Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 8

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VIII. Conquêtes des Holandois dans le Bréſil.

Cette philoſophie, ſi naturelle à des peuples ſauvages que la nature exempte de l’ambition, mais étrangère aux nations policées qui ont éprouvé tons les maux du luxe & de la cupidité, ne fit pas grande impreſſion ſur les François. Ils devoient ſuccomber à la tentation des richeſſes, dont la ſoif dévoroit alors tous les peuples maritimes de l’Europe. Les Hollandois, qui étoient devenus républicains par haſard, & commerçans par néceſſité, furent plus conſtans & plus heureux que les François dans leurs entrepriſes ſur le Bréſil. Ils n’avoient affaire qu’à une nation auſſi petite que la leur, qui, à leur exemple, devoit bientôt ſecouer le joug de l’Eſpagne, mais en gardant celui de la royauté.

Toutes les hiſtoires ſont pleines des actes de tyrannie & de cruauté qui ſoulevèrent les Pays-Bas contre Philippe II. Les provinces les plus riches, furent retenues ou ramenées ſous un ſceptre de fer : mais les plus pauvres, celles qui étoient comme ſubmergées, réuſſirent par des efforts plus qu’humains à aſſurer leur indépendance. Lorſque leur liberté fut ſolidement établie, elles allèrent attaquer leur ennemi ſur les mers les plus éloignées, dans l’Inde, dans le Gange, juſques aux Moluques, qui faiſoient partie de la domination Eſpagnole, depuis qu’elle comptoit le Portugal au nombre de ſes poſſeſſions. La trêve de 1609 donna à cette entreprenante & heureuſe république, le tems de mûrir ſes nouveaux projets. Ils éclatèrent en 1621, par la création d’une compagnie des Indes Occidentales, dont on eſpéra les mêmes ſuccès dans l’Afrique & dans l’Amérique, compriſes dans ſon privilège, qu’avoit eus en Aſie celle des Indes Orientales. Les opérations de la nouvelle ſociété commencèrent par l’attaque du Bréſil.

On avoit les lumières néceſſaires pour ſe bien conduire. Quelques navigateurs Hollandois avoient haſardé d’y aller, ſans être arrêtés par la loi qui en interdiſoit l’entrée à tous les étrangers. Comme, ſuivant l’uſage de leur nation, ils offroient leurs marchandiſes à beaucoup meilleur marché que celles qui venoient de la métropole, ils furent accueillis favorablement. Ces interlopes dirent à leur retour, que le pays étoit dans une eſpèce d’anarchie ; que la domination étrangère y avoit étouffé l’amour de la patrie ; que l’intérêt perſonnel y avoit corrompu tous les eſprits ; que les ſoldats étoient devenus marchands ; qu’on avoit oublié juſqu’aux premières notions de la guerre ; & qu’il ſuffiroit de ſe préſenter avec des forces un peu conſidérables, pour ſurmonter infailliblement les légers obſtacles qui pourroient s’oppoſer à la conquête d’une région ſi riche.

La compagnie chargea, en 1624, Jacob Willekens de cette entrepriſe. Il alla droit à la capitale. San-Salvador ſe rendit à la vue de la flotte Hollandoiſe. Le reſte de la province, quoique la plus étendue & la plus peuplée de la colonie, ne fit guère plus de réſiſtance.

C’étoit un terrible revers : mais il n’affligea point le conſeil d’Eſpagne. Depuis que cette couronne avoit ſubjugué le Portugal, elle n’en trouvoit pas les peuples auſſi ſoumis qu’elle l’eut voulu. Un déſaſtre qui pouvoit les rendre plus dépendans lui parut un grand avantage ; & ſes miniſtres ſe félicitèrent d’avoir enfin trouvé l’occaſion d’agraver le joug de leur deſpotiſme.

Sans avoir des idées plus juſtes ni des ſentimens plus nobles, Philippe penſa que la majeſté du trône exigeoit de lui quelques démonſtrations, quelques bienséances. Il écrivit aux Portugais les plus diſtingués, pour les exhorter à faire les efforts généreux qu’exigeoient les circonſtances. Ils y étoient diſposés. L’intérêt perſonnel, le zèle pour la patrie, le déſir de réprimer la joie de leurs tyrans ; tout concouroit à redoubler leur activité. Ceux qui avoient de l’argent, le prodiguèrent. D’autres levèrent des troupes. Tous vouloient ſervir. En trois mois on arma vingt-ſix vaiſſeaux. Ils partirent au commencement de 1626, avec ceux que la lenteur & la politique de l’Eſpagne avoient fait trop long-tems attendre.

L’archevêque de San-Salvador, Michel Texeira, leur avoit préparé un ſuccès facile. Ce prélat guerrier, à la tête de quinze cens hommes, avoit d’abord arrêté les progrès de l’ennemi. Il l’avoit inſulté, harcelé, battu, pouſſé, enfermé & bloqué dans la place. Les Hollandois réduits par la faim, l’ennui & la misère, forcèrent leur gouverneur de ſe rendre aux troupes que la flotte avoit débarquées en arrivant : ils furent tous portés en Europe.

Les ſuccès que la compagnie avoit ſur mer, la dédommagèrent de cette perte. Ses vaiſſeaux ne rentroient jamais dans les ports, que triomphans & chargés des dépouilles des Portugais & des Eſpagnols. Elle jettoit un éclat qui cauſoit de l’ombrage aux puiſſances même les plus intéreſſées à la proſpérité des Hollandois. L’océan étoit couvert de ſes flottes. Ses amiraux cherchoient, par des exploits utiles, à conſerver ſa confiance. Les officiers ſubalternes vouloient s’élever, en ſecondant la valeur & l’intelligence de leurs chefs. L’ardeur du ſoldat & du matelot étoit ſans exemple : rien ne rebutait ces hommes fermes & intrépides. Les fatigues de la mer, les maladies, les combats multipliés : tout ſembloit les aguerrir, & redoubler leur émulation. La compagnie entretenoit ce ſentiment utile par de fréquentes récompenſes. Outre la paie qu’on leur donnoit, elle leur permettoit un commerce particulier. Cette faveur les encourageoit, & en multiplioit le nombre. Leur fortune ſe trouvant liée, par un arrangement ſi ſage, avec celle du corps qui les employoit, ils vouloient être toujours en action. Jamais ils ne rendoient leurs vaiſſeaux ; jamais ils ne manquoient d’attaquer les vaiſſeaux ennemis avec l’intelligence, l’audace & l’acharnement qui aſſurent la victoire. En treize ans de tems, la compagnie arma huit cens navires, dont la dépenſe montoit à 90 000 000 livres. Ils en prirent cinq cens quarante-cinq à l’ennemi, qui, avec les marchandiſes dont ils étoient chargés, furent vendus 180 000 000 livres. Auſſi le dividende ne fut-il jamais au-deſſous de vingt pourcent, & s’éleva-t-il ſouvent à cinquante. Cette proſpérité, qui n’avoit d’autre baſe que la guerre, mit la compagnie en état d’attaquer de nouveau le Bréſil.

Son amiral Henri Lonk, arriva au commencement de 1630, avec quarante-ſix vaiſſeaux de guerre ſur la côte de Fernambuc, une des plus grandes provinces du pays, & alors la mieux fortifiée. Il la ſoumit, après avoir livré pluſieurs combats ſanglans, dont il ſortit toujours victorieux. Les troupes qu’il avoit laiſſées en partant, ſubjuguèrent dans les années 1633, 1634 & 1635 les contrées limitrophes. C’étoit la partie la plus cultivée du Bréſil, celle qui par conséquent offroit le plus de denrées.

Ces richeſſes, qui avoient quitté la route de Liſbonne pour prendre celle d’Amſterdam, enflamment la compagnie. Elle décide la conquête du Bréſil entier, & charge Maurice de Naſſau de cette entrepriſe. Ce général arrive à ſa deſtination dans les premiers jours de 1637. Il trouve de la diſcipline dans les ſoldats, de l’expérience dans les chefs, de la volonté dans tous les cœurs, & il ſe met en campagne. On lui oppoſe ſucceſſivement Alburquerque, Banjola, Louis Rocca de Borgia, & le Bréſilien Cameron, l’idole des ſiens, paſſionné pour les Portugais, brave, actif, rusé, à qui il ne manque pour être général, que d’avoir appris la guerre ſous de bons maîtres. Tous ces différens chefs ſe donnent de grands mouvemens, pour couvrir les poſſeſſions dont on leur avoit confié la défenſe. Leurs efforts ſont inutiles. Les Hollandois achèvent de ſe rendre maîtres de toutes les côtes qui s’étendent depuis San-Salvador juſqu’à l’Amazone.