Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 26

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XXVI. Quelles ſont les connoiſſances qu’on a ſur le thé que les Européens achètent à la Chine.

Le thé eſt un arbriſſeau d’une forme agreſte haut de cinq ou ſix pieds, commun à la Chine & au Japon. Il ſe plait dans les lieux eſcarpés. On le trouve plus ſouvent ſur le penchant des collines & le long des rivières. Les Chinois en ſèment des champs entiers ; les Japonois ſe contentent d’en garnir les liſières de leurs campagnes. Il ne parvient qu’au bout de ſept ans à ſa plus grande hauteur. On coupe alors la tige, pour obtenir de nouveaux rejettons, dont chacun donne à-peu-près autant de feuilles qu’un arbriſſeau entier.

Ces feuilles, la ſeule partie que l’on eſtime dans le thé, ſont alternes, ovales, aiguës, liſſes, dentelées dans leur contour & d’un verd foncé. Les plus jeunes ſont tendres & minces. Elles deviennent plus fermes & plus épaiſſes en vieilliſſant. À leur baſe, ſe trouvent des fleurs iſolées, qui ont un calice à cinq ou ſix diviſions, autant de pétales blancs, ſouvent réunis par le bas, un grand nombre d’étamines placées autour d’un piſtil. Celui-ci ſe change en une capſule ligneuſe, arrondie, à trois côtes & trois loges remplies chacune d’une ſemence ſphérique ou de pluſieurs ſemences anguleuſes.

Outre ce thé, connu ſous le nom de thé bouy, on peut diſtinguer deux autres eſpèces bien caractérisées. L’une eſt le thé verd, dont la fleur eſt composée de neuf pétales ; l’autre le thé rouge, qui a une grande fleur à ſix pétales rouges, & garnie dans ſon centre d’une houppe d’étamines réunies à leur baſe. On ignore s’il exiſte un plus grand nombre d’eſpèces. Des trois, dont il a été fait mention, la première eſt la plus commune. On cultive le thé bouy dans la plupart des provinces de la Chine : mais il n’a pas le même degré de bonté par-tout, quoique par-tout on ait l’attention de le placer au Midi & dans les vallées. Celui qui croit ſur un ſol pierreux eſt fort ſupérieur à celui qui ſort des terres légères, & plus ſupérieur encore à celui qu’on trouve ſur les terres jaunes. De-là les variétés que l’on qualifie improprement du nom d’eſpèces.

La différence des terreins n’eſt pas la ſeule cauſe de la perfection plus ou moins grande du thé. Les ſaiſons où la feuille eſt ramaſſée, y influent encore davantage.

La première récolte ſe fait ſur la fin de février. Les feuilles, alors petites, tendres & délicates, forment ce qu’on appelle le ficki-tſjaa ou thé impérial, parce qu’il ſert principalement à l’uſage de la cour & des gens en place. Les feuilles de la ſeconde récolte qui eſt au commencement d’avril, ſont plus grandes & plus développées, mais de moindre qualité que les premières. Elles donnent le touts-jaa ou le thé Chinois que les marchands diſtinguent en pluſieurs ſortes. Enfin, les feuilles cueillies au mois de juin & parvenues à leur entière croiſſance donnent le bants-jaa, ou le thé groſſier, réſervé pour le peuple.

Un troiſième moyen de multiplier les variétés du thé conſiſte dans la différente manière de le préparer. Les Japonois, au rapport de Kœmpfer, ont des bâtimens particuliers qui contiennent une ſuite de petits fourneaux couverts chacun d’une platine de fer ou de cuivre. Lorſqu’elle eſt échauffée, on la charge de feuilles qui auparavant, ont été plongées dans l’eau chaude ou exposées à ſa vapeur. On les remue avec vivacité juſqu’à ce qu’elles aient acquis un degré de chaleur ſuffiſant. On les verſe enſuite ſur des nattes & on les roule entre les mains. Ces procédés répétés deux ou trois fois, abſorbent toute l’humidité. Au bout de deux ou trois mois, ils ſont réitérés, ſur-tout pour le thé impérial, qui devant être employé en poudre, demande une deſſication plus complète. Ce thé précieux ſe conſerve dans des vaſes de porcelaine ; celui de moindre qualité dans des pots de terre ; le plus groſſier dans des corbeilles de paille. La préparation de ce dernier n’exige pas tant de précautions. On le deſſèche, à moins de frais, à l’air libre. Outre ces thés, il en eſt d’autres que l’on apporte en gâteaux, en boules, en petits paquets liés avec de la ſoie. On en fait auſſi des extraits. La pratique des Chinois ſur la culture, la récolte & la préparation du thé eſt moins connue : mais il ne paroît pas qu’elle s’éloigne de celle des Japonois. On a prétendu qu’ils ajoutoient à leur thé quelque teinture végétale. On a encore attribué, mais ſans raiſon, ſa couleur verte à un mélange de couperoſe ou à l’action de la platine de cuivre ſur laquelle la feuille a été deſſéchée.

Le thé eſt la boiſſon ordinaire des Chinois. Ce ne fut pas un vain caprice qui en introduiſit l’uſage. Dans preſque tout leur empire, les eaux ſont mal-ſaines & de mauvais goût. De tous les moyens qu’on imagina pour les améliorer, il n’y eut que le thé qui eut un ſuccès entier. L’expérience lui fit attribuer d’autres vertus. On ſe perſuada que c’étoit un excellent diſſolvant, qui purifioit le ſang, qui fortifioit la tête & l’eſtomac, qui facilitoit la digeſtion & la tranſpiration.

La haute opinion que les premiers Européens qui pénétrèrent à la Chine ſe formèrent du peuple qui l’habite, leur fit adopter l’idée, peut-être exagérée, qu’il avoit du thé. Ils nous communiquèrent leur enthouſiaſme, & cet enthouſiaſme a été toujours en augmentant dans le nord de l’Europe & de l’Amérique, dans les contrées où l’air eſt groſſier & chargé de vapeurs.

Quelle que ſoit en général la force des préjugés, on ne peut guère douter que le thé ne produiſe quelques heureux effets chez les nations qui en ont le plus univerſellement adopté l’uſage. Ce bien ne doit pas être pourtant ce qu’il eſt à la Chine même. On ſait que les Chinois gardent pour eux le thé le mieux choiſi & le mieux ſoigné. On ſait qu’ils mêlent ſouvent au thé qui ſort de l’empire d’autres feuilles, qui, quoique reſſemblantes pour la forme, peuvent avoir des propriétés différentes. On ſait que la grande exportation qui ſe fait du thé, les a rendus moins difficiles ſur le choix du terrein, & moins exacts pour les préparations. Notre manière de le prendre, ſe joint à ces négligences, à ces infidélités.

Nous le buvons trop chaud & trop fort. Nous y melons toujours beaucoup de ſucre, ſouvent des odeurs, & quelquefois des liqueurs nuiſibles. Indépendamment de ces conſidérations, le long trajet qu’il fait par mer ſuffiroit pour lui faire perdre la plus grande partie de ſes ſels bienfaiſans.

On ne pourra juger définitivement du thé, que lorſqu’il aura été naturalisé dans nos climats. On commençoit à déſeſpérer du ſuccès, quoique les expériences n’euſſent été tentées qu’avec des graines qui étant d’une nature très-huileuſe ſont ſujettes à rancir. M. Linné, le plus célèbre botaniſte de l’Europe, reçut enfin cet arbriſſeau germant, & il parvint à le conſerver hors des ſerres, en Suède même. Quelques pieds ont été depuis portés dans la Grande-Bretagne, où ils vivent, fleuriſſent & ſe multiplient en plein air. La France s’en eſt auſſi procuré ; & ils réuſſiroient vraiſemblablement dans les provinces méridionales de ce royaume. Ce ſera un très-grand avantage de cultiver nous-mêmes une plante qui ne peut que difficilement autant perdre à changer de ſol qu’à moiſir dans la longue traverſée qu’elle eſt obligée de faire. Il n’y a pas longtems que nous étions tout auſſi éloignés du ſecret de faire de la porcelaine.