Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 12

La bibliothèque libre.

XII. Les Portugais veulent s’établir ſur la rivière de la Plata. Leurs démêlés avec l’Eſpagne. Accommodement entre les deux puiſſances.

Les Portugais, qui s’étoient montrés peu de tems après les Eſpagnols ſur ce grand fleuve, ne tardèrent pas à l’oublier. Ce ne fut qu’en 1553 qu’ils y reparurent, qu’ils remontèrent juſqu’à la hauteur de Buenos-Aires, & qu’ils prirent poſſeſſion de ſa rive Septentrionale. Cet acte n’avoit eu aucune ſuite, lorſque la cour de Liſbonne ordonna, en 1680, la formation de la colonie du Saint-Sacrement, précisément à l’extrémité du territoire qu’elle croyoit lui appartenir. La prétention parut mal fondée aux Eſpagnols, qui détruiſirent, ſans beaucoup d’efforts, ces murs tout-à-fait naiſſans.

De vives conteſtations s’élèvent auſſi-tôt entre les deux puiſſances. L’Eſpagne prouve que la nouvelle peuplade eſt placée dans l’étendue que lui aſſure la ligne de démarcation tracée par les papes. Le portugal ne nie pas cette vérité aſtronomique : mais il ſoutient que cet ordre de choſes a été annulé par des arrangemens poſtérieurs & d’une manière plus particulière par celui de 1668, qui a terminé les hoſtilités & réglé le ſort des deux nations. Après bien des débats, on arrête, en 1681, que les Portugais ſeront remis en poſſeſſion du poſte qu’ils ont occupé : mais que l’habitant de Buenos-Aires jouira comme eux de tout le domaine en litige.

La guerre, qui diviſa les deux couronnes au commencement du ſiècle, rompit cette convention proviſionnelle ; & les Portugais furent encore chaſſés, en 1705, du Saint-Sacrement, mais pour y être rétablis par la pacification d’Utrecht. Ce traité leur accorda même plus qu’ils n’avoient eu ; puiſqu’il leur aſſura excluſivement le territoire de la colonie.

Alors commença, entre l’établiſſement Portugais du Saint-Sacrement & l’établiſſement Eſpagnol de Buenos-Aires, un commerce interlope très-conſidérable, auquel toutes les parties du Bréſil, toutes les parties du Pérou, quelques négocians même des deux métropoles prenoient plus ou moins de part.

La cour de Madrid ne tarda pas à s’apercevoir que ſes tréſors du Nouveau-Monde étoient détournés. Pour les faire rentrer dans leur canal, elle n’imagina pas de plus sûr moyen que de reſſerrer, le plus qu’il ſeroit poſſible, l’entrepôt de tant de liaiſons frauduleuſes. Ses miniſtres ſoutinrent que les dépendances de la place Portugaiſe ne devoient pas s’étendre plus loin que la portée du canon ; & ils firent occuper par des troupeaux & des bergeries, par les bourgades de Maldonado & de Monte video, par tous les moyens connus, la côte ſeptentrionale de la Plata, depuis l’embouchure de ce grand fleuve juſqu’à l’établiſſement qui leur cauſoit de ſi vives inquiétudes.

Ces entrepriſes imprévues ranimèrent d’éternelles animoſités, que les liaiſons de commerce avoient un peu ſuſpendues. Ces peuples limitrophes ſe firent une guerre ſourde. On ſe croyoit à la veille d’une rupture ouverte, lorſqu’une convention, de 1750, parut devoir terminer les différens des deux monarchies. Le Portugal y échangeoit la colonie du Saint-Sacrement & ſon territoire, contre ſept des miſſions, anciennement formées ſur le bord oriental de l’Uruguay.

Il s’agiſſoit de procurer l’exécution de ce traité en Amérique, & la choſe n’étoit pas aisée. Les Jéſuites, qui, dès leur naiſſance, s’étoient ouvert une route ſecrète à la domination pouvoient contrarier le démembrement d’un empire, fondé par leurs travaux. Indépendamment de ce grand intérêt, ils devoient ſe croire chargés de la félicité d’un peuple docile qui, en ſe jetant dans leur ſein, s’étoit reposé ſur eux du ſoin de ſa deſtinée. D’ailleurs, les Guaranis n’avoient pas été ſubjugués. En ſe ſoumettant à l’Eſpagne, avoient-ils donné à cette couronne le droit de les aliéner ? Sans avoir médité ſur les droits impreſcriptibles des nations, ils pouvoient penſer que c’étoit à eux ſeuls de décider de ce qui convenoit à leur bonheur. L’horreur qu’on leur connoiſſoit pour le joug Portugais étoit également capable d’égarer & d’éclairer leur ſimplicité. Une ſituation ſi critique exigeoit les plus grandes précautions. On les prit.

Les forces, que les deux puiſſances avoient fait partir d’Europe & celles qu’on put raſſembler dans le Nouveau-Monde, ſe réunirent pour prévenir ou pour ſurmonter les obſtacles qu’on enviſageoit. Cet appareil n’en impoſa pas à ceux qu’il menaçoit. Quoique les ſept peuplades cédées ne fuſſent pas ſecourues par les autres peuplades ou ne le fuſſent pas ouvertement ; quoiqu’elles ne viſſent plus à leur tête les guides qui juſqu’alors les avoient menés au combat, ils ne craignirent pas de prendre les armes pour la défenſe de leur liberté. Mais leur conduite militaire ne fut pas ce qu’elle devoit être. Au lieu de ſe borner à fatiguer l’ennemi & à lui couper les ſubſiſtances qu’il était obligé de tirer de deux cens lieues, les Guaranis osèrent l’attendre en raſe campagne. Ils perdirent une bataille qui leur coûta deux mille hommes. Ce grand échec déconcerta leurs meſures. Leur courage parut mollir ; & ils abandonnèrent leur territoire au vainqueur, ſans faire les efforts qu’annonçoient leurs premières réſolutions, & que peut-être comportaient leurs forces.

Après cet événement, les Eſpagnols voulurent entrer en poſſeſſion de la colonie du Saint-Sacrement. On refuſa de la leur remettre, par la raiſon que les habitans de l’Uruguay n’étoient que diſpersés, & que juſqu’à ce que le miniſtère de Madrid les eût fixés dans quelqu’un de ſes domaines, ils ſeroient toujours diſposés à recouvrer un territoire qu’ils avoient quitté à regret. Ces difficultés, bonnes ou mauvaiſes, empêchèrent que l’accord ne fût terminé. Les deux cours l’anéantirent même, en 1761, & tout retomba dans la première confuſion.

Depuis, ces déſerts ont été enſanglantés preſque ſans interruption, tantôt, par des hoſtilités ſimplement tolérées, & tantôt par des guerres publiques. Privé du ſecours de l’Angleterre, le Portugal s’eſt vu enfin forcé de recevoir la loi. Les traités du premier octobre 1777 du 11 mars 1778, l’ont dépouillé, ſans retour, de la colonie du Saint-Sacrement : mais ils lui ont reſtitué le territoire de la rivière de Saint-Pierre, qui lui avoit été enlevé, ſous le prétexte, ſi ſouvent allégué, de la ligne de démarcation.

Pendant que des hommes inquiets & entreprenans déſoloient la Plata & l’Amazone, des citoyens paiſibles & laborieux multiplioient, ſur les côtes du Bréſil, des productions importantes, qu’ils livroient à leur métropole qui, de ſon côté, fourniſſoit à tous leurs beſoins.