Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 25

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XXV. Poſſeſſions Angloiſes à la côte de Coromandel.

L’Angleterre, qui a acquis ſur cette côte la même ſupériorité qu’elle a priſe ailleurs, y a formé pluſieurs établiſſemens.

Divicoté ſe préſente le premier. Ce fut le colonel Lawence qui s’en empara en 1749. Des conſidérations politiques déterminèrent le roi de Tanjaor à céder ce qu’on lui avoit pris, & à y ajouter un territoire de trois milles de circonférence. La place paſſa en 1758 ſous la domination Françoiſe, mais pour rentrer bientôt après, ſans fortifications, ſous le joug des premiers conquérans. Ils ſe flattoient d’en faire un poſte important. C’étoit une opinion aſſez généralement reçue que le Colram, qui baigne ſes murs, pouvoit être mis en état de recevoir de grands vaiſſeaux. La côte de Coromandel n’auroit plus été ſans port ; & la puiſſance en poſſeſſion de la ſeule rade qui s’y ſeroit trouvée, auroit eu un puiſſant moyen de guerre & de commerce dont auroient été privées les nations rivales. Il faut que des obſtacles imprévus aient rendu le projet impraticable, puiſque ce poſte a été abandonné & remis à un fermier pour une redevance de quarante-cinq à cinquante mille livres.

Les Anglois achetèrent, en 1686, Goudelour, avec un territoire de huit milles le long de la côte, & de quatre milles dans l’intérieur des terres. Cette acquiſition, qu’ils avoient obtenue d’un prince Indien, pour la ſomme de 742 500 livres, leur fut aſſurée par les Mogols, qui s’emparèrent du Carnate peu de tems après. Faiſant réflexion dans la ſuite que la place, qu’ils avoient trouvée toute établie, étoit à plus d’un mille de la mer, & qu’on pouvoit lui couper les ſecours qui lui ſeroient deſtinés ; ils bâtirent, à une portée de canon, la fortereſſe de Saint-David, à l’entrée d’une rivière & ſur le bord de l’Océan Indien. Il s’eſt élevé, dans la ſuite, trois aldées, qui, avec la ville & la fortereſſe, forment une population de ſoixante mille âmes. Leur occupation eſt de teindre en bleu, ou de peindre les toiles qui viennent de l’intérieur des terres, & de fabriquer pour quinze cens mille francs, des plus beaux baſins de l’univers. Le ravage que les François portèrent, en 1758, dans cet établiſſement, & la deſtruction de ſes fortifications, ne lui firent qu’un mal paſſager. Son activité paroit même augmentée, quoiqu’on n’ait pas rebâti Saint-David, & qu’on ſe ſoit contenté de mettre Goudelour en état de faire une médiocre réſiſtance. Un revenu de 144 000 liv. couvre tous les frais que peut occaſionner cette colonie. Mazulipatnam préſente des utilités d’un autre genre.

Cette ville, ſituée à l’embouchure du Kriſna, ſert de port aux provinces qui formoient autrefois le royaume de Golconde, & à d’autres contrées avec qui elle entretient un commerce facile par de très-beaux chemins & par la rivière. C’étoit anciennement le marché le plus actif, le plus peuplé, le plus riche de l’Indoſtan. Les grands établiſſemens que formèrent ſucceſſivement les Européens ſur la côte de Coromandel, lui firent beaucoup perdre de ſon importance. Il parut poſſible aux François de lui redonner quelque choſe de ſon premier éclat, & ils s’en rendirent les maîtres en 1750. Neuf ans après, elle paſſa de leurs mains dans celles de l’Angleterre, qui en eſt encore en poſſeſſion.

Ces derniers ſouverains n’ont pas réuſſi, & ne réuſſiront jamais à rendre Mazulipatnam ce qu’il étoit très-anciennement : mais leurs efforts n’ont pas été tout-à-fait perdus. Comme les plantes qui ſervent à la teinture des toiles ſont plus abondantes & de meilleure qualité ſur ſon territoire que par-tout ailleurs, on eſt parvenu à reſſuſciter quelques manufactures, & à en étendre d’autres. Cependant cette acquiſition ſera toujours moins utile aux Anglois par les marchandiſes qu’ils y achèteront, que par celles qu’ils y pourront vendre. De tems immémorial, les peuples de l’intérieur venoient en caravanes ſe pourvoir de ſel ſur cette côte. Ils y accourent aujourd’hui de plus loin & en plus grand nombre que jamais, & emportent, avec cette denrée d’abſolue néceſſité, beaucoup de lainages, beaucoup d’autres ouvrages de l’induſtrie Européenne. Ce mouvement, qui a procuré aux douanes une augmentation conſidérable, croîtra néceſſairement, à moins qu’il ne ſoit arrêté par quelqu’une de ces révolutions qui changent ſi ſouvent & ſi cruellement la face de cette riche partie du globe.

La Grande-Bretagne y poſſède encore les provinces de Condavir, de Moutafanagar, d’Elour, de Ragimendri & de Chicakol, qui s’étendent ſix cens milles ſur la côte, & qui s’enfoncent depuis trente juſqu’à quatre-vingt-dix milles dans les terres. Les François, qui ſe les étoient fait céder durant leur courte proſpérité, les perdirent à l’époque de leurs imprudences & de leurs malheurs. Elles redevinrent, mais pour peu de tems, une portion de la ſoubabie du Décan, dont on les avoit comme arrachées. En 1766, il fallut les céder aux Anglois, dont l’inſatiable ambition étoit ſoutenue par des intrigues adroitement conduites, & par des forces redoutables. On reſpecta les colonies que les nations rivales avoient formées dans ce grand eſpace : mais Vizagapatnam & les autres comptoirs du peuple dominateur, reçurent une activité nouvelle, & on en augmenta le nombre. Le pays ſortit un peu de l’état d’anarchie où une foule de petits tyrans le tenoient plongé. Il donne 9 000 000 liv. de revenu, dont on ne rend que 2 025 000 liv. au prince Indien qui en a été dépouillé. Ses exportations ſont actuellement cinq fois plus conſidérables qu’elles ne l’étoient il y a dix années.

La maſſe du travail augmente à meſure que les Zémindars, qui n’étoient originairement que des fermiers, ſont dépouillés de l’autorité abſolue qu’ils avoient uſurpée durant les troubles de leur patrie ; à meſure qu’on les réduit à l’impoſſibilité de ſe faire mutuellement la guerre ; à meſure que les diſtricts ſoumis à leur juriſdiction ſouffrent moins de leurs vexations. Les proſpérités ſeroient plus rapides & plus éclatantes, ſi le gouvernement Anglois vouloit préſerver des inondations du Kriſna & du Guadavery un territoire immenſe qu’ils couvrent ſix mois de l’année ; ſi ces eaux étoient ſagement diſtribuées pour l’arroſement des campagnes ; ſi ces deux fleuves étoient joints par un canal de navigation. Les anciens Indiens eurent l’idée de ces travaux. Peut-être même furent-ils commencés. Les gens éclairés les jugent au moins peu diſpendieux & très-praticables.

Mais combien ſeroit vain l’eſpoir de cette amélioration ! on ne craindra pas d’être accusé d’injuſtice en ſoupçonnant que la compagnie s’occupe bien davantage de l’acquiſition de l’Orixa, province qui s’étend, ſur les bords de la mer, depuis ſes poſſeſſions de Golconde juſqu’aux rives du Gange, qui lui ſont également ſoumiſes.

Avant 1736, cette contrée faiſoit partie du Bengale. À cette époque, les Marattes s’en emparèrent, & en ſont encore les maîtres. Ils reſpectèrent les comptoirs Européens & s’établirent dans l’intérieur des terres. C’eſt Naagapour qui eſt leur capitale. Quarante mille chevaux compoſent leurs forces militaires. Leurs peuples s’occupent ſpécialement à filer du coton qu’ils vont vendre ſur la côte. Un ſi grand démembrement du riche empire qu’ils ont conquis dans cette partie du globe, déplaît aux Anglois ; & leur ambition eſt de l’y rejoindre.

Quoi qu’il en ſoit, les marchandiſes achetées ou fabriquées dans les établiſſemens formés par cette nation entre le cap Comorin & le Gange, ſont toutes réunies à Madras.

Cette ville fut bâtie il y a plus d’un ſiècle, par Guillaume Langhorne, dans le pays d’Arcate & ſur le bord de la mer. Comme il la plaça dans un terrein ſablonneux, tout-à-fait aride, & entièrement privé d’eau potable, qu’il faut aller puiſer à plus d’un mille ; on chercha les raiſons qui pouvoient l’avoir déterminé à ce mauvais choix. Ses amis prétendirent qu’il avoit eſpéré, ce qui eſt en effet arrivé, d’attirer à lui tout le commerce de Saint-Thomé ; & ſes ennemis l’accusèrent de n’avoir pas voulu s’éloigner d’une maîtreſſe qu’il avoit dans cette colonie Portugaiſe.

Madras eſt divisé en ville blanche & en ville noire. La première, plus connue en Europe ſous le nom de Fort Saint-George, n’eſt habitée que par les Anglois. Elle n’eut pendant long-tems que peu & de mauvaiſes fortifications : mais on y a ajouté depuis peu des ouvrages conſidérables. La ville noire, autrefois entièrement ouverte, a été, après 1767, entourée d’une bonne muraille & d’un large foſſé rempli d’eau. Cette précaution & la ruine de Pondicheri y ont réuni trois cens mille hommes, Juifs, Arméniens, Maures ou Indiens.

À un mille de ce grand établiſſement eſt Chepauk, où la cour du nabab d’Arcate eſt fixée depuis 1769.

Le territoire de Madras n’étoit rien anciennement. Il s’étend actuellement cinquante milles à l’Oueſt, cinquante milles au Nord, & cinquante milles au Sud. On voit ſur ce vaſte eſpace des manufactures conſidérables qui augmentent chaque jour, des cultures aſſez variées qui deviennent de jour en jour plus floriſſantes. Ces travaux occupent cent mille âmes.

Ces conceſſions furent le prix du plan que les Anglois avoient formé de donner le Carnate à Mamet-Alikan, des combats qu’ils avoient livrés pour le maintenir dans le poſte où ils l’avoient élevé, du bonheur qu’ils avoient eu de détruire la puiſſance Françoiſe, toujours diſposée à renverſer leur ouvrage.

L’heureux nabab ne tarda pas à recueillir le fruit de ſa reconnoiſſance. Pour leur intérêt & pour le ſien, ſes protecteurs entreprirent de reculer les bornes de ſon autorité & de ſes états. Avant que le gouvernement Mogol eût dégénéré en anarchie, pluſieurs princes Indiens, pluſieurs princes Maures devoient faire paſſer leurs tributs au Carnate, qui lui-même devoit les verſer dans le tréſor de l’Empire. Depuis que tous les reſſorts s’étoient relâchés, cette double obligation n’étoit plus remplie. Les Anglois affermirent l’indépendance du pays qu’ils regardoient comme leur apanage : mais ils voulurent que les provinces qui lui avoient été ſubordonnées rentrâſſent dans leurs premiers liens. Les plus foibles obéirent. D’autres plus puiſſantes osèrent réſiſter. Elles furent aſſervies.

Ces moyens réunis ont formé à Mamet-Alikan une domination très-étendue & un revenu de 31 500 000 livres. Il ne cède de cette ſomme que 9 000 000 livres aux Anglois, chargés de la défenſe de ſes fortereſſes & de ſes états ; de ſorte qu’il lui reſte 22 500 000 livres pour ſes dépenſes perſonnelles & pour ſon gouvernement civil.

La compagnie Angloiſe avoit ſur la côte de Coromandel des poſſeſſions précieuſes, dix-huit mille Cipayes bien diſciplinés & trois mille cinq cens hommes de troupes blanches. Elle diſpoſoit librement de toutes les forces du Carnate. La ſeule nation Européenne, qui aurait pu lui donner de l’ombrage, étoit écrasée. La jouiſſance paiſible de tant d’avantages lui paroiſſoit aſſurée ; lorſqu’en 1767, elle ſe vit attaquée par Ayder-Alikan, ſoldat de fortune qui, après avoir appris de nous l’art militaire, avoit fait de grandes conquêtes, & s’étoit rendu maître du Mayſſor. Cet aventurier, hardi & actif, à la tête de la meilleure armée qu’eut jamais commandée un général Indien, entra fièrement dans les contrées que la valeur Britannique étoit chargée de défendre. La guerre ſe tourna en ruſes, comme le vouloit ce génie artificieux. L’expérience lui ayant appris à redouter l’infanterie & l’artillerie deſtinées à le combattre, il ſe refuſa le plus qu’il lui fut poſſible à des actions régulières, & ſe contenta de roder autour de ſon ennemi, de le harceler, d’enlever ſes fourrageurs, de lui couper les vivres ; tandis que ſa cavalerie ravageoit les campagnes, pilloit les provinces, portoit la déſolation juſqu’aux portes de Madras. Ces calamités firent déſirer aux Anglois un accommodement ; & ils réuſſirent à l’obtenir après deux ans d’une guerre deſtructive & peu honorable.

Depuis cette époque, la compagnie a eu pour principe d’empêcher qu’Ayder-Alikan, les Marattes, & le ſouba du Décan, les trois principales puiſſances de la péninſule, ne fiſſent des conquêtes ou ne formâſſent entre elles une union étroite. Tant que cette politique lui réuſſira, elle conſervera ſa prépondérance ſur la côte de Coromandel : mais il lui faudra augmenter ſon revenu qui, en 1773, ne s’élevoit pas au-deſſus de 2 419 680 l. ou diminuer les dépenſes qui, à la même époque, étoient de 26 397 585 livres. Ce ne ſera qu’après ce changement qu’elle ſera en état de protéger efficacement ſes établiſſemens de Sumatra.