont trompé le peuple soient cités devant l’assemblée comme coupables envers l’État, et fournissent des cautions jusqu’au jugement. Callixène était l’un d’eux. Quatre autres sont mis en cause avec lui et emprisonnés par ceux qui les cautionnaient ; mais plus tard, ils s’évadent avant le jugement, à la faveur d’une émeute où périt Cléophon. Callixène revint à Athènes avec les exilés du Pirée ; exécré de tous, il mourut de faim.





  1. Nous avons eu sous les yeux l’estimable traduction d’Aug. Turrettini, Genève, 1839. Intelligence du texte, précision, clarté, telles sont les qualités de cette traduction, dans laquelle on souhaiterait seulement un peu plus de mouvement, de rapidité, ainsi que des notes explicatives.
  2. C’est-à-dire après que les Athéniens, vainqueurs dans un combat naval, se furent emparés de Cyzique. Voy. Thucydide, VIII, cvii.
  3. Il faut ajouter : « Après que les Lacédémoniens sont de retour de la Chersonèse à Abydos, et que les Athéniens se sont portés de Cyzique à la Chersonèse. »
  4. Cf. Thucydide, VIII, xxxv et lxxxiv.
  5. Promontoire et ville de la Troade.
  6. Ville de la Chersonèse.
  7. Il avait été récemment vaincu par les Athéniens entre Sestos et Abydos.
  8. Exilé d’Athènes.
  9. Cf. Justin, V, iv.
  10. On ne le connaît que par ce passage.
  11. Ville de Thrace sur le golfe Mélas.
  12. Le texte de cette lettre est en patois lacédémonien.
  13. Matelots.
  14. L’année précédente. Cf. Thucydide, VIII, LXXXV.
  15. Entre Athènes et les frontières de la Béotie. C’était un poste fort important, d’où les Lacédémoniens inquiétaient beaucoup les Athéniens et tous ceux qui se rendaient à Athènes.
  16. C’est-à-dire lié par des rapports d’hospitalité.
  17. Ce n’est pas le grand Hannibal, fils d’Hamilcar, mais Hannibal fils de Giscon. Voy. Diodore de Sicile, XIII, xliii.
  18. Ville d’Ionie.
  19. Cité importante du temps d’Hérodote, mais seulement promontoire et port du temps de Xénophon.
  20. Montagne située à 40 stades de la ville.
  21. Cf. Thucydide, VIII, xxvi.
  22. Par les Carthaginois.
  23. Ville et promontoire de Messénie.
  24. Voy. Thucydide, III, et Diodore de Sicile, XII, lix.
  25. Les Chalcédoniens avaient abandonné le parti d’Athènes et reçu un harmoste lacédémonien.
  26. Temple d’Hercule.
  27. Théramène, Thrasyllus et Thrasybule.
  28. Habitants du voisinage de Sparte.
  29. Nouvellement admis parmi les citoyens.
  30. Célèbre par le nœud Gordien.
  31. Champ voisin d’une ville de Lydie, qui portait le même nom.
  32. Satrape de Phrygie.
  33. Ville de Laconie.
  34. Cf. Plutarque, Alcibiade, xxxiv.
  35. Sur le retour d’Alcibiade, voy., outre Plutarque, Justin, V, iv.
  36. Cf. Plutarque, Alcibiade, xxxiv.
  37. Peu de temps avant qu’Alcibiade partît d’Athènes pour Andros.
  38. Cf. Thucydide, VIII, xlviii.
  39. Près d’un franc par jour.
  40. La mine valant cent drachmes, c’est près de trois mille francs.
  41. Quinze centimes.
  42. Ville voisine de Colophon.
  43. Dans l’île de Chios.
  44. Localité inconnue.
  45. Cf. Diodore de Sicile, XIII, lxxiv.
  46. Dodwel, d’après les calculs astronomiques, affecte à cette éclipse la date du 15 avril, 406 avant J. C.
  47. Chef de la mer.
  48. Il faut y ajouter Lysias et Archestrate.
  49. Aujourd’hui le cap Saint-Ange.
  50. C’était un fils naturel du grand Périclès.
  51. C’est-à-dire chargé de donner à chaque citoyen pauvre deux oboles prélevées sur le trésor public, pour acquitter son droit d’entrée au théâtre.
  52. Fêtes de Minerve. Elles duraient trois jours et étaient inaugurées par un grand banquet des phratries athéniennes.
  53. Canonus avait fait décider que, toutes les fois que plusieurs personnes seraient accusées du même crime, on instruirait à part la cause de chacune d’elles. — Cf. Aristophane, traduction de M. Artaud, p. 504 de la Ire édition.
  54. Si l’on eût adopté ces propositions habilement présentées par Euryptolème, les accusés auraient été sauvés. Il était impossible de prouver contre eux aucune charge individuelle.
  55. Voy. Thucydide, VIII, lxvii et xcviii.