Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 14

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XIV. Les Portugais acquièrent la domination dans le golfe Perſique.

Au débouché du détroit de Moçandon, qui conduit dans ce bras de mer, eſt ſituée l’iſle de Gerun. C’eſt ſur ce rocher ſtérile qu’un conquérant Arabe bâtit dans le onzième ſiècle une ville, devenue, avec le tems, la capitale d’un royaume qui, d’un coté, s’étendoit aſſez avant dans l’Arabie, & de l’autre dans la Perſe. Ormuz avoit deux bons ports ; il étoit grand, peuplé, fortifié. Il ne devoit ſes richeſſes & ſa puiſſance qu’à ſa ſituation. Il ſervoit d’entrepôt au commerce de la Perſe avec les Indes ; commerce très-conſidérable dans un tems où les Perſans faiſoient paſſer par les ports de Syrie, ou par Caffa, la plupart des marchandiſes qui venoient de l’Aſie en Europe. Dans les ſaiſons qui permettoient l’arrivée des marchands étrangers, Ormuz étoit la ville la plus brillante & la plus agréable de l’Orient. On y voyoit des hommes de preſque toutes les parties de la terre faire un échange de leurs denrées, & traiter leurs affaires avec une politeſſe & des égards peu connus dans les autres places de commerce.

Ce ton étoit donné par les marchands du port, qui communiquoient aux étrangers une bonne partie de leur affabilité. Leurs manières, le bon ordre qu’ils entretenoient dans leur ville, les commodités, les plaiſirs de toute eſpèce qu’ils y raſſembloient : tout concouroit, avec les intérêts du commerce, à y attirer les négocians. Le pavé des rues étoit couvert de nattes très-propres, & en quelques endroits de tapis. Des toiles qui s’avançoient du haut des maiſons, rendoient les ardeurs du ſoleil ſupportables. On voyoit des cabinets à la façon des Indes, ornés de vaſes dorés, ou de porcelaine, qui contenoient des arbuſtes fleuris, ou des plantes aromatiques. On trouvoit dans les places des chameaux chargés d’eau. On prodiguoit les vins de Perſe, ainſi que les parfums & les alimens les plus exquis. On entendoit la meilleure muſique de l’Orient. Ormuz étoit rempli de belles filles des différentes contrées de l’Aſie, inſtruites dès l’enfance dans tous les arts qui varient & augmentent la volupté. On y goûtoit enfin toutes les délices que peuvent attirer & réunir l’abord des richeſſes, un commerce immenſe, un luxe ingénieux, un peuple poli & des femmes galantes.

À ſon arrivée dans les Indes, Albuquerque commença par ravager les côtes, par piller les villes dépendantes d’Ormuz. Ces dévaſtations, qui ſont plus d’un brigand que d’un conquérant, n’entroient pas naturellement dans ſon caractère : mais il ſe les permettoit, dans l’eſpérance d’engager une puiſſance, qu’il n’étoit pas en état de réduire par la force, à ſe préſenter d’elle-même au joug qu’il vouloit lui donner. Lorſqu’il crut avoir inſpiré une terreur néceſſaire à ſes deſſeins, il ſe préſenta devant la capitale, dont il ſomma le roi de ſe rendre tributaire du Portugal comme il l’étoit de la Perſe. Cette proportion fut reçue comme elle devoit l’être. Une flotte composée de bâtimens Ormuziens, Arabes & Perſans, vint combattre l’eſcadre d’Albuquerque, qui détruiſit toutes ces forces avec cinq vaiſſeaux. Le roi découragé, conſentit que le vainqueur conſtruiſit une citadelle, qui devoit également dominer la ville & ſes deux ports.

Albuquerque, qui connoiſſoit le prix du tems, ne perdit pas un moment pour hâter cette conſtruction. Il travailloit comme le dernier des ſiens. Cette activité n’empêcha pas qu’on ne remarquât le peu de monde qu’il avoit. Atar, qui, par des révolutions communes en Orient, étoit parvenu de l’eſclavage au miniſtère, rougit d’avoir ſacrifié l’état à une poignée d’étrangers. Plus habile à manier les reſſorts de la politique que ceux de la guerre, il réſolut de réparer par des artifices le mal qu’il avoit fait par ſa lâcheté. Il ſut gagner, corrompre, déſunir & brouiller ſi bien les Portugais entre eux & avec leur chef, qu’ils furent cent fois ſur le point d’en venir aux mains. Cette animoſité qui augmentoit toujours, les détermina à ſe rembarquer, au moment qu’on les avertit qu’il y avoit un complot pour les égorger. Albuquerque, qui s’affermiſſoit dans ſes idées par les obſtacles & par les murmures, prit le parti d’affamer la place, & de fermer le paſſage à tous les ſecours. Sa proie ne lui pouvoit échapper, lorſque trois de ſes capitaines l’abandonnèrent honteuſement avec leurs vaiſſeaux.

Pour juſtifier leur défection, ils ajoutèrent à la noirceur de leur infidélité, celle d’imputer à leur général les crimes les plus atroces.

Cette trahiſon força Albuquerque à renvoyer l’exécution de ſon projet au tems qu’il ſavoit n’être pas éloigné, où il auroit à ſa diſpoſition toutes les forces de ſa nation. Dès qu’il fut devenu vice-roi, il reparut devant Ormuz avec un appareil, auquel une cour corrompue, un peuple amolli, ne ſe crurent pas en état de réſiſter. On ſe ſoumit. Le ſouverain de la Perſe oſa demander un tribut au vainqueur. Albuquerque fit apporter devant l’envoyé des boulets, des grenades & des ſabres. Voilà, lui dit-il, la monnoie des tributs que paie le roi de Portugal.

Après cette expédition, la puiſſance Portugaiſe ſe trouva allez ſolidement établie dans les golfes d’Arabie & de Perſe, ſur la côte de Malabar, pour qu’on pût ſonger à l’étendre dans l’Eſt de l’Aſie.