Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 26

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XXVI. Motifs que peut avoir la république pour ne pas laiſſer périr la compagnie.

Si la république ne regarde pas comme imaginaires les dangers que l’amour du bien général des nations nous fait preſſentir pour ſon commerce & ſes poſſeſſions des Indes, elle ne doit rien oublier pour les prévenir. C’eſt un des ſoins les plus importans qui puiſſent l’occuper. Quels avantages l’état n’a-t-il pas tiré, depuis deux ſiècles, de ces régions lointaines ? quels avantages n’en tire-t-il pas encore ?

D’abord, l’aſſociation marchande qui régit les divers établiſſemens qu’elle-même y a formés, ſans aucun ſecours du gouvernement, a ſucceſſivement acheté le renouvellement de ſon privilège. Elle obtint, en 1602, ſon premier octroi pour 55 000 liv. Vingt ans après, il fut gratuitement renouvelé. Depuis 1643, juſqu’en 1646, on ne fit que le prolonger de ſix en ſix mois, pour des raiſons qui ne nous ſont pas connues. À cette époque, un don de 3 300 000 livres le fit accorder de nouveau pour vingt-cinq ans. Ce terme n’étoit pas encore expiré, lorſqu’en 1665 le monopole fut autorisé juſqu’en 1700, à condition qu’il entretiendroit à l’état vingt bâtimens de guerre tout le tems que dureraient les hoſtilités commencées entre la république & l’Angleterre. 6 600 000 liv. méritèrent au corps privilégié la continuation de ſes opérations juſqu’en 1740. Les deux années ſuivantes, ſon ſort fut précaire. Puis il acquit de la conſiſtance pour douze ans, en payant trois pour cent de ſes répartitions, & enſuite pour vingt ans, moyennant une ſomme de 2 640 000 livres en argent ou en ſalpêtre. En 1774, ſes prérogatives furent bornées à deux ans & bientôt étendues à vingt, ſous la condition qu’il ſacrifieroit trois pour cent de ſon dividende.

Dans des tems de criſe, la compagnie a donné des ſecours au tréſor public, déjà épuisé ou prêt à l’être. On l’a, il eſt vrai, remboursée un peu plutôt un peu plus tard de ſes avances : mais une conduite ſi noble ſoulageoit & encourageoit les citoyens.

Les beſoins des flottes & des armées exigeoient beaucoup de ſalpêtre. La compagnie s’eſt obligée à le fournir à un prix modique, & a de cette manière ſoulagé le fiſc.

Les manufactures de Harlem & de Leyde voyoient diminuer tous les jours leur activité. La compagnie a retardé leur décadence & prévenu peut-être leur ruine entière en s’engageant à exporter pour 440 000 livres des étoffes ſorties de ces atteliers. Elle s’eſt auſſi ſoumiſe à les pourvoir de ſoies à des conditions qui lui ſont certainement onéreuſes.

Le revenu perpétuel de trente-trois actions & un tiers a été accordé au ſtadhouder. Il eſt à déſirer que ce ſacrifice, fait par la compagnie au premier magiſtrat de l’état, tourne au profit de la république.

Les marchandiſes qui étoient envoyées aux Indes, celles qui en arrivoient, étoient autrefois ſoumiſes à des droits aſſez conſidérables. C’étoient des formalités très-embarraſſantes. On vit, il y a trente ans, que ces impôts rendoient régulièrement 850 000 liv. & depuis cette époque, la compagnie paie cette ſomme au fiſc chaque année.

Indépendamment des charges que doit porter le corps en général, les intéreſſés ont encore à remplir des obligations particulières. Depuis plus d’un ſiècle, ils payoient annuellement à l’état ſix pour cent de la valeur primitive de chaque action. En 1777, ce droit a été réduit à quatre & demi pour cent ; & il ne pourra être augmenté de nouveau que lorſque le dividende ſera remonté au-deſſus de douze & demi pour cent. Les intéreſſés devoient encore pour chaque action un impôt, nommé Ampt-Geld, & qui de 39 livres 12 ſols eſt tombé depuis peu à 4 livres 8 ſols.

Qu’on ajoute à toutes ces taxations le profit que donnent à l’état des ventes de quarante-cinq millions, obtenues avec quatre ou cinq millions de numéraire, & dont la quatrième partie ne ſe conſomme pas ſur le territoire de la république. Qu’on y ajoute les gros bénéfices que la revente de ces marchandiſes procure à ſes négocians, & les vaſtes ſpéculations dont elle eſt la ſource. Qu’on y ajoute la multiplicité & l’étendue des fortunes particulières, faites anciennement ou de nos jours dans l’Inde. Qu’on y ajoute l’expérience que cette navigation donne à ſes matelots, l’activité qu’elle donne à ſa marine. Alors, on aura une idée juſte des reſſources que le gouvernement a trouvées dans ſes poſſeſſions d’Aſie. Le privilège exclufif qui les exploite devroit même procurer de plus grands avantages aux Provinces-Unies ; & le motif en eſt ſenſible.

Aucune nation, quel que fût ſon régime, n’a jamais douté que tous les biens qui exiſtent dans un état, ne duſſent contribuer aux dépenſes du gouvernement. La raiſon de ce grand principe, eſt à la portée de tous les eſprits. Les fortunes particulières tiennent eſſentiellement à la fortune publique. L’une ne ſauroit être ébranlée, ſans que les autres en ſouffrent. Ainſi, quand les ſujets d’un empire le ſervent de leur bourſe ou de leur perſonne, ce ſont leurs propres intérêts qu’ils défendent. La proſpérité de la patrie, eſt la proſpérité de chaque citoyen. Cette maxime, vraie dans toutes les légiſlations, eſt ſur-tout ſenſible dans les aſſociations libres. Cependant il eſt des corps dont la cauſe, ſoit par ſa nature, ſoit par ſon étendue, ſoit par ſa complication, eſt plus eſſentiellement liée à la cauſe commune. Telle eſt en Hollande la compagnie des Indes. Son commerce a eſſentiellement les mêmes ennemis que la république ; ſa sûreté ne peut avoir d’autre fondement que celle de l’état.

Les dettes publiques ont, de l’aveu de tous les hommes éclairés, ſenſiblement affoibli les Provinces-Unies, & altéré la félicité générale, par l’augmentation progreſſive des impôts, dont elles ont été la ſource. Jamais on ne ramènera la république à ſa ſplendeur primitive, ſans la décharger de l’énorme fardeau ſous lequel elle ſuccombe ; & ce ſecours, elle doit l’attendre principalement d’une compagnie qu’elle a toujours encouragée, toujours protégée, toujours favorisée. Pour mettre ce corps puiſſant en état de faire des ſacrifices & de grands ſacrifices à la patrie, il ne ſera pas néceſſaire de diminuer les bénéfices des intéreſſés : il ſuffira de le rappeller à une économie, à une ſimplicité, à une adminiſtration qui furent les principes de ſes premières proſpérités.