Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 11

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XI. Cauſes de l’oubli où eſt tombée la province de Sainte-Marthe.

Cette province, qui a quatre-vingts lieues du Levant au Couchant & cent trente du Nord au Midi, fut, comme les contrées de ſon voiſinage, découverte malheureuſement à l’époque déſaſtreuſe où les rois d’Eſpagne uniquement occupés de leur agrandiſſement en Europe, ne demandoient à ceux de leurs ſujets qui paſſoient dans le Nouveau-Monde que le quint de l’or qu’ils ramaſſoient dans leurs pillages. À cette condition, des brigands que pouſſoient l’amour de la nouveauté, une paſſion déſordonnée pour des métaux, l’eſpoir même de mériter le ciel, étoient les arbitres & les ſeuls arbitres de leurs actions. Ils pouvoient, ſans qu’on les en punît ou qu’on les en blâmât, errer dans une région ou dans une autre, conſerver une conquête ou l’abandonner, mettre une terre en valeur ou la détruire, maſſacrer des peuples ou les traiter avec humanité. Tout convenoit à la cour de Madrid, pourvu qu’on lui envoyât beaucoup de richeſſes. La ſource lui en paroiſſoit toujours honnête & toujours pure.

Des ravages, des cruautés qu’on ne peut exprimer, furent la ſuite néceſſaire de ces principes abominables. La déſolation fut univerſelle. On en voit encore par-tout les funeſtes traces : mais plus particulièrement à Sainte-Marthe. Après que ſes deſtructeurs eurent dépouillé les peuplades de l’or qu’elles avoient ramaſſé dans leurs rivières, des perles qu’elles avoient pêchées ſur leurs côtes, ils diſparurent. Le peu d’entre eux qui s’y fixèrent, élevèrent une ou deux villes & quelques bourgades qui ſont reliées ſans communication juſqu’à ce qu’elle ait été ouverte par l’activité infatigable de quelques miſſionnaires capucins qui ſont parvenus, de nos jours, à réunir dans huit hameaux trois mille cent quatre-vingt-onze Motilones ou Euagiras, les plus féroces des ſauvages indépendans qui la traverſoient. Là végète leur mépriſable poſtérité nourrie & ſervie par quelques Indiens ou par quelques nègres. Jamais la métropole n’a envoyé un navire dans cette contrée, & jamais elle n’en a reçu la moindre production. L’induſtrie & l’activité s’y réduiſent à livrer en fraude des beſtiaux, ſur-tout des mulets, aux Hollandois & aux autres cultivateurs des iſles voiſines qui donnent en échange des vêtemens & quelques autres objets de peu de valeur.

La ſuperſtition perpétue cette funeſte indolence. Elle empêche de voir que ce n’eſt point par des cérémonies, par des flagellations, par des auto-da-fé, qu’on honore la divinité : mais par des ſueurs, par des défrichemens, par des travaux utiles. Ces hommes orgueilleux ſe perſuadent qu’ils ſont plus grands dans une égliſe ou aux pieds d’un moine que dans des guérets ou un atelier. La tyrannie de leurs prêtres n’a pas permis que les lumières qui auroient pu les détromper, arrivaient juſqu’à eux. Cet ouvrage même, écrit pour les éclairer, leur ſera inconnu. Si quelque heureux haſard le faiſoit tomber dans leurs mains, ils en auroient horreur, & le regarderoient comme une production criminelle dont il faudroit brûler l’auteur,