Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 10

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X. Le roi de Pruſſe forme à Embden une compagnie pour les Indes. Caractère de ce prince. Sort de ſon établiſſement.

CE prince, dans l’âge des plaiſirs, eut le courage de préférer à la molle oiſiveté des cours, l’avantage de s’inſtruire. Le commerce des premiers hommes du ſiècle, & ſes réflexions, mûriſſoient dans le ſecret ſon génie ; naturellement actif, naturellement impatient de s’étendre. Ni la flatterie, ni la contradiction ne purent jamais le diſtraire de ſes profondes méditations. Il forma de bonne heure le plan de ſa vie & de ſon règne. On oſa prédire à ſon avènement au trône, que ſes miniſtres ne ſeroient que les ſecrétaires ; les adminiſtrateurs de ſes finances, que ſes commis ; ſes généraux, que ſes aides-de-camp. Des circonſtances heureuſes le mirent à portée de développer aux yeux des nations des talens acquis dans la retraite. Saiſiſſant avec une rapidité qui n’appartenoit qu’à lui le point déciſif de ſes intérêts, Frédéric attaqua une puiſſance qui avoit tenu ſes ancêtres dans la ſervitude. Il gagna cinq batailles contre elle, lui enleva la meilleure de ſes provinces, & fit la paix auſſi à propos qu’il avoit fait la guerre.

En ceſſant de combattre, il ne ceſſa pas d’agir. On le vit aſpirer à l’admiration des mêmes peuples, dont il avoit été la terreur. Il appela tous les arts à lui, & les aſſocia à ſa gloire. Il réforma les abus de la juſtice, & dicta lui-même des loix pleines de ſageſſe. Un ordre ſimple, invariable, s’établit dans toutes les parties de l’adminiſtration. Perſuadé que l’autorité du ſouverain eſt un bien commun à tous les ſujets, une protection dont ils doivent tous également jouir, il voulut que chacun d’eux eut la liberté de S’approcher & de lui écrire. Tous les inſtans de ſa vie étoient conſacrés au bien de ſes peuples. Ses délaſſemens même leur étoient utiles. Ses ouvrages d’hiſtoire, de morale, de politique étoient remplis de vérités pratiques. On vit régner juſque dans ſes poéſies des idées profondes, & propres à répandre la lumière. Il s’occupoit du ſoin d’enrichir ſes états ; lorſque des événemens heureux le mirent en poſſeſſion de l’Ooſt-Friſe en 1744.

Embden, capitale de cette petite province, paſſoit il y a deux ſiècles, pour un des meilleurs ports de l’Europe. Les Anglois, forcés de quitter Anvers, en firent le centre de leurs liaiſons avec le continent. Les Hollandois, après avoir aſpiré long-tems & inutilement à ſe l’approprier, en étoient devenus jaloux, juſqu’à travailler à le combler. Tout indiquoit que c’étoit un lieu propre à devenir l’entrepôt d’un grand commerce. L’éloignement où étoit ce foible pays de la maſſe des forces Pruſſiennes, pouvoir expoſer à quelques inconvéniens : mais Frédéric eſpéra que la terreur de ſon nom contiendroit la jalouſie des puiſances maritimes. Dans cette perſuaſion, il voulut qu’en 1751, une compagnie pour les Indes Orientales, fût établie à Embden.

Le fonds de la nouvelle ſociété, divisée en deux mille actions, étoit de 3 956 000 livres. Il fut principalement formé par les Anglois & les Hollandois, malgré la sévérité des loix portées par leurs gouvernemens pour l’empêcher. On étoit encouragé à ces ſpéculations par la liberté indéfinie dont on devoit jouir, en payant au ſouverain trois pour cent de toutes les ventes qui ſeroient faites. L’événement ne répondit pas aux eſpérances. Six vaiſſeaux, partis ſucceſſivement pour la Chine, ne rendirent aux intéreſſés que leur capital, & un bénéfice de demi pour cent chaque année. Une autre compagnie qui ſe forma, peu de tems après, dans le même lieu pour le Bengale, fut encore plus malheureuſe. Un procès, dont vraiſemblablement on ne verra jamais la fin, eſt tout ce qui lui reſte des deux ſeules expéditions qu’elle ait tentées. Les premières hoſtilités de 1756 ſuſpendirent les opérations de l’un & l’autre corps ; mais leur diſſolution ne fut prononcée qu’en 1763.

C’eſt le ſeul échec qu’ait eſſuyé la grandeur du roi de Pruſſe. Nous n’ignorons pas qu’il eſt difficile d’apprécier ſes contemporains : on les voit de trop près. Les princes ſont ſur-tout ceux qu’on peut le moins ſe flatter de bien connaître. La renommée en parle rarement ſans paſſion. C’eſt le plus ſouvent d’après les baſſeſſes de la flatterie, d’après les injuſtices de l’envie, qu’ils ſont jugés. Le cri confus de tous les intérêts, de tous les ſentimens qui s’agitent & changent autour d’eux, trouble ou ſuſpend le jugement des ſages même.

Cependant, s’il étoit permis de prononcer, d’après une multitude de faits liés les uns aux autres, on diroit de Frédéric qu’il ſut diſſiper les complots de l’Europe conjurée contre lui ; qu’il joignit à la grandeur & à la hardieſſe des entrepriſes, un ſecret impénétrable dans les moyens ; qu’il changea la manière de faire la guerre, qu’on croyoit, avant lui, portée à ſa perfection ; qu’il montra un courage d’eſprit, dont l’hiſtoire lui fourniſſoit peu de modèles ; qu’il tira de ſes fautes même plus d’avantages que les autres n’en ſavent tirer de leurs ſuccès ; qu’il fit taire d’étonnement, ou parler d’admiration toute la terre, & qu’il donna autant d’éclat à ſa nation, que d’autres ſouverains en reçoivent de leurs peuples.

Ce prince préſente un front toujours menaçant. L’opinion qu’il a donnée de ſes talens ; le ſouvenir ſans ceſſe préſent de ſes actions ; un revenu annuel de 70 000 000 livres ; un tréſor de plus de deux cens ; une armée de cent quatre-vingts mille hommes : tout aſſure ſa tranquilité. Malheureuſement, elle n’eſt pas utile à ſes ſujets comme elle le fut autrefois. Ce monarque continue à laiſſer les Juifs à la tête de ſes monnoies, où ils ont introduit un très-grand déſordre. Il n’a point ſecouru les plus riches négocians de ſes provinces, que ſes opérations avoient ruinés. Il a mis dans ſes mains les manufactures les plus conſidérables de ſon pays. Ses états ſont remplis de monopoles, deſtructeurs de toute induſtrie. Des peuples dont il fut l’idole, ont été livrés à l’avidité d’une foule de brigands étrangers. Cette conduite a inſpiré une défiance ſi univerſelle, ſoit au-dedans, ſoit hors de la Pruſſe, qu’il n’y a point de hardieſſe à aſſurer que les efforts qui ſe font pour reſſuſciter la compagnie d’Embden ſeront inutiles.

Ô Frédéric, Frédéric ! tu reçus de la nature une imagination vive & hardie, une curioſité ſans bornes, du goût pour le travail, des forces pour le ſupporter. L’étude du gouvernement, de la politique, de la légiſlation, occupa la jeuneſſe. L’humanité par-tout enchaînée, par-tout abattue, eſſuya ſes larmes à la vue de tes premiers travaux, & ſembla ſe conſoler de ſes malheurs, dans l’eſpérance de trouver en toi ſon vengeur. Elle augura & bénit d’avance tes ſuccès. L’Europe te donna le nom de roi philoſophe.

Lorſque tu parus ſur le théâtre de la guerre, la célérité de tes marches, l’art de tes campemens, l’ordre de tes batailles étonnèrent toutes les nations. On ne ceſſoit d’exalter cette diſcipline inviolable de tes troupes, qui leur aſſuroit la victoire ; cette ſubordination méchanique qui ne fait de pluſieurs armées qu’un corps, dont tous les mouvemens dirigés par une impulſion unique, frappent à la fois au même but. Les philoſophes même, prévenus par l’eſpoir dont tu les avois remplis, enorgueillis de voir un ami des arts & des hommes parmi les rois, applaudiſſoient peut-être à tes ſuccès ſanglans. Tu fus regardé comme le modèle des rois guerrière.

Il exiſte un titre plus glorieux : c’eſt celui de roi citoyen. On ne l’accorde pas aux princes qui, confondant les erreurs & les vérités, la juſtice & les préjugés, les ſources du bien & du mal, enviſagent les principes de la morale comme des hypothèſes de métaphyſique, ne voient dans la raiſon qu’un orateur gagé par l’intérêt. Ô ſi l’amour de la gloire s’étoit éteint au fond de ton cœur ! Si ton âme, épuisée par tes grandes actions, avoit perdu ſon reſſort & ſon énergie ! Si les foibles paſſions de la vieilleſſe vouloient te faire rentrer dans la foule des rois ! Que deviendroit la mémoire ? Que deviendroient les éloges que toutes les bouches de la renommée, que la voix immortelle des lettres & des arts ſont prodigués ? Mais non : ton règne & la vie ne feront pas un problême dans l’hiſtoire. R’ouvre ton cœur aux ſentimens nobles & vertueux qui firent tes premières délices. Occupe tes derniers jours du bonheur de tes peuples. Prépare la félicité des générations futures, par la félicité de la génération actuelle. La puiſſance de la Pruſſe appartient à ton génie. C’eſt toi qui l’as créée, c’eſt toi qui la ſoutiens. Il faut la rendre propre à l’état qui te doit ſa gloire.

Que ces innombrables métaux enfouis dans tes coffres, en rentrant dans la circulation, rendent la vie au corps politique : que tes richeſſes perſonnelles, qu’un revers peut diſſiper, n’aient déſormais pour baſe que la richeſſe nationale, qui ne tarira jamais : que tes ſujets courbés ſous le joug intolérable d’une adminiſtration violente & arbitraire, retrouvent les tendreſſes d’un père, au lieu des vexations d’un oppreſſeur : que des droits exorbitans ſur les perſonnes & les conſommations, ceſſent d’étouffer également la culture & l’induſtrie : que les habitans de la campagne ſortis d’eſclavage, que ceux des villes véritablement libres, ſe multiplient au gré de leurs penchans & de leurs efforts. Ainſi tu parviendras à donner de la ſtabilité à l’empire que tes qualités brillantes ont illuſtré, ont étendu ; tu ſeras placé dans la liſte reſpectable & peu nombreuſe des rois citoyens.

Oſe davantage : donne le repos à la terre. Que l’autorité de la médiation, que le pouvoir de tes armes, force à la paix des nations inquiètes. L’univers eſt la patrie d’un grand homme ; c’eſt le théâtre qui convient à tes talens ; deviens le bienfaiteur de tous les peuples.

Tel étoit le diſcours que je t’adreſſois, au ſein du repos où tu te flattois d’achever une carrière honorée : ſemblable, s’il eſt permis de le dire, à l’éternel vers lequel l’hymne s’élève de toutes les contrées de la terre, lorſqu’un grand événement te fit reprendre ton tonnerre. Une puiſſance qui ne conſulta jamais que ſon agrandiſſement ſur les motifs de faire la guerre ou la paix ; ſans égard pour la conſtitution germanique, ni pour les traités qui la garantiſſent ; ſans reſpect pour le droit des gens & des familles ; au mépris des loix uſuelles & générales de l’hérédité : cette puiſſance forme des prétentions, raſſemble des armées, envahit dans ſa pensée la dépouille des princes trop foibles pour lui réſiſter, & menace la liberté de l’empire. Tu l’as prévenue. Le vieux lion a ſecoué ſa crinière. Il eſt ſorti de ſa demeure en rugiſſant ; & ſon jeune rival en a frémi. Frédéric, juſqu’à ce moment, s’étoit montré fort. L’occaſion de ſe montrer juſte s’eſt préſentée, & il l’a ſaiſie, L’Europe a retenti des vœux qu’on faiſoit pour ſes efforts : c’eſt qu’il n’étoit alors, ni un conquérant ambitieux, ni un commerçant avide, ni un uſurpateur politique. On l’avoit admiré, & il ſera béni. J’avois gravé au pied de ſa ſtatue : LES PUISSANCES LES PLUS FORMIDABLES DE l’EUROPE SE RÉUNIRENT CONTRE LUI, ET DISPARURENT DEVANT LUI. J’en graverai une moins faſtueuſe, mais plus inſtructive & plus noble. PEUPLES, IL BRISA LES CHAINES QU’ON VOUS PRÉPAROIT. PRINCES DE L’EMPIRE GERMANIQUE, IL NE SERA PAS TOUJOURS. SONGEZ À VOUS.