Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 15

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XV. Etabliſſement des Portugais à Ceylan.

Il ſe préſentoit d’abord à Albuquerque l’iſle de Ceylan, qui a quatre-vingts lieues de long ſur trente dans ſa plus grande largeur. Dans les ſiècles les plus reculés, elle étoit très-connue ſous le nom de Taprobane. Le détail des révolutions qu’elle doit avoir éprouvées, n’eſt pas venu juſqu’à nous. Tout ce que l’hiſtoire nous apprend de remarquable, c’eſt que les loix y furent autrefois ſi reſpectées, que le monarque n’étoit pas plus diſpensé de leur obſervation que le dernier des citoyens. S’il les violoit, il étoit condamné à la mort ; mais avec cette diſtinction, qu’on lui épargnoit les humiliations du ſupplice. Tout commerce, toute conſolation, tous les ſecours de la vie lui étoient refusés ; & il finiſſoit misérablement ſes jours dans cette eſpèce d’excommunication.

Si les peuples connoiſſoient leurs prérogatives, cet ancien uſage du Ceylan ſubſiſteroit dans toutes les contrées de la terre ; & tant que les loix ne ſeront faites que pour les ſujets, ceux-ci s’appelleront comme ils voudront ; ils ne ſeront que des eſclaves. La loi n’eſt rien, ſi ce n’eſt pas un glaive qui ſe promène indiſtinctement ſur toutes les têtes, & qui abat ce qui s’élève au-deſſus du plan horiſontal ſur lequel il ſe meut. La loi ne commande à perſonne ou commande à tous. Devant la loi, ainſi que devant Dieu, tous ſont égaux. Le châtiment particulier ne venge que l’infraction de la loi : mais le châtiment du ſouverain en venge le mépris.

Qui oſera braver la loi, ſi le ſouverain même ne la brave pas impunément ? La mémoire de cette grande leçon dure des ſiècles, & inſpire un effroi plus ſalutaire que la mort de mille autres coupables.

Lorſque les Portugais abordèrent à Ceylan, ils la trouvèrent très-peuplée. Deux nations, différentes par les mœurs, par le gouvernement & par la religion, l’habitoient. Les Bedas, établis à la partie ſeptentrionale de l’iſle, & dans le pays le moins abondant, ſont partagés en tribus, qui ſe regardent comme une ſeule famille, & qui n’obéiffent qu’à un chef, dont l’autorité n’eſt pas abſolue. Ils ſont preſque nuds. Du reſte, ce ſont les mêmes mœurs & le même gouvernement qu’on trouve dans les montagnes d’Écoſſe. Ces tribus, unies pour la défenſe commune, ont toujours vaillamment combattu pour leur liberté, & n’ont jamais attenté à celle de leurs voiſins. On ſait peu de choſe de leur religion, & il eſt douteux qu’elles aient un culte. Elles ont peu de communication avec les étrangers. On garde à vue ceux qui traverſent les cantons qu’elles habitent. Ils y ſont bien traités, & promptement renvoyés. La jalouſie des Bedas pour leurs femmes, leur inſpire en partie ce ſoin d’éloigner les étrangers, & ne contribue pas peu à les séparer de tous les peuples. Ils ſemblent être les habitans primitifs de l’iſle.

Une nation plus nombreuſe & plus puiſſante, qu’on appelle les Chingulais, eſt maîtreſſe de la partie Méridionale. En la comparant à l’autre, nous l’appellerions une nation polie. Ils ont des habits & des deſpotes. Ils ont, comme les Indiens, la diſtinction des caſtes, mais une religion différente. Ils reconnoiſſent un être ſuprême ; & au-deſſous de lui, des divinités du ſecond, du troiſième ordre. Toutes ces divinités ont leurs prêtres. Ils honorent particulièrement dans les dieux du ſecond ordre un Buddou, qui eſt deſcendu ſur terre pour ſe rendre médiateur entre Dieu & les hommes. Les prêtres de Buddou ſont des perſonnages fort importans à Ceylan. Ils ne peuvent jamais être punis par le prince, quand même ils auroient attenté à ſa vie. Les Chingulais entendent la guerre. Ils ont ſu faire uſage de la nature de leur pays de montagnes, pour ſe défendre contre les Européens, qu’ils ont ſouvent vaincus. Ils ſont fourbes, intéreſſés, complimenteurs, comme tous les peuples eſclaves. Ils ont deux langues, celle du peuple & celle des ſavans. Par-tout où cet uſage eſt établi, il a donné aux prêtres & au gouvernement un moyen de plus pour tromper les hommes.

Les deux peuples jouiſſoient des fruits, des grains, des pâturages qui abondoient dans l’iſle. On y trouvoit des éléphans ſans nombre, des pierres précieuſes, une grande quantité d’excellente cannelle. C’étoit ſur la côte ſeptentrionale & ſur la côte de la Pêcherie, qui en eſt voiſine, que ſe faiſoit la pêche de perles la plus abondante de l’Orient. Les ports de Ceylan étoient les meilleurs de l’Inde, & ſa poſition étoit au-deſſus de tant d’avantages.

Les Portugais auroient dû, ce ſemble, établir toute leur puiſſance dans cette iſle. Elle eſt au centre de l’Orient. C’eſt le paſſage qui conduit dans les régions les plus riches. Avec peu de dépenſe en hommes & en argent, on ſeroit parvenu à la bien peupler, à la bien fortifier. Des eſcadres nombreuſes, parties de toutes les rades de cette iſle, auroient fait reſpecter le nom de ſes maîtres dans toute l’Aſie ; & les vaiſſeaux qui auroient croisé dans les parages, auroient facilement intercepté la navigation des autres nations.

Le vice-roi ne vit pas tous ces avantages, Il ne s’occupa point non plus de la côte de Coromandel, quoique plus riche que celle de Malabar. Cette dernière n’offroit que des marchandiſes de médiocre qualité, beaucoup de vivres, un peu de mauvaiſe cannelle, aſſez de poivre, du cardamome, ſorte d’épicerie dont les Orientaux font un grand uſage. La côte de Coromandel fournit les plus belles toiles de coton qu’il y ait dans l’univers. Ses habitans, la plupart naturels du pays, & moins mêlés d’Arabes & d’autres nations, ſont les peuples les plus doux & les plus induſtrieux de l’Indoſtan. D’ailleurs, en remontant la côte de Coromandel vers le Nord, on trouve les mines de Golconde. De plus, cette côte eſt admirablement placée pour recevoir les marchandiſes de Bengale & d’autres contrées.

Cependant Albuquerque n’y fît point d’établiſſement. Ceux de Saint-Thomé & de Négapatan ne furent formés qu’après lui. Il ſavoit que cette côte eſt dépourvue de ports, qu’elle eſt inabordable dans certains tems de l’année, & qu’alors des flottes n’y pourroient pas ſecourir des colonies. Enfin, il penſa qu’étant maîtres de Ceylan, ouvrage commencé par ſon prédéceſſeur d’Almeyda, & porté depuis à ſa perfection, les Portugais le ſeroient du commerce de Coromandel, s’ils s’emparoient de Malaca. C’eſt à cette conquête qu’il ſe détermina.