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Histoire maccaronique/2

La bibliothèque libre.
(sous le pseudonyme de Merlin Coccaie)
Adolphe Delahays (p. 24-40).



LIVRE SECOND.


Phebus avoit jà lasché hors de l’escuirie de l’Ocean ses chevaux, et, tenant en main les resnes, les faisoit monter vers le Ciel : les habitans de la ville commencent lors à se lever, n’estans encore bien delivrez du vin du soir. La plus part à leur lever baaillent, estant leur estomach chargé de la crapule. Toutefois peu à peu chacun selon la coustume se range à son affaire. La cloche appelle les Escholiers à l’étude : le Courtisan, monté sur sa hacquenée, va au Palais du Roy : l’Advocat court à l’Auditoire : le Medecin, trottant par la ville, va contempler les urines[1] : le Notaire prend la plume pour escrire choses Maccaronesques : les Boulangiers se rangent à leur four : les Mareschaux à leurs forges : le Barbier commence à esguiser ses rasoirs. Mais le Roy avec sa Court s’achemine vers l’Eglise, et fait ses prieres envers les saincts et sainctes pour soy, et pour les siens, pendant qu’en peu d’heure la Messe se dit. Icelle achevée, et s’en retournant au Palais, on luy vint dire et annoncer cette triste nouvelle, et de laquelle il n’avoit eu aucun soupçon premierement, et par dessus laquelle il n’eut scen recevoir un plus grand ennuy, en l’asseurant que Guy avoit emmené sa douce fille. Sur quoy sa face soudain se tourna en semblance de marbre blanc, et demeura en place. comme une souche, si grande fut la force de son estonnement. Quand toutefois il eut reprins son entendement. il jugea bien que tel acte estoit lasche et vilain, commis sans aucune occasion par un sien vassal plein d’ingratitude. Et, pensant à une si enorme faute, l’ire et la cholere s’amassent en luy, et la douleur qui luy pressoit le cœur ne faut à lui donner la volonté de se venger. Incontinent done il fait mettre aux champs huict bandes d’hommes armez, pour par diverses voyes s’aller mettre aux passages, et aux frontieres, et visiter les ports. Puis, par toutes les Villes, Chasteaux, Bourgs, Bourgades, et par toute la France, faict publier des Edits rigoureux, dont un chacun s’estone, et mesmes les amis de Guy, ausquels n’eust pas fallu beaucoup d’estoupes pour leur boucher le cul. Mais enfin tout le soing, tout le travail, et toute la diligence qu’on y peut apporter, fut pour neant, et les uns et les autres s’en reviennent rapportans la cornemuse au sac, comme dit le proverbe ; car Guy ne se peut retrouver. Il ne faut point dire comme le Roy mordoit sa chaine, et rongeoit ses ongles avec les dents. Il envoye en Italie (soubs pretexte d’autre chose) des espions, par l’Allemagne, par la Poulongne, par le pays d’Hongrie, et par l’Espagne. Il commande aussi d’aller en Angleterre. Mais tous enfin reviennent vers le Roy, sans avoir fait aucune rencontre de ce qu’ils cherchoient. Sa Majesté, tombant en un desespoir, se vouloit tuer, ou se couper la gorge, ou s’estrangler avec un lacz. La Fortune guidoit ces malheureux amans, et voulut bien les porter couverts de son vestement. Iceux avoyent jà oultrepassé les Alpes, sans estre retenus par aucune lassitude. Y a-il aucun travail, qui puisse lasser Amour ? Enfin ils entrent en l’heureux pays d’Italie, estant fort mal vestus en façon de vestemens de gueux, de peur qu’un espion descouvrit ces pauvres gens pour gagner le salaire promis à celuy qui les descouvriroit, qui estoit de sept mille escus. Balduine, qui n’agueres estoit portée en litiere dorée entre des Comtesses, Marquises, et Duchesses, maintenant miserable, chemine de ses pieds delicats sur les pierres et cailloux, ayant desjà sous la tendre plante de ses pieds des empoules. En cet habit ils descendent en la plaine de Lombardie : passent Milan, Parme, et la petite contrée le Resane, et entrent dans la courtoise ville de Mantoüe : Mantoüe, dis-je, qui autrefois a esté bastie par les Diables Mantois. Icelle pour lors estoit languissante sous l’inique tyran Gaïoffe, extraict et conchié d’une lasche famille. L’entrée de cette ville est la porte qu’on surnomme de Lyonne. En icelle se tenoit lors Sordelle, Prince le Goit, et Baron de Volte, et qui possedoit tout le territoire de Caprian. Cestuy-cy avoit autrefois gagné en duel et en plusieurs tournois mille prix, tant par les Gaules, par les Allemagnes, par les Espagnes, que par tous les Royaumes des tyrans, depuis le Rhin jusques à l’Empire. du Sophi. Mais iceluy, pour lors estant parvenu en un aage fort caduc pour le grand nombre d’années qu’il avoit, et estant chastré, ne faisoit plus que donner conseil aux autres. Guy, entrant avec sa pauvre femme, apperçoit Sordelle estant encor fort membru, et se tenant lors debout devant la porte de son beau et haut Palais, auquel autresfois les descendans de l’ancien Grignan avoient fait leur demeure. Incontinent Guy recogneut son compagnon d’armes ayans esté ensemble en plusieurs batailles contre les Tures et les Mores : mais toutefois, ne voulant se faire cognoistre à luy, se destourne, et, baissant le visage, prend soudain la rue, qui tire à la porte de S. George, et par icelle sort de la ville. N’ayans faict gueres plus d’un mille, ils se trouvent d’aventure près d’une grande ville, presque en grandeur pareille au Cathay, et, pour le trafic des deniers et marchandises, ressemblant à Milan ; laquelle on appelle Cipade, pour estre située au delà du Pade, autrement dit Po. Icelle, à l’occasion de ses grands Paladins, fait retentir sa renommée jusques au ciel, traverse tout le monde, et descend jusques au Royaume des Diables. Mais, combien que d’icelle fussent sortis mille vaillans personnages, soit pour gaigner le prix des tournois, soit pour combattre à cheval, ou à pied, Cipade neanmoins a tousjours esté douée de meschans. Veronne donne grande quantité de laine de ses brebis et moutons ; Bresse tire force fer de ses montagnes ; Bergame engendre des hommes avec la gorge grosse et pendante ; Pavie assouvist Milan de porreaux et de choux ; Plaisance fournit tous les pays de ses formages ; Parme produit des grosses citrouilles et gros melons ; Resan nourrit de bons courtaux ; Mantoue nourrit des bonnetiers, des car pes limoneuses. Si tu veux manger des poids et faseols, va à Cremone ; va à Cresme, si tu veux employer la fausse monnoye ; Boulongne engraisse les bœufs ; Ferrare grossit les jambes ; il n’y a Modenois, à qui la teste ne soit fantasque ; autant qu’il y a de mouches en la Poüille, autant Venise a de barques et gondoles ; le Piedmont brusle tous les ans mille sorcieres ; le Padouan engendre des paysans pires que les diables ; la belliqueuse Vincenze nous donne des chats allegres et dispos à sauter et grimper ; le Chiogeos est plus apte au gibet qu’au navire ; Ravenne a en soy des maisons vieilles, et anciennes murailles ; et Cervie sale par le monde un nombre infini de pores : et toy, Cesonne, tu ne fais pas peu de proffit avec ton soulphre ; nulle peinture se peut esgaler aux escuelles de Fayence ; la vallée de Commachie fournit de très-bonnes salades confites ; entre les Ceretans Florence porte ses vanteries ; Rome ne cherche que les morceaux frians, et qui facent lecher les plats ; autant qu’on voit de Barons par le Royaume de Naples safraniers, autant la larronnesse Calabre luy fournit de larrons ; autant d’enfans que Gennes procrée, autant de testes aiguës façonne la sage-femme ; Sienne a tousjours eslevé de belles filles Milan n’est jamais sans bruit en toutes les rues pour le martelage des artisans, pendant qu’ils forgent des boucles pour des sangles, et qu’ils percent des esguilles ; ceux qui mettent des clous aux souliers, et rabillent des savattes ; ceux qui couvrent les maisons de chaume ou ramonnent les cheminées sont Commaschiens ou Novarois : mais la très-renommée Cipade, de laquelle à présent j’escris, a tousjours eu en abondance de la riche marchandise de meschante canaille. En ce lieu donc Fortune guida les pauvres amans, et ne voulut les conduire vers de semblables larrons ; mais la premiere rencontre qu’ils feirent, pour se loger en entrant, fut la maison de Berthe, comme on dit surnommé Panade. Ce Berthe estoit un paysant et venu d’un cuisinier, et estoit tant courtois, tant guay, et gaillard, qu’il n’y avoit aucun qui fut si gay, si courtois, et gaillard que luy ; et combien qu’il fut citoyen de ville, il n’avoit eu femme, et n’en voit, et ne se soucioit pour lors d’en avoir, de peur que chassant les mouches de sa teste il ne rencontrast des cornes, et qu’il luy fallut porter et endurer un taon soubs sa queuë, qui, le tourmentant par trop, lui feit rompre le col. Toutes ses delices, et tous ses joyaux n’estoient que son jardin, et neuf brebis, avec sept chevres, une vache, un asne, un porc, une chatte, et une poule ; de là dépendoit toute la substance de son labeur, avec laquelle il cherissoit tous les bons compagnons et les passagiers, d’une face tousjours riante. Guy voyant le soleil s’aller coucher soubs les eaux, et loger ses chariots avec les grenouilles, une honte de demander à loger gratis luy rougist soudain le visage. Mais cet ennay luy apporta moins de douleur, d’autant qu’Apollo s’esvanouissant luy couvroit ceste honte par l’obscurité suivante. S’encourageant ainsi soubs la brune, il entre hardiment en la court, qui estoit fermée tout autour de murailles faites de terre et gazons meslez avec de la paille. Le mastin du logis commence à abbayer, et avec son baubau appelle son maistre, lequel avoit desjà fermé l’huis de sa petite chaulmine, Iceluy sort dehors à l’abboy de son chien, tenant en sa main droite une cuillere, et de la lumiere en la gauche ; car lors il escumoit le potage, qu’il preparoit pour son souper. « Ne voulez-vous pas, dit-il, ce soir loger avec moy ? Entrez, je vous prie, ce que j’ay est commun à un chacun. » En disant ces mots, il les emmene au-dedans de son logis, et referme la porte, et approche du feu deux sieges faits en forme de trepié, sur lesquels il fait asseoir Guy et sa femme, les voyant fort las. Pour lors il parle peu à eux ; car le temps n’estoit pas de parler beaucoup, et quand il voioit son hoste avoir faim au baailler, il avoit accoustumé entre autres propos de luy dire : Mangez quand vous avez faim, ou dormez quand vous baaillez : après que aurez remply votre panse, ce sera à vous à causer, et quand vos yeux seront saouls de dormir, estendez la peau ; ce sont les preceptes que les asnes ont meslé parmi leurs statuts. Ainsi Berthe, comme s’il eut esté muet, sans tenir autres propos à ses hostes, donne ordre à leur preparer à soupper, et faire tant qu’il en ait au moins pour trois. Il y avoit pendu à un clou un panier à son bas plancher contre un soliveau. D’iceluy il prend six œufs, desquels il y en avoit trois, qui estoient frais. Il en met trois sur la cendre près le feu, pour, après avoir iceux sué, les tirer encore mollets, afin de les humer. Il casse les trois autres pour en faire une omelette : ce fait, il sort, et ouvre une despense secrette, en laquelle la chatte avoit accoustumé de se cacher, et se tenir là à l’aguet, pour lecher et fripper quelque escuelle ; de là il prend une poignée de petits poissons, qui sont fort communs en la riviere de Mince, laquelle environne la ville de Mantouë. Toutefois les grandes annales de Cipade contiennent que Berthe n’avoit pas pour lors des ables et verons, mais que c’estoient des gardons : avec iceux il mesle des grenouilles qu’il avoit peschées avec un apast. Balduine considerant que Berthe ne pourroit accoustrer ensemble tant de viande, si elle ne luy aidoit, estant de son naturel fort courtoise, elle se leve de devant le feu, et non desdaigneuse de mettre la main à la paste, toute gentille, prend ces petits poissons, œilladant joyeusement son Guy, comme si elle parloit à lay par un seul signe, et lui disoit tels propos : « Et moi, qui suis fille de Roy, que manie-je maintenant ? » Elle se desgante, et rebrasse ses blancs et delicats bras ; elle prend le cousteau, et escaille ces poissons, les vuide, et jette la panse ; puis, escorche les grenouilles, comme si elle deschaussoit des brayes. Guy, la voyant ainsi embesongnée, ne se peut tenir de rire, considerant une femme si illustre avoir si bon cœur, et se monstrer si joyeuse contre la Fortune. Iceluy aussi, se levant de son siege, fait pareille demonstration d’estre guay et gaillard : et quittant tous les ennuis de si grands marrissons, qu’il pouvoit avoir, Il s’employe comme Balduine à donner ordre au soupper.

Il amasse de la paille, qui çà et là dedans et dehors la maison estoit espandue, et rastelle quelques petits bouts le bois et esclats, qui estoient soubs le cul du four, et les met au feu faisant une grande flambe : de peur toutefois qu’un si grand feu ne se consomme trop tost, il met dessus une poisle, et fait bouillir de l’huille pour fricasser le poisson. Balduine ceillade avec une veüe basse son homme, et, estant delivrée de melancholie, se prend à souzrire de tout ce qu’elle luy voyoit faire, ne pouvant quasi retenir sa rate. Car, contemplant cet homme, elle remarque combien il est mal propre à remuer telle poisle de cuisine, lequel, malgré qu’il en eust, la fumée, la saleté de la cheminée, le feu petillant ; contraignoient de pleurer ses pechez. Tantost il touche de sa main à son front, tantost à ses cuisses, et autrefois il frotte ses yeux : car, pour l’ardeur du feu, le front luy suoit à bon escient ; il cache ses jambes l’une sur l’autre, y sentant le feu trop aspre ; et la fumée lui bouchoit les yeux ; il mouche aussi son nez, et est contraint maudire le bois verd, qui causoit telle fumée. Balduine, riant davantage, voyant telle patience en son homme, y prenoit grand plaisir. Guy, la voyant ainsi rire, luy dit ces mots : Le sage Socrates disoit qu’il y avoit trois choses qui chassoient l’homme et le contraignoient sortir hors la maison : à sçavoir, le feu, la fumée et la femme maligne. Balduine soudain luy respond : « Ho, tu ne te soucies toutefois d’oster ceste controverse ? » Pendant telles joyeuses risées, ils se brocardent l’un l’autre sans se mordre : Berthe se resjoüit aussi, et approche du feu un petit banc à quatre pieds ; il estend sur iceluy une touaille ou nappe faite de chanvre et d’estouppe, laquelle, selon le parler de Cipade en matiere de toile, on appelle trilise ; sur icelle pour une saliere il met une boëtte, en laquelle y avoit eu autrefois de l’onguent pour la rongne, et pour chandelier, il accommode une rave creusée par un bout, dedans laquelle il met une demie chandelle, qui en bruslant perdoit une partie de son suif, se fondant et coulant le long d’icelle. Il avoit aussi preparé une salade composée de plusieurs sortes d’herbes, y jettant un peu de sel dessus et du vinaigre, et quelques gouttes d’huille tirées du crezieu, lequel il reservoit pour seulement rendre ses salades plus honorables pour ceux qui le venoient voir. Le lict n’estoit pas loing de la table, et contre iceluy estoit un poinsson de bon vin, qui ne sentoit aucunement le moisi. Il tire d’iceluy, et en emplit une grosse bouteille, et la met sur la nappe et, de peur qu’icelle devint tachée de la rougeur du vin, il nettoye le cul de la bouteille, et met dessoubs un tranchoir de bois. Puis il apporte du pain, des noix, et un fromage frais, et met le tout sur la table. Enfin, icelle se trouve garnie, et la barque est preste à sortir du port. Il ne faut plus que mettre la main aux rames, prendre des cuillieres. Cela dit, il fait un saut vers la cruche, avec laquelle un chacun lave ses mains, et les essuyent avec le panneau d’un vieil rets et filet ; et chassant et envoyant à tous les diables leurs ennuys et soucis que ces amans pouvoient avoir, ils s’assient eux trois à table, se gaudissant, et raillant ensemble, et mangent promptement la salade ; puis un chacun boit dedans un escuelle, la vuidant entierement : car qu’y a-t-il plus plaisant, qu’après voir depesché une salade, exposer à la veuë des estoiles le cul du verre ? Cela expedié, dès la premiere rencontre, ces vaillans hommes ruinent le reste en long et à travers : soudain à trois coups les ceufs sont humez. On ne sçait que deviennent les huit rosties qui estoient en une escuelle ; ils mettent en pieces cruellement les dards ou gardons, et n’en veulent laisser un seul au plat, qui puisse en renouveller la trace. Mais, avans desjà le ventre mieux farci, pour venir à l’omelette, ils laschent la boucle, et commencent à redoubler leurs propos. Berthe enfin, avec une douce et amoureuse parolle, commence et dit ces mots : « Tout ce que vostre Berthe a de bien en ce monde, il l’employe tousjours à la volonté des bons compagnons. J’incague les Roys, les Empereurs, les Papes, et Cardinaux, moyennant que je puisse manger en paix mes petits appetits, et ciboules, et qu’il me soit permis de donner à desjeuner du revenu de mes chevres à mes compagnons. Je ne sçay qui vous estes, ny où vous allez, ny d’où vous estes arrivez en ce gras et ample territoire de Cipade. Je ne veux point m’enquerir, ny sçavoir les affaires d’autruy : Neantmoins vos habits, vostre face, et votre langage, et ces parolles, ony, tant bien, ma foy, et autres semblables me demonstrent que vous estes estrangers. Mais, si n’avez aucun bien, aucune maison, aucun fond, et si ne sçavez aucun mestier, et n’avez aucune bouticque, et que Fortune vous aye rendu si denuez de tous biens, tout ce que j’ay est à vous : vivez icy avec moi ; ma vache, mon asne seront à nous trois. Qui voudra manger, si mange : qui voudra tirer du laict, si en tire. J’ay cinq journaux de bonne terre, desquels tous les ans je recueille quantité de divers fruicts, des naveaux, des raves, des choux, des concombres, des citrouilles, des porreaux, des febves nouvelles, des oignons, des aulx, des ciboules, et, par sur tout, grande quantité de melons, dont je reçoy grand proflit, aussi bien que de ma vache et de mon asne. Tout cela est au commandement de vostre Berthe, mais partionnez au mal parler de ma langue, je voulois dire au commandement des bons compagnons, comme c’est raison. Entre les gens de ce monde, il y a six mille sortes de volonté : l’un a peu de bien, et encore ce qu’il en peut avoir, il l’abandonne à un chacun. Un autre est avaricieux, ayant autant de revenu que Cosme de Medicis, ayant aussi grand nombre d’escus que Augustin Ghisi. Il ne despend rien, il ne donne rien, il espargne tout ; mais, estant miserable et malotru, il rapine, et vole ce qui appartient à autruy.

« Si j’eusse esté Roy, si Prince, si Duc, si Pape, quel contentement d’esprit, quelle paix, et quel repos la Fortune m’eust-elle pu donner plus grand que celuy que j’ay à present ? Que pauvre homme est celuy, qui estime le Turc, le Sophi, le Prete-Jan, le Soldan, Barberousse, le Pape, le Roy, les Ducs, et telles riches personnes, estre plus alegres, plus joyeux que moy, ny que les miens, ny que vous autres, et tels mandians ! Je mange en plus grande patience une gousse d’ail, que les Papes, ou autres grands Seigneurs n’avallent leur coulis, et pressis de perdrix, ou de chappons. Vous repaissez votre ventre affamé en plus grand repos d’esprit d’un pain mendié, et beuvez d’un meilleur goust, par les huys, mille restats de vin, que ne font aucuns, lesquels en esté, soubs leurs bonnets de velours, et soubs leurs rouges chapeaux, boivent leurs bons vins rafreschis en temps d’esté avec de la glace. La Caguesangue les puisse emporter[2], le cancre les tuer, la foire les puisse tourmenter de peur, et, doutans mourir pour avoir avalé de la poudre de diamant, n’ayent le loisir et espace d’entrer dedans le ventre. d’une mule fenduë ! Croyez que, si vous ne m’accordez ce contentement que je jouysse de vous, comme de mon frere, et de vous, comme de ma sœur, je ne seray aucunement content, et confesserez, qu’il n’y a aussi contentement plus doux que cestuy-cy. » Guy fut long-temps. estonné de voir une telle et si grande courtoisie en cet homme ; et à grande peine pouvoit-il croire ce qu’il oyoit, et ne se peut persuader qu’iceluy fut descendu d’un paysan ; mais pense à ce qu’il doit faire, et gratte les resveries et pensées de son suc ; car, si la honte a souffert tant de belles offres, où pense-t-il mieux pouvoir conduire son charriage ? car Balduine estoit par luy menée, comme une charrette, non seulement pour estre lassée d’un long voyage, mais pour estre devenue un gros et lourd bagage, estant desjà icelle grosse d’enfant. S’il les accepte malgré luy, quelle plus grande lascheté ? Quelle tache plus noire, et qui par aucun savon ne se peut effacer, que l’on voye le premier Baron de France, chef de tous honneurs, et la gloire de tant de beaux-faicts, qui est le plus grand Paladin du monde, prenne maintenant une trenche au lieu d’une espée, un soc pour une masse ? Pendant donc qu’il remue en son cerveau tels discours, et qu’il ramasse, de-çà, de-là, plusieurs, et diverses fantasies ; enfin ce qu’il jugea meilleur pour luy, et plus honeste, fut par luy resolu, et arresté en son entendement. Sa volonté done fut d’aller seul chercher quelques pays à conquerir, ou par guerre, ou par force, ou bien par quelques doux et paisibles moyens, et les gouverner en telle sorte qu’il y peut establir seurement un Royaume pour soy, et qu’alors il feroit à bon droit Balduine Marquise ou Duchesse, estant jà née de sang Royal. Ayant aussi resvé après telles deliberations une demie heure, il commença à parler ainsi : « Je suis, à la verité, tout honteux, ô Berthe, et n’ay point l’esprit tel que je puisse trouver aucuns propos propres pour vous declarer au moins la volonté bonne, que j’ay de vous paver tant et si belle marchandise que vous m’offrez. Regardez-nous, je vous prie, comme nous sommes mal chaussez, combien deschirez, quels vous nous voyez à present, tels nous peignez ; et ne veuillez penser, que nous ayons autre terroir, que celuy que nous trainons après nous attaché à nos souliers : et, toy, toutefois, qui surpasses autant que Nature a créé d’hommes benings et courtois, et qui as apporté du ventre de ta mere autant de gentillesse que d’amitié envers les pauvres, tu chasses la faim d’avec nous, nous saoullant de ton pain et de ton vin, et nous donnes tout ce que tu as, à nous, dis-je, pauvres et miserables tout ensemble, qui n’avons pas un liard ni denier, prests à nous voir mangez des poulx, et encore nous consoles par tes douces parolles, si nous voulons demeurer maistres et de ta personne et de ton bien. Que les Dieux, si aucun esgard ils ont envers ceux qui donnent telles commoditez aux pauvres mendians, te veuillent recompenser pour nous autres pauvretz ! Pendant que le Pole menera autour du ciel les huict spheres, et que Titan illuminera le monde empreignant les estoilles, et sa sœur, pendant que la Mer engoulera tant d’ondes, et que par ses vagues elle touchera an chariot de la Lune, la renommée de Berthe Panade sera notoire à tout le monde. Partant, maintenant je te jure, par tous les morceaux de pain, que les mendians ont mendié, ausquels nous devons tous nos biens et Royaumes ; que ainsi nous puissions oublier quelquefois Berthe Panade, comme le Soleil oublie de nous presenter tous les matins ses chevaux journaliers. Ces parolles courtoises et autres tels propos achevez, il se couche avec sa femme en un lict de plume, et Berthe se va coucher au grenier au foin, ne faillant aussi-tost de ronfler la bouche ouverte. Le jour jà approchoit, et la lueur du matin, ensemble le coq desjuché chantoit par la place son quo quo quo, et la poulle luy respondoit par son que que que, lors Guy se leve, s’habille, et puis embrasse sa femme, jettant abondance de larmes, et avec belles prieres la recommande à Berthe, jusques à ce qu’il fut de retour par la grace de Dieu. Il veult, disoit-il, aller visiter le S. Sepulchre, suivant un certain veu qu’il avoit fait : et, ayant prins son mantean, son bourdon, et son chapeau, desloge. Ayant à grande peine ouvert l’huys de la maison, Balduine tombe à l’envers esvanouye, et devenue tout en glace, pour l’extremité de sa douleur, semble comme morte, et vouloir jetter son ame dehors : Berthe soudain lui deslasse le sein, mouille son visage avec de l’eau, et la remet en vie, et peu à peu appaise son marrisson avec douces et gratieuses remonstrances, et ne cesse de luy proferer aux oreilles mille parolles, aussi douces que sucre. Balduine, estendue sur le lict, le remercie gratieusement, et le prie, et supplie ne luy vouloir desnier une seule grace, s’il desire la conservation de son honneur, à sçavoir qu’il veuille l’espouser, et qu’il ne desdaigne de recevoir d’elle un anneau. « Ce sera le repos, dit-elle, de tous deux, et un doux soulagement ; m’espousant propre à enfanter des enfans, vous cognoistrez, que je ne soüillerai point vostre honneur. » Les propos de ceste chaste Damoiselle ne despleurent à Berthe, et s’y accorda, et pronicit faire tout ce qu’elle voudroit. Mais, voulant embarcquer une telle marchandise, il pensoit en soy mesme qu’il avoit besoing d’y employer premierement huict jours au moins, et que c’estoit une matiere, laquelle meritoit estre balancée et marquée au poids, et à laquelle il falloit s’acheminer par posades, et avec pieds de plomb. Une chatte soudaine produit souvent des chatons maigres et moribonds ; qu’icelle, disoit-il, se repose cependant cachée en la chambre ; car, dit-il, il ne veut estre du nombre de ces cornus, qui cherchent à engloutir de grands biens, la gueule bée ; plustost que de cognoistre les meurs de celle, qu’on leur veut donner pour espouse, et lesquels ne se soucient aucunement, et ne font aucun estat s’ils se lient par un neud marital à quelque diablesse, qui, par ses bruits et clameurs, renverse sens dessus dessoubs toute la famille ; ou si, comme un autre Acteon, ils portent en teste un bonnet cornu. Là-dessus il sort de la chambre, et va à l’estable, et deslie ses chevres, son pourceau, son asne, sa vache, et ses brebis, et les meine tous ensen ble aux champs pasturer. Balduine demeure seule à la maison, et ne peut appaiser ses larmes, son mary estant party, et soustenant avec sa main sa teste toute pensive ; voici arriver, que soudainement ses boyaux commencent à se broüiller en son ventre avec une grande douleur : car un accouchement la presse, et est contrainte de jetter hors de haults cris ; et Balde, non encore nay, luy tire, et jette de grands espoinçonnemens, et eslancemens. Elle tremble fort, malgré qu’elle en aye ; tantost la pauvrette se jette d’un costé, tantost de l’autre, chose qui estoit pitoyable à veoir. Elle n’a point de sage-femme qui la puisse secourir, comme est la coustume. Elle appelle pour neant ses servantes, ausquelles elle souloit auparavant commander, ainsi que peut une fille de Roi : mais elle les appelle en vain, et le chat veut bien respondre gnao, mais non pas donner secours. Elle n’est point enfin tourmentée sans raison, pendant que d’icelle veut naistre toute la force et puissance des Barons. Tout ce qui doibt estre illustre, ou par lettres et sciences, ou par Mars et par la guerre, ne sort pas aisement du ventre de la mere : et, outre la coustume, vient au monde avec penible tourment. Enfin naist de Balduine la force de toute proüesse, la fleur de toute gentillesse, Balde, la foudre des batailles, la droicture de l’espée, la vigueur du bouclier parmi les armes, parmi les batailles briseur de lances, le hrandon, et boutefeu cruel contre ses ennemis, et une vraye bombarde poussée à travers plusieurs escadrons. La dureté d’aucun rocher, ny l’acier, ny aucun grand rempart, ny aucun fossé d’une grosse et forte muraille ne se pourront tenir fermes et asseurez contre le marteau pesant de sa valeur. Ce Balde naist ainsi sans secours d’aucune sage-femme, et, au contraire des petits enfans, ne feit aucun cri. Balduine, jaçoit qu’elle eust tous les membres lasches, comme sont les cercles d’un vieil tonneau, se leve, et, se soustenant d’un baston, marche lentement, et fait chauffer de l’eau : puis lave son enfant, et l’enveloppe de panneaux : se remet au lict, repose, donne la tette à son fils, le baise souvent, et ne peut saouller son envie, luy leche. les yeux, le front, et la bouche. Cet enfant ne pleure aucunement, mais guigne sa mere d’un regard joyeux : et pendant qu’il s’efforce de parler, la langue encore debile ne peut satisfaire à la volonté, mais seulement barbotte ces mots, tatta, mamam, et pappa, combien que desjà il eust grande cognoissance des choses, avant un si petit enfançon une estoille à sa naissance fort benigne. Cependant on oit le gaillard Berthe approcher de sa maison, guidant ses chevres, et son trouppeau avec un flageolet, ou avec quelques belles chansons, le ramenant d’abreuver du fleuve de Mince, et le range à l’estable : puis, entre en la chambre, et avec une face joyeuse salue ainsi Balduine Qu’y a-t-il ? bon jour : est-il pas heure de boire ? Mais, ce disant, il advise que sa famille est accrue. « O, dit-il, nos affaires commencent à se bien porter à ce que je voy : tu as esté sage-femme à toy-mesme, tu t’es servie de chambriere : cet enfant est-il masle ? Tu ris : est-ce une fille ? » Icelle tenant la veuë basse, et estant un peu rougie : C’est un fils, dit-elle, lequel je vous prie recognoistre pour vostre nepveu. » Berthe luy dit alors : Je suis donc ton frere, et oncle de ton fils ; mais je suis à present la sage-femme et nourrice de l’enfant. Cependant il lave ses mains ordes de fumier, et s’en retourne au tect, où, prenant la chevre par les cornes, et la tirant en arriere, et luy faisant eslargir les cuisses, luy prend le pys, et en tire une pleine coupe de laict, en laquelle il jette un morceau de pain ; et pendant qu’iceluy trempe dedans ce laict, il fait cuire des œufs prins au nid encore. tout chaud. Avec cela il se refait avec l’accouchée, remplit les veines, qui estoient vuides de sang, et redonne la force aux os. Mais c’est assez pour ceste heure, reserrez votre cornemuse, estuyez la sourdine, ô Muses, remplissez le flaccon : si la teste est seche, donnez à boire à la teste seche.

  1. A l’époque où Folengo écrivait sa burlesque épopée, l’examen des urines jouait un grand rôle dans la science médicale ; de nombreux et longs traités étaient composés à cet égard. Leurs titres rempliraient ici un ou deux feuillets qu’on se dispenserait de lire.
    Bornons-nous à mentionner le traité grec de Théophile, de Urinis, dont il existe diverses éditions ; les vers latins de Gilles de Corbeil, Carmina de urinaram jadicis, publiés pour la première fois en 1483, souvent réimprimés avec commentaires, et qu’un savant docteur allemand a fait reparaître à Leipzig en 1826 avec préface et notes nouvelles.
    M. Daremberg, dans ses Notices et Extraits des manuscrits médicaux, 1843, signale comme inédits les ouvrages de Magnus, de Tzetzes et de divers autres écrivains sur le même sujet.
    Ajoutons que le Fasciculus medicinæ, de Jean de Ketham, plusieurs fois réimprimé à la fin du quinzième siècle, renferme un traité intitulé Judicia urinaram, et parmi les gravures en bois qui décorent ce volume et qui sont dignes d’attention comme étant les premières qui aient représenté des sujets d’anatomie, on en trouve d’abord une qui montre une foule de verres remplis d’urine.
  2. Rabelais s’est sans doute souvenu de ce passage lorsqu’il a écrit : « Que le maulubec vous trousque. » (Prologue de Gargantua.) Ajoutons que semblables imprécations ne sont point rares dans les écrits facétieux. L’auteur d’un livret fort singulier, imprimé en 1608 (Premier acte du synode nocturne), a imité ce passage et l’a mis en dialecte languedocien : Mal sainct Anthony bous rape, mal de terre bous bire, lou maulaucis de Biterne bons trigosse. »