Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 10

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X. Étendue du commerce de Surate. Révolutions qu’il a éprouvées.

Nulle part elles n’étoient à la mode comme à Surate, la ville la plus riche, la plus peuplée de l’Inde. Elle commença à décheoir en 1664. Le fameux Sevagi la ſaccagea, & en emporta vingt-cinq à trente millions. Le pillage eût été infiniment plus conſidérable, ſi les Anglois & les Hollandois n’avoient échappé au malheur public, par l’attention qu’ils avoient eu de fortifier leurs comptoirs ; & ſi le château où l’on avoit retiré tout ce qu’on avoit de plus précieux, n’eut été hors d’inſulte. Cette perte inſpira des précautions. On entoura la ville de murs, pour prévenir un pareil déſaſtre. Il étoit réparé, lorſque les Anglois arrêtèrent en 1686, par une coupable & honteuſe avidité, tous les bâtimens que Surate expédioit pour différentes mers. Ce brigandage, qui dura trois ans, détourna de ce fameux entrepôt la plupart des branches de commerce qui ne lui appartenoient pas en propre. Il fut preſque réduit à ſes richeſſes naturelles.

D’autres pirates ont depuis infeſté ſes parages, & troublé à diverſes repriſes ſes expéditions. Ses caravanes même, qui tranſportoient les marchandiſes à Agra, à Delhy, dans tout l’empire, n’ont pas été toujours reſpectées par les ſujets des rajas indépendans, qu’on trouve ſur différentes routes. On avoit imaginé autrefois un moyen ſingulier pour la sûreté de ces caravanes : c’étoit de les mettre ſous la protection d’une femme ou d’un enfant d’une race ſacrée, chez les peuples qu’on avoit à craindre. Lorſque ces brigands approchoient pour piller, le gardien menaçoit de ſe donner la mort, s’ils perſiſtoient dans leur réſolution ; & ſi l’on ne cédoit pas à ſes remontrances, il ſe la donnoit effectivement.

Les hommes irréligieux, que le reſpect pour un ſang révéré de leur nation n’avoit pas arrêtés, étoient excommuniés, dégradés, exclus de leur cafte. La crainte de ces peines rigoureuſes enchaînoit quelquefois l’avarice : mais depuis que tout eſt en combuſtion dans l’Indoſtan, aucune conſidération n’y peut éteindre la ſoif de l’or.

Malgré ces malheurs, Surate eſt encore une ville de grand commerce. Tout le Guzurate verſe dans ſes magaſins, le produit de ſes innombrables manufactures. Une grande partie eſt tranſportée dans l’intérieur des terres ; le reſte paſſe, par le moyen d’une navigation ſuivie, dans toutes les parties du globe. Les marchandiſes les plus connues, ſont les douttis, groſſe toile écrue qui ſe conſomme en Perſe, en Arabie, en Abyſſinie, ſur la côte orientale de l’Afrique, & les toiles bleues qui ont la même deſtination, & que les Anglois & les Hollandois placent utilement dans leur commerce de Guinée.

Les toiles de Cambaie, à carreaux bleus & blancs, qui ſervent de mante en Arabie & en Turquie. Il y en a de groſſières, il y en a de fines, il y en a même où l’on mêle de l’or, pour l’uſage des gens riches.

Les toiles blanches de Barokia, ſi connues ſous le nom de Baftas. Comme elles ſont d’une fineſſe extrême, elles ſervent pour le caftan d’été des Turcs & des Perſans. L’eſpèce de mouſſeline terminée par une raie d’or, dont ils font leurs turbans, ſe fabrique dans le même lieu.

Les toiles peintes d’Amadabad, dont les couleurs ſont auſſi vives, auſſi belles, auſſi durables que celles De Coromandel : on s’en habille en Perſe, en Turquie, en Europe. Les gens riches de Java, de Sumatra, des Moluques, en font des pagnes & des couvertures.

Les gazes de Bairapour, les bleues ſervent en Perſe & en Turquie à l’habillement d’été des hommes du commun, & les rouges à celui des gens plus diſtingués. Les Juifs, à qui la Porte a interdit la couleur blanche, s’en ſervent pour leurs turbans.

Les étoffes mêlées de ſoie & de coton, unies, rayées, ſatinées, mêlées d’or & d’argent. Si leur prix n’étoit pas ſi conſidérable, elles pourroient plaire à l’Europe même, malgré la médiocrité de leur deſſin, par la vivacité des couleurs, par la belle exécution des fleurs. Elles durent peu : mais c’eſt à quoi l’on ne regarde guère dans les sérails de Turquie & de Perſe, où s’en fait la conſommation.

Quelques étoffes purement de ſoie, appelées tapis. Ce ſont des pagnes de pluſieurs couleurs, fort recherchées dans l’Eſt de l’Inde. Il s’en fabriqueroit davantage, ſi l’obligation d’y employer des matières étrangères, n’en augmentoit trop le prix.

Les chaales, draps très-légers, très-chauds & très-fins, fabriqués avec des laines de Cachemire. On les teint en différentes couleurs, & l’on y mêle des fleurs & des rayures. Ils ſervent à l’habillement d’hiver en Turquie, en Perſe, & dans les contrées de l’Inde où le froid ſe fait ſentir. On fait avec cette laine precieuſe des turbans d’une aune de large, & d’un peu plus de trois aunes de long, qui ſe vendent juſqu’à mille écus. Quoiqu’elle ſoit miſe quelquefois en œuvre à Surate, les plus beaux ouvrages ſortent de Cachemire même.

Indépendamment de la quantité prodigieuſe de coton que Surate emploie dans ſes manufactures, elle en envoie annuellement ſept ou huit mille balles au moins dans le Bengale. La Chine, la Perſe & l’Arabie réunies en reçoivent beaucoup davantage, lorſque la récolte eſt très-abondante. Si elle eſt médiocre, tout le ſuperflu va ſur le Gange, où le prix eſt toujours plus avantageux.

Quoique Surate reçoive en échange de ſes exportations des porcelaines de la Chine ; des ſoies de Bengale & de Perſe ; des mâtures & du poivre de Malabar ; des gommes, des dattes, des fruits ſecs, du cuivre, des perles de Perſe ; des parfums & des eſclaves d’Arabie ; beaucoup d’épiceries des Hollandois ; du fer, du plomb, des draps, de la cochenille, quelques clinquailleries des Anglois : la balance lui eſt ſi favorable, qu’il lui revient tous les ans en argent vingt-cinq ou vingt-ſix millions. Le profit augmenteroit de beaucoup, ſi la ſource des richeſſes de la cour de Delhy n’étoit pas détournée.

Cette balance cependant ne pourroit jamais redevenir auſſi conſidérable qu’elle l’étoit, lorſqu’en 1668 les François s’établirent à Surate. Leur chef ſe nommoit Caron. C’étoit un négociant d’origine Françoiſe, qui avoit vieilli au ſervice de la compagnie de Hollande. Hamilton raconte que cet habile homme qui s’étoit rendu agréable à l’empereur du Japon, en avoit obtenu la permiſſion de bâtir dans l’iſle où étoit le comptoir qu’il dirigeoit, une maiſon pour le compte de ſes maîtres. Ce bâtiment devint un château, ſans aucune défiance des naturels du pays, qui n’entendent rien aux fortifications. Ils ſurprirent des canons qu’on envoyoit de Batavia, & inſtruiſirent la cour de ce qui ſe paſſoit. Caron reçut ordre d’aller à Jedo rendre compte de ſa conduite. Comme il ne put alléguer rien de raiſonnable pour ſa juſtification, il fut traité avec beaucoup de ſévérité & de mépris. On lui arracha poil à poil la barbe ; on lui mit un bonnet & un habit de fou ; on l’expoſa en cet état à la risée publique, & il fut chaſſé de l’empire. L’accueil qu’il reçut à Java acheva de le dégoûter des intérêts qu’il avoit embraſſés ; & un motif de vengeance l’attacha à la compagnie Françoiſe, dont il devint l’agent.