Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 9

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IX. Situation actuelle de la Suède.

La Suède, en y comprenant la partie de la Finlande & de la Laponie qui ſont de ſon domaine, a une étendue prodigieuſe. Ses côtes, d’un accès aſſez généralement difficile, ſont embarraſſées d’une infinité de rochers & de beaucoup de petites iſles, où quelques hommes preſque ſauvages vivent de leur pêche. L’intérieur du pays eſt très-montueux. On y trouve cependant des plaines dont le ſol, quoique ſablonneux, quoique marécageux, quoique rempli de matières ferrugineuſes, n’eſt pas ſtérile, principalement dans les provinces les plus méridionales. Au Nord de l’empire, le beſoin a appris aux peuples qu’on pouvoit vivre d’un pain composé d’écorce de bouleau, de quelques racines & d’un peu de ſeigle. Pour ſe procurer une nourriture plus ſaine & plus agréable, ils ont tenté d’enſemencer des hauteurs, après en avoir abattu & brûlé les arbres. Les plus ſages d’entre eux ont renoncé à cet uſage, après avoir obſervé que le bois & le gazon ne croiſſoient plus ſur un terrein pierreux & maigre, épuisé par deux ou trois récoltes aſſez abondantes. Des lacs, plus ou moins étendus, couvrent de très-grands eſpaces. On s’eſt habilement ſervi de ces amas inutiles d’eau, pour établir, avec le ſecours de pluſieurs rivières, de pluſieurs canaux, de pluſieurs écluſes, une navigation non interrompue, depuis Stockholm juſqu’à Gothenbourg.

Cette eſquiſſe du phyſique de la Suède, porteroit à penſer que cette région ne fut jamais bien peuplée, quoiqu’on l’ait appellée quelquefois la fabrique du genre-humain. Il eſt vraiſemblable que les nombreuſes bandes qui en ſortoient, & qui, ſous le nom ſi redouté de Goths & de Vandales, ravagèrent, aſſervirent tant de contrées de l’Europe, n’étoient que des eſſaims de Scythes & de Sarmates, qui s’y rendoient par le Nord de l’Aſie, & qui ſe pouſſoient, ſe remplaçoient ſucceſſivement. Cependant ce ſeroit peut-être une erreur de croire que cette vaſte contrée ait toujours été auſſi déſerte que nous la voyons. Selon toutes les probabilités, elle avoit plus d’habitans, il y a trois ſiècles, quoique la religion catholique, qu’on y profeſſoit alors, autoriſât les cloîtres & preſcrivît au clergé le célibat. Le dénombrement de 1751 ne porta le nombre des âmes qu’à deux millions deux cens vingt-neuf mille ſix cens ſoixante & un. Il étoit augmenté de trois cens quarante-trois mille en 1769. On penſe généralement que, depuis cette époque, la population, dont la treizième partie ſeulement habite les villes, ne s’eſt pas accrue, qu’elle a même rétrogradé ; & c’eſt la misère, ce ſont les maladies épidémiques qu’il faut accuſer de ce malheur.

Le nombre des habitans ſeroit plus grand en Suède, ſi elle n’étoit continuellement abandonnée, & ſouvent ſans retour, par un grand nombre de ceux qui y ont pris naiſſance. On voit dans tous les pays des hommes qui, par curioſité, par inquiétude naturelle & ſans objet déterminé, paſſent d’une contrée dans une autre : mais c’eſt une maladie qui attaque ſeulement quelques individus, & ne peut être regardée comme la cauſe générale d’une émigration confiante. Il y a dans tous les hommes un penchant à aimer leur patrie, qui tient plus à des cauſes morales qu’à des principes phyſiques. Le goût naturel pour la ſociété ; des liaiſons de ſang & d’amitié ; l’habitude du climat & du langage ; cette prévention qu’on contracte ſi aisément pour le lieu, les mœurs, le genre de vie auxquels on eſt accoutumé : tous ces liens attachent un être raiſonnable à des contrées où il a reçu le jour & l’éducation. Il faut de puiſſans motifs pour lui faire rompre à la fois tant de nœuds, & préférer une autre terre où tout ſera étranger & nouveau pour lui. En Suède, où toute la puiſſance étoit entre les mains des états composés des différens ordres du royaume, même celui des payſans, on devoit plus tenir à ſon pays. Cependant on en ſortoit beaucoup ; & il ne falloit pas s’en étonner.

Les terres en culture étoient autrefois partagées en quatre-vingt mille cinquante-deux hemmans ou fermes, qu’il n’étoit pas permis de morceler. Par une erreur plus groſſière encore, les loix avoient fixé le nombre des perſonnes qui pourroient habiter chacune de ces propriétés. Lorſqu’il étoit complet, un père de famille étoit obligé d’expulſer lui-même de la maiſon ſes enfans puînés, quelque beſoin qu’il pût en avoir pour augmenter la maſſe de ſes productions. On avoit eſpéré d’opérer par ce règlement le défrichement de terreins incultes & la formation de nouveaux hemmans. Il eût fallu prévoir que des hommes ainſi opprimés, n’auroient ni la volonté, ni les moyens de s’occuper d’établiſſemens, & que la plupart iſolent chercher dans des contrées étrangères, une tranquilité dont leur patrie les privoit ſi injuſtement. Ce ne fut qu’en 1748 que le gouvernement ouvrit les yeux. À cette époque, on comprit enfin que le bien public vouloit que les laboureurs n’euſſent que l’étendue du ſol qu’ils pourroient exploiter convenablement ; & la diète les autoriſa à diviſer leur héritage en autant de portions qu’ils le voudroient. Ce nouvel ordre de choſes a déjà diminué les émigrations, & doit amener, avec le tems, l’amélioration de l’agriculture.

Elle étoit, dit-on, aſſez floriſſante, lorſque Guſtave-Vaza monta ſur le trône. Cette opinion manque viſiblement de vraiſemblance, puiſqu’avant cette époque, l’empire n’étoit ſorti des horreurs de l’anarchie, que pour paſſer ſous le joug d’une tyrannie étrangère. Au moins eſt-il certain que depuis, ce premier des arts a toujours été languiſſant. La nation s’eſt vue continuellement réduite à tirer de ſes voiſins une grande partie de ſes ſubſiſtances, & quelquefois pour ſix ou ſept millions de livres. Pluſieurs cauſes ont contribué à cette infortune. On pourroit placer parmi les plus conſidérables, la diſperſion d’un petit nombre d’hommes ſur un trop grand eſpace. L’éloignement où ils étoient les uns des autres, contraignoit chacun d’eux de pourvoir lui-même à la plupart de ſes beſoins, & les a tous empêches de ſe livrer sérieuſement à aucune profeſſion, pas même à l’exploitation des terres.

L’inſuffiſance des récoltes jettoit l’état dans des embarras continuels. Les arrangemens économiques, imaginés de loin en loin pour en ſortir, ne produiſoient pas l’effet déſiré. On eut enfin, en 1772, le courage de remonter à la principale cauſe du déſordre, & la diſtillation des grains fut prohibée. Malheureuſement les loix ſe trouvèrent impuiſſantes contre la paſſion qu’avoient les peuples pour cette eau-de-vie ; & il fallut en tempérer la sévérité. La condeſcendance ne fut pas portée, à la vérité, juſqu’à autoriſer les citoyens à préparer eux-mêmes cette boiſſon, comme ils avoient été dans l’uſage de le faire ; mais le gouvernement s’engagea à leur en fournir pour environ trois cens mille tonneaux de grain, au lieu d’un million de tonneaux qu’on y employoit auparavant.

Depuis cette époque, la Suède a tiré, des marchés étrangers, beaucoup moins de grains. Quelques-uns de ses écrivains économiques ont même prétendu qu’elle pourroit se passer de ce secours, si la nation revenoit de son égarement. Cette opinion trouvera peu de partisans. Il est prouvé, que ce soit le vice du sol, du climat ou de l’industrie, que la même quantité d’hommes, de jours de travail & de capitaux, ne donne dans cette région que le tiers des productions qu’on obtient dans des contrées plus fortunées.

Les mines doivent compenser ces désavantages de l’agriculture. La plupart appartenoient autrefois aux prêtres. Des mains du clergé, elles passèrent, en 1480, dans celles du gouvernement. Une révolution encore plus heureuse en a fait depuis l’apanage des particuliers.

Il n’y a que celle d’or, découverte en 1738, qui soit restée au fisc. Comme elle ne rend annuellement que sept ou huit cens ducats, & que ce produit est insuffisant pour les frais de son exploitation, aucun citoyen, aucun étranger n’a offert jusqu’ici de s’en charger.

La mine d’argent de Sala étoit connue dès le onzième siècle. Durant le cours du quatorzième, elle donna vingt-quatre mille marcs, & ſeulement vingt-un mille deux cens quatre-vingts marcs dans le quinzième. On la vit tomber de plus en plus juſqu’au commencement de celui où nous vivons. Actuellement, elle rend dix-ſept à dix-huit cens marcs chaque année. C’eſt quinze ou ſeize fois plus que toutes les autres réunies.

L’alun, le ſoufre, le cobalt, le vitriol, ſont plus abondans. Cependant ce n’eſt rien ou preſque rien auprès du cuivre & ſur-tout du fer. Depuis 1754 juſqu’en 1768, il fut exporté, chaque année, neuf cens quatre-vingt-quinze mille ſix cens ſept quintaux de ce dernier métal. Alors, il commença à être moins recherché, parce que la Ruſſie en offroit de la même qualité à vingt pour cent meilleur marché. Les Suédois ſe virent réduits à diminuer leur prix ; & il faudra bien qu’ils le baiſſent encore pour ne pas perdre entièrement la branche la plus importante de leur commerce. Les plus intelligens d’entre eux ont pris le parti de travailler leur fer eux-mêmes, & de le convertir en acier, en fil d’archal, en clous, en canons, en ancres, en d’autres uſages de néceſſité première pour les autres peuples ; & le gouvernement a ſagement excité cette induſtrie par des gratifications. Ces faveurs ont été généralement approuvées. On s’eſt partagé ſur les grâces accordées à d’autres manufactures.

Il n’y en avoit proprement aucune dans le royaume à l’époque mémorable qui lui rendit ſa liberté. Deux partis ne tardèrent pas à la diviſer. Une faction montra une paſſion démeſurée pour les fabriques ; & ſans diſtinguer celles qui pouvoient convenir à l’état de celles qui dévoient lui nuire, il leur prodigua à toutes les encouragemens les plus exceſſifs. C’étoit un grand déſordre. On n’en ſortit que pour tomber dans un excès auſſi révoltant. La faction opposée ayant prévalu, elle montra autant d’éloignement pour les manufactures de néceſſité que pour celles qui étoient uniquement de luxe, & les priva les unes & les autres des privilèges & des récompenſes, dont on les avoit comme accablées. Elles n’avoient pris aucune conſiſtance, malgré les prodigalités du fiſc. Leur chute totale ſuivit la ſuppreſſion de ces dons énormes. Les articles étrangers, les nationaux même diſparurent. On vit s’évanouir le beau rêve d’une grande induſtrie ; & la nation ſe trouva preſqu’au même point où elle étoit avant 1720.

Les pêcheries n’ont pas eu la même deſtinée que les arts. La ſeule qui mérite d’être enviſagée ſous un point de vue politique, c’eſt celle du hareng. Elle ne remonte pas au-delà de 1740. Avant cette époque, ce poiſſon fuyoit les côtes de Suède. Alors il ſe jetta ſur celle de Gothenbourg, & ne s’en eſt pas retiré depuis. La nation en conſomme annuellement quarante mille barils, & l’on en exporte cent ſoixante mille, qui, à raiſon de 13 livres 15 fols chacun, forment à l’état un revenu de 2 200 000 livres.

On ne jouiſſoit pas encore de cet avantage, lorſque le gouvernement décida que les navigateurs étrangers ne pourroient introduire dans ſes ports que les denrées de leur pays ; qu’ils ne pourroient pas même porter ces marchandiſes d’une rade du royaume à l’autre. Cette loi célèbre, connue ſous le nom de placard des productions, & qui eſt de 1724, reſſuſcita la navigation, anéantie depuis long-tems par les malheurs des guerres. Un pavillon inconnu par-tout, ſe montra ſur toutes les mers. Ceux qui l’arboroient ne tardèrent pas à acquérir de l’habileté & de l’expérience. Leurs progrès parurent même à des politiques éclairés devenir trop conſidérables pour un pays dépeuplé. Ils pensèrent qu’il falloit s’en tenir à l’exportation des productions de l’état, à l’importation de celles dont il avoit beſoin, & abandonner le commerce purement de fret. Ce ſyſtême a été vivement combattu. D’habiles gens ont cru, que bien loin de gêner cette branche d’induſtrie, il convenoit de l’encourager, en aboliſſant tous les réglemens qui la contrarient. Le droit excluſif de paſſer le Sund, fut anciennement attribué à un petit nombre de villes déſignées ſous le nom de Staple. Tous les ports même ſitués au Nord de Stockholm & d’Abo, furent aſſervis à porter leurs denrées à l’un de ces entrepôts, & à s’y pourvoir des marchandiſes de la Baltique, qu’ils auroient pu ſe procurer, de la première main, à meilleur marché. Ces odieuſes diſtinctions, imaginées dans des tems barbares & qui tendent à favoriſer le monopole des marchands, exiſtent encore. Les ſpéculateurs les plus ſages, en matière d’adminiſtration, déſirent qu’elles ſoient anéanties ; afin qu’une concurrence plus univerſelle produiſe une plus grande activité.

À juger du commerce de la Suède par le nombre des navires qu’il occupe, on le croiroit très-important. Cependant, ſi l’on veut conſidérer que cette région ne vend que du bray, du goudron, de la potaſſe, des planches, du poiſſon & des métaux groſſiers, on apprendra ſans étonnement que les exportations annuelles ne paſſent pas 15 000 000 livres. Les retours ſeroient encore d’un quart plus foibles, s’il falloit s’en rapporter à l’autorité des douanes. Mais il eſt connu que ſi elles ſont trompées de cinq pour cent ſur ce qui ſort, elles le ſont de vingt-cinq pour cent ſur ce qui entre. Dans cette ſuppoſition, il y auroit un équilibre preſque parfait entre ce qui eſt vendu, ce qui eſt acheté ; & le royaume ne gagneroit ni ne perdroit dans les liaiſons extérieures. Des perſonnes infiniment versées dans ces matières, prétendent même que la balance lui eſt défavorable & qu’il n’a rempli juſqu’ici le vuide que cette infériorité devoit mettre dans ſon numéraire, qu’avec le ſecours des ſubfides qui lui ont été accordés par des puiſſances étrangères. C’eſt à la nation à redoubler ſes efforts pour ſortir d’un état ſi fâcheux. Voyons ſi ſes troupes ſont mieux ordonnées.

Avant Guſtave-Vaza, tout Suédois étoit militaire. Au cri du beſoin public, le laboureur quittoit ſa charrue & prenoit un arc. La nation entière ſe trouvoit aguerrie par des troubles civils, qui malheureuſement ne dicontinuoient pas. L’état ne ſoudoyoit alors que cinq cens ſoldats. En 1542, ce foible corps fut porté à ſix mille hommes. Pour être déchargée de leur entretien, la nation, déſiroit qu’on leur aſſignât une portion des domaines de la couronne. Ce projet, longtems contrarié par des intérêts particuliers, fut enfin exécuté. Charles XI reprit les terres royales que ſes prédéceſſeurs, principalement la reine Chriſtine, avoient prodiguées à leurs favoris, & il y plaça la partie la plus précieuſe de l’armée.

Elle eſt actuellement composée d’un corps de douze mille vingt-huit hommes, toujours aſſemblé, indifféremment formé d’étrangers & régnicoles, ayant une ſolde régulière, & ſervant de garniſon à toutes les fortereſſes du royaume.

Un autre corps plus diſtingué & regardé par les peuples comme le boulevard de l’empire, c’eſt celui qui eſt connu ſous le nom de troupes nationales. Il eſt de trente-quatre mille deux cens ſoixante-ſix hommes qui ne s’aſſemblent que vingt & un jours chaque année. On ne leur donne point de paie : mais ils ont reçu du gouvernement, ſous le nom de Boſtel, des poſſeſſions qui doivent ſuffire à leur ſubſiſtance. Depuis le ſoldat juſqu’au général, tous ont une habitation, tous ont des champs qu’ils doivent cultiver. Les commodités du logement, l’étendue & la valeur du ſol ſont proportionnés au grade de milice.

Cette inſtitution a reçu des éloges dans l’Europe entière. Ceux qui en ont vu les effets de plus prés, l’ont moins approuvée. Ils ont obſervé que ces terres, qui paſſoient rapidement d’une main dans l’autre, étoient toujours dans le plus grand déſordre : que le caractère agriculteur étoit diamétralement opposé au caractère militaire : que l’homme qui cultivoit la terre s’attachoit à la glèbe par les ſoins qu’il lui donnoit & s’en éloignoit avec déſeſpoir, tandis que le ſoldat conduit par ſon état d’une province d’un royaume dans une autre province, d’un royaume au fond d’un royaume éloigné, devoit toujours être prêt à partir gaiement au premier coup du tambour, au premier ſon de la trompette ; que les travaux de la campagne languiſſoient, lorſqu’ils n’étoient pas ſecondés par une nombreuſe famille ; & qu’il faiſoit par conséquent que le laboureur ſe mariât, tandis que le séjour ſous des tentes, l’habitation des camps, les haſards du métier de la guerre, demandoient un célibataire dont aucune liaiſon douce n’amollît le courage, & qui pût vivre par-tout ſans aucune prédilection locale, & expoſer à tout moment ſa vie ſans regret : que la perfection de la diſcipline militaire ſe perdoit ſans des exercices continuels, tandis que les champs ne laiſſant de repos & ne ſouffrant d’intermiſſion que dans la ſaiſon rigoureuſe qui séparoit les armées & qui endurciſſoit le ſol, les mêmes mains étoient peu propres à manier l’épée & à pouſſer le ſoc de la charrue ; que les deux états ſuppoſoient l’un & l’autre une grande expérience, & qu’en les réuniſſant dans une même perſonne, c’étoit un moyen sûr de n’avoir que de médiocres agriculteurs & de mauvais ſoldats : que ces terres qu’on leur diſtribuoit deviendroient héréditaires ou reviendroient à l’état ; qu’héréditaires, bientôt il n’en reſteroit plus à d’autres propriétaires ; & que rendues à l’état, c’étoit d’un moment à l’autre précipiter dans la mendicité une multitude d’enfans de l’un & de l’autre ſexe, & peupler un royaume au bout de cinq ou ſix campagnes de malheureux orphelins. En un mot, que la pratique des Boſtels leur paroiſſoit ſi pernicieuſe qu’ils ne balançoient pas à la placer au nombre des cauſes qui rendoient les diſettes de grain ſi fréquentes en Suède.

Sa ſituation l’a déterminée à former deux corps très-différens de marine : l’un d’un grand nombre de galères & de quelques prames pour la défenſe de ſes côtes remplies d’écueils : l’autre de vingt-quatre vaiſſeaux de ligne & de vingt-trois frégates pour des parages plus éloignés. Tous deux étoient dans un délabrement inexprimable, en 1772. Depuis cette époque, on s’eſt occupé de la réparation de ces bâtimens, la plupart conſtruits de ſapin, parce que le pays n’a que peu de chêne, & qui tomboient preſque tous de vétuſté. Il ſe peut que la Suède ait un beſoin abſolu de toutes ſes galères : mais pour ſes vaiſſeaux, il faudra bien qu’elle ſe détermine à en diminuer le nombre. Ses facultés ne lui permettront jamais d’en armer même la moitié.

Le revenu public de cette puiſſance ne paſſe pas ſeize ou dix-ſept millions de livres. Il eſt formé par un impôt ſur les terres, par le produit des douanes, par des droits ſur le cuivre, le fer & le papier timbré, par une capitation & un don gratuit, par quelques autres branches moins conſidérables. C’eſt bien peu pour les beſoins du gouvernement. Encore faut-il trouver dans cette foible ſomme de quoi acquitter les dettes.

Elles montoient à 7 500 000 livres, lorſque Charles XI arriva au trône. Ce prince, économe de la manière dont il convient aux ſouverains de l’être, les paya. Il fit plus. Il rentra dans pluſieurs des domaines conquis en Allemagne & qui avoient été engagés à des voiſins puiſſans. Il retira les diamans de la couronne, ſur leſquels on avoit emprunté en Hollande des ſommes conſidérables. Il fortifia les places frontières. Il ſecourut ſes alliés, & arma ſouvent des eſcadres pour maintenir ſa ſupériorité dans la mer Baltique. Les événemens qui ſuivirent ſa mort, replongèrent les finances dans le cahos d’où il les avoit tirées. Le déſordre a été toujours en augmentant, malgré les ſubſides prodigués par la France & quelques autres ſecours moins conſidérables. En 1772, l’état devoit ſix cens trois tonnes d’or, ou 90 450 000 liv. qui, pour un intérêt de quatre & demi pour cent payoient aux nationaux ou aux étrangers, 4 070 250 livres. À cette époque, il n’y avoit pas plus de deux millions d’argent en circulation dans le royaume. Les affaires publiques & particulières ſe traitoient avec le papier d’une banque appartenant à l’état & garantie par les trois premiers ordres de la république. Cet établiſſement a eu des cenſeurs, il a eu des panégyriſtes. A-t-il été utile, a-t-il été funeſte à la nation ? Le problême n’eſt pas réſolu.

La pauvreté n’étoit pas toutefois la plus dangereuſe maladie qui travaillât la Suède. De plus grandes calamités la bouleverſoient. L’eſprit de diſcorde mettoit tout en fermentation. La haine & la vengeance étoient les principaux reſſorts des événemens. Chacun regardoit l’état comme la proie de ſon ambition ou de ſon avarice. Ce n’étoit plus pour le ſervice public que les places avoient été créées : c’étoit pour l’avantage particulier de ceux qui y étoient montés. La vertu & les talens étoient plutôt un obſtacle à la fortune qu’un moyen d’élévation. Les aſſemblées nationales ne préſentoient que des ſcènes honteuſes ou violentes. Le crime étoit impuni & ſe montroit avec audace. La cour, le fénat, tous les ordres de la république étoient remplis d’une défiance univerſelle. On cherchoit à ſe détruire réciproquement avec la plus opiniâtre fureur. Lorſque l’on manquoit de moyens prompts & voiſins, on les alloit chercher au loin ; & l’on ne rougiſſoit pas de confpirer avec des étrangers contre ſa patrie.

Ces déſordres avoient leur ſource dans la conſtitution arrêtée en 1720. À un deſpotiſme révoltant, on avoit ſubſtitué une liberté mal combinée. Les pouvoirs, deſtinés à ſe balancer, à ſe contenir, n’étoient, ni clairement énoncés, ni ſagement diſtribués. Auſſi commencèrent-ils à ſe heurter ſix ans après leur formation. Rien n’en pouvoit empêcher le choc. Ce fut une lutte continuelle entre le chef de l’état qui tendoit ſans ceſſe à acquérir de l’influence dans la confection des loix, & la nation jalouſe d’en conſerver toute l’exécution. Les différens ordres de la république diſputoient, avec le même acharnement, ſur l’étendue de leurs prérogatives.

Ces combats où alternativement on triomphoit & l’on ſuccomboit, jetèrent une grande inſtabilité dans les réſolutions publiques. Ce qui avoit été arrêté dans une diète étoit prohibé dans la ſuivante, pour être rétabli de nouveau & de nouveau réformé. Dans le tumulte des paſſions, le bien général étoit oublié, méconnu ou trahi. Les ſources de la félicité des citoyens tariſſoient de plus en plus ; & toutes les branches d’adminiſtration portoient l’empreinte de l’ignorance, de l’intérêt ou de l’anarchie. Une corruption, la plus ignominieuſe peut-être dont jamais aucune ſociété ait été infectée, vint mettre le comble à tant d’infortunes.

Deux factions, dans leſquelles toutes les autres s’étoient fondues, diviſoient l’état. Celle des Chapeaux ſembloit occupée du projet de rendre à la Suède ſes anciennes forces, en recouvrant les riches poſſeſſions que le malheur des guerres en avoit séparées. Elle s’étoit livrée à la France qui pouvoit avoir quelque intérêt à favoriſer cette ambition. La faction des Bonnets étoit déclarée pour la tranquilité. Sa modération l’avoit rendue agréable à la Ruſſie, qui ne vouloit point être traversée dans ſes entrepriſes. Les deux cours, principalement celle de Verſailles, avoient ouvert leurs tréſors à ces vils factieux. Leurs chefs s’appliquoient à eux-mêmes la meilleure partie de ces profuſions aveugles. Avec le reſte, ils achetoient des voix. Elles étoient toujours à bas prix : mais auſſi n’avoient-elles que rarement quelque conſiſtance. Rien n’étoit plus commun que de voir un membre de la diète vendre ſon ſuffrage, après l’avoir vendu. Il n’étoit pas même extraordinaire qu’il ſe fit payer en même tems des deux côtés.

La malheureuſe ſituation où ſe trouvoit réduit un état qui paroiſſoit libre, nourriſſoit l’eſprit de ſervitude qui avilit la plupart des contrées de l’Europe, Elles ſe vantoient de leurs fers, en voyant les maux que souffroit une nation qui avoit brisé ses chaînes. Personne ne vouloit voir que la Suède avoit passé d’un excès à un autre ; que pour éviter l’inconvénient des volontés arbitraires, on étoit tombé dans les désordres de l’anarchie. Les loix n’avoient pas su concilier les droits particuliers des individus avec les droits de la société, avec les prérogatives dont elle doit jouir pour la sûreté commune de tous ceux qui la composent.

Dans cette fatale crise, il convenoit à la Suède, de confier au fantôme de roi qu’elle avoit formé, un pouvoir suffisant pour fonder les plaies de l’état, & pour y appliquer les remèdes convenables. C’est le plus grand acte de souveraineté que puisse faire un peuple ; & ce n’est pas perdre sa liberté que d’en remettre la direction à un dépositaire de confiance, en veillant à l’usage qu’il fera de ce pouvoir commis.

Cette résolution auroit comblé les Suédois de gloire, & fait leur bonheur. Elle auroit rempli les esprits de l’opinion de leurs lumières & de leur sagesse. En se refusant à un parti si nécessaire, ils ont réduit le chef de l’état à s’emparer de l’autorité. Il règne aux conditions qu’il a voulu preſcrire ; & il ne reſte à ſes ſujets de droits, que ceux dont ſa modération ne lui a pas permis de les dépouiller.

Nous ne ſommes pas placés à la diſtance convenable, pour occuper nos lecteurs de cette révolution. C’eſt au tems à révéler ce qu’il importeroit à l’hiſtorien de ſavoir, pour en parler avec exactitude. Comment diſcerner ceux qui ont ſecondé les vues du ſouverain par des motifs généreux, de ceux qui s’y ſont prêtés par des vues abjectes ? Il les connoît lui : mais le cœur des rois eſt un ſanctuaire impénétrable d’où l’eſtime & le mépris s’échappent rarement pendant leur vie, & dont la clef ne ſe perd que trop ſouvent à leur mort. D’ailleurs ne ſont-ils pas exposés comme nous aux preſtiges de la paſſion, & ſont-ils des meilleurs diſpenſateurs de l’éloge & du blâme ? Les jugemens de leurs ſujets ſont également ſuſpects. Entre des voix confuſes & contradictoires qui s’élèvent en même tems, qui démêlera le cri de la vérité du murmure ſourd & ſecret de la calomnie, ou le murmure ſourd & ſecret de la vérité du cri de la calomnie ? Il faut attendre que l’intérêt & la flatterie aient ceſſé de s’expliquer, & la terreur d’impoſer ſilence. C’eſt alors qu’il ſera permis de prendre la plume, ſans s’expoſer au ſoupçon de capter baſſement la bienveillance de l’homme puiſſant, ou de braver inſolemment ſon autorité vengereſſe. Si nous nous taiſons, la poſtérité parlera. Il le ſait. Heureux, s’il peut jouir d’avance de ſon approbation ! Malheur à lui ! malheur à ſes peuples, s’il dédaignoit ce tribunal !

Paſſons maintenant aux liaiſons formées aux Indes par le roi de Pruſſe.