Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 12

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XII. Les François ſont appellés à Siam. Deſcription de ce royaume.

Quelques prêtres des miſſions étrangères avoient prêché l’évangile à Siam. Ils s’y étoient fait aimer par leur morale & par leur conduite. Simples, doux, humains, ſans intrigue & ſans avarice, ils ne s’étoient rendus ſuſpects ni au gouvernement, ni aux peuples ; ils leur avoient inſpiré du reſpect & de l’amour pour les François en général, pour Louis XIV en particulier.

Un Grec d’un eſprit inquiet & ambitieux, nommé Conſtantin Phaulcon, voyageant a Siam, avoit plu au prince, & en peu de tems il étoit parvenu à l’emploi de principal miniſtre, ou barcalon, charge à-peu-près ſemblable à celle de nos anciens maires du palais.

Phaulcon gouvernoit deſpotiquement le peuple & le roi. Ce prince étoit foible, valétudinaire & ſans poſtérité. Son miniſtre forma le projet de lui ſuccéder, peut-être même celui de le détrôner. On ſait que ces entrepriſes ſont auſſi faciles & auſſi communes dans les pays ſoumis aux deſpotes, qu’elles ſont difficiles & rares dans les pays où le prince règne par la juſtice ; dans les pays où ſon autorité a pour principes, pour meſure & pour règle des loix fondamentales & immuables dont la garde eſt confiée à des corps de magiſtrature éclairés & nombreux. Là, les ennemis du ſouverain ſe montrent les ennemis de la nation. Là, ils ſe trouvent arrêtés dans leurs projets, par toutes les forces de la nation ; parce que, en s’élevant contre le chef de l’état, ils s’élèvent contre les loix qui ſont les volontés communes & immuables de la nation.

Phaulcon imagina de faire ſervir les François à ſon projet, comme quelques ambitieux s’étoient ſervis auparavant d’une garde de ſix cens Japonois, qui avoient diſpoſé plus d’une fois de la couronne de Siam. Il envoya en 1684 des ambaſſadeurs en France pour y offrir l’alliance de ſon maître, des ports aux négocians François, & pour y demander des vaiſſeaux & des troupes.

La vanité faſtueuſe de Louis XIV tira un grand parti de cette ambaſſade. Les flatteurs de ce prince digne d’éloges, mais trop loué, lui perſuadèrent que ſa gloire répandue dans le monde entier lui attirait les hommages de l’Orient. Il ne ſe borna pas à jouir de ces vains honneurs. Il voulut faire uſage des diſpoſitions du roi de Siam en faveur de la compagnie des Indes, & plus encore en faveur des miſſionnaires. Il fit partir une eſcadre ſur laquelle il y avoit plus de jéſuites que de négocians ; & dans le traité qui fut conclu entre les deux rois, les ambaſſadeurs de France dirigés par le jéſuite Tachard, s’occupèrent beaucoup plus de religion que de commerce.

La compagnie avoit cependant conçu les plus grandes eſpérances de l’établiſſement de Siam, & ces eſpérances étoient fondées. Ce royaume, quoique coupé par une chaîne de montagnes qui va ſe réunir aux rochers de la Tartarie, eſt d’une fertilité ſi prodigieuſe, qu’une grande partie des terres cultivées y rend deux cens pour un. Il y en a même, qui, ſans les travaux du laboureur, ſans le ſecours de la ſemence, prodiguent d’abondantes récoltes de riz. Moiſſonné comme il eſt venu, ſans ſoin & ſans attention, ce grain abandonné, pour ainſi dire, à la nature, tombe & meurt dans le champ où il eſt né, pour ſe reproduire dans les eaux du fleuve qui traverſe le royaume.

Peut-être n’y a-t-il point de contrée ſur la terre où les fruits ſoient en auſſi grande abondance, auſſi variés, auſſi ſains que dans cette terre délicieuſe. Elle en a qui lui ſont particuliers ; & ceux qui lui ſont communs avec d’autres climats, ont un parfum, une ſaveur qu’on ne leur trouve point ailleurs. La terre toujours chargée de ces tréſors ſans ceſſe renaiſſans, couvre encore ſous une légère ſuperficie des mines d’or, de cuivre, d’aiman, de fer, de plomb & de calin, cet étain ſi recherché dans toute l’Aſie.

Le deſpotiſme le plus affreux rend inutile tant d’avantages. Un prince corrompu par la puiſſance même, opprime du fond de ſon sérail par ſes caprices, ou laiſſe opprimer par ſon indolence les peuples qui lui ſont ſoumis. À Siam, il n’y a que des eſclaves & point de ſujets. Les hommes y ſont divisés en trois claſſes. Ceux de la première compoſent la garde du monarque, cultivent ſes terres, travaillent aux ateliers de ſon palais. La ſeconde eſt deſtinée aux travaux publics, à la défenſe de l’état. Les derniers ſervent les magiſtrats, les miniſtres, les premiers officiers du royaume. Jamais un Siamois n’eſt élevé à un emploi diſtingué, qu’on ne lui donne un certain nombre de gens de corvée. Ainſi les gages des grandes places ſont bien payés à la cour de Siam ; parce que ce n’eſt pas en argent, mais en hommes qui ne coûtent rien au prince. Ces malheureux ſont inſcrits dès l’âge de ſeize ans dans des regiſtres. À la première ſommation, chacun doit ſe rendre au poſte qui lui eſt aſſigné, ſous peine d’être mis aux fers, ou condamné à la baſtonnade.

Dans un pays où les hommes doivent ſix mois de leur travail au gouvernement ſans être payés ni nourris, & travaillent les autres ſix mois pour gagner de quoi vivre toute l’année : dans un ſol pays, la tyrannie doit s’étendre des perſonnes aux terres. Il n’y a point de propriété. Les fruits délicieux, qui ſont la richeſſe des jardins du monarque & des grands, ne croiſſent pas impunément chez les particuliers. Si les ſoldats envoyés pour la viſite des vergers, y trouvent quelque arbre dont les productions ſoient précieuſes, ils ne manquent jamais de le marquer pour la table du deſpote ou de ſes miniſtres. Le propriétaire en devient le gardien ; & quand le tems de cueillir les fruits eſt arrivé, il en eſt reſponſable, ſous des peines ou des traitemens ſévères.

C’eſt peu que les hommes y ſoient eſclaves de l’homme, ils le ſont même des bêtes. Le roi de Siam entretient un grand nombre d’éléphans. Ceux de ſon palais ſont traités avec des honneurs & des ſoins extraordinaires. Les moins diſtingués ont quinze eſclaves à leur ſervice, continuellement occupés à leur couper de l’herbe, des bananes, des cannes à ſucre. Ces animaux qui ne ſont d’aucune utilité réelle, flattent tellement l’orgueil du prince, qu’il meſure plutôt ſa puiſſance ſur leur nombre, que ſur celui de ſes provinces.

Sous prétexte de les bien nourrir, leurs conducteurs les font entrer dans les terres & dans les jardins pour les dévaſter, à moins qu’on ne ſe rédime de cette vexation par des préſens continuels. Perſonne n’oſeroit fermer ſon champ aux éléphans du roi, dont pluſieurs ſont décorés de titres honorables & élevés aux premières dignités de l’état.

Ces horreurs nous révoltent : mais avons-nous le droit de ne pas y ajouter foi, nous qui nous vantons de quelque philoſophie & d’un gouvernement plus doux, & qui cependant vivons dans un empire, où le malheureux habitant de la campagne eſt jeté dans les fers s’il oſe faucher ſon pré ou traverſer ſon champ pendant l’appariade ou la ponte des perdrix ; où il eſt obligé de laiſſer ronger le bois de ſa vigne par des lapins & ravager ſa moiſſon par des biches, des cerfs, des ſangliers ; & où la loi l’enverroit aux galères, s’il avoit eu la témérité de frapper du fouet ou du bâton un de ces animaux voraces ?

Tant d’eſpèces de tyrannie font que les Siamois déteſtent leur patrie, quoiqu’ils la regardent comme le meilleur pays de la terre. La plupart ſe dérobent à l’oppreſſion en fuyant dans les forets, où ils mènent une vie sauvage, cent fois préférable à celle des ſociétés corrompues par le despotisme. Cette défection est devenue si considérable, que, depuis le port de Mergui jusqu’à Juthia, capitale de l’empire, on marche huit jours entiers sans trouver la moindre population, dans des plaines immenses, bien arroſées, dont le sol est excellent, & où l’on découvre les traces d’une ancienne culture. Ce beau pays est abandonné aux tigres.

On y voyoit autrefois des hommes. Indépendamment des naturels du pays, il étoit couvert de colonies qu’y avoient successivement formées toutes les nations situées à l’Est de l’Asie. Cet empressement tiroit son origine du commerce immense qui s’y faisoit. Tous les historiens attestent qu’au commencement du seizième siècle, il arrivoit tous les ans un très-grand nombre de vaisseaux dans ses rades. La tyrannie qui commença peu de tems après, anéantit successivement les mines, les manufactures, l’agriculture. Avec elles diſparurent les négocians étrangers, les nationaux même. L’état tomba dans la confuſion & dans la langueur qui en est la suite. Les François, à leur arrivée, le trouvèrent parvenu à ce point de dégradation. Il étoit en général pauvre, ſans arts, ſoumis à un deſpote qui voulant faire le commerce de ſes états, ne pouvoit que l’anéantir. Le peu d’ornemens & de marchandiſes de luxe qui ſe conſommoient à la cour & chez les grands étoient tirés du Japon. Les Siamois avoient un reſpect extrême pour les Japonois, un goût excluſif pour leurs ouvrages.