Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 11

La bibliothèque libre.

XI. Établiſſement des Portugais ſur la rivière des Amazones.

L’Amazone, ce fleuve ſi renommé par l’étendue de ſon cours, ce grand vaſſal de la mer, à laquelle il va porter le tribut qu’il a reçu de tant d’autres vaſſaux, ſemble puiſer ſes ſources dans cette multitude de torrens, qui, deſcendus de la partie orientale des Andes, ſe réuniſſent dans un terrein ſpacieux, pour en compoſer cette rivière immenſe. Cependant l’opinion la plus commune la fait ſortir du lac de Lauricocha, comme d’un réſervoir des Cordelières, ſitué dans le corrégiment de Guanuco, à trente lieues de Lima, vers les onze degrés de latitude auſtrale. Dans ſa marche de mille à onze cens lieues, elle reçoit un nombre prodigieux d’autres rivières, dont pluſieurs ont un fort long cours, & ſont très-larges & très-profondes. Ses eaux forment une infinité d’iſles, trop ſouvent ſubmergées pour pouvoir être cultivées. Elle entre enfin dans l’océan ſous l’équateur même, par une embouchure large de cinquante lieues.

Cette embouchure fut découverte en 1500 par Vincent Pinçon, un des compagnons de Colomb ; & ſa ſource, à ce qu’on croit, en 1538, par Gonzale Pizarre. Son lieutenant Orellana s’embarqua ſur ce fleuve, & en parcourut toute l’étendue. Il eut à combattre un grand nombre de nations, qui embarraſſoient la navigation avec leurs canots, & qui, du rivage, l’accabloient de flèches. Ce fut alors que le ſpectacle de quelques ſauvages ſans barbe, comme le ſont tous les peuples Américains, offrit ſans doute à l’imagination vive des Eſpagnols, une armée de femmes guerrières, & détermina l’officier qui commandoit, à changer le nom de Maragnon que portait ce fleuve, en celui de l’Amazone, qu’on lui a depuis conſervé.

On pourroit être étonné que l’Amérique n’ait enfanté aucun prodige dans la tête des Eſpagnols, de ces peuples qui n’eurent jamais, à la vérité, ni la délicateſſe du goût, ni la ſenſibilité, ni la grâce, qui furent le partage des Grecs : mais que la nature dédommagea de ces dons par une fierté de caractère, une élévation d’âme, une imagination auſſi féconde & plus ardente qu’elle ne l’avoit accordée à aucune autre nation.

Les Grecs ne firent point un pas au-de-dans, au-dehors de leur étroite contrée, ſans rencontrer le merveilleux. Ils virent ſur le Pinde Apollon entouré des neuf muſes. Ils entendirent les antres de Lemnos retentir des marteaux des Cyclopes. Ils attachèrent Prométhée ſur le Caucaſe. Ils écrasèrent les géans ſous le poids des montagnes. Si l’Etna mugit & vomit des torrens de flamme, c’eſt Typhée qui ſoulève ſa poitrine. Leurs campagnes & leurs forêts furent peuplées de ſatyres & de faunes ; il n’y eut aucun de leurs poètes qui n’eût aſſiſté à leurs danſes ; & une nature toute nouvelle reſte muette ſous les regards de l’Eſpagnol. Il n’eſt frappé, ni de la ſingularité des ſites, ni de la variété des plantes & des animaux, ni des mœurs ſi pittoreſques d’une race d’hommes inconnue juſqu’à lui. À quoi penſe-t-il donc ? À tuer, à maſſacrer, à piller. La recherche de l’or, qui le tient courbé vers le pied des montagnes, réduit à la poſture & à la ſtupidité de la brute.

Dès le tems d’Hercule & de Thésée, le Grec avoit donné l’exiſtence aux Amazones. Il embellit de cette fable l’hiſtoire de ſes héros, ſans en excepter celle d’Alexandre ; & les Eſpagnols infatués de ce rêve de l’antiquité, le tranſportèrent dans le Nouveau-Monde. On ne peut guère trouver d’origine plus vraiſemblable à l’opinion qu’ils établirent en Europe & en Amérique, qu’il exiſtoit une république de femmes guerrières qui ne vivoient pas en ſociété avec des hommes, & qui ne les admettoient parmi elles qu’une fois l’année, pour le plaiſir de ſe perpétuer. Afin de donner du poids à cette idée romaneſque, ils publièrent, avec raiſon, que dans le Nouveau-Monde, les femmes étoient toutes ſi malheureuſes, toutes traitées avec tant de mépris & d’inhumanité, qu’un grand nombre d’entre elles avoient formé, de concert, le projet de ſecouer le joug de leurs tyrans. L’habitude de les ſuivre dans les forêts, de porter les vivres & le bagage dans les guerres & dans leurs chaſſes, avoit dû, ajoute t-on, les rendre naturellement capables de cette réſolution hardie.

Mais des femmes qui avoient une averſion ſi décidée pour les hommes, pouvoient-elles conſentir à devenir mères ? Mais des époux pouvoient-ils aller chercher des épouſes, dont ils avoient rendu la condition intolérable, & qui les chaſſoient dès que l’ouvrage de la génération étoit achevé ? Mais le ſexe le plus doux, le plus compatiſſant, pouvoit-il expoſer ou égorger ſes enfans, ſous prétexte que ces enfans n’étoient pas des filles ; & commettre de ſang froid, d’un accord général, des atrocités qui appartiennent à peine à quelques individus qu’agitent la rage & le déſeſpoir ? Mais une république ariſtocratique, ou démocratique, qu’il faut être capable de gouverner, pouvoit-elle être régie par un sénat de femmes ; quoiqu’un état monarchique ou deſpotique, où il ne faut que vouloir, l’ait été, puiſſe l’être encore par une ſeule femme ? Que l’on conſidère la foibleſſe organique du ſexe ; ſon état preſque toujours valétudinaire ; ſa puſillanimité naturelle ; la dureté des travaux de l’état ſocial, pendant la paix & pendant la guerre ; l’horreur du ſang ; la crainte des périls ; & que l’on tâche de concilier tous ces obſtacles avec la poſſibilité d’une république de femmes.

Si quelques préjugés bizarres ont pu former au milieu de nous, des congrégations de l’un & de l’autre ſexe, qui vivent séparées, malgré le beſoin & le déſir naturel qui devraient les rapprocher & les réunir ; il n’eſt pas dans l’ordre des choſes que le haſard ait composé des peuples d’hommes ſans femmes, encore moins un peuple de femmes ſans hommes. Ce qui eſt certain, c’eſt que depuis qu’on parle de cette conſtitution politique, on n’en a jamais aperçu la moindre trace, avec quelque activité, avec quelque ſoin qu’on l’ait cherchée. Il en ſera donc de ce prodige ſingulier, comme de tant d’autres, qu’on ſuppoſe toujours exiſter, ſans ſavoir où ils exiſtent.

Quoi qu’il en ſoit du phénomène des Amazones, le voyage d’Orellana donna moins de lumières qu’il n’inſpira de curioſité. Les guerres civiles qui déſoloient le Pérou, ne permirent pas d’abord de la ſatiſfaire. Les eſprits s’étant enfin calmés, Pedro d’Orſua, gentilhomme Navarrois, diſtingué par ſa ſageſſe & par ſon courage, offrit au vice-roi, en 1560, de reprendre cette navigation. Il partit de Cuſco avec ſept cens hommes. Ces monſtres nourris de ſang, altérés de celui de tous les gens de bien, maſſacrèrent un chef qui avoit des mœurs & qui vouloit l’ordre. Ils mirent à leur tête, avec le titre de roi, un baſque féroce nommé Lopès d’Aguirre qui leur promettoit tous les tréſors du Nouveau-Monde.

Échauffés par des eſpérances ſi séduiſantes, ces barbares deſcendent dans l’océan par l’Amazone, & abordent à la Trinité. Le gouverneur de l’iſle eſt égorgé, le pays pillé.

Les côtes de Cumana, de Caraque, de Sainte-Marthe éprouvent encore plus d’horreurs, parce qu’elles ſont plus riches. On pénètre dans la Nouvelle-Grenade pour gagner Quito & le ſein du Pérou, où tout devoit être mis à feu & à ſang. Un corps de troupes, aſſemblé avec précipitation, attaque ces furieux, les bat & les diſperſe. D’Aguirre qui ne voit pas de jour à s’échapper, marque ſon déſeſpoir par une action atroce. « Mon enfant, dit-il à ſa fille unique, qui le ſuivoit dans ſes voyages, j’eſpérois te placer ſur le trône ; les événemens trompent mon attente. Mon honneur & le tien ne permettent pas que tu vives pour devenir l’eſclave de mes ennemis : meurs de la main d’un père ». À l’inſtant, il lui tire un coup de fuſil au travers du corps, & l’achève tout de ſuite, en plongeant un poignard dans ſon cœur encore palpitant. Après cet acte dénaturé, la force l’abandonne ; il eſt pris & écartelé.

Ces événemens malheureux firent perdre de vue l’Amazone. On l’oublia entièrement pendant un demi-ſiècle. Quelques tentatives qu’ont fît dans la ſuite, pour en reprendre la découverte, furent mal combinées & plus mal conduites. L’honneur de ſurmonter les difficultés qui s’oppoſoient à une connoiſſance utile de ce grand fleuve, étoit réſervé aux Portugais.

Cette nation, qui conſervoit encore un reſte de vigueur, avoit bâti depuis quelques années, à l’embouchure, une ville qu’on nommoit Belem. Pedro Texeira en partit en 1638, avec un grand nombre de canots remplis d’indiens & de Portugais. Il remonta l’Amazone juſqu’à l’embouchure du Napo, & enſuite le Napo même qui le conduiſit aſſez près de Quito, où il ſe rendit par terre. La haine qui diviſoit les Eſpagnols & les Portugais, quoique ſoumis au même maître, n’empêcha pas qu’on ne le reçût avec les égards, l’eſtime & la confiance qu’on devoit à un homme qui rendoit un ſervice ſignalé. Il repartit accompagné de d’Acunha & d’Artiéda, deux Jéſuites éclairés, qu’on chargea de vérifier ſes obſervations & d’en faire d’autres. Le réſultat des deux voyages également exacts & heureux, fut porté à la cour de Madrid, où il fit naître un projet bien extraordinaire.

Depuis long-tems les colonies Eſpagnoles communiquoient difficilement entre elles. Des corſaires ennemis, qui infeſtoient les mers du Nord & du Sud, interceptoient leur navigation. Ceux même de leurs vaiſſeaux qui étoient parvenus à ſe retrait à la Havane, n’étoient pas ſans danger. Les galions étoient ſouvent attaqués par des eſcadres qui les enlevoient, & toujours ſuivis par des armateurs, qui manquoient rarement de prendre les bâtimens écartés du convoi par le gros tems, ou par la lenteur de leur marche. L’Amazone parut devoir remédier aux inconvéniens. On crut poſſible, facile même, d’y faire arriver par des rivières navigables, ou à peu de frais, par terre, les tréſors de la Nouvelle-Grenade, du Popayan, de Quito, du Pérou, du Chili même. Deſcendus à l’embouchure, ils auroient trouvé dans le Port de Para, les galions prêts à les recevoir. La flotte du Bréſil auroit fortifié la flotte Eſpagnole, en ſe joignant à elle. On ſeroit parti en toute sûreté de parages peu connus & peu fréquentés, & on ſeroit arrivé en Europe avec un appareil propre à en impoſer, ou avec des moyens de ſurmonter les obſtacles qu’on auroit trouvés. La révolution qui plaça le duc de Bragance ſur le trône, fit évanouir ces grands projets. Chacune des deux nations ne ſongea qu’à s’approprier la partie du fleuve qui convenoit à ſa ſituation.

Les Jéſuites Eſpagnols entreprirent de former une miſſion dans le pays compris entre les bords de l’Amazone & du Napo, juſqu’au confluent de ces deux rivières. Chaque miſſionnaire, accompagné d’un ſeul homme de ſa nation, ſe chargeoit de haches, de couteaux, d’aiguilles, de toutes ſortes d’outils de fer, & s’enfonçoit dans des forêts impénétrables. Il paſſoit les mois entiers à grimper ſur les arbres, pour voir s’il ne découvrirait pas quelque cabane, s’il n’apercevroit pas de la fumée, s’il n’entendroit pas le ſon de quelque tambour ou de quelque fifre. Dès qu’il s’étoit aſſuré qu’il y avoit des ſauvages au voiſinage, il s’avançoit vers eux. La plupart fuyoient, ſur-tout s’ils étoient en guerre. Ceux qu’il pouvoit joindre, ſe laiſſoient séduire par les ſeuls préſens dont leur ignorance leur permît de faire cas. C’étoit toute l’éloquence que le miſſionnaire pût employer, & dont il eût beſoin.

Lorſqu’il avoit raſſemblé quelques familles, il les conduiſoit dans des lieux qu’il avoit choiſis pour former une bourgade. Rarement réuſſiſſoit-il à les y fixer. Accoutumés à de continuels voyages, ils trouvoient inſupportable de ne jamais changer de demeure.

L’état d’indépendance où ils avoient vécu, leur paroiſſoit préférable à l’eſprit de ſociété qu’on vouloit qu’ils priſſent ; & une averſion inſurmontable pour le travail, les ramenoit naturellement dans leurs forêts, où ils avoient paſſé leur vie ſans rien faire. Ceux même qui étaient contenus par l’autorité ou les ſoins paternels de leur légiſlateur, ne manquoient guère de ſe diſperſer à la moindre abſence qu’il faiſoit. Sa mort enfin entraînoit la ruine entière de l’établiſſement.

Il eſt impoſſible qu’un lecteur qui réfléchit ne ſe demande pas à lui-même, par quelle étrange manie, un individu qui jouit dans ſa patrie de toutes les commodités de la vie, peut ſe réſoudre à la fonction pénible & malheureuſe de miſſionnaire ; s’éloigner de ſes concitoyens, de ſes amis, de ſes proches ; traverſer les mers pour aller s’enfoncer dans les forêts ; s’expoſer aux horreurs de la plus extrême misère ; courir à chaque pas, le péril d’être dévoré des bêtes féroces, à chaque inſtant celui d’être maſſacré par des hommes barbares ; s’établir au milieu d’eux ; ſe prêter à leurs mœurs ; partager leur indigence & leurs fatigues ; reſter à la merci de leurs paſſions ou de leurs caprices, auſſi long-tems au moins qu’il le faut pour apprendre leur langue & s’en faire entendre ? Si c’eſt par enthouſiaſme de religion : quel plus terrible reſſort peut-on imaginer que celui-là ? Si c’eſt par reſpect pour un vœu d’obéiſſance à des ſupérieurs qui vous diſent va, & auxquels on ne ſauroit ſans parjure & ſans apoſtaſie demander raiſon de leurs ordres : que ne peuvent point, ſoit pour ſervir, ſoit pour nuire, des maîtres hypocrites ou ambitieux qui commandent ſi deſpotiquement & qui ſont ſi aveuglément obéis ? Si c’eſt par un ſentiment profond de commisération pour une portion de l’eſpèce humaine que l’on s’eſt proposé d’arracher à l’ignorance, à la ſtupidité & à la misère : je ne connois pas une vertu plus héroïque. Quant à la confiance avec laquelle ces hommes rares persévèrent dans une carrière auſſi rebutante, j’aurois pensé qu’à force de vivre avec des ſauvages, ils le devenoient eux-mêmes ; & je me ſerois trompé dans ma conjecture. C’eſt de toutes les vanités humaines la plus louable qui les ſoutient.

» Mon ami, me diſoit un vieux miſſionnaire qui avoit vécu trente ans au milieu des forêts, qui étoit tombé dans un profond ennui depuis qu’il étoit rentré dans ſon pays, & qui ſoupiroit ſans ceſſe après ſes chers ſauvages : mon ami, vous ne ſavez pas ce que c’eſt que d’être le roi, preſque le dieu d’une multitude d’hommes qui vous doivent le peu de bonheur dont ils jouiſſent, & dont l’occupation aſſidue eſt de vous en témoigner leur reconnoiſſance. Ils ont parcouru des forêts immenſes ; ils reviennent tombant de laſſitude & d’inanition ; ils n’ont tué qu’une pièce de gibier, & pour qui croyez-vous qu’ils l’aient réſervée ? C’eſt pour le Père : car c’eſt ainſi qu’ils nous appellent ; & en effet ce ſont nos enfans. Notre préſence ſuſpend leurs querelles. Un ſouverain ne dort pas plus sûrement au milieu de ſes gardes que nous au milieu de nos ſauvages. C’eſt a coté d’eux que je veux aller finir mes jours ».

Avec cet eſprit, les Jéſuites avoient ſurmonté ſur l’Amazone des obſtacles qui paroiſſoient invincibles. Leur miſſion, commencée en 1637, réuniſſoit en 1766 dix mille habitans diſtribués en trente-ſix bourgades, dont douze étoient ſituées ſur le Napo & vingt-quatre ſur l’Amazone. Elles étoient éloignées les unes des autres de deux, de cinq, de dix, de quinze, quelquefois de vingt journées. La plupart comptoient des individus d’un grand nombre de nations, tous opiniâtrement attachés à leur idiome, à leurs mœurs, à leurs coutumes, & qu’on n’accoutumoit jamais à ſe regarder comme membres d’une même ſociété. Les efforts qu’on faiſoit pour donner de l’extenſion à cet établiſſement n’étoient point heureux & ne pouvoient pas l’être.

Les femmes de cette partie de l’Amérique ne ſont pas fécondes, & leur ſtérilité augmente lorſqu’on les fait changer de demeure. Les hommes ſont foibles ; & l’habitude où ils ſont de ſe baigner à toute heure, n’augmente pas leur force. Le climat n’eſt pas ſain, & les maladies contagieuſes y ſont fréquentes. On n’a pas encore réuſſi, & il eſt vraiſemblable qu’on ne réuſſira jamais à tourner l’inclination de ces ſauvages vers la culture. Ils ſe plaiſent à la pêche & à la chaſſe, qui ne ſont pas favorables à la population. Dans un pays preſque entièrement ſubmergé, il y a peu de poſitions commodes pour des établiſſemens. Ils ſont, la plupart, ſi éloignés les uns des autres, qu’il leur eſt impoſſible de ſe ſecourir. Les nations qu’on pourroit travailler à incorporer, ſont trop iſolées ; la plupart enfoncées dans des lieux inacceſſibles, & ſi peu nombreuſes, qu’elles ſe réduiſent ſouvent à cinq ou ſix familles.

De tous les Indiens que les Jéſuites Eſpagnols avoient raſſemblés & qu’ils gouvernoient, c’étoient ceux qui avoient acquis le moins de reſſort. Il faut que chaque miſſionnaire ſe mette à leur tête pour les forcer à recueillir du cacao, de la vanille, de la ſalſe-pareille, que la nature libérale leur préſente, & qu’on envoie tous les ans à Quito, qui en eſt éloigné de trois cens lieues, pour les échanger contre des choſes de premier beſoin. Une cabane ouverte de tous côtés, formée de quelques lianes & couverte de feuilles de palmier, peu d’outils pour l’agriculture, une lance, des arcs & des flèches pour la chaſſe, des hameçons pour la pêche, une tente, un hamac & un canot : voilà tout leur bien. C’eſt juſques-là qu’on eſt parvenu à étendre leurs déſirs. Ils ſont ſi contens de ce qu’ils poſſèdent, qu’ils ne ſouhaitent rien de plus. Ils vivent ſans ſouci, dorment ſans inquiétude, & meurent ſans crainte. On peut les dire heureux, ſi le bonheur conſiſte plus dans l’exemption des peines qui ſuivent les beſoins, que dans la multiplicité des jouiſſances que ces beſoins demandent.

Cet état naiſſant, qui eſt l’ouvrage de la religion ſeule, n’a produit juſqu’ici aucun avantage à l’Eſpagne, & il eſt difficile qu’il lui devienne jamais utile. On en a cependant formé le gouvernement de Maynas. Le bourg de Borgia en eſt la capitale. Les deſtructeurs du Nouveau-Monde n’ont jamais ſongé à s’établir dans un pays qui n’offroit ni métaux, ni aucun des genres de richeſſe qui excitent ſi puiſſamment leur avidité : mais les ſauvages voiſins viennent de tems en tems s’y mêler.

Tandis que des miſſionnaires établiſſoient l’autorité de la cour de Madrid ſur les bords de l’Amazone, d’autres miſſionnaires rendoient à celle de Liſbonne un pareil ſervice. À ſix ou ſept journées au-deſſus de Pevas, la dernière peuplade dépendante de l’Eſpagne, on trouve Saint-Paul, la première des nombreuſes bourgades formées, à des diſtances immenſes, par les Portugais ſur le fleuve principal & ſur les rivières qui s’y jettent.

Si les Maynas avoient la liberté de former des liaiſons avec ces voiſins, ils parviendroient à ſe procurer, par cette communication, des commodités qu’ils ne peuvent pas tirer de Quito, dont ils ſont plus séparés par la Cordelière, qu’ils ne le ſeroient par des mers immenſes. Cette facilité du gouvernement auroit peut-être des ſuites plus heureuſes. Il ne ſeroit pas impoſſible que, malgré leur rivalité, l’Eſpagne & le Portugal ſentiſſent qu’il eſt de l’intérêt des deux nations d’étendre cette permiſſion. On ſait que la province de Quito languit dans la pauvreté, faute de débouché pour le ſuperflu des mêmes denrées dont le Para manque entièrement. Les deux provinces, en ſe ſecourant mutuellement par le Napo & par l’Amazone, s’éleveroient à un degré de proſpérité, où, ſans ce concours, elles ne ſauroient atteindre. Les métropoles tireroient, avec le tems, de grands avantages de cette activité, qui ne peut jamais leur nuire, puiſque Quito eſt dans l’impoſſibilité d’acheter ce qui paſſe de l’Ancien-Monde dans le nouveau, & que Para ne conſomme que ce que Liſbonne tire de l’étranger. Mais il en eſt des antipathies nationales, ou des jalouſies des couronnes, comme des paſſions aveugles des particuliers. Il ne faut qu’un malheureux événement, pour mettre des barrières éternelles entre des familles & des peuples, dont le plus grand intérêt eſt de s’aimer, de s’entr’aider & de concourir au bien univerſel. La haine & la vengeance conſentent à ſouffrir, pourvu qu’elles nuiſent. Elles ſe nourriſſent mutuellement des plaies qu’elles ſe font, du ſang qu’elles s’arrachent. Quelle différence entre l’homme de la nature & l’homme corrompu dans nos malheureuſes ſociétés ! Ce dernier paroît digne de tous les maux qu’il s’eſt forgés.

Il faut déſeſpérer plus que jamais d’établir, dans ces contrées, quelque confiance entre les deux nations Européennes qui les partagent. Depuis long-tems on ſoupçonnoit que l’Amazone & l’Orenoque communiquoient enſemble par la rivière Noire, où la cour de Liſbonne a pluſieurs établiſſemens.

La démonſtration de ce phénomène ſi conteſté fut acquiſe, en 1744, par quelques bateaux Portugais, qui, partis d’un fleuve, ſe trouvèrent ſur l’autre. Voilà une nouvelle ſource de jalouſie que les deux miniſtres auroient bien dû tarir, lorſqu’ils ſe ſont occupés à terminer les différens qui avoient trop ſouvent enſanglanté la rivière de la Plata.