Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 11

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XI. Établiſſement des Eſpagnols aux Philippines. Deſcription des ces iſles.

RIEN n’eſt grand, rien ne proſpère dans les monarchies, ſans l’influence du maître qui les gouverne : mais il ne dépend pas uniquement d’un monarque de faire tout ce qui convient au bonheur de ſes peuples. Il trouve quelquefois de puiſſans obſtacles dans les opinions, dans le caractère, dans les diſpoſitions de ſes ſujets. Ces opinions, ce caractère, ces diſpoſitions peuvent ſans doute être corrigés : mais la révolution ſe fait ſouvent long-tems attendre ; & elle n’eſt pas encore arrivée pour les Philippines.

Les Philippines, anciennement connue ſous le nom de Manilles, forment un Archipel immenſe à l’Eſt de l’Aſie. Elles s’étendent depuis le ſixième juſqu’au vingt-cinquième degré Nord, ſur une largeur inégale de quarante à deux cens lieues. Dans leur nombre, qui eſt prodigieux, on en diſtingue treize ou quatorze plus conſidérables que les autres.

Ces iſles offrent aux yeux attentifs un ſpectacle terrible & majeſtueux. Elles ſont couvertes de baſalte, de lave, de ſcories, de verre noir, de fer fondu, de pierres griſes & friables remplies des débris du règne animal & végétal, de ſoufre tenu en fuſion par l’action continuelle des feux ſouterreins, d’eaux brûlantes qui communiquent avec des flammes cachées. Tous ces grands accidens de la nature ſont l’ouvrage des volcans éteints, des volcans qui brûlent encore, & de ceux qui ſe forment dans ces ateliers profonds, où des matières combuſtibles ſont toujours en fermentation. Il n’y a point de hardieſſe à conjecturer que ces contrées, qu’on peut compter entre les plus anciennes du globe, approchent plus près que les autres de leur deſtruction.

Les cendres dont ces fourneaux immenſes couvrent depuis des ſiècles, la ſurface d’un ſol profond ; le remuement des campagnes, ſans ceſſe renouvelé par des tremblemens de terre ; les chaleurs ordinaires à tous les pays ſitués ſous la Zone Torride ; l’humidité que le voiſinage de l’Océan, les hautes montagnes, des forets auſſi anciennes que le monde, entretiennent habituellement dans ces régions : telles ſont vraiſemblablement les cauſes de la fécondité preſque incroyable des Philippines. La plupart des oiſeaux, des quadrupèdes, des plantes, des fruits, des arbres qu’on voit dans le reſte de l’Aſie, ſe retrouvent dans cet Archipel, & preſque tout y eſt de meilleure qualité. On y découvre même quelques végétaux qui ne ſont pas aperçus ailleurs. Si un naturaliſte intelligent parcouroit ces iſles avec la liberté & les ſecours convenables, il enrichiroit sûrement les ſciences d’une multitude de connoiſſances curieuſes, utiles & intéreſſantes.

Malheureuſement, le climat n’eſt pas auſſi agréable aux Philippines que le ſol y eſt fertile. Si les vents de terre & de mer y entretiennent durant ſix mois une plus grande température que leur poſition ne le promettroit ; pendant le reſte de l’année, les cieux ſont embrâsés des feux du tonnerre, les campagnes ſont inondées par des pluies continuelles. Cependant l’air n’eſt pas mal-ſain.

À la vérité, le tempérament des étrangers eſt un peu affoibli par une tranſpiration trop abondante : mais les naturels du pays pouſſent très-loin la carrière de leur vie, ſans éprouver d’autres infirmités que celles auxquelles l’homme eſt aſſujetti par-tout.

Le centre de ces iſles montueuſes eſt occupé par des ſauvages, qui en paroiſſent les plus anciens habitans. Quelle que ſoit leur origine, ils ſont noirs, & ont la plupart les cheveux crépus. Leur taille n’eſt pas élevée, mais ils ſont robuſtes & nerveux. Quelquefois une famille entière forme une petite ſociété ; le plus ſouvent chaque individu vit ſeul avec ſa compagne. Jamais ils ne quittent leurs arcs & leurs flèches. Accoutumés au ſilence des forêts, le moindre bruit paroît les alarmer. Leur vie eſt toute animale. Les fruits, les racines qu’ils trouvent dans les bois, ſont leur unique nourriture ; & lorſqu’ils ont épuisé un canton, ils en vont habiter un autre. Les efforts qu’on a faits pour les ſubjuguer, ont toujours été vains ; parce qu’il n’y a rien de ſi difficile que de dompter des peuples errans dans des lieux inacceſſibles.

Les plaines, dont on les a chaſſés, ont été ſucceſſivement occupées par des colonies venues de Malaca, de Siam, de Macaſſar, de Sumatra, de Bornéo, des Moluques & d’Arabie. Les mœurs de ces colons étrangers, leurs idiomes, leur religion, leur gouvernement ne permettent pas de ſe méprendre ſur leur origine.