Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 13

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XIII. Le Portugal avoit fondé ſes liaiſons avec le Bréſil ſur une mauvaiſe baſe. On lui ſubſtitua le monopole, plus deſtructeur encore.

Ces échanges ſe faiſoient par la voie d’une flotte qui partoit tous les ans de Liſbonne & de Porto, dans le mois de mars. Les bâtimens, qui la formoient, ſe séparoient à une certaine hauteur, pour aller à leur deſtination reſpective : mais ils ſe réuniſſoient tous à Bahia, pour regagner les rades de Portugal, dans les mois de ſeptembre ou d’octobre de l’année ſuivante, ſous l’eſcorte des vaiſſeaux de guerre, qui les avoient convoyés à leur départ.

Un ordre de choſes, ſi opposé aux maximes généralement reçues, bleſſoit les bons ſpéculateurs. Ils auroient voulu qu’on eût laiſſé aux négocians la liberté de faire partir, de faire revenir leurs navires, dans la ſaiſon qu’ils auroient jugé la plus convenable à leurs intérêts. Ce ſyſtême auroit fait baiſſer le prix du fret, multiplié les expéditions, accru les forces maritimes, encouragé toutes les cultures. Les liaiſons, entre la métropole & la colonie, devenues plus vives, auroient répandu des lumières & donné au gouvernement plus de facilité pour diriger l’influence de ſa protection & de ſon autorité.

La cour de Liſbonne montra plus d’une fois du penchant à céder à ces conſidérations. Elle fut retenue par la crainte de voir tomber dans les mains de l’ennemi des vaiſſeaux qui auroient navigué séparément ; par l’habitude, qui prend plus d’empire encore ſur les gouvernemens que ſur les citoyens ; par les inſinuations de quelques hommes puiſſans, dont la révolution auroit contrarié les intérêts ; par cent préjugés, tous hors d’état de ſoutenir la diſcuſſion la moins sévère.

C’eſt ſur cette mauvaiſe baſe, que portoient les rapports des poſſeſſions Portugaiſes de l’ancien & du Nouveau-Monde, lorſque la découverte des mines d’or & de diamans fixa ſur le Bréſil, dès le commencement du ſiècle, les yeux de toutes les nations. On penſa généralement que ces richeſſes, ajoutées à celles d’un autre genre que donnoit la colonie, en feroient un des plus beaux établiſſemens du globe. L’Europe n’étoit pas encore entièrement détrompée, lorſqu’elle apprit avec ſurpriſe que la plus importante partie de cette région venoit d’être miſe ſous le joug du monopole.

Le Portugal avoit fait, ſans le ſecours d’aucune compagnie, des découvertes immenſes en Afrique & dans les deux Indes. Ce fut l’ouvrage de quelques aſſociations que formoient paſſagèrement entre eux les rois, les nobles, les négocians, & qui expédioient des flottes plus ou moins conſidérables pour ces trois parties du monde. On ne ſe ſeroit pas attendu qu’un peuple qui, dans des tems de barbarie, avoit ſaiſi les avantages ineſtimables de la concurrence, finiroit par adopter, dans un ſiècle de lumière, un ſyſtême deſtructeur, qui, raſſemblant dans une petite partie du corps politique tous les principes du mouvement & de la vie, ne laiſſe dans tout le reſte que l’inertie & la mort.

Ce plan fut conçu au milieu des ruines de Liſbonne, quand la terre repouſſant, pour ainſi dire, ſes habitans d’un ſein déchiré, ne leur laiſſoit d’aſyle & de ſalut que ſur la mer ou dans le Nouveau-Monde. Les terribles ſecouſſes qui avoient renversé cette ſuperbe capitale, ſe renouvelloient encore ; les feux qui l’avoient réduite en cendres étoient à peine éteints, lorſqu’on vit établir une compagnie excluſive pour vendre à l’étranger, au Bréſil, & même en détail, dans une circonférence de trois lieues, les vins ſi connus ſous le nom de Porto, qui forment la boiſſon de beaucoup de colonies d’une partie du Nord & ſur-tout de l’Angleterre. Cette ſociété a un fonds de 3 000 000 liv. divisé en deux cens actions de 2 500 liv. chacune. Elle prête aux propriétaires des vignes juſqu’à la moitié du prix de la vendange qu’ils ſont autorisés à faire & qu’ils ne peuvent jamais excéder, quelque favorable que ſoit l’année. On leur paie le meilleur vin à raiſon de 156 livres 5 ſols le tonneau ; mais ils ne reçoivent que 125 liv. pour ceux d’une qualité inférieure. Quelque grande que ſoit la diſette : quelque conſidérable que ſoit le débit, le cultivateur ne peut eſpérer qu’une augmentation de 31 livres 5 ſols par tonneau ; & le tonneau eſt de deux cens vingts pots. Porto, devenue par ſa population, par ſes richeſſes & par ſon activité, la première ville du royaume, depuis que Liſbonne avoit comme diſparu, Porto crut, avec raiſon, ſon commerce anéanti par cette funeſte aliénation des droits de la nation entière en faveur d’une aſſociation. La province entre Duro & Minho, la plus fertile de l’état, ne fonda plus d’eſpérance ſur ſa culture. Le déſeſpoir porta les peuples à la sédition, & la sédition rendit cruel le gouvernement. Douze cens citoyens furent livrés au bourreau, condamnés aux travaux publics, relégués dans les forts d’Afrique, ou réduits à la mendicité par des confiſcations odieuſes.

Le 6 Juin 1755 fut formée, pour le grand Para & pour le Maragnan, une compagnie excluſive qui eut un capital de 3 000 000 l. divisé en douze cens actions. Quatre ans après, la province de Fernambue fut miſe ſous un joug pareil, avec cette différence, que cet autre monopole eut un fonds de 3 500 000 livres, qu’on partagea en trois mille quatre cens parties. Les deux ſociétés furent autorisées à gagner ſur les comeſtibles quinze pour cent, tous frais faits ; & à vendre leurs marchandiſes quarante-cinq pour cent de plus qu’elles n’auroient coûté à Liſbonne même. On leur laiſſoit la liberté de payer auſſi peu qu’elles le voudroient les denrées des régions ſoumiſes à leur tyrannie. Des faveurs ſi extraordinaires devoient durer vingt ans, & pouvoient être renouvelées, au grand détriment de la colonie.