Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 13

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XIII. De quel danger l’empire des Portugais dans la mer Rouge a préſervé l’Europe.

L’Europe commençoit à peine à reſpirer & à ſecouer le joug de la ſervitude, qui avoit avili ſes habitans depuis les conquêtes des Romains & l’établiſſement des loix féodales. Les tyrans ſans nombre qui opprimoient des multitudes d’eſclaves, avoient été ruinés par le délire des croiſades. Pour ſoutenir ces extravagantes expéditions, ils avoient été obligés de vendre leurs terres & leurs châteaux, & d’accorder, à prix d’argent, à leurs vaſſaux quelques privilèges qui les rapprochoient enfin de la condition des hommes. Alors le droit de propriété com- mença à s’introduire parmi les particuliers ; & leur donna cette force d’indépendance, ſans laquelle la propriété n’eſt elle-même qu’une illuſion. Ainſi les premières étincelles de liberté qui aient éclairé l’Europe, furent l’ouvrage inattendu des croiſades ; & la folie des conquêtes contribua, pour la première fois, au bonheur des hommes.

Sans la découverte de Vaſco de Gama, le flambeau de la liberté s’éteignoit de nouveau, & peut-être pour toujours. Les Turcs alloient remplacer ces nations féroces, qui, des extrémités de la terre, étoient venues remplacer les Romains, pour devenir, comme eux, le fléau du genre-humain ; & à nos barbares inſtitutions, auroit ſuccédé un joug plus peſant encore. Cet événement étoit inévitable, ſi les farouches vainqueurs de l’Égypte n’euſſent été repouſſés par les Portugais dans les différentes expéditions qu’ils tentèrent dans l’Inde. Les richeſſes de l’Aſie leur aſſuroient celles de l’Europe. Maîtres de tout le commerce du monde, ils auroient eu néceſſairement la plus redoutable marine qu’on eût jamais vue. Quels obſtacles auroient pu arrêter alors ſur notre continent ce peuple, qui étoit conquérant par la nature de ſa religion & de ſa politique ?

L’Angleterre ſe déchiroit pour les intérêts de ſa liberté ; la France, pour les intérêts de ſes maîtres ; l’Allemagne, pour ceux de la religion ; l’Italie, pour les prétentions réciproques d’un tyran & d’un impoſteur. Couverte de fanatiques & de combattans, l’Europe entière reſſembloit à un malade qui, tombé dans le délire, s’ouvre les veines, & perd dans ſa fureur ſon ſang avec ſes forces. Dans cet état d’épuiſement & d’anarchie, elle n’auroit opposé aux Turcs qu’une foible réſiſtance. Plus le calme, qui ſuccède aux guerres civiles, rend les peuples redoutables à leurs voiſins, plus les troubles de la diſſenſion qui les diviſe les expoſent à l’invaſion & à l’oppreſſion. La conduite dépravée du clergé auroit encore favorisé les progrès d’un culte étranger, & nous ſerions ſans retour dans les chaînes de l’eſclavage. En effet, de tous les ſyſtêmes politiques & religieux qui affligent l’eſpèce humaine, il n’en eſt point qui laiſſe moins de carrière à la liberté que celui des Muſulmans. Dans preſque toute l’Europe, une religion étrangère au gouvernement, & dont les premiers pas ſe ſont preſque toujours faits à ſon inſu ; une morale répandue ſans ordre, ſans préciſion, dans des livres obſcurs & ſuſceptibles d’une ſeule bonne interprétation, entre une infinité de mauvaiſes ; une autorité en proie aux prêtres & aux ſouverains, qui ſe diſputent tour-à-tour le droit de commander aux hommes ; des loix politiques & civiles ſans ceſſe en contradiction avec la religion dominante, qui condamne l’inégalité & l’ambition ; une adminiſtration inquiète & entreprenante, qui, pour dominer avec plus d’empire, oppoſe continuellement une partie de l’état à l’autre partie : tous ces germes de trouble doivent entretenir dans les eſprits une fermentation violente. Eſt-il ſurprenant qu’au milieu de ces mouvemens, la nature s’éveille & crie au fond des cœurs, L’homme eſt né libre ?

Mais, ſous le joug d’une religion qui conſacre la tyrannie, en fondant le trône ſur l’autel ; qui ſemble impoſer ſilence à l’ambition, en permettant la volupté ; qui favoriſe la pareſſe naturelle, en interdiſant les opérations de l’eſprit : il n’y a point d’eſpérance pour les grandes révolutions. Auſſi les Turcs, qui égorgent ſi ſouvent leur maître, n’ont-ils jamais penſé à changer leur gouvernement. Cette idée eſt au-deſſus de leurs âmes énervées & corrompues. C’en étoit donc fait de la liberté du monde entier ; elle étoit perdue, ſi le peuple de la chrétienté, le plus ſuperſtitieux, & peut-être le plus eſclave, n’eut arrêté le progrès du fanatiſme des Muſulmans, & briſé le cours impétueux de leurs conquêtes, en leur coupant le nerf des richeſſes. Albuquerque fit plus. Après avoir pris des meſures efficaces pour qu’aucun vaiſſeau ne pût paſſer de la mer d’Arabie dans les mers des Indes, il chercha à ſe donner l’empire du golfe Perſique.