Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 10

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X. Étendue, climat, ſol, fortifications, port, population, mœurs, commerce de Carthagène.

La province de Carthagène eſt bornée à l’Oueſt par la rivière de Darien, & à l’Eſt par celle de la Magdelaine. Elle a cinquante-trois lieues de côte & quatre-vingt-cinq dans l’intérieur des terres. Les montagnes arides & très-élevées qui occupent la plus grande partie de ce vaſte eſpace, ſont ſéparées par des vallées larges, arroſées & fertiles. L’humidité & la chaleur exceſſives du climat empêchent, à la vérité, que les grains, les huiles, les vins, que les fruits de l’Europe n’y puiſſent proſpérer : mais le riz, le manioc, le mais, le cacao, le ſucre, toutes les productions particulières à l’Amérique y ſont fort communes. On n’y cultive cependant pour l’exportation que le coton ; & encore a-t-il la laine ſi longue, eſt-il ſi difficile à travailler, qu’il n’eſt acheté qu’au plus vil prix dans nos marchés, qu’il eſt rebuté par la plupart des manufactures.

Baſtidas fut le premier Européen qui, en 1502, ſe montra ſur ces plages inconnues. La Coſa, Guerra, Oſeda, Veſpuce, Oviédo, y abordèrent après lui : mais les peuples que ces brigands ſe propoſoient d’aſſervir, leur opposèrent une telle réſiſtance, qu’il leur fallut renoncer à tout projet d’établiſſement. Pedro de Heridia parut enfin, en 1527, avec des forces ſuffiſantes pour donner la loi. Il bâtit & peupla Carthagène.

Des corſaires François pillèrent la nouvelle ville en 1544. Elle fut brûlée quarante & un ans après par le célèbre Drake. Pointis, un des amiraux de Louis XIV, la prit en 1697, mais en déſhonorant par une cruelle rapacité des armes que ſon ambitieux maitre vouloit illuſtrer. Les Anglois ſe virent réduits, en 1741, à la honte d’en lever le ſiège, quoiqu’ils l’euſſent formé avec vingt-cinq vaiſſeaux de ligne, ſix brûlots, deux galiotes à bombe, & aſſez de troupes de débarquement pour conquérir une grande partie de l’Amérique. La méſintelligence de Vernon & de Wentowort ; les cabales qui diviſoient le camp & la flotte ; un défaut d’expérience dans la plupart des chefs & de ſoumiſſion dans les ſubalternes : toutes ces cauſes ſe réunirent pour priver la nation de la gloire & des avantages qu’elle s’étoit promiſe d’un des plus brillans armemens qui fuſſent jamais ſortis des rades Britanniques.

Après tant de révolutions, Carthagène ſubſiſte avec éclat dans une preſqu’iſle de ſable qui ne tient au continent que par deux langues de terre, dont la plus large n’a pas plus de trente-cinq toiſes. Ses fortifications ſont régulières. La nature a placé à peu de diſtance une colline de hauteur médiocre, ſur laquelle on a conſtruit la citadelle de Saint-Lazare. Une garniſon, plus ou moins nombreuſe, ſelon les circonſtances, défend tant d’ouvrages. La ville eſt une des mieux bâties, des mieux percées, des mieux diſposées du Nouveau-Monde. Elle peut contenir vingt-cinq mille âmes. Les Eſpagnols forment la ſixième partie de cette population. Les Indiens, les nègres, les races formées de mélanges variés à l’infini, compoſent le reſte.

Cette bigarrure eſt plus commune à Carthagène que dans la plupart des autres colonies. On y voit arriver continuellement une foule de vagabonds, ſans biens, ſans emploi, ſans recommandation. Dans un pays, où n’étant connus de perſonne, aucun citoyen n’oſe prendre confiance en leurs ſervices ; leur deſtinée eſt de vivre misérablement d’aumônes conventuelles, & de coucher au coin d’une place ou ſous le portique de quelque égliſe.

Si le chagrin d’un ſi triſte état leur cauſe une maladie grave, ils ſont communément ſecourus par des négreſſes libres, dont ils reconnoiſſent les ſoins & les bienfaits en les épouſant. Ceux qui n’ont pas le bonheur d’être dans une ſituation aſſez déſeſpérée pour intéreſſer la pitié des femmes, ſont réduits à ſe réfugier dans les campagnes & à s’y livrer à des travaux fatigans qu’un certain orgueil national & d’anciennes habitudes leur rendent également inſupportables. L’indolence eſt pouſſée ſi loin dans cette région, que les hommes & les femmes riches ne quittent leurs hamacs que rarement & pour peu de tems.

Le climat doit être un des grands principes de cette inaction. Les chaleurs ſont exceſſives & preſque continuelles à Carthagène. Les torrens d’eau qui tombent ſans interruption depuis le mois de mai juſqu’à celui de novembre, ont cette ſingularité, qu’ils ne rafraîchiſſent jamais l’air, quelquefois un peu tempéré par les vents de Nord-Eſt dans la ſaiſon sèche. La nuit n’eſt pas moins étouffée que le jour. Une tranſpiration habituelle donne aux habitans la couleur pâle & livide des malades. Lors même qu’ils ſe portent bien, leurs mouvemens ſe reſſentent de la molleſſe de l’air qui relâche ſenſiblement leurs fibres. On s’en aperçoit juſque dans leurs paroles toujours traînantes & prononcées à voix baſſe. Ceux qui arrivent d’Europe conſervent leur fraîcheur & leur embonpoint trois ou quatre mois : mais ils perdent enſuite l’un & l’autre. Ce dépériſſement eſt l’avant-coureur d’un mal plus fâcheux encore, mais dont la nature eſt peu connue. On conjecture qu’il vient à quelques perſonnes pour n’avoir pas digéré ; à d’autres, parce qu’elles ſe ſont refroidies. Il ſe déclare par des vomiſſemens accompagnés d’un délire ſi violent, qu’il faut lier le malade pour l’empêcher de ſe déchirer. Souvent il expire au milieu de ces tranſports qui durent rarement plus de trois ou quatre jours. Une limonade faite avec le ſuc de l’opentia ou raquette eſt, ſelon Godin, le meilleur ſpécifique que l’on ait encore trouvé contre une maladie ſi meurtrière. Ceux qui ont échappé à ce danger, dans les premiers tems, ne courent aucun riſque. Des témoins éclairés aſſurent même que lorſqu’on revient à Carthagène après une longue abſence, il n’y a plus rien à craindre.

La ville & ſon territoire préſentent le ſpectacle d’une lèpre hideuſe qui attaque indifféremment les régnicoles & les étrangers.

Les phyſiciens, qui ont voulu attribuer cette calamité à la chair de porc, avoient oublié qu’on ne voit rien de ſemblable dans les autres parties du Nouveau-Monde, où cette nourriture n’eſt pas moins commune. Pour en arrêter la contagion, il a été fondé un hôpital. Ceux qu’on en croit attaqués y ſont renfermés, ſans diſtinction de ſexe, de rang & d’âge. Le fruit d’un établiſſement ſi raiſonnable eſt perdu par l’avarice des adminiſtrateurs, qui, ſans être arrêtés par le danger des communications, permettent aux pauvres de ſortir & d’aller mendier. Auſſi le nombre des malades eſt-il ſi grand, que l’enceinte de leur demeure a une étendue immenſe. Chacun y jouit d’un petit terrein qui lui eſt marqué à ſon entrée. Il s’y bâtit une habitation relative à ſa fortune, où il vit ſans trouble juſqu’à la fin de ſes jours, qui ſont ſouvent longs, quoique malheureux. Cette maladie excite ſi puiſſamment au plaiſir, dont l’attrait eſt le plus impérieux, qu’on a cru devoir permettre le mariage à ceux qui en ſont attaqués. C’eſt une démangeaiſon ajoutée à une démangeaiſon. Elles ſemblent s’irriter par la ſatiſfaction des beſoins qu’elles donnent : elles croiſſent par leurs remèdes, & ſe reproduiſent l’une par l’autre. L’inconvénient de voir ce mal ardent qui coule avec le ſang, ſe perpétuer dans les enfans, a cédé à la crainte d’autres déſordres peut-être chimériques.

Nous permettra-t-on une conjecture ? Il eſt des peuples en Afrique, placés à-peu-près à la même latitude, qui ſont dans l’uſage de ſe frotter le corps avec une huile que rend le fruit d’un arbre ſemblable au palmier. Cette huile eſt d’une odeur déſagréable : mais, outre la propriété qu’elle à d’éloigner les inſectes incommodes ſous ce ciel ardent, elle ſert à aſſouplir la peau, à conſerver à cet organe ſi eſſentiel à la vie, ou à y rétablir le libre exercice de la fonction auquel la nature l’a deſtiné ; elle calme encore l’irritation que la séchereſſe & l’aridité doivent cauſer à la peau qui devient alors ſi dure, que toute tranſpiration eſt interceptée. Qu’on eſſaie une méthode à-peu-près ſemblable à Carthagène ; qu’on y joigne la propreté qu’exige le climat ; & peut-être y verra-t-on diminuer, ceſſer même totalement la lèpre.

Malgré cette maladie dégoûtante ; malgré les vices multipliés d’un climat incommode & dangereux ; malgré beaucoup d’autres inconvéniens, l’Eſpagne a toujours montré une grande prédilection pour Carthagène, à cauſe de ſon port, un des meilleurs que l’on connoiſſe. Il a deux lieues d’étendue, un fond excellent & profond. On n’y éprouve pas plus d’agitation que ſur la rivière la plus tranquille. Deux canaux y conduiſent. Celui qu’on nomme Boca-Grande, large de ſept à huit cens toiſes, avoit autrefois ſi peu de profondeur, que le plus léger canot y paſſoit difficilement. L’océan l’a ſucceſſivement creusé au point, qu’on y trouve juſqu’à douze pieds d’eau en quelques endroits. Si la révolution des tems amenoit de plus grands changemens, la place ſeroit exposée. Auſſi la cour de Madrid s’occupe-t-elle sérieuſement des moyens de prévenir un ſi grand malheur. Peut-être, après y avoir beaucoup réfléchi, ne trouvera-t-on pas d’expédient plus ſimple & plus sûr que d’oppoſer aux flottes ennemies une digue formée par de vieux navires remplis de pierre & enfoncés dans la mer. Le canal de Bocachique a été juſqu’ici le ſeul praticable. Il eſt ſi étroit qu’il n’y peut paſſer, qu’un vaiſſeau de front. Les Anglois ayant détruit, en 1741, les fortifications qui le défendoient, on les rétablit avec plus d’intelligence. Ce ne fut plus à l’entrée du goulet qu’on les plaça ; mais en-dedans du canal où elles aſſurent une défenſe plus opiniâtre.

Du tems que ces contrées étoient approviſionnées par la voie ſi connue des galions, les vaiſſeaux partis d’Eſpagne tous enſemble, paſſoient à Carthagène avant d’aller à Porto-Bello, & y repaſſoient avant de reprendre la route de l’Europe. Au premier voyage, ils y dépoſoient les marchandiſes néceſſaires pour l’approviſionnement des provinces de l’intérieur, & ils en recevoient le prix au ſecond. Lorſque des navires iſolés furent ſubſtitués à ces monſtrueux armemens, la ville eut la même deſtination. Ce fut toujours le pont de communication de l’ancien hémiſphère avec une grande partie du nouveau.

Depuis 1748 juſqu’en 1753, cet entrepôt ne vit arriver d’Eſpagne que vingt-ſept navires qui, en échange des marchandiſes qu’ils avoient portées, reçurent, chaque année ; en or 9 357 806 liv. en argent 4 729 498 liv. en productions 851 765 livres, en tout 14 939 069 livres.

L’article des denrées fut formé par quatre mille huit cens quatre-vingts quintaux de cacao, dont la valeur fut en Europe de 509 760 livres. Par cinq cens quatre-vingts quintaux de quinquina, dont la valeur fut de 200 880 livres. Par dix-ſept quintaux de laine de vigogne, dont la valeur fut de 12 474 l. Par un quintal & demi de vanille, dont la valeur fut de 11 988 livres. Par ſept quintaux d’écaille, dont la valeur fut de 4 698 livres. Par quinze quintaux de nacre de perle, dont la valeur fut de 1 701 livres. Par ſeize quintaux de baume, dont la valeur fut de 18 900 livres. Par deux mille trente quintaux de bréſillet, dont la valeur fut de 29 295 livres. Par deux mille cent cuirs en poil, dont la valeur fut de 34 020 livres. Par quarante-deux quintaux de ſang de dragon, dont la valeur fut de 2 389 livres. Par ſix quintaux d’huile marie, dont la valeur fut de 2 700 liv. Par ſept quintaux de ſalſepareille, dont la valeur fut de 972 liv. Par un quintal d’ivoire, dont la valeur fut de 388 livres. Enfin par cent quatre-vingt-huit quintaux de coton, dont la valeur fut de 21 600 livres.

Dans ces retours, où il n’y eut rien pour le gouvernement, & où tout fut pour le commerce, le territoire de Carthagène n’entra que pour 93 241 livres. Le ſol de Sainte-Marthe eſt encore moins utile.