Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 14

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XIV. État actuel du commerce dans le golfe Perſique, & de celui des Anglois en particulier.

Les révolutions ſont ſi fréquentes en Aſie, qu’il eſt impoſſible que le commerce y ſoit auſſi ſuivi que dans nos contrées. Ces événemens, joints au peu de communication qu’il y a par terre & par mer entre les différens états, doivent occaſionner de grandes variations dans l’abondance & dans la valeur des denrées. Baſſora, très-éloigné par ſa ſituation du centre des affaires, éprouve plus qu’aucune autre place cet inconvénient. Cependant, en rapprochant les tems, on peut, ſans crainte de s’écarter beaucoup de la plus exacte vérité, évaluer à douze millions les marchandiſes qui y arrivent annuellement par le golfe. Les Anglois entrent dans cette ſomme pour quatre millions ; les Hollandois pour deux ; les François, les Maures, les Indiens, les Arméniens & les Arabes, pour le reſte.

Les cargaiſons de ces nations ſont composées du riz, du ſucre, des mouſſelines unies, rayées & brodées du Bengale ; des épiceries de Ceylan & des Moluques ; de groſſes toiles blanches & bleues de Coromandel ; du cardamome, du poivre, du bois de ſandal de Malabar ; d’étoffes d’or ou d’argent, de turbans, de chaales, d’indigo de Surate ; des perles de Baharem & du café de Moka ; du fer, du plomb, des draps d’Europe. D’autres objets moins importans, viennent de différens endroits. Quelques-unes de ces productions ſont portées ſur de petits bâtimens Arabes : mais la plupart arrivent ſur des vaiſſeaux Européens, qui y trouvent l’avantage d’un fret conſidérable. Les marchandiſes ſe vendent toutes argent comptant. Elles paſſent par les mains des Grecs, des Juifs ou des Arméniens. On emploie les Banians à changer les monnoies courantes à Baſſora, en eſpèces plus eſtimées dans les Indes.

Trois canaux s’offrent pour déboucher les différentes productions réunies à Baſſora. Il en paſſe la moitié en Perſe, & elle y eſt portée par des caravanes ; parce que dans tout l’empire, il n’y a pas un ſeul fleuve navigable. La conſommation s’en fait principalement dans les provinces ſeptentrionales, un peu moins ravagées que celles du Midi. Les unes & les autres payèrent quelque tems avec des pierreries, que le pillage de l’Inde avoit rendues extrêmement communes. Dans la ſuite, elles eurent recours à des uſtenſiles de cuivre, que l’abondance de leurs mines avoit multipliés prodigieuſement. Enfin, on en eſt venu à l’or & à l’argent, qu’une longue tyrannie avoit fait enfouir, & qui ſortent tous les jours des entrailles de la terre. Si l’on ne laiſſe pas aux arbres qui fourniſſoient les gommes, & qui ont été coupés, le tems de repouſſer ; ſi les chèvres qui donnoient de ſi belles laines, ne ſe multiplient pas ; ſi les ſoies qui ſuffiſent à peine au peu de manufactures qui reſtent en Perſe, continuent à être rares ; ſi cet état ne renaît de ſes cendres, les métaux s’épuiſeront, & il faudra renoncer à cette ſource de commerce.

Le ſecond débouché eſt plus aſſuré. Il ſe fait par Bagdad, par Alep, & par toutes les villes intermédiaires, dont les négocians viennent faire leurs achats à Baſſora. Le café, les toiles, les épiceries, les autres marchandiſes qui prennent cette route, ſont payées avec de l’or, des draps François, des noix de Galle, de l’orpiment qui entre dans les couleurs, & dont les Orientaux font un grand uſage pour dépiler leur corps.

Un autre débouché beaucoup moins conſidérable, c’eſt celui du déſert. Les Arabes, voiſins de Baſſora, vont tous les ans à Alep, dans le printems, pour y vendre des chameaux. On leur confie communément pour cinq à ſix cens mille francs de mouſſelines, dont ils ſe chargent à très-bon marché. Ils reviennent dans l’automne, & rapportent des draps, du corail, de la clincaillerie, quelques ouvrages de verre & des glaces de Veniſe. Les caravanes Arabes ne ſont jamais troublées ſur leur route. Les étrangers même ne courroient point de riſque, s’ils avoient la précaution de ſe faire accompagner d’un homme de chacune des tributs qu’ils doivent rencontrer. Cette sûreté, jointe à la célérité & au bon marché, feroit univerſellement préférer le chemin du déſert à celui de Bagdad, ſi le pacha de la province, qui a établi des péages en différens endroits de ſon gouvernement, ne prenoit les plus grandes précautions pour empêcher cette communication.

Ce n’eſt qu’en ſurprenant la vigilance de ſes lieutenans, qu’on parvient à charger les Arabes de quelques marchandiſes de peu de volume.

Indépendamment de ces exportations, il ſe fait à Baſſora & dans ſon territoire, une aſſez grande conſommation, ſur-tout de café. Ces objets ſont payés avec des dattes, des perles, de l’eau-roſe & des fruits ſecs. On y ajoute des grains, lorſqu’il eſt permis d’en livrer à l’étranger.

Ce commerce s’étendroit, ſi l’on vouloit le débarraſſer des entraves qui le gênent. Mais l’activité que pourroient avoir les naturels du pays, eſt continuellement traversée par les vexations qu’on leur fait éprouver, ſingulièrement dans les lieux éloignés du centre de l’empire. Les étrangers ne ſont guère moins opprimés par des commandans, qui tirent de leurs brigandages l’avantage de ſe perpétuer dans leurs poſtes, & ſouvent de conſerver leur tête. Si cette ſoif de l’or pouvoit ſe calmer quelquefois, elle ſeroit bientôt réveillée par la rivalité des nations Européennes, qui ne travaillent qu’à ſe ſupplanter, & qui ne craignent pas d’employer, pour y réuſſir, les moyens les plus exécrables. On vit, en 1748, un exemple frappant de cette odieuſe jalouſie.

M. le baron de Knyphauſen conduiſoit le comptoir Hollandois de Baſſora, avec un ſuccès extraordinaire. Les Anglois ſe voyoient à la veille de perdre la ſupériorité qu’ils avoient acquiſe dans cette place, ainſi que dans la plupart des échelles de l’Inde. La crainte d’un événement, qui devoit également bleſſer leurs intérêts & leur vanité, les rendit injuſtes. Ils animèrent le gouvernement Turc contre une induſtrie qui lui étoit utile, & firent ordonner la confiſcation des marchandiſes & des richeſſes de leur rival.

Le facteur Hollandois, qui, ſous les occupations d’un marchand, cachoit l’âme d’un homme d’état, prend ſur le champ ſon parti en homme de génie. Il ſe retire avec ſes gens, & les débris de ſa fortune, à la petite iſle de Karek, ſituée à quinze lieues de l’embouchure du fleuve ; il s’y fortifie au point, qu’en arrêtant les bâtimens Arabes & Indiens, chargés pour la ville, il force le gouvernement à le dédommager des pertes qu’on lui a causées. Bientôt la réputation de ſon intégrité, de ſa capacité, attire à ſon iſle les armateurs des ports voiſins, les négocians même de Baſſora, & les Européens qui vont y trafiquer. Cette nouvelle colonie voyoit augmenter tous les jours ſa proſpérité, lorſqu’elle fut abandonnée par ſon fondateur.

Le ſucceſſeur de cet habile homme, ne montra pas les mêmes talens. Il ſe laiſſa chaſſer de ſa place, vers la fin de 1765, par le corſaire Arabe Mirmahana. La compagnie perdit un poſte important, & pour plus de deux millions en artillerie, en vivres & en marchandiſes.

Cet événement délivra Baſſora d’une concurrence qui nuiſoit à ſes intérêts ; mais il lui en ſurvint une autre bien plus redoutable : ce fut celle de Maſcate.

Le golfe Perſique eſt borné à ſon Occident par la côte orientale de l’Arabie. Les habitans de cette contrée n’ont pour ſubſiſtance que quelques dattes & le produit d’une pêche abondante & facile. Le peu même de bétail qu’on y peut élever ne vit que de poiſſon. Chaque petit diſtrict a un Scheik particulier, obligé de pourvoir lui-même aux beſoins de ſa famille par ſon travail ou ſon induſtrie. Au premier ſignal du moindre péril, ces peuples ſe réfugient dans des iſles voiſines, d’où ils ne regagnent le continent que lorſque l’ennemi s’eſt retiré. Il n’y eut jamais dans le pays que Maſcate qui eût des propriétés dignes d’être conſervées.

Le grand Albuquerque s’empara de cette ville en 1507, & il en ruina le commerce qu’il vouloit concentrer tout entier à Ormuz. Les Portugais voulurent l’y rappeler, après la perte de ce petit royaume. Leurs efforts furent inutiles ; & les navigateurs prirent la route de Bender-Abaſſi. On craignoit les hauteurs des anciens tyrans de l’Inde ; & perſonne ne voulut ſe fier à leur bonne-foi. Le port ne voyoit arriver de vaiſſeaux, que ceux qu’ils y conduiſoient eux-mêmes. Il n’en reçut même plus d’aucune nation, après que ces maîtres impérieux en eurent été chaſſés en 1648. Leur orgueil l’emportant ſur leur intérêt, leur ôta l’envie d’y aller ; & ils étoient encore aſſez puiſſans, pour empêcher qu’on y entrât ou qu’on en ſortit.

Le déclin de leur puiſſance invita l’habitant de Maſcate à cette même piraterie, dont il avoit été ſi long-tems la victime. Il fit des deſcentes ſur les côtes de ſes anciens oppreſſeurs ; & ſes ſuccès l’enhardirent à attaquer les petits bâtimens Maures ou Européens qui fréquentoient le golfe Perſique.

Mais il fut châtié ſi sévèrement de ſes brigandages par pluſieurs nations, ſur-tout par les Anglois, qu’il fut forcé d’y renoncer. La ville tomba dès-lors dans une obſcurité, que les troubles intérieurs & des invaſions étrangères firent durer long-tems. Le gouvernement étant enfin devenu plus régulier dans Maſcate, & dans tout le pays ſoumis à ſon iman, ſes marchés recommencèrent à être fréquentés vers l’an 1749.

Le pays conſomme par lui-même du riz, des toiles bleues, du fer, du plomb, du ſucre, quelques épiceries, qu’il paie avec de la mirrhe, de l’encens, de la gomme-arabique, & un peu d’argent. Cependant cette conſommation ne ſeroit pas ſuffiſante pour attirer les vaiſſeaux, ſi Maſcate, placé aſſez près de l’entrée de la mer Perſique, n’étoit un excellent entrepôt pour le fond du golfe. Toutes les nations commerçantes commencent à le préférer à Baſſora ; parce qu’il abrège leur voyage de trois mois ; qu’on n’y éprouve aucune vexation, que les droits y ſont réduits à un & demi pour cent. Il faut, à la vérité, porter enſuite les marchandiſes à Baſſora, où la douane exige trois pour cent : mais les Arabes naviguent à ſi bon marché ſur leurs bateaux ; ils ont une telle adreſſe pour frauder les droits, qu’il y aura toujours de l’avantage à faire les ventes à Maſcate. D’ailleurs, les dattes, le meilleur produit & le plus abondant de Baſſora, qui ſe gâtent ſouvent ſur de grands vaiſſeaux, dont la marche eſt lente, arrivent avec une extrême célérité ſur des batimens légers, au Malabar & dans la mer Rouge. Une raiſon particulière déterminera toujours les Anglois qui travaillent pour leur compte, à pratiquer Maſcate. Ils y ſont exempts de cinq pour cent qu’ils ſont obligés de payer à Baſſora, comme dans tous les autres lieux où leur compagnie a formé des établiſſemens.

Elle n’a pas ſongé à ſe fixer dans l’iſle de Baharem ; & nous ignorons pourquoi. Cette iſle, ſituée dans le golfe Perſique, a ſouvent changé de maître. Elle paſſa ſous la domination des Portugais avec Ormuz, dont elle recevoit des loix. Ces conquérans la perdirent dans la ſuite, & elle éprouva depuis un grand nombre de révolutions. Thamas-Koulikan la rendit à la Perſe, à qui elle avoit appartenu. Ce fier uſurpateur avoit alors le plus vaſte plan de domination. Il vouloit régner ſur deux mers, dont il poſſédoit quelques bords : mais s’étant aperçu qu’au lieu d’entrer dans ſes vues, ſes ſujets les traverſoient, il imagina, par une de ces volontés tyranniques qui ne coûtent rien aux deſpotes, de porter ſes ſujets du golfe Perſique ſur la mer Caſpienne, & ſes ſujets de la mer Caſpienne ſur le golfe Perſique. Cette double tranſmigration lui paroiſſoit propre à rompre les liaiſons que ces deux peuples avoient formées avec ſes ennemis, & à lui aſſurer, ſinon leur attachement, du moins leur fidélité. Sa mort anéantit ſes grands projets ; & la confuſion où tomba ſon empire, offrit à l’ambition d’un Arabe entreprenant, la facilité de s’emparer de Baharem, où il règne encore.

Cette iſle, célèbre par ſa pêche de perles, dans le tems même qu’on en trouvoit à Ormuz, à Karek, à Keſhy, dans d’autres lieux du golfe, eſt devenue bien plus importante, depuis que les autres bancs ſont épuisés, ſans que le ſien ait eſſuyé une diminution ſenſible. Cette pêche commence en avril & finit en octobre. Elle eſt renfermée dans l’eſpace de quatre à cinq lieues. Les Arabes, les ſeuls qui s’y livrent, vont coucher chaque, nuit dans l’iſle ou ſur la côte, à moins que les vents ne les empêchent de gagner la terre. Autrefois ils payoient tous un droit à des galiotes établies pour le recevoir. Depuis le dernier changement, il n’y a que les habitans de l’iſle qui aient cette ſoumiſſion pour leur Scheik, trop foible pour l’obtenir des autres.

Les perles de Baharem ſont moins blanches que celles de Ceylan & du Japon ; mais beaucoup plus groſſes que les premières, & d’une forme plus régulière que les autres. Elles tirent un peu ſur le jaune : mais on ne peut leur diſputer l’avantage de conſerver leur eau dorée ; tandis que les perles plus blanches perdent avec le tems beaucoup de leur éclat, ſur-tout dans les pays chauds. La coquille des unes & des autres, connue ſous le nom de nacre de perle, ſert en Aſie à beaucoup d’uſages.

Le produit annuel de la pêche, qui ſe fait dans les parages de Baharem, eſt eſtimé 3 600 000 livres. Les perles inégales paſſent la plupart à Conſtantinople & dans le reſte de la Turquie : les grandes y ſervent à l’ornement de la tête, & les petites ſont employées dans les broderies. Les perles parfaites doivent être réſervées pour Surate, d’où elles ſe répandent dans tout l’Indoſtan. On n’a pas à craindre d’y en voir diminuer le prix ou la conſommation. Ce luxe eſt la plus forte paſſion des femmes, & la ſuperſtition augmente le débit de cette production de la mer. Il n’eſt point de Gentil qui ne ſe faſſe un point de religion, de percer au moins une perle à ſon mariage. Quel que ſoit le ſens myſtérieux de cet uſage chez un peuple où la morale & la politique ſont en allégories, & où l’allégorie devient religion ; cet emblème de la pudeur virginale, eſt utile au commerce des perles. Celles qui n’ont pas été nouvellement forées, entrent dans l’ajuſtement ; mais ne peuvent ſervir pour la cérémonie du mariage, où l’on veut au moins, une perle neuve. Auſſi valent-elles conſtamment vingt-cinq, trente pour cent de moins, que celles qui arrivent du golfe, où elles ont été pêchées. Le Malabar n’a point de perles ; mais il a d’autres richeſſes.

Le Malabar proprement dit, n’eſt que le pays ſitué entre le cap Comorin & la rivière de Neliceram. Cependant, pour rendre la narration plus claire, en nous conformant aux idées généralement reçues en Europe, nous appellerons de ce nom tout l’eſpace qui s’étend depuis l’Indus juſqu’au cap Comorin. Nous y comprendrons même les iſles voiſines, en commençant par les Maldives.