Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 27

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XXVII. Ancienne ſageſſe des Hollandois, & leur corruption actuelle.

Une réforme ſi néceſſaire ne ſe fera pas attendre. Cette confiance eſt due à un gouvernement qui chercha toujours à retenir dans ſon ſein une multitude de citoyens, & à n’en employer qu’un petit nombre dans ſes établiſſemens éloignés. C’étoit aux dépens de l’Europe entière, que la Hollande augmentoit ſans ceſſe le nombre de ſes ſujets.

La liberté de conſcience dont on y jouiſſoit, & la douceur des loix, y attiroient tous les hommes qu’opprimoient en cent endroits l’intolérance & la dureté du gouvernement.

Elle procuroit des moyens de ſubſiſtance à quiconque vouloit s’établir & travailler chez elle. On voyoit les habitans des pays que dévaſtoit la guerre, aller chercher en Hollande un aſyle & du travail.

L’agriculture n’y pouvoit pas être un objet conſidérable ; quoique la terre y fut très-bien cultivée : mais la pêche du hareng lui tenoit lieu d’agriculture. C’étoit un nouveau moyen de ſubſiſtance, une école de matelots. Nés ſur les eaux, ils labouroient la mer ; ils en tiroient leur nourriture ; ils s’aguerriſſoient aux tempêtes. À force de riſques, ils apprenoient à vaincre les dangers.

Le commerce de tranſport, qu’elle faiſoit continuellement d’une nation de l’Europe à l’autre, étoit encore un genre de navigation qui ne conſommoit pas les hommes, & les faiſoit ſubſiſter par le travail.

Enfin, la navigation qui dépeuple une partie de l’Europe, peuploit la Hollande. Elle étoit comme une production du pays. Ses vaiſſeaux étoient ſes fonds de terre, qu’elle faiſoit valoir aux dépens de l’étranger.

Peu de ſes habitans connoiſſoient les commodités qu’on ne pouvoit ſe procurer qu’à haut prix ; tous, ou preſque tous, ignoroient le luxe. Un eſprit d’ordre, de frugalité, d’avarice même régnoit dans toute la nation, & il y étoit entretenu avec ſoin par le gouvernement.

Les colonies étoient régies par le même eſprit.

Le deſſein de conſerver ſa population, préſidoit à ſon économie militaire. Elle entretenoit en Europe un grand nombre de troupes étrangères ; elle en entretenoit dans ſes colonies.

Les matelots, en Hollande, étoient bien payés ; & des matelots étrangers ſervoient continuellement ou ſur ſes vaiſſeaux marchands, ou ſur ſes vaiſſeaux de guerre.

Pour le commerce, il faut la tranquilité au-dedans, la paix au-dehors. Aucune nation, excepté les Suiſſes, ne chercha plus que la Hollande à ſe maintenir en bonne intelligence avec ſes voiſins ; & plus que les Suiſſes, elle chercha à maintenir ſes voiſins en paix.

La république s’étoit proposée de maintenir l’union entre les citoyens, par de très-belles loix qui indiquâſſent à chaque corps ſes devoirs, par une adminiſtration prompte & déſintéreſſée de la juſtice, par des réglemens admirables pour les négocians. Elle ſentit la néceſſité de la bonne-foi : elle en montra dans ſes traités, & elle chercha à la faire régner entre les particuliers.

Enfin, nous ne voyons en Europe aucune nation qui eût mieux combiné ce que ſa ſituation, ſes forces, ſa population lui permettoient d’entreprendre ; & qui eût mieux connu ou ſuivi les moyens d’augmenter ſa population & ſes forces. Nous n’en voyons aucune, dont l’objet étant le commerce & la liberté, qui s’appellent, s’attirent & ſe ſoutiennent, ſe ſoit mieux conduite pour conſerver l’un &i l’autre.

Mais, combien ces mœurs ſont déjà déchues & dégénérées de la ſimplicité du gouvernement républicain ! Les intérêts perſonnels qui s’épurent par leur réunion, ſe ſont iſolés entièrement ; & la corruption eſt devenue générale. Il n’y a plus de patrie, dans le pays de l’univers, qui devroit inſpirer le plus d’attachement à ſes habitans.

Quels ſentimens de patriotiſme ne devroit-on pas en effet attendre d’un peuple qui peut ſe dire à lui-même. Cette terre que j’habite ; c’eſt moi qui l’ai rendue féconde ; c’eſt moi qui l’ai embellie ; c’eſt moi qui l’ai créée. Cette mer menaçante, qui couvroit nos campagnes, ſe briſe contre les digues puiſſantes que j’ai opposées à ſa fureur. J’ai purifié cet air, que des eaux croupiſſantes rempliſſoient de vapeurs mortelles. C’eſt par moi que des villes ſuperbes preſſent la vaſe & le limon où flottoit l’Océan. Les ports que j’ai conſtruits, les canaux que j’ai creusés, reçoivent toutes les productions de l’univers que je diſpenſe à mon gré. Les héritages des autres peuples, ne ſont que des poſſeſſions que l’homme diſpute à l’homme ; celui que je laiſſerai à mes enfans, je l’ai arraché aux élémens conjurés contre ma demeure ; & j’en fuis reſté le maître. C’eſt ici que j’ai établi un nouvel ordre phyſique, un nouvel ordre moral. J’ai tout fait où il n’y avoit rien. L’air, la terre, le gouvernement, la liberté : tout eſt ici mon ouvrage. Je jouis de la gloire du paſſé ; & lorſque je porte mes regards ſur l’avenir, je vois avec ſatiſfaction que mes cendres repoſeront tranquillement dans les mêmes lieux où mes pères voyoient ſe former des tempêtes !

Que de motifs pour idolâtrer ſa patrie ! Cependant il n’y a plus de patriotiſme ; il n’y a plus d’eſprit public en Hollande. C’eſt un tout, dont les parties n’ont d’autre rapport entre elles, que la place qu’elles occupent. La baſſeſſe, l’aviliſſement & la mauvaiſe foi, ſont aujourd’hui le partage des vainqueurs de Philippe. Ils trafiquent de leur ſerment comme d’une denrée ; & ils vont devenir le rebut de l’univers, qu’ils avoient étonné par leurs travaux & par leurs vertus.

Hommes indignes du gouvernement où vous vivez, frémiſſez du moins des dangers qui vous environnent ! Avec l’âme des eſclaves, on n’eſt pas loin de la ſervitude. Le feu ſacré de la liberté, ne peut être entretenu que par des mains pures. Vous n’êtes pas dans ces tems d’anarchie, où tous les ſouverains de l’Europe, également contrariés par la nobleſſe de leurs états, ne pouvoient mettre dans leurs opérations ni ſecret, ni union, ni célérité ; où l’équilibre des puiſſances ne pouvoit être que l’effet de leur foibleſſe mutuelle. Aujourd’hui l’autorité, devenue plus indépendante, aſſure aux monarchies des avantages dont un état libre ne jouira jamais. Que peuvent oppoſer des républicains à cette ſupériorité redoutable ? Des vertus ; & vous n’en avez plus. La corruption de vos mœurs & de vos magiſtrats, enhardit par-tout les calomniateurs de la liberté ; & votre exemple funeſte reſſerre peut-être les chaînes des autres nations. Que voulez-vous que nous répondions à ces hommes, qui, par préjugé d’éducation ou par mauvaiſe foi, nous diſent tous les jours : le voilà ce gouvernement que vous exaltiez ſi fort dans vos écrits ; voilà les ſuites heureuſes de ce ſyſtême de liberté qui vous eſt ſi cher. Aux vices que vous reprochez au deſpotiſme, ils ont ajouté un vice qui les ſurpaſſe tous, l’impuiſſance de réprimer le mal. Que répondre à cette ſatyre amère de la démocratie ?

Induſtrieux Bataves, autrefois ſi pauvres, ſi braves & ſi redoutés, aujourd’hui ſi opulens & ſi foibles, craignez de retomber ſous le joug d’un pouvoir arbitraire que vous avez brisé & qui vous menace encore. Ce n’eſt pas moi qui vous le dis ; ce ſont vos généreux ancêtres qui vous crient du fond de leurs tombeaux :

« N’eſt-ce donc que pour cette ignominie que nous avons rougi les mers de notre ſang, que nous en avons abreuvé cette terre ? La misère que nous n’avons pu ſupporter, eſt celle que vous vous préparez. Cet or, que vous accumulez & qui vous eſt ſi cher, c’eſt lui qui vous a mis ſous la dépendance d’un de vos ennemis. Vous tremblez devant lui, par la crainte de perdre les richeſſes que vous lui avez confiées. Il vous commande, & vous obéiſſez. Eh ! perdez-les, s’il le faut, ces perfides richeſſes, & recouvrez votre dignité, c’eſt alors que, plutôt que de ſubir un joug, quel qu’il ſoit, vous préférerez de renverſer de vos propres mains les barrières que vous avez données à la mer, & de vous enſevelir ſous les eaux, vous, & vos ennemis avec vous.

» Mais, ſi dans l’état d’abjection & de puſillanimité où vous êtes, ſi demain il arrivoit que l’ambition ramenât une armée ennemie au centre de vos provinces ou ſous les murs de votre capitale ; parlez, que feriez-vous ? On vous annonce qu’il faut, dans un moment, ou ſe réſoudre à ouvrir les portes de votre ville, ou à crever vos digues ; vous écrieriez-vous : LES DIGUES ! LES DIGUES ! Vous pâliſſez. Ah ! nous ne le voyons que trop : il ne reſte à nos malheureux deſcendans aucune étincelle de la vertu de leurs pères.

» Par quel étrange aveuglement ſe ſont-ils donnés un maître ? Par quel aveuglement, plus étrange encore, ont-ils éternisé ſon autorité, en la rendant héréditaire ? Nous dirions : malheur à ceux qui ſe promettoient de dominer le prince par la reconnoiſſance, & la république par l’appui du prince, s’ils n’avoient été les premières victimes de leur baſſe politique, & plongés dans la retraite & l’obſcurité, les plus cruels des châtimens pour des hommes intrigans & ambitieux. Un peuple libre, un peuple commerçant qui ſe donne un maître ! Lui, à qui la liberté doit paroître d’autant plus précieuſe, qu’il eſt à craindre que ſes projets ne ſoient connus, ſes ſpéculations ſuſpendues, ſes entrepriſes traversées, les places de l’état remplies par des traîtres, & celles de ſes colonies procurées à d’indignes étrangers. Vous vous confiez dans la juſtice & les ſentimens du chef que vous avez aujourd’hui, & peut-être avez-vous raiſon. Mais qui vous a garanti que ſes vertus feront tranſmiſes à ſon ſucceſſeur, de celui-ci au ſien, & ainſi d’âge en âge à tous ceux qui naîtront de lui.

» O nos concitoyens ! ô nos enfans ! puiſſe l’avenir démentir un funeſte preſſentiment ! Mais ſi vous y réfléchiſſiez un moment, & ſi vous preniez le moindre intérêt au ſort de vos neveux, dès-à-préſent vous verriez ſe forger fous vos yeux, les fers qui leur ſont deſtinés. Ce ſont des étrangers qui couvrent les ponts de vos vaiſſeaux. Ce ſont des étrangers qui compoſent & commandent vos armées. Ouvrez les annales des nations ; liſez & frémiſſez des ſuites néceſſaires de cette imprudence. Cette opulence qui vous tient aſſoupis & ſous les pieds d’une puiſſance rivale de la vôtre ; c’eſt cette opulence même qui allumera la cupidité de la puiſſance que vous avez créée au milieu de vous. Vous en ſerez dépouillés, & en même tems de votre liberté. Vous ne ſerez plus rien : car vous chercherez en vous votre courage, & vous ne l’y trouverez point.

» Ne vous y trompez point. Votre condition préſente eſt plus fâcheuſe que la nôtre ne le fut jamais. L’avantage d’un peuple indigent qu’on opprime, eſt de n’avoir à perdre qu’une vie qui lui eſt à charge. Le malheur d’un peuple énervé par la richeſſe, c’eſt de tout perdre, faute de courage pour ſe défendre. Réveillez-vous donc. Regardez les progrès ſucceſſifs de votre dégradation. Voyez combien vous êtes deſcendus de l’état de ſplendeur où nous nous étions élevés, & tâchez d’y remonter, ſi toutefois il en eſt tems encore ».

Voilà ce que vos illuſtres & braves aieux vous diſent par ma bouche. Et que vous importe, me répondrez-vous, notre décadence actuelle & nos malheurs à venir. Êtes-vous notre concitoyen ? Avez-vous une habitation, une femme, des enfans dans nos villes ?

Et que vous importe à vous-même où je ſois né, qui je ſuis, où j’habite, ſi ce que je vous dis eſt la vérité ? Les anciens demandèrent-ils jamais à l’augure, dans quelle contrée il avoit reçu le jour, ſur quel chêne repoſoit l’oiſeau fatidique qui leur annonçoit une victoire ou une défaite ? Bataves, la deſtinée de toute nation commerçante eſt d’être riche, lâche, corrompue & ſubjuguée. Demandez-vous où vous en êtes ?


Fin du ſecond Livre.