Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 24

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XXIV. Comment les Européens ont établi leur commerce à la côte de Coromandel, & quelle extenſion ils lui ont donnée.

Le goût qu’on commençoit à prendre parmi nous pour les manufactures de Coromandel, inſpira la réſolution de s’y établir à toutes les nations Européennes, qui fréquentoient les mers des Indes. Elles n’en furent détournées, ni par la difficulté de faire arriver les marchandises de l’intérieur des terres, qui n’offiroient pas un fleuve navigable ; ni par la privation totale de ports, dans des mers qui ne sont pas tenables une partie de l’année ; ni par la stérilité des côtes, la plupart incultes & inhabitées ; ni par la tyrannie & l’instabilité du gouvernement. On pensa que l’industrie viendroit chercher l’argent ; que le Pégu fourniroit des bois pour les édifices, & le Bengale, des grains pour la subsistance ; que neuf mois d’une navigation paiſible seroient plus que suffisans pour les chargemens ; qu’il n’y auroit qu’à se fortifier, pour se mettre à couvert des vexations des foibles despotes, qui opprimoient ces contrées.

Les premières colonies furent établies sur les bords de la mer. Quelques-unes durent leur origine à la force ; la plupart se formèrent du consentsment des souverains : toutes eurent un terrein très-resserré. Leurs limites étoient fixées par une haie de plantes épineuſes qui formoit toute leur défense. Avec le tems, on éleva des fortifications. La tranquillité qu’elles procuroient & la douceur du gouvernement, multiplièrent en peu de tems le nombre des colons. L’éclat & l’indépendance de ces établiſſemens, bleſſèrent plus d’une fois les princes dans les états deſquels ils s’étoient formés : mais leurs efforts, pour les anéantir, furent inutiles. Chaque colonie vit augmenter ſes proſpérités, ſelon la meſure des richeſſes & de l’intelligence de la nation qui l’avoit fondée.

Aucune des compagnies qui exercent leur privilège excluſif au-delà du cap de Bonne-Eſpérance, n’entreprit le commerce des diamans.

Il fut toujours abandonné aux négocians particuliers ; &, par degrés, il tomba tout entier entre les mains des Anglois, ou des Juifs & des Arméniens, qui vivoient ſous leur protection. Aujourd’hui, ce grand objet de luxe & d’induſtrie eſt peu de choſe. Les révolutions arrivées dans l’Indoſtan, ont écarté les hommes de ces riches mines ; & l’anarchie, dans laquelle eſt plongé ce malheureux pays, ne permet pas d’eſpérer qu’ils s’en rapprochent. Toutes les ſpéculations de commerce à la côte de Coromandel, ſe réduiſent à l’achat des toiles de coton.

On y achète des toiles blanches, dont la fabrication n’eſt pas aſſez différente de la nôtre, pour que ſes détails puiſſent nous intéreſſer ou nous inſtruire. On y achète des toiles imprimées, dont les procédés, d’abord ſervilement copiés en Europe, ont été depuis ſimplifiés & perfectionnés par notre induſtrie. On y achète enfin des toiles peintes que nous n’avons pas entrepris d’imiter. Ceux qui croient que la cherté de notre main-d’œuvre nous a ſeule empêché d’adopter ce genre d’induſtrie, ſont dans l’erreur. La nature ne nous a pas donné les matières qui entrent dans la compoſition de ces brillantes & ineffaçables couleurs, qui font le principal mérite des ouvrages des Indes : elle nous a ſur-tout refusé les eaux néceſſaires pour les mettre heureuſement en œuvre.

Les Indiens ne ſuivent pas par-tout la même méthode pour peindre leurs toiles ; ſoit qu’il y ait des pratiques minutieuſes, particulières à certaines provinces ; ſoit que les différens ſols produiſent des drogues différentes, propres aux mêmes uſages.

Ce ſeroit abuſer de la patience de nos lecteurs, que de leur tracer la marche lente & pénible des Indiens dans l’art de peindre leurs toiles. On diroit qu’ils le doivent plutôt à leur antiquité, qu’à la fécondité de leur génie. Ce qui ſemble autoriſer cette conjecture, c’eſt qu’ils ſe ſont arrêtés dans la carrière des arts, ſans y avoir avancé d’un ſeul pas depuis pluſieurs ſiècles ; tandis que nous l’avons parcourue avec une rapidité extrême, & que nous voyons, avec une émulation pleine de confiance, l’intervalle immenſe qui nous sépare encore du terme. À ne conſidérer même que le peu d’invention des Indiens, on ſeroit tenté de croire que, depuis un tems immémorial, ils ont reçu les arts qu’ils cultivent de quelque peuple plus induſtrieux : mais quand on réfléchit que ces arts ont un rapport excluſif avec les matières, les gommes, les couleurs, les productions de l’Inde, on ne peut s’empêcher de voir qu’ils y ſont nés.

Une choſe qui pourroit ſurprendre, c’eſt la modicité du prix des toiles où l’on fait entrer toutes les couleurs. Elles ne coûtent guère plus que celles où il n’en entre que deux ou trois. Mais il faut obſerver que les marchands du pays vendent à la fois, à toutes les compagnies, une quantité conſidérable de toiles ; & que, dans les aſſortimens qu’ils fourniſſent, on ne leur demande qu’une petite quantité de toiles peintes en toutes couleurs ; parce qu’elles ne ſont pas fort recherchées en Europe.

Quoique toute la partie de l’Indoſtan, qui s’étend depuis le cap Comorin juſqu’au Gange, offre quelques toiles de toutes les eſpèces ; on peut dire que les belles ſe fabriquent dans la partie orientale, les communes au milieu, & les groſſières à la partie la plus occidentale. On trouve des manufactures dans les colonies Européennes & ſur la côte. Elles deviennent plus abondantes à cinq ou ſix lieues de la mer, ou le coton eſt plus beau & plus cultivé, où les vivres ſont à meilleur marché. On y fait des achats, qu’on pouſſe trente & quarante lieues dans les terres. Des marchands Indiens, établis dans nos comptoirs, ſont toujours chargés de ces opérations.

On convient avec eux de la quantité & de la qualité des marchandiſes qu’on veut. On en règle le prix ſur des échantillons ; & on leur donne, en paſſant le contrat, le quart ou le tiers de l’argent qu’elles doivent coûter. Cet arrangement tire ſon origine de la néceſſité où ils ſont eux-mêmes de faire, par le miniſtère de leurs aſſociés ou de leurs agens, répandus par-tout, des avances aux ouvriers, de les ſurveiller pour la sûreté de ces fonds, & d’en diminuer ſucceſſivement la maſſe, en retirant des atteliers tout ce qui eſt fini. Sans ces précautions, l’Europe ne recevroit jamais ce qu’elle demande. Les tiſſerands fabriquent, à la vérité, pour leur compte ce qui ſert à la conſommation intérieure. Ces entrepriſes qui n’exigent qu’un foible capital & un capital qui rentre toutes les ſemaines, ſont rarement au-deſſus des facultés du plus grand nombre : mais peu d’entre eux ont des moyens ſuffiſans pour exécuter ſans ſecours les toiles fines deſtinées à l’exportation ; & ceux qui le pourroient ne ſe le permettroient pas, dans la crainte bien fondée des exactions trop ordinaires ſous un gouvernement ſi oppreſſeur.

Les compagnies qui ont de la fortune ou de la conduite, ont toujours dans leurs établiſſemens une année de fonds d’avance.

Cette méthode leur aſſure, pour le tems le plus convenable, la quantité de marchandiſes dont elles ont beſoin, & de la qualité qu’elles les déſirent. D’ailleurs leurs ouvriers, leurs marchands, qui ne ſont pas un inſtant ſans occupation, ne les abandonnent jamais.

Les nations qui manquent d’argent & de crédit, ne peuvent commencer leurs opérations de commerce qu’à l’arrivée de leurs vaiſſeaux. Elles n’ont que cinq ou ſix mois, au plus, pour l’exécution des ordres qu’on leur envoie d’Europe. Les marchandiſes ſont fabriquées, examinées avec précipitation ; on eſt même réduit à en recevoir qu’on connoît pour mauvaiſes, & qu’on auroit rebutées dans un autre tems. La néceſſité de compléter les cargaiſons, & d’expédier les bâtimens avant le tems des ouragans, ne permet pas d’être difficile.

On ſe tromperoit, en penſant qu’on pourroit déterminer les entrepreneurs du pays à faire fabriquer pour leur compte, dans l’eſpérance de vendre avec un bénéfice convenable à la compagnie à laquelle ils ſont attachés. Outre qu’ils ne ſont pas la plupart aſſez riches pour former un projet ſi vaſte, ils ne ſeroient pas sûrs d’y trouver leur profit. $i des événemens imprévus empêchoient la compagnie, qui les occupe, de faire ſes armemens ordinaires, ces marchands n’auroient nuls débouchés pour leurs toiles. L’Indien, dont le vêtement, par ſa forme, exige d’autres largeurs, d’autres longueurs que celles des toiles fabriquées pour nous, n’en voudroit pas ; & les autres compagnies Européennes ſe trouvent pourvues ou aſſurées de tout ce que l’étendue de leur commerce demande, & de tout ce que leurs facultés leur permettent d’acheter. La voie des emprunts, imaginée pour lever cet embarras, n’a été, ni ne pouvoit être utile.

C’eſt un uſage immémorial dans l’Indoſtan, que tout citoyen qui emprunte, donne un titre écrit à ſon créancier. Cet acte n’eſt admis en juſtice, qu’autant qu’il eſt ſigné de trois témoins, & qu’il porte le jour, le mois, l’année de l’engagement, avec le taux de l’intérêt auquel il a été contracté. Lorſque le débiteur manque à ſes obligations, il peut être arrêté par le prêteur lui même. Jamais il n’eſt enfermé ; parce qu’on eſt bien aſſuré qu’il ne prendra pas la fuite. Il ne ſe permettroit pas même de manger, ſans en avoir obtenu la permiſſion de ſon créancier.

Les Indiens diſtinguent trois ſortes d’intérêts ; l’un, qui eſt péché ; l’autre, qui n’eſt ni péché, ni vertu ; un troiſième, qui eſt vertu : c’eſt leur langage. L’intérêt, qui eſt péché, eſt de quatre pour cent par mois ; l’intérêt qui n’eſt ni péché, ni vertu, eſt de deux pour cent par mois ; l’intérêt qui eſt vertu, eſt d’un pour cent par mois. Le dernier eſt, à leurs yeux, un acte de bienfaiſance qui n’appartient qu’aux âmes les plus héroïques. Quoique ce traitement ſoit celui qu’obtiennent les nations Européennes, qui ſont réduites à emprunter, on ſent bien qu’elles ne peuvent profiter de cette facilité, ſans courir à leur ruine.

Le commerce extérieur du Coromandel n’eſt point dans les mains des naturels du pays. Seulement, dans la partie occidentale, il y a des Mahométans, connus ſous le nom de Choulias, qui font à Naour & à Porto-Novo, des expéditions pour Achem, pour Merguy, pour Siam, pour la côte de l’Eſt. Outre les bâtimens aſſez conſidérables qu’ils emploient dans ces voyages, ils ont de moindres embarcations, pour le cabotage de la côte, pour Ceylan, pour la pêche des perles. Les Indiens de Mazulipatnam, emploient leur induſtrie d’une autre manière. Ils font venir du Bengale des toiles blanches, qu’ils teignent ou qu’ils impriment ; & vont les revendre avec un bénéfice de trente-cinq ou quarante pour cent, dans les lieux même d’où ils les ont tirées.

À l’exception de ces liaiſons, qui ſont bien peu de choſe, toutes les affaires ont paſſé aux Européens, qui n’ont, pour aſſociés, que quelques Banians, quelques Arméniens, fixés dans leurs établiſſemens. On peut évaluer à trois mille cinq cens balles, la quantité de toiles qu’on tire du Coromandel pour les différentes échelles de l’Inde. Les François en portent huit cens au Malabar, à Moka, à l’iſle de France. Les Anglois, douze cens à Bombay, au Malabar, à Sumatra & aux Philippines. Les Hollandois, quinze cens à leurs divers établiſſemens. À l’exception de cinq cens balles, deſtinées pour Manille, qui coûtent chacune 2 400 livres, les autres ſont composées de marchandiſes ſi communes, que leur valeur primitive ne s’élève pas au-deſſus de 720 livres. Ainſi, la totalité de trois mille cinq cens balles ne paſſe pas 3 360 000 liv.

Le Coromandel fournit à l’Europe neuf mille cinq cens balles, huit cens par les Danois, deux mille cinq cens par les François, trois mille par les Anglois, trois mille deux cens par les Hollandois. Parmi ces toiles, il s’en trouve une aſſez grande quantité de teintes en bleu ou de rayées en rouge & bleu, propres pour la traite des Noirs. Les autres ſont de belles bétilles, des indiennes peintes, des mouchoirs de Mazulipatnam ou de Paſſacate. L’expérience prouve que l’une dans l’autre, chacune des neuf mille cinq cens balles ne coûte que 960 livres, c’eſt donc 8 160 000 livres qu’elles doivent rendre aux atteliers dont elles ſortent.

Ni l’Europe, ni l’Aſie, ne paient entièrement avec des métaux. Nous donnons en échange, des draps, du fer, du plomb, du cuivre, du corail & quelques autres articles moins conſidérables. L’Aſie, de ſon côté, donne des épiceries, du riz, du ſucre, du bled, des dattes. Tous ces objets réunis, peuvent monter à 4 800 000 livres. Il réſulte de ce calcul, que le Coromandel reçoit en argent, 6 720 000 livres.