Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 7

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VII. Irruptions des François dans le Bréſil.

Cette proſpérité, dont tous les marchés de l’Europe étoient le théâtre, excita la cupidité des François. Ils tentèrent ſucceſſivement de former trois ou quatre établiſſemens au Bréſil. Leur légéreté ne leur permit pas d’attendre le fruit, communément tardif, des nouvelles entrepriſes. Ils abandonnèrent, par inconſtance & par laſſitude, des eſpérances capables de ſoutenir des eſprits qui n’auroient pas été auſſi faciles à ſe rebuter, que prompts à entreprendre. L’unique monument précieux de leurs courſes infructueuſes, eſt un dialogue qui peint d’autant mieux le bon ſens naturel des ſauvages, qu’il eſt écrit dans ce ſtyle naïf qui caractériſait, il y a deux ſiècles, la langue Françoiſe, & où l’on retrouve encore des grâce qu’elle doit regretter.

« Les Bréſiliens, dit Lery, l’un des interlocuteurs, fort ébahis de voir les Francois prendre tant de peine d’aller quérir leur bois, il y eut une fois un de leurs vieillards qui me fit cette demande. Que veut dire, que vous autres François venez de ſi loin quérir du bois pour vous chauffer ? N’y en a-t-il point en votre terre ? À quoi lui ayant répondu qu’oui, & en grande quantité, mais non pas de telle ſorte que le leur, lequel nous ne brûlions pas comme il penſoit ; ainſi comme eux-mêmes en uſoient pour teindre leurs cordons & plumages, les nôtres l’amenoient pour faire la teinture. Il me répliqua : Voire, mais vous en faut-il tant ? Oui, lui dis-je ; car y ayant tel marchand en notre pays qui a plus de friſes & de draps rouges que vous n’en avez jamais vu par deçà, un ſeul achètera tout le bois dont pluſieurs navires s’en retournent chargés. Ha, ha ! dit le ſauvage, tu me contes merveilles ! Puis penſant bien à ce que je lui venois de dire, plus outre dit : mais cet homme tant riche dont tu parles, ne meurt-il point ? Si fait, ſi fait, lui dis-je, auſſi-bien que les autres. Sur quoi, comme ils ſont grands diſcoureurs, il me demanda de rechef : Et quand doncques il eſt mort, à qui eſt tout le bien qu’il laiſſe ? À ſes enfans, lui dis-je, s’il en a ; & à défaut d’iceux, à ſes frères, sœurs, ou plus prochains. Vraiment, dit alors mon vieillard, à cette heure cognois-je que vous autres François êtes de grands fols ; car vous faut-il tant travailler à paſſer la mer pour amaſſer des richeſſes à ceux qui ſurvivent après vous, comme ſi la terre qui vous a nourris n’étoit point ſuffiſante auſſi pour les nourrir ? Nous avons des enfans & des parens, leſquels, comme tu vois, nous aimons ; mais parce que nous ſommes aſſurés qu’après notre mort, la terre qui nous a nourris les nourrira, certes nous nous repoſons ſur cela ».