Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 24

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XXIV. Commerce de la Chine avec les régions voiſines.

LA Chine eſt le pays de la terre où il y a le moins de gens oiſifs. Dans une région trop peuplée, malgré l’abondance de ſes productions, l’attente de la diſette qui s’avance, remplit tous les citoyens d’activité, de mouvement & d’inquiétude. Ils doivent être intéreſſés, bas, faux & trompeurs.

Cet eſprit d’avidité réduiſit les Chinois à renoncer dans leur commerce intérieur aux monnoies d’or & d’argent qui étoient d’un uſage général. Le nombre des faux monnoyeurs, qui augmentoit chaque jour, ne permettoit pas une autre conduite : on ne fabriqua plus que des eſpèces de cuivre.

Le cuivre étant devenu rare, par des événemens dont l’hiſtoire ne rend pas compte, on lui aſſocia les coquillages, ſi connus ſous le nom de cauris. Le gouvernement s’étant aperçu que le peuple ſe dégoûtoit d’un objet ſi fragile, ordonna que les uſtenſiles de cuivre répandus dans tout l’empire, fuſſent livrés aux hôtels des monnoies. Ce mauvais expédient n’ayant pas fourni des reſſources proportionnées aux beſoins publics, on fit raſer environ quatre cens temples de Foé, dont les idoles furent fondues. Dans la ſuite, la cour paya les magiſtrats & l’armée, partie en cuivre & partie en papier. Les eſprits ſe révoltèrent contre une innovation ſi dangereuſe, & il fallut y renoncer. Depuis cette époque qui remonte à trois ſiècles, la monnoie de cuivre eſt la ſeule monnoie légale.

Malgré le caractère intéreſſé des Chinois, leurs liaiſons extérieures furent long-tems très-peu de choſe. L’éloignement où cette nation vivoit des autres peuples, venoit du mépris qu’elle avoit pour eux. Cependant on déſira, plus qu’on n’avoit fait, de fréquenter les ports voiſins ; & le gouvernement Tartare, moins zélé pour le maintien des mœurs, que l’ancien gouvernement, favoriſa ce moyen d’accroître les richeſſes de la nation. Les expéditions qui, juſqu’alors, n’avoient été permiſes que par la tolérance intéreſſée des commandans des provinces maritimes, ſe firent ouvertement. Un peuple dont la ſageſſe étoit célèbre, ne pouvoit manquer d’être accueilli favorablement. Il profita de la haute opinion qu’on avoit de lui pour établir le goût des marchandiſes qu’il pouvoit fournir ; & ſon activité embraſſa le continent comme les mers.

Aujourd’hui la Chine trafique avec la Corée, qu’on croit avoir été originairement peuplée par les Tartares, qui a été sûrement pluſieurs fois conquiſe par eux, & qu’on a vue, tantôt eſclave, tantôt indépendante des Chinois dont elle eſt actuellement tributaire. Ils y portent du thé, de la porcelaine, des étoffes de ſoie, & prennent en échange des ſortes de chanvre & de coton, & du ginſeng médiocre.

Les Tartares, qu’on peut regarder comme étrangers, achètent des Chinois des étoffes de laine, du riz, du thé, du tabac, qu’ils paient avec des moutons, des bœufs, des fourrures & ſur-tout du ginſeng. Cette plante croit ſur les confins de la Tartarie, près de la grande muraille. On la retrouve auſſi dans le Canada. Sa racine eſt un navet, tantôt ſimple, tantôt divisé en deux. Alors, elle a quelque reſſemblance avec les parties inférieures de l’homme, d’où lui viennent les noms de ginſeng à la Chine, & de garentoguen chez les Iroquois.

La tige, qui ſe renouvelle tous les ans, laiſſe, en tombant, une impreſſion ſur le collet de la racine, de ſorte qu’on connoît l’âge de la plante par le nombre des impreſſions, & ſon âge en augmente le prix. Cette tige baſſe, ſimple, garnie ſeulement de deux ou trois feuilles divisées en cinq folioles, ſe termine en une petite ombelle de fleurs. Les fleurs ſont composées de cinq pétales & autant d’étamines portées ſur un piſtil, qui, recouvert de ſon calice, devient un petit fruit charnu, rempli de deux ou trois petites ſemences. Il avorte dans quelques fleurs.

La racine du ginſeng a pluſieurs vertus, dont les plus reconnues ſont de fortifier l’eſtomac & de purifier le ſang. On lui donne de la tranſparence par un procédé à-peu-près pareil à celui que les Orientaux emploient pour le ſalep. Ce ginſeng préparé eſt ſi précieux aux yeux des Chinois, qu’ils ne le trouvent jamais trop cher.

Le gouvernement fait cueillir tous les ans cette plante par dix mille ſoldats Tartares, dont chacun doit rendre gratuitement deux onces du meilleur ginſeng. On leur donne pour le reſte un poids égal en argent. Cette récolte eſt interdite aux particuliers. Une défenſe ſi odieuſe ne les empêche pas d’en chercher. Sans cette contravention à une loi injuſte, ils ſeroient hors d’état de payer les marchandiſes qu’ils tirent de l’empire, & réduits par conséquent à s’en paſſer.

On a déjà fait connoître le commerce des Chinois avec les Ruſſes. Il deviendra conſidérable, ſi les deux gouvernemens ceſſent d’opprimer un jour leurs négocians.

Celui que l’empire a ouvert avec les habitans de la petite Bucharie ſe réduit à leur donner du thé, du tabac, des draps en échange des grains d’or qu’ils trouvent dans leurs torrens ou dans leurs rivières. Ces liaiſons, uſuellement languiſſantes, ne prendront un grand accroiſſement que lorſqu’on aura inſtruit ces barbares dans l’art d’exploiter les mines, dont leurs montagnes ſont remplies.

La Chine eſt ſéparée des états du Mogol & des autres contrées de l’Inde par des ſables mouvans ou par des rochers entaſſés qui rendent impraticable toute communication avec ces régions ſi riches. Auſſi n’ajoutent-elles rien au foible commerce que cette nation fait annuellement par terre. Celui que la mer lui ouvre eſt plus conſidérable.

L’empire ne confie guère à l’Océan que du thé, des ſoieries & des porcelaines. Au Japon, ces objets ſont payés avec de l’or & du cuivre ; aux Philippines, avec des piaſtres ; à Batavia, avec des épiceries ; à Siam, avec des bois de teinture & des vernis ; au Tonquin, avec des ſoies groſſières ; à la Cochinchine, avec de l’or & du ſucre. Les retours ne paſſent pas trente-cinq ou quarante millions, quoique les Chinois doublent leurs capitaux dans ce commerce. Dans la plupart des marchés qu’ils fréquentent, ils ont pour agens ou pour aſſociés les deſcendans de ceux de leurs concitoyens qui ſe refusèrent au joug des Tartares.

Ces liaiſons, qui d’un côté ſe terminent au Japon & de l’autre aux détroits de Malaca & de la Sonde, auroient acquis vraiſemblablement plus d’extenſion, ſi les conſtructeurs Chinois, moins aſſervis aux anciens uſages, avoient daigné s’inſtruire à l’école des navigateurs Européens.

On imagineroit ſans peine que ce dédain d’un peuple pour les connoiſſances d’un autre peuple eſt un des principaux caractères de la barbarie, ou peut-être même de l’état ſauvage. Cependant, il eſt auſſi le vice d’une nation policée. Un ſot orgueil lui perſuade qu’elle ſait tout, ou que la choſe qu’elle ignore ne vaut pas la peine d’être appriſe. Elle ne fait aucun progrès dans les ſciences ; & ſes arts perſiſtent dans une médiocrité dont ils ne ſe tireront que par un haſard que le tems peut amener ou ne pas amener. Il en eſt alors d’une contrée comme d’un cloître ; & c’eſt une image très-juſte de la Chine que la lumière environne, ſans pouvoir y percer : comme s’il n’y avoit aucun moyen d’en bannir l’ignorance, ſans y laiſſer entrer la corruption. Où en ſeroient les nations de l’Europe, ſi infectées d’une vanité maſquée de quelque préjugé, elles ne s’étoient éclairées réciproquement ? Celle-ci doit à celle-là le germe de la liberté ; l’une & l’autre à une troiſième, les vrais principes du commerce ; & cette eſpèce d’échange eſt bien d’une autre importance pour leur bonheur que celui de leurs denrées.